samedi 31 décembre 2022

L espèce humaine par Robert Antelme

 "Demain, c'est Noël. Qu'est-ce que ça veut dire? Maintenant c'est la mémoire qui va s'y mettre sérieusement; si la mémoire n'existait pas, il n'y aurait pas de camp de concentration. Et il ne manquait plus que ça, maintenant, qu'on entende «Noël,. entre les planches des chiottes, à piétiner la merde. Eux aussi disent « Weihnachten » et on est toujours en zébré. Cette nuit, il y aura peut-être trêve des fours à Auschwitz? Cette nuit de l'année serait la nuit de leur conscience ? La boule de pain pour quatre, peut-être la boule pour deux, ou pourquoi pas, la boule pour un ? La boule de leur frousse, la boule pour un et la trêve des fours. Leur conscience festoie peut-être ce soir: «Ce soir on ne tue pas. Non, pas ce soir. » Jusqu'à demain. Ce soir, les kapos des fours se saoulent, ce soir tout le monde chante sur toute la terre, même à Auschwitz? La boule pour un, la réconciliation universelle, l'unité du genre humain accomplie, ce soir tout le monde va donc rigoler ou pleurer pour la « même» chose! Honteuse attente. Merde vraie, chiottes vraies, fours vrais, cendres vraies, vraie vie d'ici. On ne veut pas pour ce jour être plus hommes que la veille et le lendemain. "

L espèce humaine. Par Robert Antelme

 "C'est la fin du dimanche. Tout à l'heure. le Français qui se tord au revier sera mort. Il échappe à la marche de la semaine qui commence demain matin. Cela ne le concerne plus. On lui fout la paix. On peut être tenté de comprendre ceux qui se sont jetés sur les barbelés électrifiés. Autant pour retirer au SS ce qu'il a dans les mains que pour cesser de souffrir. Le mort est plus fort que le SS. Le SS ne peut pas poursuivre le copain dans la mort. Encore une fois, le SS est obligé de faire trêve. Il touche une limite. Il y a des moments où l'on pourrait se tuer, rien que pour forcer le SS, devant l'objet fermé qu'on serait devenu, le corps mort qui lui tourne le dos, se fout de sa loi, à se heurter à la limite. Le mort va être aussitôt plus fort que lui, comme les arbres sont plus forts, et les nuages, les vaches, ce qu'on appelle les choses et qu'on ne cesse pas d'envier. L'entreprise des SS ne se risque pas jusqu'à nier les pâquerettes des prés. La pâquerette se fout de leur loi, comme le mort. Le mort n'offre plus prise. S'ils s'acharnaient sur sa figure, s'ils coupaient son corps en morceaux, l'impassibilité même du mort, son inertie parfaite leur renverraient tous les coups qu'ils lui donnent. C'est pourquoi on n'a pas toujours peur absolument de mourir. Il y a des moments où, par brusque ouverture, la mort apparaît juste comme un moyen simple, de s'en aller d'ici, tourner le dos, s'en foutre". 


"Mais l'expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. Elle n'est autre aussi que l'extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est: d'abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l'entretenir. en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l'opprimé et du même coup le justifie, lui. D'autre part, la revendication - dans l'acharnement à manger pour vivre - des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d'ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive. "


vendredi 30 décembre 2022

Mont-oriol. Par Guy de Maupassant

 "Elle ne comprenait pas qu’il était, cet homme, de la race des amants, et non point de la race des pères. Depuis qu’il la savait enceinte, il s’éloignait d’elle et se dégoûtait d’elle, malgré lui. Il avait souvent répété, jadis, qu’une femme n’est plus digne d’amour qui a fait fonction de reproductrice. Ce qui l’exaltait dans la tendresse, c’était cet envolement de deux cœurs vers un idéal inaccessible, cet enlacement de deux âmes qui sont immatérielles, c’était tout le factice et l’irréalisable mis par les poètes dans la passion. Dans la femme physique, il adorait la Vénus dont le flanc sacré devait conserver toujours la forme pure de la stérilité. L’idée d’un petit être né de lui, larve humaine agitée dans ce corps souillé par elle et enlaidi déjà, lui inspirait une répulsion presque invincible. La maternité faisait une bête de cette femme. Elle n’était plus la créature d’exception adorée et rêvée, mais l’animal qui reproduit sa race. Et même un dégoût matériel se mêlait en lui à ces répugnances de l’esprit."

