vendredi 30 octobre 2020

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

DERNIÈRE SOMMATION

Au prétexte d’une auto-fiction criante de vérité, David Dufresne raconte ses mois passés à collecter et recenser les violences policières.
Après sept années passées en exil à Montréal, l’ancien journaliste Étienne Dardel découvre les « folies policières », mutilations, mains arrachées, yeux crevés, bras broyés, et commence à les compiler dès le premier jour de l’acte I du mouvement des Gilets jaunes. Des armes de guerre envoyées sur des civils, en plein Paris, il ne reconnait pas « les doctrines d’emploi qu’il avait longuement étudiées, ce maintien de l’ordre “à la française“, mythe que la nation vantait à elle-même et vendait encore dans le monde entier, ou presque ». « Ce qui n’était qu’un mythe de sa jeunesse, les snuff movies, était devenu une réalité, sa réalité, son quotidien : le trépas live, les gueules cassées en direct, les mutilés sous ses yeux, c’était possible, c’était terrible, et c’était maintenant. » Le maintien de l’ordre obéit toujours à des règles strictes, dictées par le pouvoir politique. « L’ordre, qu’il faut maintenir ou rétablir, c’est toujours celui de l’État. » Les principes qu’il avait connus ont été soudain pulvérisés : « la domination n’était plus seulement sociale, économique, la domination était policière. » « Le pays est devenu violent, sous l’oeil complice de ses institutions. Il était devenu violent parce que les attentats, parce que les terroristes, et parce que l’union nationale étouffait la moindre critique. Il était devenu violent parce que l’antiterrorisme était devenu l’alpha et l’oméga de la vie politique, union sacrée, police partout, justice nulle part.
État d’urgence et confusion totale.
Il était devenu violent parce que les colères sociales ne trouvaient plus d’écho, ni de relais ; on avait fracassé les corps intermédiaires, écrabouillés les syndicats, criminalisés les militants. Sans soupapes, la cocotte explosait désormais et le couvercle qu’on lui imposait prenait les atours du bouclier CRS. Le pays était devenu violent parce que trente ans de débats sécuritaires l’avaient jeté dans les bras de la réaction en marche. » « Le pays était devenu violent jusqu’à ne voir qu’une catégorie de violences, celle qui le mettait en cause. »

Loin d’être un écrit à charge, ce roman donne la parole à tous les protagonistes, syndicalistes policiers, manifestants blessés et leurs parents, juges et enquêteurs, préfet et responsables de l’ordre public, à la recherche de toutes les explications : « la politique du chiffre » mise en place par Sarkozy, « les contrordres et doctrines mouvantes au gré des caprices ministériels », le feu vert sur le terrain et les multiples entorses à la loi, « les vacations de vingt-trois heures sur les Champs-Élysées, les collègues obligés de se pisser dessus (…) parce qu’ils avaient l’interdiction de quitter leur position », l’affaire Benalla, « grotesque et gravissime », symptôme d’une « benallisation de la police », le recours à l’armée en maintien de l’ordre métropolitain, le recrutement, faute de candidats, d’illettrés par les écoles de police devenues « des chenils pour fous furieux », le commandement managériale, le sentiment d’impunité.
Il raconte le black bloc acclamé sur les Champs, le Fouquet’s saccagé, et aussi qu’il s’intéresse à la police depuis qu’elle s’est intéressée à lui quand, adolescent, il animait un revue punk-rock puis, la mort de Malik Oussekine le 6 décembre 1986, alors que lui même manifestait dans le Quartier latin et se cachait des voltigeurs dans une cage d’escalier. Il confie sa dépendance à son fil Twitter, sa famille qu’il néglige au nom de son credo : « La République ce n’est pas la loi du talion. »

On comprend le choix de la fiction avec les ultimes pages. Au-delà de la simple « protection des sources », de la liberté prise avec la réalité sous prétexte romanesque et pour la construction d’une intrigue plus efficace, il s’agissait de rendre crédible et envisageable la conclusion d’une infernale spirale activée par l’ouverture de la « boîte à pandores », par l’adoption d’une doctrine répressive fondée sur le seul usage de la violence. La résurrection du mystérieux commando qui revendiqua l’assassinat de Pierre Goldman devrait prêter à bien des réflexions. Excellente enquête, habillement déguisée pour mieux convaincre. C’est une superbe et puissante démonstration que met en scène David Dufresne. De Max Weber à Hélder Pessoa Câmara, en passant pas les Clash, tout est dit.

 

 


DERNIÈRE SOMMATION
David Dufresne
236 pages – 18 euros
Éditions Grasset – Paris – Octobre 2019
240 pages – 7,40 euros
Éditions Points – Paris – Octobre 2020

 

 

 

jeudi 29 octobre 2020

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

NATURE ET ANARCHIE

L’anarchisme, dès son origine, est « un assaut contre le développement capitaliste » et ses désastres. Sans être pour autant « écologiste », prônant parfois l’industrialisation, il contribue à éviter les pièges du réformisme. De Bakounine à Bookchin, Jack Déjean revient sur les liens de ce courant de pensée avec la nature. 

Si Bakounine a foi dans le progrès, il critique l’idée de maîtrise de la nature, considérant que l’homme est un produit de la nature, puis de la société. Il pense le milieu naturel et le milieu social en continuité. Le premier, sans être prédéterminent, conditionne le second, qui peut être transformé par l’homme. Celui-ci ne peut s’affranchir de la nature mais façonne son monde social par l’activité, source de sa liberté. La liberté n’est pas seulement une idée mais avant tout une pratique. Celle d’autrui n’est pas une limite mais une confirmation et une extension de la mienne à l’infini.

« Élisée Reclus dénonce la brutalité avec laquelle le capitalisme industriel prend possession de la Terre. » Il remet en question la conception linéaire et intrinsèquement positive du progrès, relativise la place de l’Occident. Il ne remet pas en cause la technologie à condition qu’elle permette une société libertaire et égalitaire, qu’elle préserve les milieux de vie, qu’elle reste au service de l’humain. « Nature et humanité sont liées. » « La dégradation des milieux de vie dégrade la vie elle-même. »

Voir aussi :

L’ANARCHIE

ÉVOLUTION & RÉVOLUTION

ÉCRITS SOCIAUX

 

En 1894 paraît L’État naturel, journal du mouvement des anarchistes naturiens, basé sur le refus de l’artificialisation de la vie provoquée par la civilisation industrielle. Ceux-ci « mettent l’accent sur la transformation des modes de vie plutôt que sur la rupture révolutionnaire par l’attaque ». Leurs positions entament une précoce critique de la science comme nouvelle religion : la pollution de l’air par les usines, l’appauvrissement des sols par les engrais chimiques et l’agriculture intensive, la déforestation, la société du travail et de la consommation, sont ainsi évoqués des décennies avant de faire partie de préoccupations plus largement partagées. Emile Bisson, par exemple, accuse la science de créer des maux qu’elle prétend ensuite guérir.

William Morris, « socialiste utopique », proche de Kropotkine, critique les ravages industriels en cours et défend la gratuité, l’entraide et l’égalité, une vie simple et le refus de parvenir, une nature préservée que l’être humain aménage au même titre que les autres espèces et non à leur détriment. Sa critique de la civilisation industrielle s’accompagne d’une défiance vis-à-vis des machines qui permettent dans certains cas de réduire les peines mais ne peuvent remplacer le travail manuel, plus intéressant et favorisant l’autonomie.

