lundi 31 janvier 2022

Matériologies V: Principes pour une littérature qui empeste Par Michel Surya

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Le nombre avancé par l'agence france-presse est de 94 000 morts dues au coronavirus dans le monde à la date du 10 avril 2020 ( de 100 000, prévoit-elle, dans les deux jours qui suivront), à peine trois mois après son apparition ( nombre sans doute sous-estimé", précise-t-elle.).

Ce chiffre est tout ce qu'on veut: considérable, terrible, affreux, dont tout le monde s'émeut, et dont je ne m'émeus pas moins que tout le monde. Cependant, que fait-il, que compte-t-il, que vaut-il rapporté, comparé, mesuré à cet autre, connu de longtemps, et parfaitement documenté, qui établit que ce sont 25 000 personnes qui meurent PAR JOUR dans le monde de la faim et de ses causes associées autant de personnes qu en trois mois d autres sont mortes ou s apprêter à mourir de la peste coronavirale!

A la vérité, on ne reste pas longtemps sans comprendre ce qu'ont les morts du coronavirus que n'ont pas les morts de la faim. La division reste la même entre les morts qu'entre les vivants, qui partage entre ceux dont la tragédie est occasionnelle et ceux dont elle est destinale - division sociale, division de classe, division nationale, division raciale, division continentale.

dimanche 30 janvier 2022

Matériologies V: Principes pour une littérature qui empeste Par Michel Surya

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Marcel Moreau est l'un de ceux que le virus a tués ( à la vérité, que le virus a fini de tuer, qui mourait déjà). Moreau, justement, qui a pris toute sa part de la saleté propre à l'écriture, qui a fait de ses "oeuvres" les "raclures de l'a^me" dont Artaud disait être faites les siennes, qu'il l'a dit alors qu'elles n'existaient encore qu'à peine. Signe des temps: à peu près personne pour savoir qui Moreau aura été. Moins encore à l'avoir lu. S'il avait écrit moins, il est vrai, et avec moins de mots; s'il s'était montré plus affable, et sous un meilleur jour ( moins mauvais, hirsute, possédé), sous le jour de ceux qui semblent n'avoir écrit leurs livres - pas des "raclures", surtout pas de "l'âme" - que pour pouvoir parler partout d'un peu tout, surtout d'eux, ce qu'on voit tous faire, qui pensent pourtant en remontrer à l'ordre, qui le prétendent même, qui ajoutent juste au divertissement qui domine.

Génie des titres de Moreau, lesquels suffisent à faire penser à Artaud ( pour quoi je pense à lui) : Quintes, bannière de bave, la terre infestée d'hommes, les arts viscéraux, discours contre les entraves, ados de Dieu, corpus cristi etc...

Quintes; bannière de bave, la terre infestée d'hommes ont paru, le premier en 1963, les deux autres en 1966.Un an avant, pour ces deux derniers, que parut Tombeau pour 500 000 mille soldats de Pierre Guyotat.

Marcel Moreau est mort le 4 avril 2020, à l'âge de 86 ans quand Pierre Guyotat est mort le 7 février 2020, à l'âge de 80. Aucun rapport? A l'évidence ( pas la même portée d'oeuvres, pas les mêmes conséquences d'art). Le plus grand cependant du point de vue de ce que "l'écriture" engagea pour quelques-uns de cette génération, ou tenta d'engager, engagement auquel si peu se tiennent encore.

Socialisme ou Barbarie, "L ouvrier américain" par Paul Romano Partie 2

 CHAPITRE PREMIER

LES EFFETS DE LA PRODUCTION

il faut bien vivre

L'ouvrier est forcé de travailler. Il n'a d'autre alternative que de produire afin de se procurer le minimum le plus indispensable à l'existence. La plus grande part de ses heures de veille il les passe à l'usine. C'est là qu'en tant qu'ouvrier il doit penser agir. Quelles que soient les conditions de travail à l'usine, il lui faut travailler pour vivre. C'est là le facteur décisif qui détermine l'attitude de l'ouvrier dans le système moderne de production. Peut-être ne lui vient-il seulement jamais à l'esprit qu'il puisse devenir quelque chose d'autre qu'un ouvrier  mais cela n'empêche pas que les mille et une pressions de la vie prolétarienne à l'usine le marquent profondément.

L'ouvrier est forcé d'accomplir une tâche qui ne peut que le rebuter: la monotonie, le lever chaque matin, la eine quotidienne qui exige son tribut. Il travaille dans des conditions qui lui sont imposées. Mais ce n'est pas tout, en fait, il se contraint lui-même à accepter à accepter ces conditions. Le foyer, la famille, les nécessités économiques font de lui un esclave de cette routine du travail. Théoriquement, il est un salarié libre. Pratiquement, il ne peut à la fois disposer librement de sa force de travail et vivre. En d'autres termes, il pense qu'il a le droit de refuser les conditions qui lui sont faites, mais il se rend compte clairement qu'il doit les accepter. Ces deux pressions contradictoires engendrent au plus profond de lui-même un sentiment d'aliénation.


La vie d'usine est physiquement dure

Les ouvriers d'usine vivent et respirent dans la saleté et l'huile. Au fur et à mesure que la vitesse des machines est accélérée, le bruit s'accroit, la fatigue augmente, le travail exigé devient plus grand, même si le procès de travail s'en trouve simplifié. La plupart des machines agissant par coupure du métal ou par meulage ont besoin d'un abondant arrosage lubrifiant pour faciliter le façonnage des pièces. Mettre une paire de bleus propres le matin et se trouver à midi, littéralement trempé d'eau lubrifiée est chose courante.

La majorité des ouvriers de mon département ont les bras et les jambes couverts de boutons d'huile, d'éruptions et de plaques, les souliers sont trempés et cela provoque des cas constants d'"athlete's feet". les pores de la peau sont bouchés par des points noirs. C'est là une circonstance très aggravante. Nous aspirons souvent à prendre un tub bouillant et à y tremper pour nous décrasser et nous libérer de ces points noirs infectieux.

Dans la plupart des usines, les ouvriers gèlent en hiver, étouffent en été et manquent souvent d'eau chaude pour nettoyer la crasse d'une journée de travail. Combien de milliers d'ouvriers ne prennent-ils pas l'autobus avec la sueur et la crasse de la journée leur collant toujours à la peau. Même s'ils disposent des installations sanitaires indispensables l'envie de quitter l'usine et de rentrer chez eux au plus vite est si puissante que bien souvent ils ne prennent même pas la peine de quitter leurs bleus. Certains, par contre, se récurent systématiquement et prennent une douche avant de quitter l'usine. Ils s'efforcent de faire disparaitre les moindres traces d'une journée de travail avant de franchir la porte de l'usine. Vêtus de propre, ils rentrent chez eux un détendus auprès leur dur boulot.

X...est manœuvre. Il débarrasse les machines des copeaux qui les encombrent, alimente les bacs d'arrosage et aide à l'approvisionnement. Comme un certain nombre de manœuvre ont été congédiés, il doit fournir un travail plus intense. Il dois servir un plus grand nombre de machines. Le résultat c'est que, comme ses camarades, il se met à transpirer à profusion. L'inconvénient de cet état de chose est le suivant: non seulement il doit remplir les chariots avec les copeaux mais il doit les vider hors de l'usine. Les changements continuels de température auxquels ces manœuvres sont soumis alors qu'ils sont en sueur, provoquent chez eux des affections pulmonaires et des troubles rhumatismaux (arthritisme, etc...) ils ont cependant fini par découvrir que s'ils portaient d'épaisses chemises de flanelle, la transpiration était absorbée. Evidemment, ils sont continuellement mal à leur aise.

Tous les systèmes d'éclairage électrique que j'au pu expérimenter à l'usine sont loin d'approcher la lumière solaire dans leur tentative d'épargner les yeux. Le plus souvent, les usines utilisent un éclairage de teinte jaune. Pour en décrire les effets, le mieux est de rapporter ce que les ouvriers disent à ce sujet. Un ouvrier, qui faisait équipe, quitte l'usine et en sortant au soleil cligne des yeux et dit : "j'ai l'impression de sortir d'un puits de mine".

Parfois des ouvriers qui ne se connaissent même pas se saluent au passage. Un jour, un ouvrier que je ne connaissais pas s'approcha de moi et, pointant du doigt vers le sol, apprécia brièvement: "alors, de retour à la mine de sel."

C'est l'heure du repas; dans le hall du restaurant express, un ouvrier, ancien soldat, déclare :" Ces sacrées usines sont des prisons. On y est emmuré sans même avoir la possibilité de prendre un bol d'air frais."

L'usine est habituellement remplie de lourdes émanations provenant des départements utilisant des moteurs à combustion et de ceux employant des traitements à chaud. Elles remplissent le nez et la gorge. Quelqu'un a écrit sur le tableau d'affichage du vestiaire :" Pourquoi donc personne ne s'occupe-t-il de faire quelque chose pour nous débarrasser de cette fumée infernale?" La question resta posée sans aucune réponse pendant quelques jours, puis quelqu'un d'autre écrivit : " Le syndicat ne vaut rien. Nous sommes toujours aussi enfumés."

Dans les diverses usines où j'ai travaillé, je remarquais habituellement que les ouvriers chiquaient. Et bien, il y a une raison très précise à cela qui est la suivante:

1  C'est une manière de compenser l'interdiction de fumer au travail,

2 Il paraitrait que cela absorbe les émanations, les poussières et les limailles qui envahissent l'atmosphère.

J'ai repéré plusieurs jeunes ouvriers qui suivent maintenant cet exemple. Je demandais à l'un d'entre eux pour quelle raison il chiquait. Il me dit que c'était parce que chaque nuit en rentrant chez lui il avait la gorge et le nez littéralement tapissés de la poussière de l'atelier. Il me dit aussi que cela protégeait les poumons. De nombreux ouvriers qui chiquent ont maintenant les dents décolorées. D'autres prennent du tabac à priser.

J'ai aussi fait les observations suivantes concernant d'autres métiers:

Les ouvriers fondeurs ont la plante des pieds cuite. C'est un travail étouffant qui se fait une saleté repoussante et dans une atmosphère enfumée avec les pieds qui vous brûlent. De plus, il y a toujours le risque d'être brûlé par le métal fondu.

Les conducteurs de grues respirent les émanations, la poussière, les gaz, les bouffées de chaleur qui montent du moteur dans leur cabine. Dans une usine les conducteurs de grues se plaignaient amèrement d'être forcés d'uriner dans un seau parce qu'ils n'ont pas le droit de quitter leur cabine.

La soudure à l'arc est aussi un sale travail. On a le masque sur la tête de longues heures durant. C'est un travail étouffant. L'éclair de l'arc peut rendre aveugle. De tels accidents se sont souvent produits pendant la guerre.

La routine de l'usine est souvent cause de désagréments physiologiques et d'énervements d'un caractère très intime. Le matin, le réveil, l'ouvrier se trouve en présence du dilemme suivant: doit-il soulager ses intestins avant de quitter la maison ce qui le forcera à courir pour arriver au travail à temps? Ou doit-il rester mal à son aise, jusqu'à ce qu'il ait la possibilité de se satisfaire à l'usine? D'un autre côté, à l'usine, l'obligation où il se trouve de satisfaire à ses bons de commande risque de lui interdire de quitter son travail au moment où il aura envie d'aller aux water. Il arrive que, dans de telles situations, il arrête sa machine avec en colère en disant : " Au diable ce boulot. Quand il faut y aller, il faut y aller." La solution qu'il adoptera, en définitive, importe peu, l'essentiel c'est que ce qui ne devrait être qu'une question de pure routine personnelle devient matière à conflit, à énervement et à malaise.

