dimanche 8 juillet 2018

NON SERVlAM : LA LUCIDITÉ DE L'INAVOUABLE





Dès sa genèse, la pensée de Bataille s'est construite comme une mise en question généralisée. La pensée demeure ouverte, en perpétuel chantier, car toute réponse s'enracine dans la question et reste inachevée. Nul repos dans cette mise en cause du tout et cette pensée solidaire de son effondrement et de son inachèvement, puisqu'à l'instar de Troppmann, le héros du Bleu du ciel, il s'agit pour Bataille de "tout renverser, de toute nécessité tout renverser"l. Ce n'est pas pour autant faire table rase, mais plutôt rechercher dans le désordre une vue d'ensemble dégagée des opinions isolées et des discours institués, afin de susciter un échange généralisé des savoirs dont le fond obscur est le "non-savoir" : à la fois le système et l'excès. Cette subversion des discours limités met en péril la pensée elle-même, débordée par l'échange et l'intensité des sensations désirées: "Une totalité de l'existence a peu de chose à voir avec une collection de capacités et de connaissances. Elle ne se laisse pas plus découper en parties qu'un corps vivant. La vie est l'unité virile des éléments qui la composent. Il y a en elle la simplicité d'un coup de hache"2. Ce coup acéphalique sacrifie la primauté du sens et de la pensée en affirmant la suprématie du jeu des émotions. Sans faire de l'art un organon de la philosophie, on ne peut cependant envisager une esthétique parfaitement autonome, discutant des questions formelles du Beau en we d'une systématisation transcendante, indépendamment des implications et des échanges entre l'économie, la politique, l'histoire, la religion. Pour Bataille, une esthétique est naturellement anthropologique et même mythologique: "l'analogie entre le jugement esthétique et le jugement concernant la pensée mythologique est poussée jusqu'à ce point que la pensée mythologique exclut le jugement autant qu'une oeuvre d'art". Il n'y a pas de philosophie de l'art car il n'y a pas de parangon éternel du beau, essence paradigmatique d'une transcendance. En 1924, les voix intérieures les plus résonnantes en France sont alors celles du surréalisme naissant, et lorsque paraît le premier Manifeste, bientôt suivi du premier numéro de La Révolution Surréaliste, Georges Bataille n'a encore rien écrit, sauf "Notre-Dame de Rheims", petit texte d'apologie chrétienne publié en 1918 et vite renvoyé au silence de l'oubli; mais son destin croise inévitablement celui des surréalistes. Bataille est alors fasciné par la puissance dissolvante du rire et la découverte de Nietzsche. C'est aussi l'époque où il rencontre Michel Leiris et par son intermédiaire André Masson, avec qui il va partager plus d'une passion. Très vite il commence à s'intéresser à Hegel et Freud, encore mal connus en France, entreprend une analyse psychanalytique avec Adrien Borel et découvre la pensée de Marcel Mauss. Il ne peut alors être indifférent au réveil surréaliste, à la transgression des frontières et des formes figées, vieillies, de l'art et de la pensée. Il ne sera jamais assez distant avec cette avant-garde pour ne pas reconnaître secrètement une identité de cause dans la conjugaison des enjeux esthétiques et politiques. Cependant lorsque Leiris et Masson adhèrent au surréalisme, il ressent ce ralliement comme une exclusion, et presque immédiatement se montre méfiant, voire hostile. Il apparaît déjà
comme un solitaire, engagé dans des chemins de pensée sans concession, à l'écart des groupes: "Je pensais que l'atmosphère épaisse du surréalisme me paralyserait et m'étoufferait. Je ne respirais pas dans cette atmosphère de parade". Sa seule collaboration avec le groupe surréaliste est une transcription de l'ancien français des "Fatrasies", poèmes du XIIIe siècle, publiée dans La Révolution Surréaliste de mars 1926, sans même que Bataille la signe. Bien qu'il semble souffrir d'être seul et méconnu, son obstination le soutient dans une volonté d'optimisme dont témoigne le projet avorté d'un mouvement "Oui", acquiescement furieux à toutes choses. Bataille se tient donc à l'écart de l'agitation surréaliste, dans son ombre, explorant sa "part maudite" ; au merveilleux prôné par La Révolution Surréaliste, la revue Documents va opposer l'exploitation du bizarre, du monstrueux et de l'hétérogène.