Voir aussi :

COMMENT NOUS POURRIONS VIVRE

 

Joseph Déjacque prône une révolution physique de la planète. Optimiste, il n’anticipe pas les ravages industriels à venir, et conçoit une utopie de l’abondance dans laquelle l’égalité se réalise dans le confort plutôt que dans la misère et l’austérité.

Si Pierre Kropotkine a cédé au progressisme, appelant au développement de machines perfectionnées et à l’utilisation d’engrais chimiques dans l’agriculture, y voyant la possibilité de diminuer les efforts nécessaires, sans en comprendre les risques, ses théories remettent cependant « l’économie à l’endroit » puisqu’il ne s’agit plus de produire pour le profit, mais pour les besoins réels. Elles ont inspiré nombre de révolution, du Mexique à l’Espagne, en passant par l’Ukraine et la Mandchourie.

Voir aussi :

L’ENTRAIDE - Un Facteur de l’évolution

LA CONQUÊTE DU PAIN

LA MORALE ANARCHISTE

AGISSEZ PAR VOUS MÊMES

AUX JEUNES GENS

L’ESPRIT DE RÉVOLTE

 

Jack Déjean présente également les différentes tendances de l’anarchisme espagnol, un rapport fondamental à la terre pour les uns, une foi dans l’industrialisation et l’organisation scientifique du travail pour d’autres.
« Il serait faux d’associer sans réserves anarchisme et préservation des possibilités d’existence libre et saine sur la planète. L’anarchisme n’est pas homogène ni sans histoire. Il est parfois tombé dans des travers résolument productivistes. Et comme par hasard, ce goût pour la discipline du travail à la chaîne s’accompagnait du goût du pouvoir… Il persiste aujourd’hui ici et là des positions technophiles, particulièrement autour des nouvelles technologies. Il n’en reste pas moins que l’anarchisme conséquent porte une conflictualité contre toute forme d’autorité, donc aussi contre l’industrialisation et la technologisation et toutes leurs conséquences. »
Bakounine et la plupart des anarchistes du XIXe siècle considèrent que le monde naturel est une esquisse de l’anarchie. L’être humain ne peut s’extraire de l’ensemble du vivant et de ses lois, même s’il appartient aussi au milieu social. Les sciences permettent une conscience éclairée des forces déterministes pour s’en libérer. Elles ont un rôle à jouer dans la lutte pour l’émancipation à condition de ne pas gouverner, de ne pas rester une affaire de spécialistes mais devenir populaires.


Voir aussi :

LES CHEMINS DU COMMUNISME LIBERTAIRE EN ESPAGNE – 1868-1937

 
L’anarchiste d’origine roumaine, immigré aux États-Unis, Shmuel Marcus contribue à une critique anarchiste de la technologie, rompant avec l’habituel optimisme. « Le développement des machines ne peut que renforcer les dispositifs de contrôle et de sécurité, contradictoires avec les aspirations à la liberté et l’indépendance, mais aussi à l’extension de l’ingéniosité et de l’initiative à la base de l’anarchie. »

À Golfech, près de Toulouse, une mouvance libertaire liée à la lutte antifranquiste s’est opposée à la construction d’une centrale nucléaire, élargissant la lutte à la société dans son ensemble.

Voir aussi :

LA CANAILLE À GOLFECH - Fragments d’une lutte antinucléaire (1977-1984)

 

Si l’auteur critique vertement Murray Bookchin, contestant ses prétentions libertaires, il souligne toutefois son analyse du capitalisme comme fondement des dégradations des milieux de vie, intrinsèquement liées à l’exploitation sociale. Il reproche à sa vision d’une technologie neutre qu’il suffirait de remettre entre de bonnes mains pour qu’elle nous émancipe au lieu de dégrader nos vies et nos milieux, des « relents marxistes ». Il dénonce également le « stade de politique séparée » et l’absence d’attaque contre l’ordre existant de son projet de municipalisme libertaire, et étend sa critique à l’expérience du Kurdistan syrien.

Voir aussi :

QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ?

L’ÉCOLOGIE SOCIALE – Penser la liberté au-delà de l’humain

POUR UN MUNICIPALISME LIBERTAIRE

ÉCOLOGIE OU CATASTROPHE - LA VIE DE MURRAY BOOKCHIN

UN AUTRE FUTUR POUR LE KURDISTAN ?

LA COMMUNE DU ROJAVA

 

On l’aura compris, Jack Déjean s’immisce beaucoup dans ses présentations, les ponctuant régulièrement de points de vue personnels qui organisent certes le débat mais, parfois, restent superficiels et peu argumentés. On devine ainsi très vite qu’au contraire du précédent, Miguel Amoros a toute sa sympathie. Celui-ci appelle a un « démantèlement conscient et organisé de l’essentiel de l’appareil productif », considérant que la production n’est ni réappropriable ni détournable. Selon lui, la technique n’est jamais neutre mais constitue un « projet social et historique précis » qui reproduit et renforce les inégalités, dépossède les êtres de leur action.

Certaines positions antispécistes se rapprochent de l’anarchisme. Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs était basé sur une connaissance encyclopédique de son milieu, avant que l’humanité ne bascule vers des pratiques répétitives et routinières, rythmées par les saisons, dont la culture de quelques espèces céréalières, entrainant un appauvrissement du savoir pratique, du régime alimentaire, du temps libre. La création de l’État fournit les bases de la domination, de l’exploitation des ressources humaines ou naturelles. Le primitivisme idéalise ces anciennes sociétés reposant sur la coopération et le partage, et parfois sur une très faible division sexuelle du travail. Jack Déjean reproche cependant à ce courant de pensée de s’installer dans l’attente de conditions naturelles favorables à la réapparition de ces modes de vie, plutôt que de se confronter à la réalité ici et maintenant.

Il évoque très rapidement et avec une certaine condescendance les auteurs du journal La Gueule ouverte, « le prêtre défroqué Ivan Illich », « l’anarchiste chrétien Jacques Ellul » et son ami Jacques Charbonneau (qu’il citera tout de même dans sa conclusion), avant de s’en prendre plus longuement à l’institutionnalisation de l’écologisme et son organisation en parti qui n’ont, pour le coup, rien de commun avec l’anarchie. « Un capitalisme vert reste du capitalisme. » « La cogestion du désastre, Europe Écologie les Verts en a fait un principe. » « Les écolocrates, ces écolos qui ont réussi et investi les strapontins du pouvoir, nous culpabilisent de vivre dans un monde que nous n’avons pas choisi. Ils et elles masquent au même moment que les ravages sont d’abord le fruit de l’industrie et des transports de marchandises, tandis que nos comportements sont pris dans un système de contraintes qui débute avec le réveil qui sonne pour aller bosser ou partir à l’école. » « L’écologie de Parti apparaît toujours plus clairement pour ce qu’elle est : une idéologie de classe capable de rénover un ordre social au profit de quelques-uns et unes. Ce n’est pas pour rien que les meilleurs scores électoraux d’Europe-Écologie les Verts se font dans la ville des cadres et des ingénieurs de Grenoble ou dans la ville bourgeoise de Paris. » Il dénonce également l’invasion de la technologie dans nos vies quotidiennes.

