Dès
sa genèse, la pensée de Bataille s'est construite comme une mise en
question généralisée. La pensée demeure ouverte, en perpétuel
chantier, car toute réponse s'enracine dans la question et reste
inachevée. Nul repos dans cette mise en cause du tout et cette
pensée solidaire de son effondrement et de son inachèvement,
puisqu'à l'instar de Troppmann, le héros du Bleu du ciel, il
s'agit pour Bataille de "tout renverser, de toute nécessité
tout renverser"l. Ce n'est pas pour autant faire table rase,
mais plutôt rechercher dans le désordre une vue d'ensemble dégagée
des opinions isolées et des discours institués, afin de susciter un
échange généralisé des savoirs dont le fond obscur est le
"non-savoir" : à la fois le système et l'excès. Cette
subversion des discours limités met en péril la pensée elle-même,
débordée par l'échange et l'intensité des sensations désirées:
"Une totalité de l'existence a peu de chose à voir avec une
collection de capacités et de connaissances. Elle ne se laisse pas
plus découper en parties qu'un corps vivant. La vie est l'unité
virile des éléments qui la composent. Il y a en elle la simplicité
d'un coup de hache"2. Ce coup acéphalique sacrifie la primauté
du sens et de la pensée en affirmant la suprématie du jeu des
émotions. Sans faire de l'art un organon de la philosophie, on ne
peut cependant envisager une esthétique parfaitement autonome,
discutant des questions formelles du Beau en we d'une systématisation
transcendante, indépendamment des implications et des échanges
entre l'économie, la politique, l'histoire, la religion. Pour
Bataille, une esthétique est naturellement anthropologique et même
mythologique: "l'analogie entre le jugement esthétique et le
jugement concernant la pensée mythologique est poussée jusqu'à ce
point que la pensée mythologique exclut le jugement autant qu'une
oeuvre d'art". Il n'y a pas de philosophie de l'art car il n'y a
pas de parangon éternel du beau, essence paradigmatique d'une
transcendance. En 1924, les voix intérieures les plus résonnantes
en France sont alors celles du surréalisme naissant, et lorsque
paraît le premier Manifeste, bientôt suivi du premier numéro
de La Révolution Surréaliste, Georges Bataille n'a encore
rien écrit, sauf "Notre-Dame de Rheims", petit texte
d'apologie chrétienne publié en 1918 et vite renvoyé au silence de
l'oubli; mais son destin croise inévitablement celui des
surréalistes. Bataille est alors fasciné par la puissance
dissolvante du rire et la découverte de Nietzsche. C'est aussi
l'époque où il rencontre Michel Leiris et par son intermédiaire
André Masson, avec qui il va partager plus d'une passion. Très vite
il commence à s'intéresser à Hegel et Freud, encore mal connus en
France, entreprend une analyse psychanalytique avec Adrien Borel et
découvre la pensée de Marcel Mauss. Il ne peut alors être
indifférent au réveil surréaliste, à la transgression des
frontières et des formes figées, vieillies, de l'art et de la
pensée. Il ne sera jamais assez distant avec cette avant-garde pour
ne pas reconnaître secrètement une identité de cause dans la
conjugaison des enjeux esthétiques et politiques. Cependant lorsque
Leiris et Masson adhèrent au surréalisme, il ressent ce ralliement
comme une exclusion, et presque immédiatement se montre méfiant,
voire hostile. Il apparaît déjà
comme
un solitaire, engagé dans des chemins de pensée sans concession, à
l'écart des groupes: "Je pensais que l'atmosphère épaisse du
surréalisme me paralyserait et m'étoufferait. Je ne respirais pas
dans cette atmosphère de parade". Sa seule collaboration avec
le groupe surréaliste est une transcription de l'ancien français
des "Fatrasies", poèmes du XIIIe siècle, publiée dans La
Révolution Surréaliste de mars 1926, sans même que Bataille la
signe. Bien qu'il semble souffrir d'être seul et méconnu, son
obstination le soutient dans une volonté d'optimisme dont témoigne
le projet avorté d'un mouvement "Oui", acquiescement
furieux à toutes choses. Bataille se tient donc à l'écart de
l'agitation surréaliste, dans son ombre, explorant sa "part
maudite" ; au merveilleux prôné par La Révolution
Surréaliste, la revue Documents va opposer l'exploitation
du bizarre, du monstrueux et de l'hétérogène.