Bien que la direction ne cesse de rappeler qu'il y a une infirmerie à la disposition des ouvriers et que la plus petite coupure ou contusion doit être signalée, il est rare que les ouvriers aillent à la visite et aux soins. Ils craignent en effet qu'un blâme étant porté à leur dossier, ils soient classés à l'avenir dans la catégorie des ouvriers imprévoyants, appréciation valable non seulement pour son usine mais pour toutes les usines où il voudra travailler.

Un matin, où les ouvriers gelaient de froid dans un atelier, ils constituent une délégation qui monte à la direction. Leur point de vue est le suivant : "Ou on nous chauffe ou nous rentrons chez nous".

Je me souviens aussi d'un morne et glacial lundi d'hiver: les ouvriers sont en train de mettre leurs bleus au vestiaire. Un ouvrier rentre et, avec un bref juron, il exprime les sentiments et l'opinion de tous : "Saloperie." Tous comprennent et chacun se dit : " Tu peux répéter la même chose pour moi, vieux frères.

Elle est encore plus dure moralement

Parfois, il arrive qu'un ouvrier qui a servi une machine de longues heures d'affilées durant des semaines et des mois, est victime d'une dépression nerveuse. Pour en arriver à ce point il faut evidemment qu'il ait fourni un travail soutenu durant une longue période. Dans une usine, où j'étais délégué, j'eus un jour à examiner une machine. Son conducteur était assis, il tenait sa tête entre ses mains. Il sautait aux yeux que quelque chose ne tournait pas rond. Je m'enquerrais et il me dit que s'il ne sortait pas immédiatement, il s'effondrerait. Je le dirigeais vivement sur les vestiaires et il sorti de l'usine. Quelques jours plus tard, il m'avouait qu'il n'avait jamais été aussi près de l'effondrement nerveux. Dans le même département, je connaissais un ouvrier qui avait été victime d'une dépression nerveuse à la suite d'un accident mécanique au cours duquel des éclats de sa machine, qui s'était brisée en pleine marche, lui étaient retombées dessus comme si ca pleuvait. Souvent, sous la double pression des ennuis familiaux et des ennuis professionnels, certains sujets deviennent terriblement nerveux. Au travail, à force de manipuler continuellement des copeaux, les ouvriers ont les ongles des mains cisaillés. C'est parfois douloureux et c'est toujours irritant et pénible. De nombreux accidents sont provoqués par un simple moment d'inattention. Le plus fréquent consiste à se couper en attrapant un copeau qui s'échappe de la machine. De nombreuses machines imposent à l'ouvrier l'exécution d'une série monotone de gestes identiques. Avec le pied, il appuie sur un levier pendant que ses mains sont occupées à fixer la pièce et à manier d'autres leviers. La répétition de mêmes mouvements durant des semaines et des semaines engendre parfois un état d'hébétude et une sorte de vertige. Le résultat c'est qu'un jour l'ouvrier mettra ses mains dans la machine au lieu d'y mettre la pièce. Après ce genre d'accident le conducteur se demande lui-même: " Pourquoi donc ai-je fait cela?"

L'acitivité militante de l'ouvrier américain a un caractère intermittent. Elle peut être acharnée, insidieuse ou ralentie. Il se peut que, durant des mois, il n'y ait pas d'expression ouvrière violente de mécontentement. Même durant des années. Cela ne contredit pas le fait qu'au fond de lui-même l'ouvrier est continuellement poussé à se révolter. De telles révoltes choisissent un beau jour le premier prétexte venu pour éclater.

C'est ainsi qu'un matin, un ouvrier vient vers moi et s'assied dans la travée où se trouve mon armoire de vestiaire. C'est un ancien combattant, il a été blessé outre-mer. Il déclare brusquement d'une voix forte: "Faisons la grève." Je le regarde étonne et lui demande : "Qu'est ce qu'il te prend? " Il répond :"Je peux plus le supporter." Je demande : " supporter quoi?"

-Ce sacré bang-bang-bang de la machine me rend timbré Je deviens fou. En avant, en arrière, en avant et en arrière."

La machine qu'il conduit est une emboutisseuse à froid.

Elle emboutit des rondelles d'acier de 12 mm. 7 d'épaisseur et de 38 mm de diamètre. Cela nécessite une pression énorme et comme l'emboutissage se fait à froid, la machine fait  un bruit de pilonnage régulier qu'accompagne le va-et-vient du bras d'alimentation. J'ai moi-même travaillé plusieurs semaines de suite à côté de machine de ce type. Après avoir quitté le travail on garde longtemps encore dans la tête le bruit de ce martèlement continu.

Demandant à un ouvrier son âge, il me répondit :" Trente ans". Comme je lui disais qu'on n'avait jamais que l'âge que l'on se sentait avoir, aussi bien de corps que d'esprit, il me répondit :"si c'est vrai, tel que tu me vois, je suis un vieil homme."

Un jeune ouvrier de ma connaissance racontait qu'il était toujours dans un état de tension continuelle parce que son patron passait son temps derrière son dos à lui crier après. Aussi, chaque fois qu'il voyait arriver le patron, il se cachait. Et pourtant, si une altercation ouverte éclatait avec le patron, il se mettait subitement en colère et menaçait de prendre son compte.

On rencontre aussi ce type d'ouvrier qui, chaque matin, en arrivant au vestiaire, déclare : "ce n'est pas à nous de chercher à comprendre, nous, on n'a qu'à travailler et à crever."

La réaction de l'ouvrier est la suivante : "La seule chose qui intéresse la direction c'est produire et produire encore." C'est là sa manière à lui de protester contre le mépris intégral de l'individu. C'est aussi ce qu'exprime des déclarations de genre : " Pour quoi donc nous prennent-ils pour des bouts de ferraille?"




Socialisme ou Barbarie Collectif

 Tiré de Socialisme ou Barbarie,  "L ouvrier américain" par Paul Romano      Partie 1


Introduction


Je suis un jeune ouvrier qui approche de la trentaine. J'ai passé toutes ces dernières années au sein de l'appareil productif du pays le plus hautement industrialisé du monde. La plus grande partie de mes années de travail s'est passée dans des industries où régnait la production de masse, au milieu de centaines et de milliers d'autres ouvriers. Leurs sentiments, leurs soucis, leurs joies, leurs lassitudes, leurs fatigues, leurs colères, je les ai tous partagés d'une manière ou d'une autre. Lorsque je parle de "leurs sentiments" j'entends ceux qui sont en relation directe avec les réactions provoquées par le système moderne de production à grandes vitesses. Je suis encore aujourd'hui dans une usine - l'une des compagnies géantes du pays.

Cette brochure est écrite à l'intention de la base ouvrière et son objet est d'exprimer ses pensées les plus intimes dont les ouvriers ne parlent que très rarement même à leurs camarades de travail. En tenant pour ainsi dire un journal de la vie quotidienne à l'usine j'espère révéler les causes du profond mécontentement des ouvriers qui ces dernières années a atteint son point culminant et qui s'est exprimé dans les grèves et débrayages spontanées de ces temps de ces temps derniers.

L'ébauche de cette brochure a été distribuée à des ouvriers  dispersés sur tous les points du territoire. Leur réaction a été unanime. Ils étaient à la fois surpris et heureux de voir imprimées en toutes lettres les impressions et les pensées qu'eux-mêmes n'avaient que rarement exprimé avec des mots. Les ouvriers sont trop épuisés lorsqu'ils rentrent de l'usine pour avoir le courage de lire autre chose que leurs "comics" quotidiens. Pourtant, la majorité des ouvriers qui lurent cette brochure veillèrent tard dans la nuit pour aller jusqu'à la fin une fois qu'ils l'eurent commencée.

Par contre la réaction d'intellectuels sans contacts avec la classe ouvrière, à la lecture de cette brochure, offre un contraste frappant: pour eux ce n'était là que la réédition d'une histoire souvent écrite. Ils étaient déçues. Il y avait trop de saleté et de bruit là-dedans. Ils ne pouvaient pas saisir ce que les mots exprimaient. Ils ne trouvaient rien d'autre à dire que : "Et alors?" Il fallait s'y attendre. Comment des gens aussi étrangers à l'existence quotidienne des masses laborieuses de ce pays auraient-ils pu comprendre la vie des ouvriers que seuls les ouvriers sont à même de comprendre.

Je n'écris pas pour amener ces intellectuels à approuver les actions ouvrières ou à sympathiser avec elles. Mon intention est bien plutôt de montrer concrètement aux ouvriers eux-mêmes que souvent à l'instant même où ils pensent que leur condition est sans issue, leurs réactions et leurs propos quotidiens prouvent qu'il existe une voie ouverte à des changements radicaux.




samedi 29 janvier 2022

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LE MINISTÈRE DES CONTES PUBLICS

Dans Cannibales, Montaigne raconte l’effarement du chef indien qui visita le Royaume de France au temps de Charles IX, lorsqu’il découvrit une société où « des gens sont repus de tout, et d’autres maigres à faire peur, mendiants à leurs portes, nécessiteux qui pourtant acceptent de “souffrir une telle injustice [sans prendre] les autres à la gorge, ou [mettre] le feu à leurs maisons” ». Analysant un débat public suite au décès d’un bébé alors qu’une maternité venait d’être fermée dans la Drôme, une émission télévisée, des interviews, Sandra Lucbert décortique, dans un exceptionnel exercice littéraire, la langue employée par l’État pour justifier et imposer ses mesures et, mobilisant la science des rêves de Freud, les mécanismes déployés pour faire accepter l’inacceptable.

« En lieu et place de débats contradictoires, donc : un tour de passe-passe », un « numéro d’hypnotiseur ». Les appels à la raison des représentants de l’État invoquent systématiquement « LaDettePubliqueC’EstMal », évacuant les questions de finalités. « Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie. »
Elle cite un dialogue entre Socrate et Protagoras dans lequel ils évoquent l'époque les dieux et des Titans. Alors que l'un d’eux, Épiméthée, a équipé tous les animaux, oubliant les humains, Prométhée dérobe le feu et la technique à Zeus, pour les offrir à ceux-ci. Mais Zeus, considérant que la technique ne peut rien sans l’aptitude politique, envoie Hermès la leur donner « à tous également », sans exception. On nous a retiré l'attitude politique que des expertises techniques prétendent supplanter, nous ramenant à « l'inintelligence collective ».
« “Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone“, dit Orwell. Pour conduire les humains à renoncer à leurs facultés politiques, il a suffi d'une musique d’ambiance. » Sandra Lucbert s’appuie sur un numéro spécial de C dans l’air, émission de France 5 dépourvue d’analyse et qui « parle LaDette ». La parole est donnée aux experts, sages de la BCE et de la Cour des Comptes, ministres, anciens et actuels, tous spécialistes de « l’escamotage politique par la technique ». « La Langue du Capitalisme Néolibéral – la LCN, en abrégé – requiert absolument le bariolé dans l’identique : le c'est comme ça doit s'énoncer depuis une multitude d'endroits différents, manifestement indépendants les uns des autres. » « Un État ne se soutient pas uniquement par l'appareil de force, mais par l'assentiment passif des dominés. »
«  Ne jamais dire ce qui est : que l'Action transitive est en fait violemment transitivitée – au service des intérêts financiers. L'argent doit aller à l'argent, il faut cesser de gaspiller dans des infrastructures et des services publics. Agir, c'est corriger la démocratie, c'est la discipliner par les marchés.
Qui doit tenir ces comptes cachés doit savoir en conter : tout mettre cul par-dessus tête et nous faire aller droit. Pourquoi vous avez beaucoup d’impôts, même si nous les baissons ? Beaucoup de dette ? Parce que vous avez beaucoup de dépenses. Au travers du miroir de Bercy, les énoncés, une fois la prémisse effacée – nous les baissons uniquement pour les fortunés et pour les entreprises, et ce faisant les recettes fiscales s’effondrent –, seront mécaniquement inversés. Moins de recettes fiscales par exonération des riches devient : trop de dépenses pour ceux qui payent les impôts à la place des riches. 
»