L’auteur, à la recherche d’un positionnement efficace, conciliant anarchie et écologie, considère le retrait, la désertion, comme un projet personnel incapable de démolir l’autorité général, les expériences alternatives comme parties prenantes du système malgré tout. Si ces expériences rupturistes peuvent dans certains cas favoriser la démolition de l’ordre existant, elles ne peuvent se substituer à l’insurrection. « Le but des activités anarchistes n’est pas seulement de saper les bases de l’ordre existant, d’affermir les consciences et de développer l’auto-organisation des classes exploitées et opprimées. Il est aussi de favoriser le fait de vivre autant que possible en anarchiste ici et maintenant, en refusant de renvoyer tant la révolte que la liberté et l’entraide dans un futur lointain et incertain. » Au contraire des écologistes qui comptent sur l’État pour protéger les êtres et la planète, les anarchistes le tiennent pour responsable principal et jugent nécessaire de le combattre. Prévenant les critiques, Jack Déjean rappelle que « plus grand monde ne regrette aujourd’hui l’Ancien régime ou ne met en cause la petite minorité agissante qui a attaqué la Bastille en 1789, lançant des hostilités qui auront de grandes répercussions. Ce n’est pas le “peuple“ qui s’est emparé de cette taule, mais un groupe de personnes déterminées à agir. Une bande de casseurs, en somme. » « Une position anarchiste vise d’abord à agir sur les racines du problème autant social que sanitaire ou environnemental, et donc à attaquer les dirigeants et dirigeantes et leurs appuis, les infrastructures matérielles, les institutions et les entreprises à la base du progrès dévastateur, toujours dans le but d’élargir la pratique de la liberté. » Considérant l’importance de l’énergie pour le bon fonctionnement de l’exploitation capitaliste et de la domination étatique, il reprend la « suggestion de lutte des anarchistes » de « couper l’énergie à ce monde », de « s’en prendre aux infrastructures et aux machines qui font fonctionner d’autres machines, détruisant au passage la belle énergie de la vie chez les êtres vivants qu’elles exploitent et aménagent ». « L’État moderne n’a pas d’autres leviers que de renforcer la coercition et d’asservir plus profondément l’individu à la société, de produire toujours plus de normes et de dispositifs de traçabilité, de continuer la course frénétique au progrès et d’attendre de l’innovation une hypothétique solution. »


Après une succincte histoire de la critique de la technique et des liens entre écologie et anarchie, Jack Déjean propose des bases sérieuses, aussi bien théoriques que pratiques, d’une pensée écolo-anarchiste (ou anarcho-écologiste) aujourd’hui, assortie de quelques réflexions personnelles. À part quelques écarts sans doute superflus car superficiels, il réalise une somme fort utile.



NATURE ET ANARCHIE
Jack Déjean
180 pages – 4 euros
Éditions du Local Apache – Caen – Septembre 2019
localapachecaen.wordpress.com


mardi 27 octobre 2020

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LA CHAUVE-SOURIS ET LE CAPITAL - Stratégie pour une urgence chronique

Andreas Malm, maître de conférence en géographie humaine en Suède et militant pour le climat, décrit les mécanisme par lesquels le capital, dans sa quête de profit sans fin, produit le risque épidémique et le réchauffement climatique. Il plaide pour des politiques radicales à grande échelle, des méthodes révolutionnaires plutôt que d’inutiles demi-mesures bureaucratiques.


 

Alors que les feux de brousses grondaient encore à travers l’Australie, carbonisant l’équivalent de l’Autriche et de la Hongrie, immolant plus d’un milliard d’animaux, un virus s’échappait d’un marché alimentaire de Wuhan, en Chine, transmis vraisemblablement des chauves-souris au pangolin puis aux visiteurs des boutiques, avant de se propager dans le monde entier, d’obliger pratiquement toute l’humanité à se confiner pendant plusieurs semaines et de paralyser des industries soudainement considérées comme non-essentielles. Comme pendant la Seconde Guerre mondiale, l’industrie automobile se reconvertit immédiatement dans la construction, non plus de tanks et de bombardiers, mais de respirateurs. Les marques de luxe se mirent soudain à fabriquer des blouses, des masques, des combinaisons de protection pour le secteur de la santé, et les distilleries à fournir du gel hydroalcoolique. Dans l’urgence, les remparts de la propriété privée ont été emportés : l’Espagne a nationalisé les établissements de santé privés, la Grande-Bretagne ses lignes ferroviaires, l’Italie la compagnie Alitalia. Les secteurs pétroliers et celui de l’aviation ont été mis à l’arrêt de fait, provoquant une chute spectaculaire des émissions de CO2. Les chefs d’États, alors qu’ils avaient du mal à considérer l’urgence de la crise climatique, se sont érigés en chef de guerre, ne reculant devant aucune mesure, jusqu’à assigner à résidence leurs populations. Andreas Malm cherche à comprendre cette inégalité de traitement alors que le réchauffement climatique est depuis longtemps autrement documenté que le Covid-19 et que ses conséquences menacent d’être autrement plus dramatiques. Il réfute la plupart des explications généralement proposées par les commentateurs et soutient que le profil des victimes en constitue la principale : alors que le capital fossile fait des victimes parmi les moins responsables, les pauvres des pays du Sud, cette pandémie s’en prend tout d’abord et dans des proportions importantes aux habitants des pays riches du Nord et plus précisément à la base électorale des principaux gouvernements : les personnes âgées blanches. « L’humanité doit sans doute remercier le Covid-19 d’avoir commencé par l’Europe. » Par ailleurs, « étant une tendance à long terme, le réchauffement mondial a donné à ses responsables des possibilités d’obstruction étendues, qui vont de pair avec une chronologie de la mortalité qui touche d’abord les pauvres. Le Covid-19 n’a rien permis de semblable. Il a frappé si soudainement que les intérêts capitalistes n’ont absolument pas eu le temps d’échafauder des dispositifs pour résister à la suspension du business-as-usual. » Les interventions étatiques de mars 2020 ont été sans commune mesure avec les prudentes feuilles de route proposées par les scientifiques et les défenseurs du climat, même celles des plus radicaux, pourtant très souvent traités d’idéalistes et de rêveurs.