mercredi 28 décembre 2022

Essais. T 1. De Montaigne

 1. Ciceron dit que philosopher n’est autre chose que de se preparer `a la mort. C’est qu’en effet, l’etude et la contemplation retirent en quelque sorte notre ame en dehors de nous, et l’occupent `a part de notre corps, ce qui constitue une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point: nous apprendre `a ne pas craindre de mourir.


10. Et par consequent, si elle nous fait peur, c’est un sujet de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune facon. Il n’est pas d’endroit ou elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tete sans cesse d’un cote et de l’autre, comme en pays suspect: « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tete de Tantale ».


14. Ce n’est pas ´etonnant s’il est si souvent pris au piege. On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d’y mettre la main avant que le medecin ne leur ait signifie leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent! 


15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris `a l’adoucir ou `a le delayer en periphrases. Au lieu de dire: « il est mort », ils disent: « il a cesse de vivre » ou encore: « il a vecu ». Pourvu que ce soit le mot « vie » qu’ils emploient, fut-elle passee, ils sont rassures. Nous en avons tire notre expression « feu Maıtre Jean ».


26. Puisque nous ne savons pas ou la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la liberte. Qui a appris `a mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en ˆetre prive n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujetion ou contrainte. Paul-Emile repondit `a celui que le miserable roi de Macedoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire defiler dans son triomphe: « Qu’il s’en fasse la requete `a lui-meme! ».


31 Je suis pour l’heure dans un ´etat tel, Dieu merci, que je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit1. Je d´enoue tout ce qui m’attache: mes adieux sont presque faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prepara `a quitter le monde plus simplement et plus completement, et ne s’en detacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines.

Lignes N° 69 : Logiques du conspirationnisme

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Gauche: Lost in conspiracy  de dévoiements "républicains" en dérives insoumises


"L'état des gauches face à la brume conspirationniste qui s'étend aujourd'hui dans les usages publics de la critique sociale et politique ressemble à ces figures de notre trouble cinématographique. L'hypercriticisme complotiste, que de plus en plus de locuteurs confondent avec la posture critique associée historiquement à la gauche et à la théorie critique, celle qui met en cause les dynamiques impersonnelles des rapports de domination ( capitalisme et rapports de classe, domination masculine, postcolonialisme et racisme, hétérosexisme, etc), participe des dérèglements confusionnistes qui aujourd'hui favorisent l'extrême droitisation idéologique".

"Cette alchimie rhétorique retrouve de la vigueur aujourd'hui à l'extrême droite et à...gauche. Pierre Bourdieu a dessiné un espace sociologique particulièrement accueillant pour le ressentiment: l'entre-deux social des couches moyennes. Ces secteurs sociaux porteraient tendanciellement "aux manipulations et aux impostures l'attention soupçonneuse du ressentiment", "dans le remâchement et la rumination des scandales et des complots". Justement la composition sociale de La France Insoumise indique une forte surreprésentation des cadres et professions intellectuelles et artistiques ainsi que des professions intermédiaires, le coeur largement majoritaire du mouvement, et une importante sous-représentation des ouvriers et des employés, une petite minorité, en contradiction avec l'hypertrophie du "populaire " dans les discours Insoumis. Du côté de l'électorat de Jean-Luc Mélenchon lors de la présidentielle de 2022, on trouve  aussi une part importante de membres des couches moyennes "déclassés", c'est-à-dire caractérisés par un niveau de diplôme supérieur à leur situation professionnelle. Un des tendances socio-politiques à l'œuvre parmi les Insoumis consisterait alors pour des secteurs des couches moyennes  salariées à parler à la place et pour les milieux populaires sous le filtre d'un ressentiment petit-bourgeois. La stratégie en direction des électeurs du Rassemblement national un temps suivi par Mélenchon, puis abandonnée par lui, mais qui continue à être revendiquée par François Ruffin, dite des "fâchés pas fachos" a représenté un mement d'expression spécialement intense de cette tendance."/