Avec une malice vigoureuse et caustique, Sandra Lucbert s’en prend à un certain nombre de personnalités, pour illustrer son propos toujours résolument offensif, ruinant la langue des dominants en la détournant et la retournant. Dénonçant, par exemple, l’ignorance de Michel Sapin, spécialiste en… numismatique, elle emprunte à cette discipline le trébuchet, instrument double, à la fois balance de précision pour vérifier le poids des monnaies et pièce d’artillerie pour démolir la maçonnerie des villes assiégées. Ainsi, la Banque centrale européenne, par exemple, monétaire et militaire, « parle budgets équilibrés lorsqu’elle défonce les politiques publiques ». Elle répond à Didier Migaud, de la Cour des comptes, qui confond à dessein dette et dépenses, alors que celles-ci n’ont aucun rapport. Les plafonds qu’il invoque pour les dépenses publiques, sont avant tout « des plafonds pour le consentement des riches à l’impôt ». L’OMS a d’ailleurs évalué la réussite des politiques qu’il prescrit : « En 2000, le système de santé français était premier au classement international. En 2020, il a dégringolé seizième – l’efficacité. On manque de lit en pleine crise sanitaire : hâtons-nous d'en supprimer d’autres. »

Sandra Lucbert mobilise aussi la théorie des rêves de Sigmund Freud : les discours hégémoniques des forces dominantes sont maquillés, comme le contenu latent du rêve est transformé en contenu manifeste. Pour cela, Elle s'appuie sur la proposition analytique d’un certain G. Clarenbeau, auteur de Cliniques capitalistes (introuvable au catalogue des PUF, ce qui laisse supposer un artifice littéraire pour dédoubler la parole de l’auteur) : « Les autorisations pulsionnelles des dominants ne rencontrent plus aucune limite sérieuse. Elles enfoncent les codes du travail, éparpillent les outils de redistribution – font gazer les mécontents. Pour l'heure, aucune force antagoniste ne les oblige à reculer, quelques figures de style suffisent à les rendre méconnaissables. Les discours officiels y gagnent une consistance de rêve, analysables comme tels. »
Nous ne pouvons, comme toujours, rendre compte ici de l’intégralité de cette oeuvre. Signalons cependant l’analogie jubilatoire que l’auteur s’autorise avec une scène d’anthologie de Madame Bovary. Enfin, reprenant Gérald Darmanin, alors ministre du Budget, tandis qu’il s’appuie à contre-sens sur Alice au pays des merveilles, « qu’il a vu en dessin animé », elle se permet un bouquet final époustouflant et lui explique qu’en vérité « le monde merveilleux qu’explore Alice est un cauchemar implacable », un tissus de nonsenses, « c’est-à-dire la mise en évidence des mécanismes d’imposition du sens commun », dont elle cherche inlassablement les motifs avant de devenir révolutionnaire.

À la langue utilitaire, anesthésiante et manipulatrice des serviteurs de l’Économie, Sandra Lucbert répond par la littérature : des formules affinées et tranchantes comme le scalpel pour disséquer le jargon et l’entourloupe, rendre évidente la supercherie. Car 
« la littérature peut : ramener de l’indicible dans le dicible, figurer de l’infigurable, rétablir des prédicats effacés.
Le reste : retrouver taille collective et terminer leur jeu, ce n‘est pas dans un livre. 
»  

Un petit ouvrage d’une puissance critique implacable et redoutable. Absolument indispensable !


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



LE MINISTÈRE DES CONTES PUBLICS
Sandra Lucbert
146 pages – 7 euros
Éditions Verdier – Lagrasse – Septembre 2021
editions-verdier.fr/livre/le-ministere-des-contes-publics/

Réflexions sur les causes de la liberté et de l oppression sociale. Par Simone Weil

 Introduction


"La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s'évanouit, où l'on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l'inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place. Les chefs d'entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu'ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu  s'en faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d'empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé  par la pensée même des spécialistes  ; et l'expérience montre que  nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu'on ne peut divulguer aux masses qu'une misérable caricature de  la culture. scientifique moderne, caricature qui, loin de former  leur jugement, les habitue à la crédulité. L'art lui-même subit le  contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et  par là même porte atteinte à l'inspiration. Enfin la vie familiale n'est plus qu'anxiété depuis que la société s'est fermée aux jeunes.  La génération même pour qui l'attente fiévreuse de l'avenir est la vie tout  entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu'elle n'a aucun avenir, qu'il n'y a point de place pour elle dans notre univers. Au reste  ce mal, s'il est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l'humanité  d'aujourd'hui. Nous vivons une époque privée d'avenir. L'attente de  ce qui viendra n'est plus espérance, mais angoisse. Il est cependant, depuis 1789, un  mot magique qui  contient en lui tous les avenirs imaginables, et  n'est jamais si riche d'espoir que dans les situations désespérées  ; c'est le  mot de révolution. Aussi le prononce-t-on souvent  depuis quelque temps. Nous devrions être, semble-t-il, en pleine période révolutionnaire  ; mais en  fait tout se passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec le régime même qu'il aspire à détruire. Depuis plus d'un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine  ; aujourd'hui, cette espérance a perdu tout  ce qui pouvait lui servir de support. Ni  dans le régime  issu de la révolution d'Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut  trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain  ou de pur  ; voici longtemps que la classe ouvrière n'a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d'ailleurs ne s'est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang  ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs. On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et que le «  facteur subjectif  » fait seul défaut  ; comme si la  carence totale de  la  force même qui pourrait seule transformer le régime  n'était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la  structure de notre société  ¡ C'est pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est d'avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose qu'un mot, s'il a un contenu précis, s'il n'est pas simplement un des nombreux mensonges qu'a  suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le  service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et  purs qui  ont  tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des  prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d'une idée à la quantité de  sang qu'elle a fait  répandre. Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète  qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ? 

"

Socialisme et barbarie. Collectif

 "Un grand nombre d'ouvriers suit encore les centrales syndicales mais sans confiance; le recul des ouvriers devant tout ce qui est organisé, syndicats, partis et devant la « poli. tique»,. est. un :signé caractéristique de la période actuelle; pour negatif que soit ce facteur, il indique un commencement de conscience instinctive de l'exploitation du proletariat par sa bureaucratieae. Une série d éléments avancés sont portes a la réflection par les evenements actuels, ('t par la politique des partis ouvriers traditionnels; cette très faible avant-garde acquiert la conscience claire que l'U.R.S.S. n'est en définitive qu'un autre système d'exploitation et, que la lutte contre la hureuucratie <<ouvrière » est aussi importante que la lutte contre la bourgeoisie. Mais dans sa grande majorité la classe ouvrière reste aujourd'hui fascinée par les aspects negatifs de sa situation; elle se rend compte que non seulement elle ne peut pas entrer en lutte contre ses directions syndicales; et politiques, mais même qu'elle ne peut pas lutter independamment de ces directions et sans faire appel. à elles ou en tout cas sans être coiffe par elles. Le proletariat n a encore pas fait un pas dans la voie de son organisation revolutionnaire autonome". 

Lignes N 67. Collection dirigée par. Michel Surya

 Des avant la lutte, une question de principe. 

Par Pierre-Damien Huyghe



"Peut être là phrase de Canguilhem laisse t elle entendre qu il y aurait d un côté les héros capables de se engager dans l agir en connaissance de cause et de l autre de les "êtres du commun" dépourvus de cette capacité. Mais peut être veut-elle dire plutôt qu aucune action ne saurait etre grande qui laisserait hors de son agir les motifs inévitablement discrets des "êtres du commun". Ce n est pas sur ces êtres ne soient jamais concernés parles grandeurs  du moment, c est qu ils ne de surestiment pas. Partant, ils font avec ce qui se trouve a leur portée. C est de l accumulation de ces modestes suisse tirent nombre de mouvements a plus grandes conséquences historiques s il est vrai, comme le laisse entendre aussi Canguilhem, qu'il n y a de "grande action possible qu à partir du moment où l on entreprend et, par conséquent, jamais avant. Ce qui veut dire aussi bien qu une action su on envisagerait comme grande, on ne la commencerait même pas."

"Ainsi, qui veut dominer ne devrait pas rendre la vie trop difficile a ceux sans lesquels il ne serait pas lui même en mesure de profiter de sa position. A cette limite en quelque sorte organique, en tout cas non destructrice, s en ajouté une autre, au fond de même nature: la domination n est pas abstraite, ce n est pas un fait de purs esprits, c est une réalité qui se produit dans et avec un certain nombre de conditions techniques. Or ces conditions, par définition, n offrent pas toutes sortes de possibilités. Ainsi tout pouvoir se trouve t il tenu par exemple par des capacités de communication, de circulation, d échange ou d information, bref par des situations instrumentales dont l histoire révèle l instabilité substantielle (ici ou la, toujours, l humanité étant par ailleurs techniquement inventive, il emerge d autres capacités de faire, d échanger être diffuser qui ne sont pas dans les plans et connaissances du pouvoir et avec lesquels ce pouvoir n a pas appris lui-même a faire). Cependant, et c est l' autre tendance enjeu, il appartient à la logique de la domination de se défendre contre ce qui la conteste en réduisant cette contestation. Dès lors, enfaite, non seulement elle cherche a se augmenter dans le cadre de puissance qui la nourrit, mais en pré elle se méfie des modifications et autres inventions dont elle peut craindre de ne pas avoir la maîtrise et qu elle a propension s'imaginer en facteurs de déstabilisation. En ce sens, elle ruine bien des possibilités et joue tôt ou tard dans l histoire comme une névrose dans la vie psychique."

"Cette "vérité", c est précisément qu une politique (au moins une sorte de politique) peut être portée d abord par une méditation de caractère éthique. Je dis bien "éthique", je ne dis pas "morale". La différence tient à ce que l éthique n implique pas à mon sens de préceptes formulés. Il s agit d une attitude fondatrice, celle d une personne qui prend conscience de la distance qui la sépare intimement de la mascarade des langages convenus et en fait imposés a force de répétitions. Il y va d un éloignement à l égard de ce qui, dans le moment, s impose  comme attitudes et phrasés inévitables. Ce qu un sujet peut toujours découvrir, c est qu il y a un espace outil est possible de ne pas se mentir et qu a cet espace, donc, il a sa part. Ce n'est pas qu il ne se sente plus en rien obligé, c est que ce qu il tient désormais comme a faire ne lui est plus pour ainsi dire intime de l'extérieur. Il y va d une libération (mot clé dans toute cette affaire) ou d une décolonisation personnelle, toutes deux notions que notre mémoire politique associe à celle de résistance, retournant ce faisant la signification psychique du mot, laquelle se lie, comme on sait, Al opératoire d un interdit. Ce qui advient dans le moment éthique, c est le contraire d une forclusion: une perspective s ouvre qui ne fait plus obligation au sujet d être un contemporain superficiel, un semblable de surface ou un pareil en quelque sorte moulé par l'esprit et le langage dominants."

"Ce qu entreprend toute resistance commençant à s instituer et à quoi Canguilhem pensait sans doute comme l affaire d une "organisation" , n est ce pas d ailleurs de diffuser des textes (naguère distribuer des tracts et poser des affiches) cherchant, par des actes de langage décalés du phrasé dominant, a multiplier les chances de cette desadhesion a la domination sur peut être un jour ou l autre, pour chacun en soi, la découverte de sa capacité éthique? Quant a ce qui soutient ensuite une résistance commencée, c est pour parler comme Arendt citant René Char, le sentiment de vivre un trésor".