Aussi radicales furent-elles, Andreas Malm considère que ces mesures ont cependant été tout autant illusoires. En effet, l’économie, en faisant déborder les territoires humains sur le monde sauvage, en l’assaillant et le détruisant « avec un zèle frisant la fureur exterminatrice », accule les agents pathogènes, confrontés à la disparition de leurs hôtes naturels, à accomplir des « débordements zooniques », à sauter la barrière des espèces pour survivre. Il explique le rôle des chauves-souris dans ces phénomènes et l’importance de la biodiversité pour en limiter les risques. La déforestation est le « moteur du débordement zoonique ». Dans les années 1960-1970, les États-Unis ont enjoint les gouvernements sous leur tutelle d’endiguer les flots insurrectionnels en colonisant leur arrière-pays, à empiéter sur les forêts pour fournir des terres aux petits paysans, ainsi dissuadés de rejoindre la guérilla pour exproprier les grands domaines. Dans les années 1990, les programmes d’ajustement structurel ont contraint les États à redresser leurs finances publiques, bradant les titres de propriétés au secteur privé qui remplaça les forêts par des plantations ou des carrières. Désormais, les forêts tropicales sont rongées par la production de marchandises, avec une augmentation spectaculaire entre 2000 et 2011, dont les principaux responsables sont l’exploitation du boeuf, du soja, de l’huile de palme et du bois. Mis en place par la colonisation, l’absorption des ressources biophysiques et la ponction des ressources naturelles des pays pauvres par les pays riches, se perpétuent. Hamburgers, café, chocolat, etc, se traduisent par une mise à sac de la biodiversité sous l’équateur pour en remplir les rayons des supermarchés des pays du Nord. Le commerce de la viande de brousse qui prospère sur la déforestation, menace d’extinction d’espèces de plus en plus nombreuses et augmente le risque zoonotique.
La propagation des maladies infectieuses est aussi liée au réseau de transports susceptibles de l’encourager. Jusqu’au XIXe siècle, il fallait un an pour faire le tour du monde en bateau à voile, limitant les contagions car les voyageurs guérissaient ou mourraient avant l’arrivée. L’apparition de la  vapeur a immédiatement réduit certains trajets de moitié. Et la chaleur provoquée par la combustion du charbon entretenait les infections tropicales jusque sous les attitudes septentrionales : fièvre jaune, choléra, rougeole, grippe dite espagnole qui fit 50 millions de morts en 18 mois. L'aviation et son réseau mondial ont développé des « autoroutes virales » à une plus grande échelle encore.
Les signaux d’alarmes, comme pour le réchauffement climatique, n’ont pas été entendus et les autorités se sont contentées de traiter les symptômes, incapables de quoi que ce soit d’autres. Les changements climatiques sont amenés à provoquer les migrations des animaux sauvages, accentuant encore les risques zoonotiques, dans « une seule et même urgence chonique ». Les revendications d’abroger immédiatement le politique d’austérité, d’exproprier les paradis fiscaux pour financer les services publics de la santé, de développer des vaccins par la mise en commun des brevets, si elle sont bien entendu indispensables, ne seront jamais suffisantes tant qu’on ne s’occupera pas des causes de la pandémie. « Être radical au temps de l’urgence chronique, c’est prendre les catastrophes perpétuelles à leurs racines écologiques. » Pour que les investisseurs cessent de dicter leurs règles, l’auteur propose aux mouvements pour le climat et pour l’environnement de déployer « les tactiques le plus offensives de leur arsenal ».

À la recherche d’une « pensée politique de l’intervention consciente », il rejette la sociale-démocratie, fondée sur l’idée que nous avons le temps, tout en considérant qu’elle peut encore jouer un rôle à condition de déroger à elle-même en rompant avec le business-as-usual lorsqu’elle se retrouve aux commandes. Il évacue, un peu rapidement sans doute, l’anarchisme en le résumant très malhonnêtement à une « proposition concrète » empruntée au PETIT ÉLOGE DE L’ANARCHISME de James C.Scott : l’abolition des feux rouges !! Il considère que l’État sera nécessaire pour traiter l’urgence chronique, en raison de son pouvoir de coercition et propose un « léninisme écologique ». La Russie de septembre 1917, confrontée à la famine, accentuée par la destruction des appareils de production et des structures logistiques par la guerre, aux graves inondations du printemps, dut prendre des mesures radicales contre « les moteurs de la catastrophe » : mettre fin à la guerre et maîtriser l’approvisionnement en saisissant les stocks et nationalisant les banques et les cartels, en abolissant la propriété privée. De la même façon, les États des pays capitalistes doivent « lancer un audit global de tous les flux d’importations et de toutes les chaînes d’approvisionnement », réaffecter leurs capacités de surveillance et de collecte des données des citoyens vers les entreprises, couper les chaînes qui mènent aux forêts tropicales, financer le reboisement et le réensauvagement des zones tropicales. Il rappelle qu’entre 2004 et 2012, les gouvernements de Lulla sont parvenus à stopper la déforestation de l’Amazonie brésilienne, en étendant les zones protégées, en enregistrant les biens fonciers, en punissant les auteurs d’abattage illégal. De la même façon, le gouvernement du Yémen du Sud a réussi à éliminer le trafic de cornes de rhinocéros utilisées pour la fabrication des poignards traditionnels, les janbiyas, en interdisant ceux-ci en 1972. Il est convaincu qu’ « encourager les consommateurs à s’amender de leur plein gré est une stratégie du passé » et que les États doivent reconvertir l’appareil répressif mobilisé pour arrêter les migrants afin de fermer les frontières aux marchandises prélevées dans la nature, nationaliser les entreprises d’extractions, de transformation et de distribution des combustibles fossiles et les transformer en compagnies charger de l’élimination du carbone par capture directe dans l’air. « Mais la conclusion tenace de notre comparaison initiale entre crise du corona et crise du climat est qu’il n’y a à peu près aucune chance qu’un État capitaliste fasse quoi que ce soit de semblable de sa propre initiative. Il faudrait qu’il y soit forcé, en usant de toute la panoplie des moyens de pression populaire à notre disposition, des campagnes électorales au sabotage de masse. Abandonné à lui-même, l’État capitaliste continuera à traiter les symptômes qui, du reste, finiront par atteindre un point de non-retour. » Pour éviter que l’action d’urgence d’un État ne déraille vers le totalitarisme, il préconise l’institution de formes de contrôle sur le pouvoir, « la vigilance contre la bureaucratie érigée en valeur suprême », « un ensemble de principes inviolables, en premier lieu, ne jamais porter atteinte à la liberté d’expression et de réunion ».

En comparant les moyens déployés pour lutter contre une pandémie surgie soudainement et le déni opposé depuis des décennies aux menaces de dérèglement climatique, Andreas Malm met en évidence les rouages idéologiques qui animent les gouvernements des pays capitalistes. Il démontre également comment ces catastrophes sont liées par une même cause à laquelle on ne s’attaque pas, se contentant d’en traiter (ou nier) les symptômes. Confrontés à des avalanches d’informations quotidiennes, il nous permet, par un propice recul, une saine mise en perspective. Nous laisserons les lecteurs faire leur propre tri parmi ses propositions et surtout leur mise en oeuvre, qui pourront parfois laisser dubitatif.




LA CHAUVE-SOURIS ET LE CAPITAL
Stratégie pour une urgence chronique
Andreas Malm
Traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque
250 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2020
Titre original : Corona, Climate, Chronic EmergencyVerso Books, 2021

dimanche 25 octobre 2020

Les conseillistes

 HERMAN GORTER : LE MATÉRIALISME HISTORIQUE (1913)

 

« La classe qui vient au pouvoir et entre dans d’autres rapports, change simplement la nature de la religion et, de moyen de lutte, elle en fait un moyen d’oppression. Et cela, nous le voyons également de nos jours. Les classes dominantes, qui revendiquaient pour elles-mêmes la jouissance, ont inculqué aux opprimés et utilisé contre les opprimés la soumission, l’humilité et la souffrance résignée, cette partie de la doctrine de Jésus, depuis que le christianisme est devenu la religion de ces classes. Quand les classes possédantes étaient elles-mêmes révolutionnaires, comme les calvinistes et les autres protestants, elles ne prêchaient pas pour elles-mêmes la tolérance mais la lutte. Mais maintenant qu’une classe s’élève en s’opposant à elles, classe qui ne veut pas subir mais lutter jusqu’à la victoire, alors l’ancienne religion de la souffrance est utilisée à nouveau par tous, y compris par les sectes précédemment révolutionnaires, pour éloigner de la lutte au moins une partie des classes montantes. Cela ne nous surprend donc pas que, par l’effet réuni des anciens rapports de production qui subsistent encore, de la tradition et de la domination de classe, une ancienne religion conserve encore longtemps son existence et sa force. Et donc, qu’elle n’ait plus de vie intérieure riche mais qu’elle ressemble plutôt à des débris fossilisés, cela n’est pas non plus pour nous étonner puisque nous savons maintenant que la religion est née de la société. »

 

« Eh bien, le socialisme ne pourra être atteint, le combat difficile pour y arriver ne pourra être mené, que par des gens spirituellement énergiques qui se sont libérés intellectuellement. Rendre fort tout d’abord son propre esprit et ensuite l’esprit de ses camarades, c’est ce en quoi consiste la grande et unique force de l’individu, grâce à laquelle il peut faire arriver l’avenir rapidement. »

C’est avant tout un drame humain !