MUTINERIE (MUTINS, MUTINES) Subst. f. et m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Mutin vient du vieux français meute ou muete : trouble, insurrection. Familièrement, ce mot signifie espiègle, vif (enfant mutin) ; mais nous retiendrons surtout ici le sens d'insoumis, de rebelle, de révolté ou porté à la révolte (les mutins de Calvi). Se mutiner : s'insurger, se révolter (le peuple est lent à se mutiner). Le nom de mutiné a été donné, dans les Pays-Bas, au XVIème siècle, aux soldats espagnols qui se révoltaient pour obtenir le paiement de leur solde arriérée. Ces révoltes revêtaient le caractère de véritables grèves militaires. Répudiant leurs chefs ordinaires, les mutinés choisissaient parmi eux celui qui devait les commander. L'élu (électo) soutenait devant les autorités les revendications des troupes mécontentes. Bientôt les mutinés voulurent s'indemniser eux-mêmes. Les Flamands achetèrent leur retraite, en 1606, moyennant 400.000 écus... Des sens divers de mutinerie (où nous retrouvons : caractère espiègle, tournure vive, physionomie éveillée, etc.), nous intéresse surtout : mouvement, sédition de mécontents, explosion plus ou moins concertée de révolte qui affecte, en général, les milieux militaires. L'histoire est parsemée de ces gestes qui ont leur source dans des compressions maladroites ou excessives, des manquements aux promesses, des abus de pouvoir on de discipline coïncidant avec des périodes de lassitude, de surexcitation, où les hommes, excédés, se laissent plus facilement gagner par l'effervescence. Simples sursauts de mécontentement, au début, les mutineries sont presque toujours à l'aube des révolutions. Dignité humaine qui se réveille, lueurs qui montent au sein de la conscience populaire, elles animent souvent d'un frémissement les mutineries et idéalisent jusqu'à celles qui n'ont à leur base que les plaintes d'un corps affamé et des revendications matérielles. Rien ne dira mieux avec quel esprit nous les abordons et les enseignements que nous entendons en dégager que la narration, en bref, de quelques mutineries caractéristiques. Nous ne remonterons pas aux séditions guerrières qui ont pu troubler les tribus primitives, nous ne regagnerons même pas l'antiquité qui vit des rebellions d'esclaves, des soulèvements de barbares et de vaincus enrôlés, des insurrections de bandes mercenaires. Nous prendrons des exemples modernes, des actes qui sont à peine du passé, dont la secousse a marqué sa trace dans la mémoire des dernières générations... Si elle peut être le premier acte de l'insurrection, comme l'émeute prélude d'ordinaire aux révolutions, la mutinerie ne s'accompagne pas toujours d'une pensée d'émancipation, à quelque égard pour nous sympathique. Il est des mutineries qui furent des gestes de réaction, telles celles des galonnés cléricaux criant au martyre du clergé lors des inventaires consécutifs de la loi de séparation et des expulsions de congréganistes, sous le ministère Combes. Sous la Révolution française, la Vendée, fanatisée par les prêtres et les nobles, se mutina et fit une guerre obstinée et parfois sanglante de guérillas au nouveau régime. * * * Les mutineries abondent pendant la grande Révolution. C'est par une mutinerie militaire que le Peuple de Paris, en 1780, s'émut au point que, sur une motion votée au Palais-Royal (dont le jardin était la salle des Assemblées populaires), les prisons de l'Abbaye avaient été forcées, et les grenadiers des gardes françaises enfermés pour avoir refusé de tirer sur le peuple, avaient été délivrés et ramenés en triomphe. Cette émeute n'eut pas de suite. Une députation sollicita en faveur des prisonniers l'intérêt de l'Assemblée Constituante ; celle-ci les recommanda à la clémence du roi. Et ces grenadiers s'étant remis en prison reçurent leur grâce. Mais ce régiment, l'un des plus complets et des plus braves, était devenu favorable à la cause du peuple. Cela se passait aux premiers jours de juillet. Le 12, alarmées par la nouvelle du renvoi de Necker, plus de 10.000 personnes s'assemblaient de nouveau au Palais-Royal. Monté sur une table, un pistolet à la main, Camille Desmoulins les exhorte à soutenir le ministre déchu. « Citoyens, s'écrie-t-il, il n'y a plus un moment à perdre ; le renvoi de Necker est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes, ce soir même tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu’une ressource, c'est de courir aux armes! »... Excitée par cette harangue hardie, la foule se répand dans les rues, réclamant le rappel du ministre réformateur Elle est assaillie par un détachement du Royalbustes de Necker et du duc d'Orléans et qu’elle a déjà gagné à elle le guet à cheval rencontré sur sa route et qui lui sert à présent d’escorte (autre mutinerie). Dispersée, celle foule se divise : une partie, sur la place Louis XV, est à nouveau attaquée par les dragons du prince de Lambèse et poursuivie dans le Jardin des Tuileries. Sabres au clair, les dragons frappent et tuent manifestants ou promeneurs. Le cri : « Aux armes! » retentit alors dans les faubourgs comme au Palais-Royal. Voici comment Mignet décrit la mutinerie des gardes françaises : « Le régiment des gardes françaises était, nous l'avons dit, bien disposé pour le peuple : aussi l'avait-on consigné dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant, malgré cela, qu'il ne prit parti, donna ordre à soixante dragons d'aller se poster en face de son dépôt, situé dans la Chaussée-d'Antin. Les soldats des gardes, déjà mécontents d'être retenus comme prisonniers, s'émeuvent à la vue de ces étrangers, avec lesquels ils avaient eu une rixe peu de jours auparavant. Ils voulaient courir aux armes, et leurs officiers eurent beaucoup de peine à les retenir en employant tour à tour les menaces et les prières. Mais ils ne voulurent plus rien entendre lorsque quelques-uns des leurs vinrent annoncer la charge faite aux Tuileries et la mort d'un de leurs camarades. Ils saisirent leurs armes, brisèrent les grilles, se rangèrent en bataille à l’entrée de la caserne, en face des dragons et leur crièrent : «Qui vive? - Royal-Allemand. - Etes-vous pour le Tiers-Etat? - Nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres ». Alors les gardes-françaises firent sur eux une décharge qui leur tua deux hommes, leur en blessa trois et les mit en fuite. Elles s’avancèrent ensuite au pas de charge et la baïonnette en avant jusqu'à la place Louis XV, se placèrent entre les Tuileries et les Champs-Elysées, le peuple et les troupes, et gardèrent ce poste pendant toute la nuit. Les soldats du Champ-de-Mars reçurent aussitôt l'ordre de s'avancer. Lorsqu'ils furent arrivés dans les ChampsElysées, les gardes-françaises les reçurent à coups de fusil. On voulut les faire battre, mais ils refusèrent : les Petits-Suisses furent les premiers à donner cet exemple, que les autres régiments suivirent. Les officiers, désespérés, ordonnèrent la retraite. La défection des gardes-françaises et le refus des troupes étrangères de marcher sur la capitale firent échouer les projets de la cour contre le peuple ». Une mutinerie militaire, en pareil cas, se transforme vite en fraternisation... Pour la prise de la Bastille, le surlendemain, c'est encore aux mutins des gardes-françaises qu’on dut le succès, puisque, suivant Mignet : « il y avait plus de quatre heures qu'elle était assiégée, lorsque les gardes- françaises survinrent avec des canons. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort qui l'attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s'ensevelir sous ses débris et ceux du faubourg. Il s'avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers les poudres. La garnison l'arrêta elle-même, arbora pavillon blanc sur la plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de paix. Mais les assaillants combattaient et s'avançaient toujours en criant : Abaissez les ponts! A travers les créneaux, un officier suisse demanda à capituler et à sortir avec les honneurs de la guerre. - Non, non! s'écria la foule. Le même officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait la vie sauve. - Abaissez les ponts! lui répondirent les plus avancés des assaillants ; il ne vous arrivera rien. Sur cette assurance, ils ouvrirent la porte, abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans la Bastille. Ceux qui étaient en tête essayèrent de sauver le gouverneur, les Suisses et les invalides, mais la foule criait : Livrez-nous les, ils ont fait feu sur les concitoyens, ils méritent d'être pendus! » * * * Empruntons à Ange Pitou, le roman de Dumas père, ces pages qui dépeignent, en traits suggestifs, l'éclosion de la mutinerie des gardes qui précéda la prise de la Bastille (Chap. XI - La nuit du 12 au 