Quel est ce trésor ? Pour les résistants historiques, "il semble que il ait consiste, pour ainsi dire, en deux parties étroitement liées: ils s étaient aperçus que celui qui a épousé la Résistance, a découvert sa verite, qu il cessait de se chercher sans jamais accéder à la prouesse, dans une insatisfaction nue, su il ne se soupçonnait plus même d insécurité, d être un acteur de sa vie frondeur et soupçonneux, qu il pouvait de permettre d aller nu. Dans cette nudité dépouillée de tous les masques -de ceux que la société fait porter a ses membres aussi bien que de ceux que l individu fabrique pour lui même dans ses réactions psychologiques contre la société- ils avaient été visites pour la première fois dans leur vie par une apparition de la liberté."





vendredi 28 janvier 2022

Lignes N°67 collection dirigée par Michel Surya

Seule l'invention...en 13 points     par Sophie Wahnich


"3 Parallèlement, chaque mandat présidentiel voit ce pays s'enfoncer dans un déni de son histoire révolutionnaire. Celle ou SQt Just appelait à faire "une cité c'est à dire un peuple de citoyens amis, hospitaliers et frères", celle qui avait inventé les droits sociaux d'assiatance et d'éducation, promu les libertés publiques, la liberté d'opinion même religieuse, avait aboli l'esclavage. Certes, avec la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui fait partie de notre bloc constitutionnel, une partie de cette histoire demeure cependant au coeur des institutions de notre république. Mais qui veille à l'effectivité du droit de résistance à l'oppression?

Parallèlement, chaque mandat présidentiel voit ce pays s'enfoncer dans un déni de son histoire ouvrière qui avait conquis des protections fondamentales au sein du monde du travail, ais aussi la sécurité sociale et les retraites, un contrôle mutualiste et syndical de ces droits, contrôle aujourd'hui récupéré en très grande partie par l'état.

Parallèlement, chaque mandat présidentiel voit ce pays s'enfoncer dans un déni de sa résistance anti-vichyste qui avait réaffirmé que, dans ce pays, il ne serait plus acceptable de distinguer racialement, religieusement les bons et les mauvais citoyens. Qui oserait dire aujourd'hui que cela n'est pas de l'histoire ancienne?"

"Ce n'est qu'un symptôme, mais si l'utopie s'absente, alors mille avanies sont autorisées: avec les sans-papiers, les pauvres, on va jusqu'à fabriquer des murs pour enfermer les indésirables de l'autre côté du Paris intra muros."

des transfuges ont rejoint Jadot et voilà ce qu'ils disent:

"On cherche à porter la voix de cet électorat de gauche dont les valeurs sont ancrées dans l'humanisme, le progressisme,  les libertés et la lutte contre les discriminations qui, aujourd'hui, ne pourrait pas retourner au parti socialiste et qui ne peut pas adhérer au programme économique et social de la France insoumise. Surtout pas de lutte des classes, un greenwashing qui ne touchera pas au marché et à l'encastrement du politique dans l'économique. Donc rien. Et puis cette tricherie avec les mots. Que veut dire pour ces gens-là "humanisme"? Pas l'éloge de la Boétie ou de Montaigne, ni même celui d'une dignité absolue de l'homme avec laquelle ni Dieu ni l'état ne peuvent rivaliser. Comment les jeunes adultes peuvent-ils faire avec ces mots perdus?"

9 Depuis, l'histoire immobile nous empêche cruellement d'imaginer des débouchés aux luttes sociales, aux expérimentations, aux nouveaux imaginaires sociaux. Les utopistes existent encore, mais nul ne semble soucieux de leur existence à long terme, ni eux ni d'autres, et tout ce qu'il y a de vivant et d'inventif dans les formes de vie comme dans les revendications égalitaires, et donc démocratiques, est à la merci de lois scélérates."

"Quant à l'élection présidentielle, il faut s'en détourner le plus possible, la délégitimer et cesser d'obéir au système délétère de la V° république. Ne pas aller voter au premier tour, prendre ce risque, aller au second si nécessaire, car le fascisme de Zemmour et de Le Pen est encore plus cruel que le néolibéralisme de Macron. Mais surtout, surtout, investir le pouvoir législatif. Ce qui ne s'oppose ni à l'utopie ni à la révolution car, selon Marx, c'est le seul qui fasse les grandes révolutions. Il nous faut faire de nos incertitudes une puissance plutôt qu'un désespoir. Nous sommes dans la sommation utopique. Nous devons inventer un autre monde, et dans la sommation stratégique, nous devons le protéger de la cruauté avant même qu'il n'ait pris forme."


jeudi 27 janvier 2022

Les vies d'Alexandre Jacob par Bernard Thomas

 Lettre individuelle aux jurés du procès de Jacob.

Bourgeois,

Vous êtes appelés à juger plusieurs de nos camarades. De par quels droits et quelle logique vous faites-vous juges d'actes dont vous ignorez totalement le fond et la grandeur?

Vous ne pourriez le dire vous-mêmes? Sottement, vous avez été institués juges.

En la circonstance, vous êtes la meilleure de ces lois. C'est pourquoi nous avons pour vous un peu de clémence. Car si 26 des nôtres sont entre vos mains, nous sommes assez nombreux dehors.

Par l'attitude décidée de nos camarades, vous avez du pouvoir constater que la peur n'a pénétré dans leurs rangs à aucun moment. Il en est de même pour nous. Avec, en plus, des moyens d'action, puisque nous sommes libres.

Nous aurions pu, au cours des débats mêmes, faire un grand coup, car la mort ne nous effraie pas. Peut-être aurions-nous été au nombre des victimes. Mais vous nous y auriez laissé la vie.

Notre comité a préféré attendre votre verdict; mais sachez bien, bourgeois-juges, que ce n'est ni un recul ni une défaillance devant l'acte à accomplir. Ce n'est qu'une attente.

Donc, bourgeois, méditez ceci, qui est la décision de notre comité;

Si ton verdict frappe cruellement nos camarades, c'est ta condamnation à mort; car ta décisio, aura provoqué la nôtre.

Ne crois pas à une vaine menace. Choisis entre:

La vie tranquille ou la mort.