Au-delà de tout, au-delà des débats, des postures ou des thèses que certains développent sur le corps de cet homme, il y a eu une mort d’un homme, jeune, professeur et qui n’était pas un danger pour personne.

A priori…

Nous ne pouvons comparer les situations mais, en fait, ce jour-là, le drame était sur la ville de Conflans sainte Honorine et il y a eu beaucoup d’acteurs malheureux. Mais tous, étaient-ils conscients de ce qu’il se jouait, ce jour-là ? Avaient-ils tous conscience que cela allait se finir dans le sang et l’horreur ? Et chacun s’est réveillé, abasourdi, étourdi, effrayé…sauf deux personnes. 2 êtres humains ne se sont pas réveillés.

Mais, la question qui se pose, en passant par-dessus les premières expressions d’horreurs qui donnent les paroles que l’on connait et que certains utilisent tout de suite pour se servir de la peur pour avancer leurs idées, ces deux êtres humains n’étaient-ils pas des victimes ?

Parlons de la première victime :

Ce professeur explique la liberté d’expression et, à ce cours précis, le droit en France de blasphémer toutes les religions.

Dans les rassemblements, chacun y va de sa pancarte sur la laïcité.

La laïcité…

Pouvons-nous rappeler les deux premiers articles de cette loi du 9 décembre 1905 ? Elle n’a besoin d’aucun dépoussiérage, comme pouvait le dire un certain président survolté.

« Article 1

La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public.

Article 2

La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l'Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes.

Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.

Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l'article 3.

 

Ne sont-ils pas clairs ces articles ? A-t-on besoin de les dépoussiérer ?

Ce qu’il faudrait sûrement, c’est mettre fin à certains usages qui mettent à mort cette laïcité :

Je cite sans entrer dans les détails :

·      Mettre fin au repas du CRIF dans lesquels presque tous les ministres vont se pavaner.

·      Mettre fin au principe de prendre les clés de Latran, pour si symbolique soit-il, il n'est pas bon.

·      Ne pas se rendre au Vatican dans un voyage privé pour y rencontrer le Pape. Et si on rencontre le patron du Vatican, on le reçoit à Strasbourg dans le parlement européen, pas à la cathédrale de Reims ni de Strasbourg.

·      Pourquoi se mêler du choix des Imams alors que l’on ne le fait pas avec les curés intégristes de St Nicolas du Chardonneret ou les rabbins fanatiques qui surement gravitent autour de la LICRA?

·      Mettre fin au système Concordat qui gère les départements de l’est de la France.

·      Ne pas autoriser les écoles privées.

Comme on peut le voir dans les deux articles, on ne parle pas de décider ce qui est autorisé à porter, ce qui est interdit. Non le principe absolu de la laïcité, c’est que chacun pense ce qu’il veut, s’habille comme il veut mais laisse chacun libre de croire ou de ne pas croire, chacun accepte d'être moqué, blasphémé et que l'autre n'ait pas les mêmes croyances, se prêter à toutes les critiques dans le respect des personnes. 

Donc cet homme est mort pour avoir expliqué la laïcité et le droit de blasphémer.

Une question : est-ce que le blasphème m’empêche de croire ce que j’ai envie de croire ? Mais, en fait, pourquoi le blasphème me dérange et me bouscule ? Ces parodies me perturbent dans  ma croyance car on ne peut dire du mal ou se moquer de ce que en quoi je crois. Mais, comme je crois, je suis au-dessus de ça, je sais que ce Dieu en lequel je crois, viendra punir les impies. C’est dans tous les textes. Ceux qui ne croient pas connaitront les pires enfers. Oui mais pas tout de suite, plus tard, dans l’au-delà. Dieu n’a besoin d’aucun justicier. Il est le plus fort donc il n’a besoin de personne pour le venger.

Ou alors, si j’ai besoin de violence, c’est qu’il y a quelque chose qui me gêne. Dieu existe-t-il au point de se venger lui-même ? Ou alors, je sais qu’il ne pourra rien faire car il n’existe pas. 

Donc les terroristes ont un problème avec eux-mêmes qu’ils ne règlent qu’en tuant, ou en massacrant au nom de celui auquel il croit ou celui auquel il pense croire. 

Mais si le problème était bien au-delà de ce schéma simpliste ? Et qu’il n’y avait pas qu’un problème de croyance et de volonté d’imposer sa religion dans le monde. Toutes les religions veulent l’hégémonie.

 

Prenons les deux élèves qui ont pris de l’argent de l’assassin pour dénoncer quelqu’un, pour le pointer du doigt, pour le mettre devant l’arme.

Que s’est-il passé dans leurs têtes à ce moment pour qu’il n’y ait aucune réflexion sur la proposition insolite qu’on leur fait. Un type vient vers eux, ils ne le connaissent pas et il donne de l’argent et il n’y a aucune connexion, aucune réflexion ? Un type me donne de l’argent pour que je lui en montre un autre, il se cache, il me raconte une histoire sur sa volonté de forcer le professeur à faire des excuses parce qu’il a montré des caricatures et je ne réagis pas. Dans le contexte actuel ? Après Charlie hebdo ? Que l’on soit Charlie ou pas, on connait. Alors, normalement, aussitôt, un signal d’alarme s’allume dans ma tête et je m’en vais. Ou sans aller à la police, je rentre dans le collège pour trouver le prof et lui dire que quelqu’un m’a payé pour le montrer. Et voilà, le drame s’arrête là, un nouvel attentat vient d’échouer et on passe à autre chose. 

Une jeune fille dit à son père que le professeur a montré des caricatures du prophète dans un cours. Elle le raconte à son père. Elle sait que son père est croyant et que les caricatures, c’est quelque chose qui le blesse. Que va-t-il dire ? Et puis, il y a tout ce qui lui raconte sur la religion, le prophète, les croyances et les punitions si on ne croit pas ou si on se moque. Alors, elle lui dit. Et maintenant, elle sait qu’elle est celle qui a lancé tout ce qui a suivi. Elle sait que son père a fait quelque chose de mal en lançant ses menaces sur le net et qu’elles ont attiré un imbécile qui a passé à l’acte. Il va ressembler à quoi son avenir dans ce collège ? Et puis, plus tard ? Ses camarades qui vont lui rappeler, de temps en temps, ce qui s’est passé. Et elle, quelle image elle a de son père aujourd’hui ? En cas de crise, que va-t-elle lui lancer au visage ?