"Les surréalistes savaient qu'ils ne pouvaient être authentiquement Rimbaud, et ils étaient en eux-mêmes certains d'être aussi loin de la révolution que de Rimbaud"s, écrira Bataille en 1951, stigmatisant ainsi l'échec de la révolution surréaliste. Le premier Manifeste de 1924, qui situe ses efforts "en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale", laisse Bataille indifférent, mais les attaques de Breton contre les dissidents surréalistes, dans le second discours critique et théorique de 1929, avivent l'antagonisme entre les deux hommes, Breton voyant en Bataille un rival; en effet si le premier est le grand rassembleur de l'époque, le second commence à manifester le désir d'une "communauté". Les injures fleurissent: aux mots d"'obsédé" et de "philosophe excrément" émanant de la bouche de Breton, Bataille répond par ceux de "lion châtré", "vieille vessie religieuse", "vieux bénisseur". Les surréalistes lui apparaissent comme des "emmerdeurs idéalistes". La férocité des propos culmine dans le pamphlet collectif "Un cadavre", paru le 15 janvier 1930 ; Bataille y dresse un portrait insultant du héraut surréaliste: "Ci-gît le boeuf Breton, le vieil esthète, faux révolutionnaire à tête de Christ". Malgré la virulence des libelles et des injures réciproques, la polémique dépasse les problèmes de personnes et de moralité. Au delà
de l'anecdotique et des épanchements de phraséologie insultante, elle éclaire les enjeux de la pensée et de l'art de toute une génération. Il existe alors des alternatives au surréalisme: "Philosophies" de Morhange, Lefebvre et Politzer, groupe marxiste constitué en 1924, "Le Grand Jeu" apparu en 1928 autour de René Daumal et Roger
Gilbert-Lecomte, la revue Chantiers, dirigée de 1928 à 1930 par Joël Bousquet, René Nelli et Maurice Noguet, "Cercle et Carré" , association fondée en 1929 autour de Michel Seuphor et Torrès- Garcia défendant l'abstraction en peinture, le groupe "Ordre Nouveau" avec Robert Aron et Arnaud Dandieu, la revue Bifur, animée de 1929 à 1930 par Georges Ribemont-Dessaignes, dissident surréaliste, signataire d"'Un cadavre" et de trois articles dans Documents. Mais c'est l'ensemble des personnes groupées autour de Georges Bataille qui représente l'opposition la plus vigoureuse au surréalisme. La plupart des signataires d'''Un cadavre" sont des dissidents du groupe d'André Breton et collaborent à Documents: Georges Ribemont-Dessaignes, Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Limbour, Robert Desnos, Max Morise, Jacques Baron, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Alejo Carpentier, Jacques-André Boiffard.
En 1929, année où paraît le premier numéro de Documents, Georges Bataille est pratiquement inconnu et a écrit très peu de choses: W.c. en 1926, texte détruit dont il ne subsiste que le chapitre "Dirty" introduisant Le Bleu du ciel, les textes posthumes de L'OEil pinéal écrits en 1927, L'Anus solaire écrit la même année et publié en 1931, Histoire de l'oeil publiée en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch. La fureur et l'obscénité de ces premiers textes marquent d'emblée la distance avec l'orthodoxie surréaliste qui accuse leur auteur de se complaire dans la fange. Davantage sensible au Freud des perversions qu'à celui des rêves, Bataille ne cultive pas le merveilleux anagogique. Les textes fondateurs de sa pensée font naître la perception d'un oeil mythologique, phantasmatique, esthétique, bouleversant toute la pratique intellectuelle: le processus négatif de la perte de la tête est engagé et Bataille veut suivre l'injonction hégélienne en regardant le négatif en face, sans pour autant le ramener à une logique de l'entendement. Comme Breton, il vise à dépasser les antinomies, mais leurs fins et leurs moyens divergent. La subversion semble plus radicale et négatrice chez Bataille qui, tout en associant raison et déraison, s'abandonne à l'extase et au désordre d'une pensée sans projet, sans fins idéales, sans caractère didactique, sans l'élan d'une réalité qui se soulève en vue de transformer le monde et de changer la vie. Il y a chez Breton un caractère profondément optimiste, prophétique, devin et thérapeute étranger à Bataille, qui l'accuse d'angélisme et d'idéalisme. Bataille reproche essentiellement au surréalisme de trahir le réel dans son immédiateté pour un surréel rêvé sur la base d'une élévation d'esprit; ce "signe ascendant" lui semble un idéal "surrationaliste", terme emprunté à Gaston Bachelard que Breton citera d'ailleurs dans l'article" surrationalisme" du Dictionnaire abrégé du surréalisme.

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