Paris le 11mars 1905

Comité terroriste international

MÉTHODE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(ÉDUCATION ET ENSEIGNEMENT) Procédés, techniques et méthodes. –Le lecteur des ouvrages et des revues pédagogiques rencontre à chaque instant le mot méthode appliqué à des choses fort diverses. Tantôt il s'agit de l'emploi et de l'éducation de la pensée : méthodes intuitive, déductive, rationnelle-analytique, synthétique, etc. ; tantôt il est question de l'organisation scolaire et du mode de travail des élèves : méthodes individuelle, collective ; parfois il s'agit de l'ordre et de la manière d'enseigner telle ou telle technique : méthodes de lecture, d'écriture, de calcul, etc. ; enfin les conceptions pédagogiques de certains auteurs, comme aussi les systèmes appliqués dans certains établissements prennent également le nom de méthodes : méthodes Montessori, Decroly, etc., de Winnetka, etc. En présence d'un emploi si généralisé du mot méthode, tout instituteur qui a imaginé un procédé quelconque – peut-être simplement retrouvé par lui et déjà employé par maints autres pédagogues, – qui enseigne ou croit enseigner d'une manière originale, personnelle, s'empresse de parler de sa – ou de ses – méthodes. n pédagogue novateur de notre temps, voulant réagir contre l'emploi abusif du mot méthode, a écrit : « Ce grand mot de méthode a été tellement galvaudé par tous les faiseurs de manuels de toutes sortes, qu'il nous est difficile aujourd'hui de lui redonner le sens précis et complet que nous lui voudrions en éducation. » Qui dit méthode dit système d'éducation basé sur des éléments sûrs, prouvés scientifiquement, et coordonnés d'une façon absolument logique. Or, la science pédagogique en est encore à ses balbutiements et nulle méthode aujourd'hui existante ne peut s'en réclamer. Seule l'Église, qui dédaigne la Science, et s'appuie inébranlablement – croit[1]elle – sur la révélation et la croyance, a sa méthode d'éducation, éprouvée par des siècles d'emploi, avec ses procédés, ses techniques presque immuables malgré les découvertes ; méthode qui ne recherche d'ailleurs pas la libération de l'individu, mais seulement sa résignation à l'ordre établi, son asservissement toujours plus grand à ses maîtres. Hors cet essai relativement logique, il n'y a pas encore eu, pour la pédagogie populaire, de véritable méthode d'éducation. » (C. Freinet.) Pour utile que soit cette réaction, elle n'en est pas moins excessive et si l'on admettait la définition que Freinet nous donne du mot méthode, on ne pourrait l'approuver lorsqu'il écrit que l'Église a une méthode : Freinet se contredit évidemment lui-même. Il importe donc de préciser le sens du mot méthode. « Qu'est-ce que la méthode ? » demandait Delon à la session pédagogique de Cempuis, en 1893. « C'est, disait-il, la voie logique même ; – méthode signifie chemin ; – c'est la route à parcourir pour arriver à la connaissance raisonnée des faits. » Cette définition est un peu étroite, car il y a des méthodes de travail manuel tout comme il existe des méthodes de pensée, mais cette étroitesse tient à ce que Delon parlait alors « De l'unité de la méthode dans l'enseignement ». Un psychologue contemporain nous définit ainsi ce mot : « Une méthode est la marche raisonnée que l'on suit pour atteindre un but. » (Cellerier.) Enfin un pédagogue, P. Bernard, précise : « C'est, étymologiquement parlant, la route, la voie que l'on suit pour arriver à un but, c'est une manière de se conduire. Le savant a sa méthode de recherche, le professeur a sa méthode d'enseignement, le laboureur a sa méthode de culture. Agir méthodiquement, ce n est pas s'évertuer au hasard, se fier à l'inspiration du moment, se dépenser en élans, ce n'est pas s'agiter ; agir méthodiquement, c'est avoir une pensée directrice et un plan d'action ; c'est disposer, organiser, composer ses pensées et ses actes ; c'est choisir avec discernement, en toutes circonstances, les moyens propres à réaliser le plus sûrement et le plus rapidement la fin qu'on s'est fixée. Un instituteur qui a de la méthode peut dire : voilà l'idée qui me mène, voici ce que je veux ; j'ai une doctrine qui ordonne l'ensemble et les détails de mon enseignement ; je puis, de ce point de vue, expliquer et justifier mes procédés, rendre raison de toutes mes démarches ; je sais où je vais, comment j'y vais. » Il convient de distinguer le procédé, la technique et la méthode. Le procédé, nous disent les dictionnaires c'est la méthode à suivre pour faire une opération un travail. Cette définition rend mal compte de la différence qu'il y a entre un procédé et une méthode. La technique est, disent encore les dictionnaires, l'ensemble des procédés d'un art ou d'un métier. Précisons par un exemple. J'observe un jardinier qui lève un écusson de rosier, le pose et le ligature sur un églantier ; il ne lève pas l'écusson de la même manière que je le ferais moi-même, il le pose et le ligature différemment, ses tours de main, ses procédés, sont différents des miens, il a une technique de l'écussonnage, j'en emplois une autre ; ces deux techniques peuvent être sensiblement de même valeur si une méthode dirige le choix des procédés comme aussi leur adaptation à chaque cas particulier. Je sais les conditions qu'il faut réaliser pour que l'écussonnage puisse réussir, je sais par exemple que la partie centrale de mon écusson doit bien s'appliquer sur la zone génératrice du sujet et pour réaliser cette condition, j'abandonnerai parfois le procédé de ligature qui m'est familier pour en utiliser un autre moins satisfaisant dans d'autres cas ; je sais aussi qu'il faut éviter que l'écusson reçoive trop ou trop peu de sève de l'églantier et, suivant que cet églantier aura beaucoup ou très peu de sève, je serrerai ma ligature plus fortement au-dessus ou au-dessous de l'écusson. Avoir une méthode, c'est donc choisir entre les procédés d'une technique et modifier, au besoin, certains des procédés adoptés en tenant compte du but poursuivi et des conditions de la réussite. On donne aussi parfois le nom de techniques à la lecture, à l'écriture et au calcul considérant ainsi que ces connaissances sont des connaissances outils qui permettent d'acquérir d'autres connaissances et sont ainsi des techniques du savoir. Mais l'étude de ces techniques peut être méthodique : il y a, certes, de fausses méthodes de lecture, etc., qui ne sont qu'un amas de procédés appliqués à une matière d'étude morcelée plus ou moins arbitrairement, mais il y a aussi de vraies méthodes reposant sur une idée directrice, ce qui ne veut pas dire qu'elles soient bonnes pour ce!a, car il y a bien évidemment de bonnes et de mauvaises méthodes. Il y a surtout des individus qui appliquent les procédés d'une méthode d'une manière figée sans tenir compte de l'esprit qui doit les animer et sans essayer de les modifier ou de les adapter aux divers cas particuliers qui se présentent à eux. Méthodes logiques et méthodes pédagogiques. – L'utilité de distinguer ces méthodes a été ainsi démontrée par Cellerier : « Une méthode d'enseignement est l'ensemble des voies et moyens, des attitudes, des activités que nous adopterons pour enseigner une notion à un élève. Le but de la méthode sera non seulement de déposer cette notion dans la mémoire de l'entant, mais de la rendre facilement utilisable. » Ouvrons ici une parenthèse. Si nous rapprochons ces arguments des xplications de Bernard, nous voyons clairement qu'on ne peut prétendre avoir une méthode si on ne se préoccupe pas de choisir ou de réaliser les conditions de temps et de milieu les plus favorables à l'obtention des résultats poursuivis. Or il est indéniable que de nombreux pédagogues encore se préoccupent plus d'enseigner suivant un ordre preconçu que d'adpter leur enseignement au temps, et de taire une place à cet enseignement occasionnel, si intéressant et si profitable pour les enfants. Il est plus évident encore qu'on ne se soucie guère de réaliser les conditions de milieu les plus favorables. Certes, Mme Montessori et surtout le Dr Decroly et Dewey, pour ne citer que les principaux, ont proclamé l'importance du milieu éducateur et ont fait des efforts méritoires en vue de sa réalisation, mais la plupart des pédagogues bourgeois ont négligé cette partie du problème de la méthode. S'il fallait réaliser un bon milieu éducateur pour tous les enfants des prolétaires, cela coûterait cher : il faudrait démolir les écoles-taudis, multiplier les établissement d'instruction –pour éviter les classes trop nombreuses, les doter de vastes cours pour les jeux, de petits jardins, de petits élevages, etc. Et alors, placé dans un tel milieu, le petit prolétaire sentirait plus âprement les tares du milieu familial –qui est aussi un milieu éducateur mais souvent à rebours, parce que l'air y est confiné dans des taudis et parce que les parents ne peuvent pas toujours donner la nourriture, les soins, etc., utiles au développement physique, intellectuel et moral de leurs enfants. Signalons aussi dans cette parenthèse, que Cellerier se préoccupe seulement du problème de meublage laissant de côté le problème de formation de l'esprit, du caractère, etc. « Mais le terme de méthode s'emploie aussi en logique. Il signifie, alors, la marche rationnelle que suit l'esprit dans ses recherches, soit pour atteindre, soit pour démontrer la vérité. Or dans l'enseignement, nous sommes souvent appelés à exposer à l'élève un raisonnement. Et le raisonnement suit une de ces méthodes de la logique. Le raisonnement à exposer sera analytique s'il consiste à disséquer les parties d'un tout, comme c'est le cas dans l'étude de la phrase grammaticale ; il sera synthétique lorsque nous partirons de quelques éléments simples pour construire un vaste édifice tel que celui de la géométrie ou de l'astronomie. Il sera inductif dans les sciences qui se fondent sur l'observation des faits pour en tirer des lois ; déductif dans les sciences synthétiques, etc... Tout cela ce sont des méthodes logiques, c'est[1]à-dire des modes, des qualités de la manière enseignée à l'élève, mais non les qualités de notre enseignement. C'est, pour ainsi dire, l'itinéraire suivi par l'esprit dans une recherche, non l'attitude adoptée par le maître pour exposer cet itinéraire à l'élève. » Or les attitudes de notre esprit peuvent varier d'instant en instant. « Pour démontrer que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits, nous passons quatre ou cinq fois de l'analyse, qui scrute les rapports entre tel côté, tel et tel angle, à la synthèse qui en tire telle ou telle déduction, et vice-versa. » L'analyse et la synthèse sont corrélatives, l'analyse conduit à la synthèse puis la synthèse perfectionne l'analyse, il n' y a pas opposition entre elles. Dans ce va-et vient de l'analyse à la synthèse, il y a changement dans l'objet enseigné, changement de méthode logique, mais le mode de l'enseignement, la méthode d'enseignement ne varient pas. Il faudrait donc distinguer « ces deux ordres de choses si différents : la matière enseignée et les méthodes qu'elle peut enfermer, d'une part, et l'acte d'enseigner, avec les formes qu'il peut revêtir, de l'autre. Les méthodes logiques (modes de raisonnement) dépendent de la nature de l'objet enseigné. Les méthodes pédagogiques (attitudes adoptées dans l'enseignement) se règlent au contraire en grande partie sur la nature de l'enfant, son développement, etc. ». Unité de la méthode pédagogique. – Il faut que l'instituteur, s'élevant au[1]dessus des procédés et des techniques, ait une méthode d'enseignement de la lecture, une méthode d'enseignement du calcul, une méthode d'enseignement du dessin, etc., mais ces méthodes ne doivent être que des cas particuliers d'une méthode pédagogique plus générale qu'il faut appliquer en tenant compte des individualités enfantines et en l'adaptant aux diverses matières d'enseignement, aux divers sujets d'étude. Si l'on a bien compris notre distinction des méthodes logiques et des méthodes pédagogiques, on doit admettre que les divers enseignements que nous donnons à un même enfant doivent s'inspirer d'une même méthode. Non pas seulement même méthode d'enseignement, mais encore même méthode pour l'enseignement et l'éducation. Comme nous allons le voir tout à l'heure, il existe, en effet, une liaison étroite entre l'éducation et l'enseignement : la méthode des logiciens ne peut être qu'une méthode d'autorité car le pédagogue qui ne peut ou ne veut pas avoir un enseignement vraiment intéressant doit imposer l'étude, s'il veut que ses élèves retirent quelque profit de cet enseignement. Le progrès pédagogique s'accomplit, certes, partiellement à la suite de réformes dans les détails ; mais il procède plutôt par bonds, par révolutions. Vouloir passer progressivement d'une méthode pédagogique à une autre méthode, c'est agir comme le ferait un piéton qui, désireux d'apprendre à pédaler, déciderait d'adopter une solution réformiste et de passer progressivement de la marche à la pratique de la bicyclette. Une méthode est un tout, une construction et non un tas de moellons, il faut adopter le tout ou choisir une autre méthode ; il faut éviter d'avoir plusieurs méthodes pédagogiques. Vers la méthode idéale d'enseignement. – Disons d'abord pourquoi nous devons avoir une méthode idéale d'enseignement. Certes, il nous est