Ce père, lorsqu’il a fait cette vidéo, qu’a-t-il voulu prouver ? Qu’a-t-il voulu faire en faisant cette vidéo ? Toujours dans le contexte qui est celui de la France actuelle ? Après toutes les affaires qui se suivent et se ressemblent tristement ? Pouvait-il vraiment ne pas penser que cette dénonciation pouvait avoir de graves conséquences ? Et lorsque certaines personnes commencent à le contacter et à lui poser des questions de plus en plus précises, n’a-t-il pas eu conscience à ces moment-là que quelque chose se préparait ? Est-il vraiment innocent ? Peut-il se proclamer innocent ? 

Et sa fille le peut-elle aussi ? 

Et les deux gosses le peuvent-ils aussi ? 

Et maintenant, parlons de l’assassin. Ce dernier statut avant sa mort, il est mort assassin. Il ne pourra jamais en changer. Il est devenu et il est mort assassin de la pire espèce. 

Mais revenons en arrière. On nous dit qu’il est Tchéchène, qu’il a 18 ans et qu’il est né à Moscou. Ça fait beaucoup d’éléments de questionnement. 

Il a 18 ans et pour ce jeune homme, la destinée de sa vie, c’est de tuer un individu, un inconnu parce qu’il a montré des caricatures en parlant du droit au blasphème et à la caricature. La police laisse entendre que ce jeune homme, depuis des semaines, cherchaient sur internet une cible et que c’est quand il est tombé sur la vidéo du père qu’il a dit : « voilà ma mission divine ».

Remontons dans le passé. 

Il est né il y a 18  ans dans la capitale du pays ennemi de son peuple, Moscou. Nous connaissons tous ce que Poutine a bien pu faire dans l’école où des centaines de personnes sont mortes. Des Tchéchènes. Puis dans ce théâtre, le massacre des preneurs d’otages et de quelques otages sacrifiés. On se rappelle aussi la guerre horrible que les russes mènent sur le peuple Tchéchène et la célèbre phrase de Poutine : « on les poursuivra jusque dans les toilettes ». Donc il nait à Moscou. On suppose qu’étant Tchéchène, sa vie se passe difficilement et qu’il doit faire face à du racisme, peut-être des menaces de mort. Donc pour vivre ou survivre, il décide de partir, de fuir et de venir en France, ce pays qui vit encore sur quelques souvenirs de son aura. Si la mort ou la guerre faisait partie de son ADN, rien n’aurait été plus simple que de rejoindre les terroristes ou les soldats Tchéchènes (ça dépend de quel côté on se met) qui se battent pour leur liberté, ou leur peuple. Non, il fuit pour vivre. Il arrive chez nous. Et là, il se radicalise. Voilà, il oublie la vie, il ne pense plus à trouver un avenir, non, il décide il va tuer et mourir pour devenir un martyr de la cause.

Honnêtement, il y a des étapes qui manquent dans ce parcours. Forcément, il en manque. 

Nous devons faire l'étude de cette société qui créer ces gens-là. Le problème est que la société a laissé tomber des individus dans la misère la plus totale sans aucune ressource, sans aucun espoir. Là où l’espoir n’est pas concrétisable d’une manière ou d’une autre, la religion, les dogmes, les illusions, les sectes, prennent la place, s’installent et tous ces fanatiques désignent des coupables. Ces gens qui parlent et qui jugent sans savoir de quoi ils parlent, ce sont eux les coupables.

Tous ont pensé que la science expliquant de plus en plus de choses, la religion allait disparaitre d’elle-même. Marx le pensait. Mais, il n’y a pas eu cette fin du capitalisme qui fait de l’humain un outil ou un élément d’une variable d’ajustement.

Dans « La misère du monde », Pierre Bourdieu avec son équipe a très bien décrit les prémisses de ce que nous vivons actuellement avec les abandons des territoires. Ce livre qui fait mille page, qui explique la montée du FN, et la perte de repère des banlieues date tout de même de 1993. Nous voyons le résultat maintenant, quelques 20 ans plus tard. 

Si nous ne voulons pas que cela se reproduise, il ne suffit pas d’insulter ou de montrer du doigt tel ou tel français d’origine étrangère, de faire des lois issues d’une vive émotion sans rationalité. Nous devons revoir de fond en comble notre pays, vraiment appliquer la loi de 1905 sans exception, sans passe droits. 
Comprendre, analyser, et mettre en place ce qui va nous aider à vivre ensemble.

Ligne N°60: L'étranger et l'hospitalité

 

                         Une distance intime    

                                            par Dorothée Legrand

 

« Pour celui que nous nommons l’étranger, l’épreuve de l’étranger est d’abord l’épreuve de soi-même comme étranger pour l’autre. Telle est l’épreuve de l’exil ».

 

« Chaque fois, le monde n’est plus, et il faut que je te porte. De ces vers de Paul Célan, Jacques Derrida aura proposé une lecture interminable – lisons ici une phrase seulement : « il n’y a plus de monde, c’est la fin du monde pour l’autre à sa mort, et j’accueille en moi cette fin du monde, je dois porter l’autre et son monde. » Peut-on entendre cela ? C’est la fin du monde pour l’autre, et j’accueille en moi cette fin du monde. Exilé, mort, absent à jamais et complètement, pour l’autre, le monde n’est plus, et j’accueille cela, je le porte, je porte cette fin du monde, dit Derrida, je porte en moi le monde tel qu’il n’est plus pour l’autre. C’est la fin du monde – et cela, je le porte en moi . J’éprouve que le monde n’est plus, et cette épreuve, il faut l’inscrire : le monde n’est plus et il faut que ça ne soit passé sous silence, le monde n’est plus et il faut que cela soit porté : inscrit – et c’est cela, la langue, l’inscription symbolique. »

 

Lignes N°60: L'étranger et l'hospitalité

 

                        Portrait du migrant en arrivant   

                                    par Alexis Nouss

 

« Le migrant comme sujet politique

Les migrants ne sont pas que des victimes, passives, cibles de la globalisation économique ou de régimes répressifs, fuyant la misère ou le désert, la torture ou la mort, des individus privés de droits, amputés de leur identité et de leur mémoire. Ce sont pleinement des sujets, des sujets politiques, c’est-à-dire des acteurs avec lesquels et à partir desquels il est possible d’in venter un nouveau projet démocratique, un avenir européen plus égalitaire et plus juste, fondé sur la solidarité et la libre circulation pour tous. Un sujet politique -comme l’ont été le citoyen au XVIII° siècle ou le prolétaire au XIX° siècle – au prisme duquel se lit un ensemble de questions sociétales telles que l’emploi, la citoyenneté, l’habitat, la croissance, la démographie, l’environnement, les relations internationales, la culture.

Au prisme duquel apparaissent aussi d’autres figures en souffrance dans les villes et en milieu rural : le sans-abri, le pauvre, le chômeur, l’handicapé, le déclassé, tous ceux qui n’ont plus droit au banquet commun. Car les gouvernements européens traitent les personnes migrantes comme ils traitent leurs populations précaires ou démunies, pratiquant l’exclusion envers les unes comme envers les autres. L’acuité de la situation migratoire agit comme un révélateur de problématiques connexes et non moins urgentes qui participent du même dysfonctionnement général, révélant une crise aux manifestations diverses. Il faut y trouver des réponses, car le risque est réel et imminent de laisser les populismes, sectarismes et extrémismes de tout genre répondre en piétinant les principes républicains de liberté et d’égalité pour tous qui trament l’idée européenne. Si on prend le migrant comme indicateur et l’accueil de l’autre comme indice du fascisme, l’Europe actuelle, outre les gouvernements autoritaristes, voit ses barrières contre le fascisme singulièrement érodées. Une démocratie à venir, jugeait Derrida, est toujours à venir, mais cette imminence peut aussi trouver concrétude dans une historicité. La nôtre en accuse l’urgence. Parce qu’il est sujet politique, propre à s’insérer dans une démocratie, la réactualisant par sa venue même, le migrant se définira par un mode de parole spécifique soutenant un droit d’exil, à distinguer du droit d’asile en ce qu’il est partagé avec celui qui vient et non la seule prérogative de celui qui accueille ».