13 juillet) : « La rue avait d'abord paru vide et déserte à Billot et à Pitou, parce que les dragons, s'engageant à la poursuite de la masse des fuyards, avaient remonté le marché Saint-Honoré et s'étaient répandus dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s'avançait vers le Palais-Royal en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuil des portes cochères qui, d'abord muets et effarés, regardaient autour deux, et assurés de l'absence des dragons, faisaient cortège à cette marche funèbre, en répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands cris, le mot : Vengeance! Vengeance! » La soldatesque criminelle s'était dispersée au loin. Billot allait toujours, tenant dans ses bras le Savoyard sans mouvement. Derrière lui venait Pitou, le bonnet de la victime à la main... Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effarante procession, sur la place du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère, tenait conseil, et sollicitait l'appui des soldats français contre les étrangers... Qu'est-ce que c'est que ces hommes en uniforme? demanda Billot en arrivant sur le front d'une compagnie qui se tenait l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grande porte du château à la rue de Chartres. - Ce sont les gardes-françaises! crièrent plusieurs voix. - Ah ! dit Billot, en s'approchant et en montrant aux soldats le corps du Savoyard, qui n'était plus qu'un cadavre. Ah ! vous êtes Français et vous nous laissez égorger par des Allemands!... Les gardesfrançaises firent, malgré elles, un mouvement eu arrière. - Mort! murmurèrent quelques voix dans les rangs. - Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d'autres. - Et par qui? - Par les dragons du Royal-Allemand. N'avez-vous donc pas entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux? - Si fait! Si fait! criaient deux ou trois cents voix ; on égorgeait le peuple sur la place Vendôme. - Et vous êtes du peuple, mille dieux! s'écria Billot, en s'adressant aux soldats ; c'est donc une lâcheté à vous de laisser égorger vos frères! - Une lâcheté! murmurèrent quelques voix menaçantes dans les rangs. – Oui, une lâcheté! Je l'ai dit et je le répète. Allons, continua Billot, en faisant trois pas vers le point d où étaient venues les menaces ; n'allez-vous pas me tuer, moi, pour prouver que vous n'êtes pas des lâches ? - Eh ! bien, c'est bon... c'est bon... dit un des soldats ; vous êtes un brave, mon ami, mais vous êtes bourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le militaire est soldat et il a une consigne. - De sorte, s'écrie Billot, que si vous receviez l'ordre de tirer sur nous, c'est-à-dire sur des hommes sans armes, vous tireriez, vous les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez des points aux Anglais en leur disant de faire feu les premiers! - Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dans les rangs. - Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix. - Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c'est exactement comme si vous nous égorgiez vous-mêmes! » - Les dragons! les dragons! crièrent plusieurs voix en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la place, en fuyant par la rue Richelieu. Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le galop d'une lourde cavalerie retentissant sur le pavé. - Aux armes! Aux armes! criaient les fuyards. - Mille dieux! dit Billot, tout en jetant à terre le corps du Savoyard qu'il n'avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils, au moins, si vous ne voulez pas vous en servir. - Eh! bien, si fait, mille tonnerres! nous nous en servirons, dit le soldat auquel Billot s'était adressé, en dégageant des mains du fermier son fusil que l'autre avait déjà empoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche! et si les Autrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nous verrons. - Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats, en portant leur main à leur giberne et la cartouche à leur bouche. - Oh! tonnerre! s'écria Billot piétinant, et dire que je n'ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un de ces gueux d'Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton. - En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle est toute chargée ». Et, en même temps, un homme inconnu glissa une riche carabine aux mains de Billot. Juste à ce moment, les dragons débouchaient sur la place, bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux. L'officier qui commandait les gardesfrançaises fit quatre pas en avant. - Holà ! Messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là! s'il vous plaît. Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu'ils ne voulussent pas entendre, soit enfin qu'ils fussent emportés par une course trop violente pour s'arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite, et heurtèrent une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux. - « Feu donc! feu! » s'écria Billot : il était près de l'officier, on put croire que c'était l'officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil à l'épaule, ils tirèrent un feu de file qui arrêta court les dragons. « - Eh ! Messieurs les gardes, dit un officier allemand, s'avançant sur le front de l'escadron en désordre, savez-vous que vous faites feu sur nous? Pardieu! si nous le savons, dit Billot. » Et il fit feu sur l'officier qui tomba. Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et les Allemands, voyant qu'ils avaient à faire, cette fois, non plus à des bourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats qui les attendaient de pied ferme, tournèrent bride, et regagnèrent la place Vendôme au milieu d'une si formidable explosion de bravos et de cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s'emportèrent et s'allèrent briser la tête contre les volets fermés. - Vivent les gardes-françaises! cria le peuple. patrie! cria Billot. - Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilà baptisé... Après cela, la foule s'en fut piller les armuriers. Quelqu'un s'est écrié : Courons aux Invalides, il y a vingt mille fusils et d'autres armes! A l'Hôtel de Ville! s'exclament d'autres, il y a des armes aussi! Et le Peuple, vite armé, marcha sur la Bastille ». C'est à dessein que j'ai pris le récit d'une mutinerie dans l'œuvre d'un romancier comme Alexandre Dumas, qui ne peut être taxé d'avoir voulu servir, à sa manière, la cause révolutionnaire. Cet épisode correspond assez exactement à l'état d'esprit du peuple de 1789, à la veille du 14 juillet. Et il est à remarquer que souvent les écrivains romanciers, avec leur imagination, ont l'art de dépeindre des événements historiques par des détails plus exacts, plus véridiques, plus vivants que ne le font ordinairement les historiens, si réputés soient-ils. * * * Chaque révolution apporterait suffisamment d'exemples à l'appui de ce que j'ai avancé, à savoir : qu'une mutinerie militaire est très souvent le prélude d’événements considérables. Les faits cités pour la Révolution de 1789, se sont renouvelés pour la Révolution de 1830, où les jeunes gens des écoles militaires eux mêmes se sont mêlés aux gens du peuple défendant leurs barricades. La révolution de 1848 eut bien aussi, quoique moins connus, quelques épisodes de mutineries militaires. Quant à la Révolution de 1871, nous ne pouvons oublier que ce fut la mutinerie du 88ème de ligne qui, le 18 mars, à Montmartre, donna naissance à la Commune. Très brièvement, narrons les faits : - Dans la nuit du 17 au 18 mars, le général Lecomte, à la tête de gendarmes et de policiers déguisés, se glissant comme des bandits à travers les rues de Paris, devait s'emparer des canons de la garde nationale. Ce guet-apens, qui avorta, eut pour conséquence que le 18 mars 1871, à la première heure, Paris fut réveillé pur ce coup de tonnerre : Vive la Commune! Dès sept heures et demie, le tocsin sonnait, les tambours battaient la générale, et les clairons se faisaient entendre sur la Butte en émoi. Policiers et gendarmes avaient ordre de faire feu sur quiconque résisterait à leur tentative. Les compagnies de gardes nationaux alertés se réunissaient à la hâte sur les points divers de Montmartre. La foule constamment s'augmentait de femmes, d'enfants, de badauds pour assister à cet enlèvement des canons que le peuple lui-même avait hissés sur la Butte, à l'annonce de l’entrée de l'armée allemande à Paris. Vers sept heures un quart, une véritable barricade humaine s'était formée entre les soldats et la garde nationale armée et décidée à la résistance. Situation grave. Le général Lecomte avait compris, trop lard, le danger d'un tel contact. Déjà la foule, mêlée à une compagnie du 88ème de ligne, exhortait les soldats à faire cause commune