assez difficile d'avoir une vision claire et nette des buts poursuivis, nous ne pouvons pas bien souvent apprécier l'utilité lointaine des exercices scolaires employés et des notions enseignées ; nous ne sommes pas certains que d'autres exercices et d'autres notions n'auraient pas une utilité plus grande pour l'élève et de ceci résulte, en grande partie, la surcharge des programmes. Certes, nos connaissances psychologiques en général et la connaissance que nous avons de chacun de nos élèves en particulier, ne peuvent nous permettre d'éviter des erreurs dans l'application de la méthode. Notre connaissance des sujets d'étude n'est peut-être pas assez large et assez souple pour nous permettre de choisir ce qui convient au moment opportun. Et enfin le milieu éducateur avec son matériel d' enseignement et d'éducation, son jardin, etc., n'est pas celui que nous voudrions pour nos élèves. Mais, précisément, en ayant une méthode idéale, nous prendrons conscience des efforts qui nous sont nécessaires pour détruire, au moins partiellement, les obstacles qui se présentent devant nous et qui proviennent de nous, de l'enfant ou du milieu. Les anciens navigateurs qui, par nuits claires, levaient les yeux pour observer les constellations ne les ont point atteintes et ne cherchaient pas à les atteindre. Mais ces constellations les guidaient et c'est aussi un guide que nous cherchons dans la détermination d'une méthode idéale. Cette méthode dirigera nos réalisations de chaque jour, leur donnera un sens, nous permettra de constater les défauts à corriger et d'imaginer les perfectionnements futurs. Avoir une méthode idéale ce n'est pas seulement concevoir ce qui est mauvais et peut être perfectionné dans notre enseignement, c'est savoir choisir entre plusieurs perfectionnements possibles, être capable de renoncer à des progrès trop chèrement acquis, c'est-à-dire à ceux qui auraient des conséquences mauvaises, autrement dit encore, c'est pouvoir distinguer les progrès essentiels des progrès secondaires et ne pas sacrifier les premiers aux derniers. Laissant de côté les amalgames de méthodes, qui sont tout le contraire d'une méthode, nous pouvons dire qu'il n'existe en réalité que trois méthodes : celle des logiciens, celle des pédagogues artistes, celle des psycho-pédagogues. L'enfant fut longtemps considéré comme un petit homme imparfait qu'il fallait éduquer et instruire suivant un idéal éducatif et des programmes d'enseignement. Éduquer, c'était ordonner, défendre, punir. Instruire, c'était faire acquérir une certaine somme de connaissances logiquement divisées et subdivisées en matières que l'un commençait par définir. Nos anciens manuels d'histoire, de géographie, de grammaire, d'arithmétique, commençaient par de telles définitions : « l'histoire est... », etc. De plus, l'étude de chaque matière se faisait toujours suivant une progression logique qui partait toujours des éléments : on commençait l'apprentissage de la lecture par l'étude des lettres, celui du calcul par l'étude de la numération, celui du dessin par le tracé des lignes, etc. L'étude de la géographie, de la grammaire, etc., commençait de même par des éléments : golfes, caps, îles..., parties du discours, etc. Évidemment les logiciens qui voulaient aller vite et droit au but, sans perte de temps, croyaient suivre la marche du facile au difficile. Il faut reconnaître qu'en suivant un ordre logique et en avançant pas à pas et « de proche en proche », comme le veut M. J. Gal, on se rapproche fort d'une telle marche, cependant on ne la suit pas toujours. Demandez à un tout jeune enfant de dessiner une ligne droite et une pomme : il vous présentera une ligne qui ne sera pas droite à côté du dessin d'une pomme beaucoup plus satisfaisant. Essayez de faire apprendre à lire, à un débutant, des lettres (éléments de mots) et des mots, en nombre égal, présentés globalement : ce sera ce dernier apprentissage qui demandera le moins de temps. Qu'il apprenne à parler ou à marcher, l'enfant suit un ordre naturel qui n'est pas l'ordre logique, et l'on peut s'en rendre compte également en étudiant les progrès des enfants lors de l'acquisition des notions de nombre. Nous disons bien les progrès des enfants, car la marche n'est pas identique pour tous : il y a pour les enfants plusieurs marches du progrès. Si même nous ne tenons pas compte des différences individuelles –qui font, par exemple, que certains enfants font l'acquisition de la notion de 2 avant d'acquérir celle de 1 – et que nous considérions l'enfant moyen, nous avons l'ordre d'acquisition moyen : 1, 2, 3, 1/2, 4, 5, 1/4,... (1/3 apparaissant plus tard), etc... Non seulement cet ordre psychologique n'est pas l'ordre logique, mais encore l'acquisition des notions ne se fait pas progressivement, l'enfant ne « monte pas une marche, puis une autre, puis une autre... » comme le voudrait J. Gal, il fait des bonds successifs, puis s'arrête. La compréhension des notions nouvelles se fait brusquement, puis l'enfant s'efforce de fixer sa nouvelle découverte, l'appliquant à propos et hors de propos ; enfin arrive l'abandon, le repos plus ou moins apparent auquel succède un nouveau bond et le progrès se continue suivant le même rythme : découverte, fixation de la découverte, repos. Tous les progrès de l'enfant sont soumis au rythme, l'enfant a ses métamorphoses, il va de l'avant par révolutions autant que par évolution et l'enseignement, qu'il s'agisse de lecture, de calcul, etc..., donné pas à pas, progressivement peut atténuer mais non empêcher cette périodicité des progrès. La méthode des logiciens n'est pas seulement combattue par les psychologues parce qu'elle ne tient pas compte du développement mental de l'enfant – considéré dynamiquement et non statiquement – mais aussi parce que le souci de meubler l'esprit nuit à la formation des intelligences : en enseignant à l'enfant une logique d'adulte, on ne lui permet pas de se servir de sa propre logique et de la développer. Enfin pédagogues artistes et psychologues sont d'accord pour faire grief aux méthodes logiques de leur manque d'intérêt. Tout d'abord, dit le pédagogue allemand Stiehler, les Logiciens construisirent leur système « en dehors de l'enfant ». Les formes géométriques, analytiques, synthétiques réjouirent le cœur des mathématiciens et des pédagogues pédants qui adoptèrent un ordre logique et des formes rigides : pentagone après triangle, etc... Mais l'enfant indocile ne veut rien savoir, il désire dessiner des choses, des scènes animées qui font battre son cœur, mais que les logiciens déclarent être trop difficiles à dessiner pour lui. Ce que Stiehler dit de l'enseignement du dessin est vrai pour tous les autres enseignements. La méthode des logiciens est un désert aride, sans intérêt pour l'enfant. Les défauts de la méthode logique provoquèrent la réaction des pédagogues artistes. Comme dans toute réaction, ils furent à l'extrême opposé. Gradation et graduation logique et autorité furent abandonnées. Intérêt et Liberté furent les nouveaux mots d'ordre. Les centres d'intérêts et le souci d'éduquer remplacèrent la division logique et le souci d'instruire. Pour satisfaire l'intérêt des enfants, on employa des méthodes globales de lecture, d'écriture, de dessin, etc., et, plaçant au-dessus de tout l'intérêt de l'enfant, on ne se préoccupa guère de savoir si de telles méthodes étaient plus ou moins rapides que les anciennes. Cette pédagogie fut impressionniste, intuitive et libérale. Cependant, tout comme les logiciens, les pédagogues artistes l'avaient, en une certaine mesure, construite en dehors de l'enfant. Il y a des éléments intellectuels dans les facultés et les intérêts de l'enfant. « L'idée erronée d'après laquelle on peut, en faisant appel aux tendances spontanées et en ayant recours à de nombreux matériaux, se passer entièrement du travail logique, vient de ce qu'on ne se rend pas compte de la grande part jouée dans la vie de l'enfant par la curiosité, le raisonnement, l'expérience, la preuve. Nous sous-estimons ainsi l'élément intellectuel, c'est-à-dire le seul élément éducatif dans le jeu et le travail plus spontané de l'individu. Tout maître attentif à la manière dont la pensée intervient dans les expériences faites par l'enfant normal, évitera aisément de confondre la logique avec la préparation systématique préalable de la matière à enseigner ; il ne se figurera pas non plus que le seul moyen d'éviter cette erreur est de négliger toute considération logique. Il apercevra que le but réel de l'éducation intellectuelle est de faire que des dispositions naturelles deviennent des aptitudes exercées et éprouvées, capables de transformer la curiosité plus ou moins fortuite et la suggestion dispersée en attitudes qui disposent à la recherche active, prudente et poussée à fond. Il verra que le psychologique et le logique, loin d'être opposés (ou simplement indépendants l'un de l'autre) sont liés au même titre que le premier et le dernier terme d'un même processus continu d'évolution normale. » (Dewey.) Il y a, d'ailleurs, trois écueils que n'ont pas toujours su éviter les pédagogues artistes. D'abord ils ont risqué de tarir l'intérêt à sa source. Que l'enfant fasse ce qui lui plaît, ce qui l'intéresse, fort bien si son travail ne présente ni trop ni trop peu de difficultés, car un travail trop difficile décourage et un travail trop facile n'intéresse que dans une faible mesure. Ensuite, si l'on demande à l'enfant ses désirs et ses besoins, ils deviennent tyranniques, et si l'on fournit un aliment à tous les intérêts manifestés, on risque d'entretenir des intérêts qui ne présentent plus d'utilité pour l'individu qui évolue, au détriment du meilleur épanouissement de cet individu dont on retarde ainsi le développement. Enfin nous ne saurions admettre que l'on tienne si peu compte des pertes de temps qui résultent de l'emploi d'une telle méthode. L'humanité n'a progressé que parce que chaque génération s'est assimilée rapidement, en sa jeunesse, les connaissances acquises par les générations antérieures et a pu, ainsi, ajouter ensuite sa pierre au progrès. Malgré les critiques, qu'ils s'adressent mutuellement, logiciens et pédagogues artistes reconnaissent que l'enfant doit, travailler, faire effort et s'intéresser à son travail. Les logiciens eux-mêmes, pour qui la progression prime l'intérêt, essaient d'obtenir cet intérêt au moyen de procédés : recherche de livres bien illustrés, de problèmes amusants, etc... Mais logiciens et partisans de l'intérêt oublient que l'enfant est un être qui évolue ; les premiers confondent le but à atteindre et le chemin à parcourir ; les seconds oublient que les intérêts de l'enfant sont de valeur inégale, qu'il en est de périmés, au rôle fini, que d'autres sont en plein épanouissement ou même seulement naissants. Les psycho-pédagogues expérimentaux, eux, ne cultivent pas tous les intérêts, mais une sélection d'intérêts utiles au développement de l'individu, ils veulent aider l'enfant à s'épanouir, à devenir lui-même mais non pas le maintenir dans un stade intérieur de son développement. L'intérêt, pensent-ils, doit être entretenu par une progression des difficultés qui permette aux efforts de l'enfant d'être aussi productifs que possible. Cette progression doit être fixée expérimentalement et non logiquement avec le souci de former la logique de l'enfant et non avec celui de lui imposer la logique de l'adulte. Cette logique d'adulte est une fin, non un moyen. En résumé, les psycho-pédagogues expérimentaux, dans leur marche vers ce que nous pouvons appeler la méthode idéale d'enseignement et d'éducation, se préoccupent, en tenant compte des aptitudes, des intérêts et des besoins de l'enfant : 1° de fixer le but à atteindre ; 2° de rechercher le point de départ, c'est-à-dire la liaison entre le but à atteindre d'une part, les intérêts et les besoins de l'enfant de l'autre ; 3° cette recherche n'est possible que si le maître connaît bien la matière d'enseignement pour choisir la manière de l'aborder en tenant compte des intérêts de l'élève, de la technique spéciale à cette matière, d'une progression psycho pédagogique qui tienne compte des difficultés réelles et de l'importance de chacune d'elles ; 4° des conditions de milieu et de tous les moyens qui peuvent agir dans un sens favorable au but poursuivi ; 5° d'apprécier les difficultés qui ne permettent pas d'atteindre l'idéal entrevu pour s'efforcer d'adapter cet idéal aux réalités en atteignant l'optima, c'est-à-dire le maximum du possible. Pour être clair ce résumé doit être développé, nous le développerons donc en suivant un ordre logique, mais nous tenons à faire observer que cet ordre, qui nous est imposé par la nécessité d'être aussi clair que possible, n'est pas l'ordre chronologique. En réalité, le pédagogue, soucieux de marcher vers la méthode idéale, n'attend pas que l'un des cinq problèmes que nous avons posé soit solutionné pour s'occuper du suivant ; ces solutions sont provisoires, sujettes à révision et perfectionnées peu à peu ; il n'a pas à trouver cinq réponses isolées, indépendantes ; tout se tient et la fixation du but, pour n'en prendre qu'un exemple, ne peut être parfaite qu'après étude des autres problèmes et doit sans cesse subir des modifications puisqu'elle est établie en fonction d'un être qui évolue. I. Recherche