 

samedi 24 octobre 2020

Lignes N°60 L’étranger et l’hospitalité

 


L’hospitalité d’après l’hospitalité

Par Jean-Philippe Milet

 

« Si le syntagme « hospitalité d’après l’hospitalité » contenait la double modalité de l’hospitalité, la structure de l’hospitalité devrait intégrer le moment de l’in-hospitalité : ce moment que nous pouvons dire d’aujourd’hui, contemporain, alors que le « cimetière marin » cher à Paul Valéry déborde les limites de son site sétois pour désigner, métonymiquement, la Méditerranée comme le dernier séjour, le tombeau donc, de ces migrants qui fuient la misère économique, sociale mais aussi écologique, la dictature, la guerre, vers les rives d’une Union Européenne dont les Etats membres leur refusent le statut de réfugiés – ou bien le leur accordent dans des conditions si restrictives qu’elles équivalent à un refus. Un déni manifeste d’hospitalité convoque à l’urgence d’une décision éthique et politique, qui rouvre la question de l’hospitalité ».

 

« Derrida et avec son concept d’ « hospitalité sans condition ». Pour Michel Agier, Derrida défend l’hospitalité comme un impératif catégorique qui ne souffre aucune restriction : tout étranger est un hôte, et l’hospitalité signifie que l’hôte qui bénéficie de l’hospitalité est chez lui dans le foyer de l’hôte qui l’accueille – demeure ou cité. Se référant aux travaux de Florence Dupont, Agier dénonce une méprise derridienne à propos de xenios, qui est étranger avant que d’être hôte ; et il propose de rapporter l’hospitalité au principe d’une conditionnalité de l’accueil, comprise comme un invariant anthropologique, susceptible de recevoir des contenus variés, c’est-à-dire de se décliner historiquement. Pour Michel Agier, on ne peut exclure que l’étranger fasse figure d’intrus : l’expérience de l’hospitalité est originairement exposés à l’intrusion, elle suppose la rencontre de l’intrus, au premier abord, comme intrus. Dès lors, l’hospitalité doit être située et construite entre les deux bornes extrêmes et externes d’une intrusion à rejeter, et d’une intégration supprimant l’altérité. L’hospitalité serait le nom d’un rapport entre l’hôte qui accueille et l’hôte accueilli, et  l’hospitalité accordée à ce dernier intégrerait la reconnaissance de son extranéité, sur un parcours qui se conclurait par la décision, soit de le reconnaitre dans son altérité, soit de le traiter comme un « alien » non intégrable. Tel serait la problématique contemporaine : l’hospitalité comme transformation de l’intrus en hôte, ce qui implique la reconnaissance de son altérité, et comme alternative au rejet de l’alien ».

 

« Michel Agier objecte au motif derridien de l’hospitalité inconditionnelle que l’hôte reçu ne peut demeurer chez son hôte que temporairement ; pas davantage, ne peut-il prétendre s’installer en nombre, sans égard pour les ressources du foyer qui l’accueille. L’inconditionnalité est assortie de cette double restriction. Jacques Derrida la méconnait si peu qu’il dit l’hospitalité inconditionnelle impossible : impossible de s’y soumettre. Mais comme l’hospitalité est inconditionnelle, il est tout aussi bien impossible de s’y soustraire. L’hospitalité en tant qu’inconditionnelle est aporétique, le double bind est la structure de cette aporie. Comme telle, l’aporie selon Derrida appelle un « schématisme » : les schèmes en sont des « structures intermédiaires », c’est-à-dire des conditions d’accueil à instituer, entre l’impossible accueil de quiconque demande l’hospitalité sans condition, a fortiori en nombre, et l’impossible rejet de l’étranger qui demande à être reconnu comme hôte. Nos deux auteurs se rejoignent donc sur la question des conditions, et c’est sur ces conditions que j’aimerais revenir ».

 

« Et pourtant…l’hospitalité peut-elle n’être que d’un lieu, peut-être n’être pas globale ? Encore faut-il qu’à l’échelle du globe, il reste des lieux : mais le lieu comme tel implique ou emporte avec soi ceci, qu’il y a plus d’un lieu – parce qu’un lieu est toujours un lieu déterminé, un lieu singulier ; parce que si je me trouve ou me situe en un lieu, ma situation comporte toujours la possibilité du transfert d’un lieu à l’autre, du passage à un autre lieu ; la reconnaissance du lieu est inséparable la reconnaissance de la possibilité du déplacement. Dès lors, si l’hospitalité est indissociable du foyer, il se pourrait que la Terre abrite plus d’un foyer, que le foyer comporte plus d’une échelle, il se pourrait que la Terre se pense comme foyer ».

 

« Il n’y a pas d’hospitalité si quelqu’un, n’importe qui, vivant, c’est-à-dire capable de mourir de froid, de faim et de soif, parlant, c’est-à-dire capable de demander et/ou répondre , de dire oui ou non, ou de garder le silence, n’est pas accueilli chez quelqu’un, par quelqu’un – toujours vivant et parlant. Hospitalité en un lieu qui, comme lieu de l’hospitalité, se dévoile en tant que foyer. Et là, dans les limites de la ressource, de la capacité, mais aussi de la volonté de l’hôte, à qui il appartient de décider du sort de l’étranger comme intrus ou comme hôte, les conditions de l’hospitalité ne peuvent suspendre le caractère d’inconditionnalité qui s’attache à la cause  de celui ou de celle  qui adresse une demande d’accueil ».

 

« Et la dernière condition, c’est l’espace : il conditionne la possibilité, pour tout homme, de « se proposer à la société » en toute partie de la Terre, c’est-à-dire en tout territoire, pour un droit de visite. L’hospitalité, c’est donc l’hospitalité du territoire.  Elle est motivée par la possession, commune aux hommes, de la surface de la Terre. Il est remarquable que les conditions de cette possession renferment une contrainte de circulation : la sphéricité de la Terre implique l’impossibilité d’une dispersion infinie des hommes, donc la nécessité du voisinage ».

 

« Mais cette extension ne réduit pas le lieu à des coordonnées géométriques, elle maintient la dimension du local ; en conséquence, le partes extra partes signifie l’être-en-écart des parties, c’est-à-dire le voisinage. Et le voisinage laisse ouverte la question de savoir combien de places singulières comprend et  accorde une étendue : elle ouvre la possibilité d’un espacement comme tâche politique, et de l’inscription, dans l’horizon de cette tâche, de l’obligation d’hospitalité, entendue comme l’institution de l’espace cosmopolitique. Là est la condition de sa schématisation, entre l’impossibilité du droit de résidence  et l’impossibilité de traiter en ennemis celles et ceux qui ont un droit égal à l’occupation de toute partie, de toute région de la Terre. Cela donne le droit de visite comme figure de compromis et condition de l’hospitalité inconditionnelle ».