"Les
surréalistes savaient qu'ils ne pouvaient être authentiquement
Rimbaud, et ils étaient en eux-mêmes certains d'être aussi loin de
la révolution que de Rimbaud"s, écrira Bataille en 1951,
stigmatisant ainsi l'échec de la révolution surréaliste. Le
premier Manifeste de 1924, qui situe ses efforts "en
dehors de toute préoccupation esthétique ou morale", laisse
Bataille indifférent, mais les attaques de Breton contre les
dissidents surréalistes, dans le second discours critique et
théorique de 1929, avivent l'antagonisme entre les deux hommes,
Breton voyant en Bataille un rival; en effet si le premier est le
grand rassembleur de l'époque, le second commence à manifester le
désir d'une "communauté". Les injures fleurissent: aux
mots d"'obsédé" et de "philosophe excrément"
émanant de la bouche de Breton, Bataille répond par ceux de "lion
châtré", "vieille vessie religieuse", "vieux
bénisseur". Les surréalistes lui apparaissent comme des
"emmerdeurs idéalistes". La férocité des propos culmine
dans le pamphlet collectif "Un cadavre", paru le 15 janvier
1930 ; Bataille y dresse un portrait insultant du héraut
surréaliste: "Ci-gît le boeuf Breton, le vieil esthète, faux
révolutionnaire à tête de Christ". Malgré la virulence des
libelles et des injures réciproques, la polémique dépasse les
problèmes de personnes et de moralité. Au delà
de
l'anecdotique et des épanchements de phraséologie insultante, elle
éclaire les enjeux de la pensée et de l'art de toute une
génération. Il existe alors des alternatives au surréalisme:
"Philosophies" de Morhange, Lefebvre et Politzer, groupe
marxiste constitué en 1924, "Le Grand Jeu" apparu en 1928
autour de René Daumal et Roger
Gilbert-Lecomte,
la revue Chantiers, dirigée de 1928 à 1930 par Joël
Bousquet, René Nelli et Maurice Noguet, "Cercle et Carré"
, association fondée en 1929 autour de Michel Seuphor et Torrès-
Garcia défendant l'abstraction en peinture, le groupe "Ordre
Nouveau" avec Robert Aron et Arnaud Dandieu, la revue Bifur,
animée de 1929 à 1930 par Georges Ribemont-Dessaignes,
dissident surréaliste, signataire d"'Un cadavre" et de
trois articles dans Documents. Mais c'est l'ensemble des
personnes groupées autour de Georges Bataille qui représente
l'opposition la plus vigoureuse au surréalisme. La plupart des
signataires d'''Un cadavre" sont des dissidents du groupe
d'André Breton et collaborent à Documents: Georges
Ribemont-Dessaignes, Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Limbour,
Robert Desnos, Max Morise, Jacques Baron, Jacques Prévert, Raymond
Queneau, Alejo Carpentier, Jacques-André Boiffard.
En
1929, année où paraît le premier numéro de Documents,
Georges Bataille est
pratiquement inconnu et a écrit très peu de choses: W.c.
en 1926, texte détruit dont il ne subsiste que le chapitre "Dirty"
introduisant Le Bleu du
ciel, les textes
posthumes de L'OEil
pinéal écrits en
1927, L'Anus solaire
écrit la même année
et publié en 1931,
Histoire de l'oeil publiée
en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch. La fureur et l'obscénité
de ces premiers textes marquent d'emblée la distance avec
l'orthodoxie surréaliste qui accuse leur auteur de se complaire dans
la fange. Davantage sensible au Freud des perversions qu'à celui des
rêves, Bataille ne cultive pas le merveilleux anagogique. Les textes
fondateurs de sa pensée font naître la perception d'un oeil
mythologique, phantasmatique, esthétique, bouleversant toute la
pratique intellectuelle: le processus négatif de la perte de la tête
est engagé et Bataille veut suivre l'injonction hégélienne en
regardant le négatif en face, sans pour autant le ramener à une
logique de l'entendement. Comme Breton, il vise à dépasser les
antinomies, mais leurs fins et leurs moyens divergent. La subversion
semble plus radicale et négatrice chez Bataille qui, tout en
associant raison et déraison, s'abandonne à l'extase et au désordre
d'une pensée sans projet, sans fins idéales, sans caractère
didactique, sans l'élan d'une réalité qui se soulève en vue de
transformer le monde et de changer la vie. Il y a chez Breton un
caractère profondément optimiste, prophétique, devin et thérapeute
étranger à Bataille, qui l'accuse d'angélisme et d'idéalisme.
Bataille reproche essentiellement au surréalisme de trahir le réel
dans son immédiateté pour un surréel rêvé sur la base d'une
élévation d'esprit; ce "signe ascendant" lui semble un
idéal "surrationaliste", terme emprunté à Gaston
Bachelard que Breton citera d'ailleurs dans l'article"
surrationalisme" du Dictionnaire
abrégé du surréalisme.
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