du but. – Cette question du but a été traitée longuement par nous au mot « Éducation » auquel nous renvoyons le lecteur. Peut-être nous y sommes-nous un peu trop préoccupés du futur ; il importe aussi de se préoccuper des besoins actuels de l'enfant qui grandit. Avant de songer à préparer à la vie, il faut penser à ce qui est vivifiant pour le présent. Ce but général que nous avons indiqué nous impose des buts secondaires qu'il s'agit d'abord de déterminer. Certes les instituteurs publics ont des programmes officiels qui leur imposent certains de ces buts secondaires ; il ne leur en reste pas moins une certaine liberté de choix ; chaque maître a ses matières d'enseignement, ses sujets préférés ; malheureusement cette préférence résulte le plus souvent des goûts personnels. Il faudrait que pour chaque matière d'enseignement, chaque sujet d'études, le maître se demandât : « Quel sera actuellement l'effet de mon enseignement ? Quelle en sera la portée lointaine ? » et qu'à la suite de telles questions, il négligeât le moins utile au profit de l'essentiel. Il est nécessaire aussi de préciser ces buts. Il pourra paraître suffisant à un père de famille de me dire : « Apprenez à lire à mon fils ? » mais cette réponse imprécise ne me satisfera pas. Je réfléchirai après avoir observé la vie. Je constaterai que la lecture la plus usitée et la plus utile n'est pas la lecture à haute voix, courante et expressive, à laquelle on attache encore tant de prix dans nos écoles mais la lecture mentale silencieuse et compréhensive : qui a pour but de nous communiquer par la vue une pensée formulée par écrit. Je verrai que la classe capitaliste tire parti de cette connaissance pour empoisonner la pensée ouvrière avec sa presse bourreuse de crânes et je penserai que savoir lire peut être nuisible à qui manque d'esprit critique. De ces observations et d'autres encore, je tirerai des conclusions, et ces conclusions me permettront de préciser le but que je dois atteindre en lecture, m'indiqueront, en une certaine mesure, les moyens d'y parvenir qui seront pour moi de nouveaux buts secondaires. Je réfléchirai encore après avoir étudié dans les livres de sociologie, de psychologie, de pédagogie, etc., et observé l'enfant. Ayant, par exemple, appris que l'adulte qui lit n'épelle pas, je me dirai que l'épellation n'est peut-être pas utile, ou tout au moins aussi utile qu'on le pense, pour l'apprentissage de la lecture et ceci m'engagera à entreprendre des recherches qui me permettront d'améliorer ou de changer ma méthode d'enseignement de la lecture. II. Recherche du point de départ. – Le développement actuel de l'humanité, les connaissances acquises, sont tels qu'ils sont parce que les hommes, dans le passé et dans le présent, ont eu et ont des intérêts, des besoins et des aptitudes que nous retrouvons chez les enfants. Ces intérêts, ces besoins, ces aptitudes sont plus ou moins développés, n'existent parfois qu'en germe et à l'état latent chez les enfants ; il faut pourtant les découvrir, car ce sont eux les leviers du progrès, les points dont il nous faudra partir pour, par une récapitulation abrégée (voir Éducation) faire acquérir à l'enfant une partie des conquêtes de l'humanité. Il faut que l'éducateur connaisse, aussi complètement et d'une manière aussi souple que possible, les expériences que l'humanité a faites – le savoir qu'il peut faire acquérir à ses élèves n'en est qu'un résumé, – qu'il sache quels sont les intérêts, les besoins, les pouvoirs de l'enfant pour les mettre en œuvre, les exercer, les diriger vers les buts possibles qu'il se propose. « Chacun, dit Roszger, a en lui la place où le maître peut piocher de la façon la plus sûre. Alors il s'agit de mettre la main à cette place... d'obliger chacun... à économiser et à fortifier sa puissance particulière. Et la puissance particulière sera le point de départ d'où les autres territoires seront renforcés et fécondés... le descriptif fera un effort volontaire s'il doit expliquer sa description par le dessin. » Ainsi le progrès enfantin ne sera pas obtenu malgré l'enfant et nous ne compterons pas non plus sur son bon plaisir ou sa fantaisie pour le diriger dans la voie du progrès ; ce que nous voulons ce n'est pas que l'enfant fasse tout ce que nous voulons ou tout ce qu'il veut mais qu'il veuille tout ce qu'il fait et ceci n'est possible que si, connaissant bien l'enfant, nous le plaçons dans des conditions telles que nous puissions agir envers lui de telle façon qu'il veuille ce qui est bon et utile à ses progrès. III. Recherche de la progression. – Ayant déterminé le point de départ et le but, avons-nous besoin de prévoir l'ordre que nous suivrons pour aller de l'un à l'autre ? Une progression, un plan sont-ils utiles ? La question n'est pas superflue, les pédagogues artistes s'en rapportent à leur flair pédagogique ; leur amour de l'enfant leur permet de trouver intuitivement la route qu'il convient de suivre plus sûrement, pensent-ils, que des recherches méthodiques. Sans cesse on nous donne en exemple le sentiment maternel, la pédagogie maternelle faite d'amour et d'intuition. Certes, l'amour des enfants est une des conditions du succès en éducation et non la moins importante. Cependant, malgré leur intuition et leur amour, de nombreuses mamans pleurent des bébés qu'elles ont perdus parce qu'elles ne connaissaient pas, n'appliquaient pas des règles élémentaires de puériculture. Malgré leur intuition et leur amour, de nombreux parents donnent à leurs enfants une éducation mauvaise. On a voulu ainsi apprendre des langues étrangères par des méthodes directes empiriques, sans se rendre compte que l'âge des élèves permettait d'utiliser des moyens d'enseignement que l'on ne peut employer avec des tout petits. Il est résulté de cela des pertes de temps qu'il convient d'éviter. Le progrès naturel nous offre d'ailleurs des exemples d'ordre, de gradation. Étudiant cet ordre dans l'acquisition d'une langue, Louis Marchand écrit : « Il y a un sens dans le développement du vocabulaire. Ce sens nous est indiqué à la fois par le coefficient d'usage des mots et leur degré d'élaboration ». Évidemment des mots comme aller, venir, la maison, le père sont plus employés que horizon, blême, badiner, spontané, etc. « De plus, dans tous les milieux linguistiques, les mots s'élaborent par le jeu des gradations suivantes (nous résumons) : « 1° Gradations de formes ou étymologiques. Ex. : Tous les Français apprennent pouvoir avant possible, impossible, possibilité, impossibilité, etc. 2° Gradations de sens. Ex. : Tous les Français apprennent rouler (quelque chose) avant rouler (quelqu'un, etc...). Il en est de même pour la grammaire. Nous y trouvons des gradations : a) Dans la construction de la phrase ; b) Dans la conjugaison des verbes ; c) Dans l'emploi des mots variables ; d) Dans l'emploi des mots invariables. Par exemple, tous les Français apprennent automatiquement : La proposition principale avant la subordonnée ; L'indicatif avant le subjonctif ; L'adjectif petit avant l'adverbe petitement ; Les prépositions pour, depuis avant les conjonctions pour que, depuis que, etc... ». Il est d'autres ordres encore dont le pédagogue doit tenir compte. S'il veut faire étudier les mathématiques à ses élèves, le professeur n'ira pas au gré de sa fantaisie, car les mathématiques sont une étude constructive, il faut savoir ce qui précède pour pouvoir comprendre ce qui suit et il faut, dans cette étude logique, suivre un ordre logique. Ainsi deux ordres : l'ordre de vie et l'ordre logique doivent d'abord préoccuper le pédagogue. Le plus souvent il devra, chose difficile, s'efforcer d'adapter son enseignement à ses deux ordres. Prenons un exemple : dans le programme de sciences figure l'étude des phénomènes naturels : pluie, vent, neige, etc... Ces phénomènes il faudra les observer (ordre de vie), les expliquer (ordre logique). On pourra sans doute, alors, comme le propose Elslander, distinguer l'ordre éducatif qui suit la marche naturelle des découvertes de l'ordre scientifique qui a pour objet l'organisation des connaissances ; mais cette distinction est au moins aussi théorique que pratique, car on ne peut songer à faire tout redécouvrir à l'enfant (voir Éducation), Ainsi la vie, celle de notre milieu, doit nous de guide dans l'ordre des études. Non pas en ce qui concerne l'observation – il est bien évident qu'on n'observera pas les fleurs, les fruits, la neige, etc..., n'importe où et n'importe quand – mais encore pour tous autres sujets d'étude ; en lecture par exemple, il importe de commencer par l'étude des mots plus familiers à l'enfant. La logique des matières d'étude est notre second guide. Il est évident que le théorème C ne sera étudié qu'après les théorèmes A et B si la connaissance des théorèmes A et B est nécessaire à la démonstration du théorème C. L'enfant constitue un troisième guide dont nous nous efforcerons d'alimenter les intérêts par l'observation de l'ordre de vie et d'autres moyens. Mais l'intérêt de l'enfant n'est pas seul en jeu ; il faut tenir compte de tout son développement mental, alors que les mathématiques nous imposent une gradation logique, le développement mental de l'enfant nous impose une graduation ; il faut que l'enfant apprenne ce qui est facile avant d'étudier ce qui est difficile. Il y a des enseignements qui sont prématurés parce qu'on les donne à des enfants trop jeunes, qui apprennent des mots ou des phrases qu'ils ne peuvent comprendre. Résumons-nous. Nous avons à nous préoccuper de rechercher des gradations – qui permettront d'éviter l'amas des difficultés, nuisible à l'intérêt ; ces gradations seront établies en tenant compte d'un ordre de vie favorable à l'observation et à l'intérêt et d'un ordre logique nécessaire à la compréhension de certains sujets – et des graduations qui, assurant la marche du facile au difficile, seront favorables à la compréhension, à l'intérêt et à la bonne assimilation des connaissances. Faute d'ordre logique, il y a efforts vains et perte de temps. Faute d'ordre de vie, il y a manque d'intérêt et verbalisme. Faute de graduation, il y a tous les inconvénients qui précèdent avec, en plus, découragement de l'enfant lorsqu'il se heurte à des difficultés qu'il est incapable de surmonter. Pour exercer l'enfant à faire effort, il faut que les efforts demandés soient gradués et bien gradués. Pour établir la progression qu'il convient de suivre, il est donc nécessaire de tenir compte de trois facteurs : 1° La gradation de l'ordre de vie, imparfaitement prévisible à l'avance et qu'on ne peut déterminer avec précision ; 2° La gradation de l'ordre logique ; 3° La graduation des difficultés. L'ordre logique n'est pas aussi rigide qu'on le pense, même en ce qui concerne les mathématiques qui constituent la matière la plus logique de notre enseignement et surtout dans l'enseignement donné aux jeunes enfants. Si nous examinons des ouvrages d'arithmétique destinés aux élèves de l'école primaire, nous constatons que ces ouvrages suivent des ordres divers ayant cependant un certain nombre de points communs. Qu'est-ce que la logique exige ? Que nous rattachions chaque étude nouvelle aux connaissances déjà acquises qui permettent de la comprendre. Ainsi l'étude des procédés employés lors de l'étude des cas particuliers de la multiplication (multiplicande et multiplicateur terminés par des zéros, etc.) doit être rattachée aux connaissances déjà acquises sur la multiplication, mais nulle logique ne nous oblige à étudier ces procédés avant ceux employés pour l'étude des cas particuliers de la division. De même l'ordre habituel : règle de trois, puis d'intérêt et enfin d'escompte n'est justifié que par la tradition. Dans les trois cas, il s'agit de l'étude de grandeurs proportionnelles. La différence n'existe que dans les conditions différentes de vie et si l'on veut que les enfants abordent ces problèmes avec fruit, c'est la vie qu'il faut d'abord leur faire comprendre, c'est l'ordre de vie qui nous permettra de choisir la gradation à observer dans l'étude de ces trois cas. L'ordre logique de l'adulte présente aussi parfois l'inconvénient de ne pas tenir compte de la graduation des difficultés : « L'enfant peut apprendre la numération parlée ou écrite et l'appliquer longtemps avant d'en comprendre les raisons et de savoir pourquoi l'on a adopté la base décimale plutôt que la base duodécimale ou binaire. La règle qui recommande d'aller du connu à l'inconnu n'a, en général, qu'une valeur relative. Si l'on veut faire travailler l'esprit, il est bon d'y déposer par anticipation des notions qui soient de véritables points d'interrogation. Ces notions, d'abord incomprises, sont les matériaux sur lesquels s'exerce un travail d'élaboration vraiment fécond. » (G. Richard). L'ordre logique des adultes, introduit pour faciliter la compréhension et gagner du temps en évitant les tâtonnements et les recherches, ne permet pas à l'enfant d'exercer sa propre logique. On n'apprend pas à raisonner en apprenant des raisonnements, mais en raisonnant soi-même. « Aujourd'hui, le maître précède ses élèves sur la route du Savoir ; et sans cesse il se retourne vers eux pour leur crier: « Ne perdez pas de vue mon panache blanc. Il ne vous égarera pas : je l'ai découpé dans mon Brevet supérieur. »... Qu'il marche désormais à côté d'eux, sans hâte, et qu'il ne les aide pas si les difficultés du voyage ne sont pas décourageantes. Au lieu de vouloir faire d'eux des virtuoses précoces et de leur faire parler le jargon du spécialiste, qu'il leur montre seulement comment on cherche. Ils seront beaucoup plus habiles, plus tard, si on les habitue à coordonner leurs efforts que si, durant des années, on leur fait copier des modèles d'une perfection déprimante et d'une origine mystérieuse. » (Roorda). En résumé, la gradation logique est pour nous but beaucoup plus que moyen et le souci d'aller vite et droit au but peut être préjudiciable à la formation de l'esprit. Le souci de graduer les difficultés n'est pas nouveau. Déjà Pestalozzi écrivait : « Il faut diviser l'enseignement suivant la marche progressive des forces de l'enfant, et déterminer avec la plus grande précision... ce qui convient à chaque âge, de manière à ne rien omettre de ce que l'élève est complètement en état d'apprendre, de manière aussi à ne pas accabler et troubler son intelligence par des études qu'il n'est pas encore tout à fait capable d'apprendre ». Mais, quoi qu'en pense Ferrière, nous sommes encore assez loin de posséder « des vues assez complètes sur l'échelonnement des difficultés ». Trop souvent l'intuition et la logique des adultes ont présidé à des graduations arbitraires bien que présentées comme expérimentales. Or, là où il n'y a qu'un échelon pour nous, il y en a bien souvent deux pour la plupart des enfants trois ou quatre pour d'autres. Prenons en exemple deux problèmes : 1° On a partagé, par parties égales, 25 noix entre 5 enfants. Combien chaque enfant a-t-il eu de noix ? 