 

« La Terre et ses contrées sont alors recouvertes par l’espace d’une circulation qui n’est pas la libre circulation des hommes, mais celle des capitaux. Si l’on admet que l’espace déploie des lointains et des orients, qu’il est comme tel l’ampleur accordée à des mondes de vie, la question de la constitution d’un espace de l’inhospitalité du capitalisme globalisé est plutôt la question de l’annulation de l’espace de l’hospitalité, après l’hospitalité, mais aussi d’après l’hospitalité, d’après la restriction liée au territoire comme échelle de la souveraineté ».

 

« L’essentiel n’est pas de repérer ou de dénoncer des manquements à l’obligation inconditionnelle d’hospitalité, mais d’ajuster le regard à ce qui arrive : savoir la mise en place d’un dispositif d’inhospitalité que l’on pourrait caractériser comme installation de procédures d’effacement des usages et des espaces de l’hospitalité. Je voudrais suivre un court instant le cheminement de Paul Virilio dans « Stop eject », le texte qui présente l’idée directrice de l’exposition : « Terre natale – ailleurs commence ici ». Il s’agit de comprendre une crise qui se présente comme la violence d’un antagonisme entre la pression migratoire et les stratégies des états pour les contenir, en décourageant les migrations. Dans leur hétérogénéité, celles-ci présentent le tableau dynamique d’un rapport général à l’espace que l’on peut valablement nommer : l’être en circulation. Cela vaut pour les touristes, les déplacements professionnels, les migrations régulières, les populations errantes , ainsi ces cent millions de paysans chinois errant à la recherche d’un travail et échouant dans les terminaux de gare…et cela vaut pour les millions de migrants irréguliers et refoulés , qu’il n’est peut-être plus temps, si l’on en croit François Héran ou Claire Rodier, de distinguer des réfugiés. Virilio, avec son sens de la formule, oppose les nomades qui ne sont chez eux nulle part, et les sédentaires qui sont partout chez eux : ce qui les oppose, c’est que les uns détiennent des capitaux qui leur donnent accès aux conditions d’une délocalisation permanente, c’est-à-dire aux vecteurs de la révolution technique de l’accélération – les transports, l’information – tandis que les autres n’ont que leur travail, qu’ils ne parviennent pas à vendre. Mais ils n’en appartiennent pas moins à ce monde de la révolution techno-ontologique de la vitesse qui les dispose à s’arracher aux lieux d’une vie impossible pour se projeter là où s’indiquent, au minimum, des possibilités de subsister. On voit par-là que le dispositif d’inhospitalité lie les trois conditions : la condition spatiale de l’être en circulation ; la condition techno-pragmatique qui conjoint la révolution technique de l’accélération ( des transferts d’énergie et d’information) et l’emprise d’un capitalisme qui structure et déstructure les espaces de production et de socialisation au gré des espérances de gains qui motivent des déplacements de capitaux orientés vers la maximisation de leur rentabilité, placés et déplacés par des fonds de pension. La troisième condition, politico-juridique, c’est la mutation de la Cité, de son droit et de son urbanisme, qui substitue à la conjonction du territoire, de la souveraineté politique et de l’état de droit ce que Virilio appelle l’Outreville : après la ville du droit de cité et de résidence, elle se présente comme la ville de ceux qui peuvent en partir et revenir, de ceux qui peuvent distribuer leur présence sur un réseau urbain mondial, pour des partenariats virtuels grâce aux vecteurs de transfert des corps humains, corps de vivants parlant. Le droit de l’Outreville, c’est le droit d’un état d’exception qui autorise la multiplication des contrôles opto-électroniques, dans les gares et les aéroports, et le passage, dans ce qui était l’espace de la cité, d’une frontière entre les sédentaires partout chez eux et les nomades chez eux nulle part. Virilio écrivait déjà en 1984 dans l’espace critique : « Les frontières de l’état passent désormais à l’intérieur des villes. » Le passage des frontières dessine les pourtours des espaces de relégation des migrants irréguliers. Avec son sens du raccourci parlant, Virilio oppose l’espace métropolitique de la souveraineté nationale, garant d’un droit territorial, espace de « l’inertie domiciliaire », de la possibilité de demeurer chez soi, à l’espace métapolitique de la mobilité des fonds souverains. Le premier est l’espace de la liberté des déplacements des humains, le second , l’espace de la liberté des déplacements de capitaux et de leurs détenteurs. De là une mutation de l’urbanisme quand, à l’ancien adage « tracer, lotir, bâtir » se substitue un nouvel adage « tracer, lotir, sortir » : cela donne le nouveau quartier de la gare St Charles, à Marseille, appelé à devenir, d’après ces concepteurs, ni plus ni moins qu’un centre-ville : c’est faire du centre un centre de projection, et de la ville, l’espace d’un renvoi vers l’ailleurs, vers l’Outreville. C’est dédier le lieu même à l’impossibilité d’un séjour où demeurer, où reposer, c’est dédier le lieu au transit, et Virilio interprète cela comme l’annulation de l’espace, liée à l’accélération, entendue comme rapport technique aux choses, orienté vers la recherche d’une disponibilité toujours croissante.

La possibilité même du dispositif d’inhospitalité a sa spatialité, qui produit ce que Virilio appelle la « crise des dimensions », c’est-à-dire la réduction du temps à l’instantanéité, et celle de l’espace à l’ubiquité. La première réduction est l’œuvre d’une technique, de ce que Virilio appelle « le progrès technique », orienté vers l’accélération. Donc vers la réduction des délais. La seconde, il me semble qu’il faut la chercher dans l’extension même. La détermination immédiate de l’espace, c’est le point : or, le point, dit Euclide, n’a pas de partie. La ponctualité, dit Hégel en écho, c’est la détermination, en même temps que la négation, l’annulation immédiate de l’espace. Hégel caractérise l’espace comme abstraction, dans la philosophie de la nature , mais cet espace abstrait a sa réalisation technique que Virilio nous aide à repérer à travers la télédétection par satellite référée, précise-t-il, « à une unité de mesure, le pixel, petit élément d’image qui correspond en quelque sorte au grain photographique » : le déplacement à grande vitesse du point lumineux, c’est le principe de la formation des images de synthèse, en sorte que « la ligne, la surface ou le volume ne sont plus ici que des effets de la projectivité du point et de l’instantanéité de la transmission ». L’extension abrite toujours déjà la possibilité de l’espace de l’inhospitalité, c’est-à-dire la possibilité de l’annulation de l’espace de l’hospitalité. Mais les hommes résistent, s’ils errent, c’est contraints et forcés, et c’est donc sous la présupposition du désir indompté d’aller quelque part et d’y demeurer librement le temps que demande ce qu’ils ont à faire, c’est-à-dire l’œuvre qui soutient leur déplacement comme voyage. Et c’est l’espace des voisinages qui demeure, comme espace à venir, espace de l’avenir, avenir de l’espace ; au-delà de l’Outreville, ou encore de la Méga-cité, il faut repenser la possibilité politique du foyer, comme espace d’hospitalité, à l’échelle de la Terre. Et puisque les migrations sont appelés à devenir climatiques, l’échelle de la Terre est inséparable de celle de la biosphère. »