avec elle. La situation était devenue désastreuse pour le général qui voyait ses hommes entourés d e toutes parts et semblant déjà fraterniser. Devant cette mutinerie naissante, il ordonne aux soldats de charger. Gardiens de la paix, gardes républicains et gendarmes se préparaient à obéir, mais les soldats, auxquels s'était mêlée plus intimement la foule, étaient fort hésitants. Les femmes leur criaient : « Est-ce que vous tirerez sur nous, sur vos frères, sur nos maris, sur nos enfants? » Les officiers menacèrent les soldats, mais ils furent aussitôt entourés et injuriés par les femmes. C'est alors que les soldats du 88ème de ligne, mettant crosses en l'air, fraternisèrent avec les gardes nationaux. Et la foule, frénétiquement, cria « Vive la ligne! A bas Vinoy! A bas Thiers! » - Enfin, le général Lecomte qui avait reçu l'ordre de prendre les canons aux gardes nationaux fut désarmé par ses propres soldats et collé au mur, ainsi que le général Clément Thomas qui avait fait fusiller la foule en 1848. La mutinerie du 88ème de ligne fut le baptême de la Commune. Le geste du 18 mars 1871 ne se renouvela malheureusement pas en mai et la Commune fut vaincue (voir Commune). Mais nous ne pouvons tout citer et la nécessité d'abréger nous oblige à passer sous silence des épisodes édifiants, des mutineries éparses à travers un demisiècle des régimes les plus divers et faussement prometteurs de justice. Combien, en France et ailleurs, de mutineries dont la presse stylée par ceux, maîtres et possédants, qui redoutaient la contagion, s'est bien gardée de se faire l'écho! * * * La guerre russo-japonaise ne nous a guère fourni d’exemples sérieux de mutineries militaires, mais il est certain qu'il s'en produisit de part et d’autre. Ces deux peuples aux prises n'ont pas été sans avoir, çà et là, quelques sursauts de conscience et des manifestations plus ou moins étendues d'indiscipline. Cette guerre, terminée par le triomphe des troupes et de la stratégie nipponnes sur l'armée et la flotte du tsar, commença la révolution russe. Plus que jamais, l'esprit de révolte planait sur la terre de Russie. Une profonde et mystérieuse transformation s'accomplissait dans les cœurs et les cerveaux innombrables du peuple russe ; Les mêlées atroces avaient donné le mépris du danger à ceux qui les avaient affrontées pour rien et les disposaient à les affronter pour quelque chose. C'est alors que se dessinèrent les formidables mouvements populaires, pacifiques, de 1905. En juin, éclata le mémorable élan du Potemkine. L'exemple en fut salutaire et contagieux puisqu'il suscita contre la tyrannie les mutineries magnifiques de la flotte rouge. Sans nous étendre outre mesure sur les événements de 1905 en Russie, nous croyons utile de rappeler un des plus grands de cette fameuse année. Il se produisit entre la grève d'octobre et les barricades de décembre, à Petersbourg : ce fut la révolte militaire de Sébastopol, qui commença le 11 novembre. Le 17 du même mois, l’amiral Tchouknine, dans son l'apport au tsar, écrivait : « La tempête militaire s'est apaisée, la tempête révolutionnaire continue ». A Sébastopol, les traditions du Potemkine n’étaient point mortes, dit Léon Trotsky (dans son ouvrage curieux et instructif : « 1905 ») ; Tchouknine avait exercé de cruelles représailles sur les mutins du cuirassé rouge: 5 furent fusillés, 2 furent pendus et plusieurs dizaines envoyées aux travaux forcés. Le Potemkine avait été rebaptisé et était devenu le Pan marins atterrés, elles stimulèrent leur combativité. Dans les meetings des grèves d'octobre, matelots et soldats d'infanterie assistaient, non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs. En tête des manifestations révolutionnaires, la fanfare des matelots se plaçait et jouait la Marseillaise. Les bons sujets du tsar observaient anxieusement ce qu'ils appelaient une « démoralisation » complète. L'autorité voulut réagir en interdisant aux militaires d'assister aux réunions populaires. La conséquence en fut que des meetings purement militaires s'organisèrent dans les cours des équipages de la flotte et dans les cours des casernes. Les officiers n’osaient protester. Les militants révolutionnaires entraient à toute heure du jour et de la nuit et, nous dit Trotsky, les représentants du Comité réprimaient de leur mieux l'impatience des matelots qui voulaient en venir