2° J'avais 25 noix que j'ai données à des enfants. Chaque enfant a eu 5 noix. Combien y a-t-il eu d'enfants qui ont reçu des noix ? Le lecteur non averti constatant que dans les deux il obtient la réponse en divisant 25 par 5 pensera qu'il n'y a là qu'une seule et même difficulté que les enfants pourront surmonter d'une seule et même manière. La réalité est toute autre ; dans le second cas, il s'agit de faire ce que nous pouvons appeler une division-mesure (dividende et diviseur sont de même nature) le problème est plus difficile que le précédent et les débutants, pendant longtemps, n'en trouveront la solution que par tâtonnements et multiplications ; dans le premier cas, nous avons au contraire, une division-partage (dividende et quotient sont de même nature) que les enfants solutionnent plus facilement et en procédant plus tôt par division véritable. Si nous voulons que les enfants ne perdent pas leur temps à faire des travaux qui ne présentent plus de difficulté pour eux ou ne se rebutent pas en présence de travaux trop difficiles, il faut que nous recherchions la graduation naturelle des difficultés sans oublier que cette graduation varie dans certaines limites suivant les individus. Et, si nous voulons agir efficacement sur le développement mental des enfants, il faut que nous pénétrions suffisamment la pensée enfantine pour savoir de quelle manière – souvent différente de la nôtre – les enfants surmontent les difficultés graduées des exercices et travaux que nous leur proposons. Mais comment faire ? Aimer les enfants d'abord, car sans amour il ne peut y avoir confiance et collaboration. Or, il faut que les enfants nous aident, il faut qu'ils soient persuadés que leurs échecs ne provoqueront pas notre dédain, que leurs procédés naïfs ne seront pas pour nous sujet à moqueries. Cette collaboration confiante des enfants ne suffit pas. Souvent l'enfant nous trompe en se trompant lui-même et ceci provient de deux causes principales : d'abord son langage ne lui permet pas toujours d'exprimer convenablement sa pensée, il sait, mais ne sait pas comment dire ; ensuite il est peu apte à s'analyser lui-même et si nous lui demandons d'expliquer comment il a fait en tel ou tel cas, il se peut qu'il imagine une façon de faire parfaitement plausible, mais qui n'est pas celle qu'il a employée. À cela il est deux remèdes : les recherches expérimentales, l'étude des ouvrages de psychologie et de pédagogie. Les recherches expérimentales, cela va de soi, devront être conduites suivant les méthodes de la psychologie et de la pédagogie expérimentales que nous ne pouvons exposer ici. L'étude des ouvrages, des ouvrages récents surtout, guidera certaines recherches et permettra d'en éviter d'autres, car il est bien évident qu'il est inutile de chercher ce qui a déjà été trouvé par des psychologues ou pédagogues expérimentaux dignes de foi. Il n'y a peut-être pas inutilité absolue et il n'est pas mauvais parfois de vérifier et de contrôler, mais ce n'est généralement pas par là qu'il faut commencer. Notre exposé divisé logiquement peut faire croire qu'il faut rechercher successivement et séparément : la gradation de l'ordre de vie, la gradation de l'ordre logique, la gradation des difficultés ; puis, tenir compte de ces trois facteurs pour déterminer la progression convenable. Constatons d'abord que l'importance de ces trois facteurs varie avec les sujets d'étude : on se préoccupera plus de la gradation logique pour l'enseignement des mathématiques que pour celui de la géographie, par exemple. Il peut d'ailleurs être possible d'obtenir une progression tout aussi satisfaisante en procédant différemment. Voulant rechercher, par exemple, la progression convenable pour l'enseignement de la lecture, nous avons fait lire des textes quelconques mais ne contenant que des mots usuels et familiers aux enfants, en notant au fur et à mesure, grâce à des procédés qu'il nous a fallu imaginer au préalable, les difficultés rencontrées et les étapes du progrès. Il est bien évident que les résultats constatés dépendaient de l'ordre de vie et de l'ordre de graduation des difficultés. Nous aurions pu rechercher séparément ces deux ordres, mais c'eût été plus compliqué et plus long et nous aurions été embarrassé par la suite, ne sachant au juste quelle est l'importance relative de ces deux facteurs. IV. – Recherche du milieu et des moyens. – La question du milieu, fort négligée habituellement, préoccupe, à juste titre, tous les grands pédagogues. Le milieu est l'un des facteurs les plus importants de la méthode. Dewey écrit qu'il faut « mettre l'enfant dans des conditions si conformes à ses facultés et à ses besoins, qu'elles favorisent d'une manière permanente ses aptitudes d'observation, de suggestion et ses dispositions à l'investigation. » Decroly, après avoir comparé les situations des enfants des villes et des campagnes, déclare : « j'ai compris qu'il fallait, pour obtenir une amélioration, essayer, tout d'abord, de réaliser le milieu convenable pour l'enfant. Il m'a été permis ainsi de me convaincre plus encore de l'énorme influence qu'il exerce sur sa mentalité et son activité. « Je me suis aperçu, peu à peu, que la classe est un pis-aller, que le milieu naturel est constitué par une ferme, des champs, des prairies, des animaux à élever, des plantes à semer, à soigner, à récolter, représentait le vrai matériel intuitif capable d'éveiller et de stimuler les forces cachées dans l'enfant. Je me suis pénétré aussi de la vérité que, chez la majorité des élèves, l'intérêt latent pour les choses de la nature, êtres et phénomènes, permettait d'y trouver une mine inépuisable de sujets capables de servir de prétextes à penser, à calculer et à écrire de la manière la plus normale et la plus rationnelle. C'est le moyen qu'ont pratiqué les hommes depuis qu'ils sont à la surface du globe, et c'est celui que les adultes, qui sont dans la vie vraie, doivent pratiquer, chaque jour, pour s'adapter et remplir leur tâche sociale. « … De là est venue aussi la conviction : 1° qu'il faut tendre à reporter toutes les écoles primaires vers la campagne ; qu'en attendant, il faut y introduire le plus de nature vraie possible, et mettre très souvent les enfants en contact avec elle, par la culture, l'élevage, les excursions botaniques, zoologiques, géologiques, et autres ; 2° Qu'il faut tâcher de faire voir et pratiquer dans la mesure du possible, à l'enfant, les métiers simples qui transforment la matière brute en objets utiles ou en aliments assimilables (menuisier, cordonnier, tailleur, forgeron, charron, meunier, boulanger, cuisinier, etc.) ; 3° Qu'il faut aussi essayer de lui montrer sur le vif, les formes élémentaires de la vie sociale, de l'organisation communale, et de les lui faire pratiquer en introduisant dans la classe, des charges, des responsabilités ; puis peu à peu, lorsque l'âge est venu, en les faisant intervenir dans la discipline et les rouages divers de la grande famille dont il fait partie. » De ce milieu scolaire fait partie le matériel d'enseignement. Trop souvent le matériel est fait pour permettre au maître d'expliquer, d'expérimenter alors qu'il faudrait surtout qu'il puisse permettre à l'élève d'observer et de faire des recherches. Trop souvent aussi le matériel vivant (chenilles qu'on élève, etc.), qui est fort utile pour l'intérêt de l'enfant et ses observations, est négligé. Cependant le défaut de matériel est l'un des moindres défauts de notre école. Les procédés imaginés sont nombreux mais d'inégale valeur ; il conviendrait de faire parmi eux une sélection méthodique en n'oubliant pas qu'ils sont des moyens de réaliser une méthode, qu'ils doivent être les esclaves de la méthode et qu'il est souvent besoin de les adapter en tenant compte de cette méthode. Dans le milieu scolaire il y a le maître. Les habitudes du maitre ont une influence évidente sur les enfants ; sans qu'il le veuille, souvent elles font partie de sa méthode. Le gros défaut actuel, c'est que le maître occupe une place trop importante dans le travail des enfants ; il faudrait qu'il soit plutôt aide et conseiller que directeur. Il importe aussi qu'il n'exagère pas son inf1uence personnelle, sache apprécier des goûts différents des siens, des idées originales, sans cela il ne pourrait habituer ses élèves à l'indépendance de pensée, car ceux-ci s'attacheraient. avant tout à fournir des réponses qui lui plaisent et limiteraient ainsi leur effort. Il n'est pas désirable que le résultat et l'effort des enfants « soient uniquement appréciés d'après le degré où ces réponses sont conformes à celles que le maître désire. » V. – Adaptation de la méthode. – Imaginons qu'ayant quitté notre classe, on nous confie un jour un seul élève. Il nous faudra tout d'abord, mais peu à peu, au cours de notre œuvre éducative, faire connaissance avec cet enfant, nous efforcer de connaître l'état de son développement mental, ses acquisitions antérieures, ses aptitudes, ses intérêts, car le but que nous proposerons doit être adapté à tout cela, à moins que nous ne voulions poursuivre l'irréalisable et remplacer l'éducation par le dressage. Ceci nous sera également indispensable, si nous voulons déterminer nos points de départ et adapter les progressions à suivre aux possibilités de notre élève. Après cela la méthode sera, au moins théoriquement, fort simple : il nous suffira de choisir ou de réaliser les conditions de milieu, de matière et de procédés de telle façon que ce choix ou cette réalisation réponde aux intérêts de l'enfant – surtout à ceux qui sont en plein épanouissement ou naissants ; – permette de suivre la progression que nous avons déterminée. Il nous faudra choisir, sélectionner parmi de multiples occasions, faire naître au besoin des occasions favorables, car le pédagogue, si libéral soit-il, ne doit pas être un soliveau. On s'imagine aisément un tel enseignement idéal placé à la croisée des chemins dont l'un conduit au savoir suivant une progression soigneusement déterminée et dont l'autre, plus tourmenté, suit l'évolution des intérêts de l'enfant. L'application de la méthode idéale à une collectivité d'enfants suppose en plus la détermination pour toutes les matières et tous les types intellectuels : 1° de la progression convenant aux élèves moyens ; 2° des étapes de cette progression qui peuvent être réunies lors de l'enseignement aux élèves forts ; 3° de celles de ces étapes qui doivent être divisées pour faciliter les progrès des élèves faibles. Si l'on joint à ceci toutes les conditions que nous avons indiquées précédemment, il n'est pas malaisé de se rendre compte que l'idéal que nous avons déterminé est parfaitement inaccessible. Mais, comme nous l'avons dit dès le début de cette étude, cet idéal est un guide précieux qui nous permettra de marcher dans la voie du progrès sans sacrifier les améliorations essentielles aux progrès de moindre importance. VI. – De quelques conditions du progrès. – Cette recherche de la méthode idéale nous permet de concevoir également quelques conditions qu'il serait nécessaire de réaliser pour favoriser la marche du progrès. Citons seulement les principales : 1° transformation des milieux éducateurs ; 2° meilleure formation des maîtres ; 3° collaboration des maîtres et des familles ; 4° classes à effectifs réduits. Méthodes et systèmes. – Il a été question, au début de cette étude des méthodes Decroly, Montessori, etc. Il en est d'autres ; à certaines on donne tantôt le nom de méthode et tantôt celui de système et parfois même le mot plan (plan Dalton, etc.) est employé. Pour l'étude de ces méthodes, systèmes ou plans nous renvoyons le lecteur au mot système. –

E. DELAUNAY