immédiatement aux actes. Le Pruth, flottant à quelque distance et transformé en bagne, rappelait que des hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine. Le nouvel équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire ce vaisseau à Batoum pour soutenir la révolte du Caucase. Les meetings ouvriers se multipliaient et comme on défendait aux soldats de se rendre en ville pour y assister, les masses ouvrières se rendirent aux réunions des soldats et des marins. Il y avait des assemblées de dizaines de milliers d'assistants. Les officiers, à leur tour, voulurent prendre la parole et prononcer des discours « patriotiques » dont le résultat fut pitoyable. Les matelots, devenus experts dans la discussion, ridiculisaient leurs chefs par des arguments qui mettaient ceux-ci en déroute. Alors, on décida d'interdire toute réunion. Le 11 novembre, devant la porte des équipages, dès le matin, fut mise une compagnie de fusiliers. Le contre-amiral Pissarevsky déclara à haute voix, s'adressant au détachement : « Qu'on ne laisse personne sortir des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande de tirer ». De la compagnie sortit alors un matelot nommé Pétrov : devant tout le monde, il arma sa carabine et, d'un premier coup, tua le lieutenant-colonel du régiment de Brest : Stein ; d'un second coup, il blessa Pissarevsky. On entendit l'ordre donné par un officier : « Qu'on l'arrête! » Personne ne bougea. Pétrov laissa tomber sa carabine. « Qu'est-ce que vous attendez? Prenez-moi ». Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés exigèrent son élargissement, disant qu'ils répondaient de lui. - Pétrov, tu ne l'as pas fait exprès? demandait un officier, cherchant à sortir de cette situation. - Comment, pas exprès? Je suis sorti du rang, j'ai armé ma carabine, j'ai visé. Est-ce que cela s'appelle « pas exprès »? - L'équipage demande ton élargissement... Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots, impatients d'agir, arrêtèrent, désarmèrent et envoyèrent dans le local du bureau tous les officiers de service. Finalement, après avoir fait garder toute la nuit ces officiers par quarante hommes, ceux-ci décidèrent de les mettre en liberté, mais de ne plus les laisser entrer dans les casernes. De plus, comme par le passé, les matelots assurèrent le service estimé par eux nécessaire. D'autres mutineries seraient encore à décrire ici, car les soldats continuèrent à gagner à eux les soldats et à désarmer les officiers. Ils obtenaient de tous les soldats la promesse de ne pas tirer. Il y eut des manifestations sans pareilles. Les soldats, sans chefs, musique en tête, en bon ordre, sortirent des casernes et leurs troupes se mêlèrent aux cortèges ouvriers. C'était un enthousiasme indescriptible. Ainsi donc, des mutineries militaires, collectives et individuelles, se succédaient, préludant à la révolte et la révolution semblait inévitable. La soirée du 13 novembre fut un moment décisif dans le cours de ces événements : la commission des députés invita à prendre la direction militaire le lieutenant Schmidt, officier de marine en retraite, qui s'était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre. Il accepta courageusement l'invitation et se trouva ainsi à la tête du mouvement, embarqua le lendemain soir sur le croiseur Otchakov, y arbora le pavillon amiral et lança le signal : « Je commande la flotte Schmidt », comptant ainsi attirer toute l'escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers le Pruth, afin de mettre en liberté les « mutins du Potemkine ». Aucune résistance ne lui fut opposée ; l'Otchakov prit à son bord les matelots forçats et fit avec eux le tour de l'escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des hourras, des acclamations. Quelques navires, et, parmi eux, les cuirassés Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge. Ayant ainsi pris la direction de la révolte, Schmidt fit connaitre sa conduite par la déclaration suivante adressée au Maire de la ville : « J'ai envoyé, aujourd'hui, à Sa Majesté l'Empereur, un télégramme ainsi conçu : La glorieuse flotte de la Mer Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, Souverain, la convocation immédiate d'une Assemblée Constituante et cesse d'obéir à vos ministres. - Le Commandant de la Flotte : Citoyen Schmidt ». On ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : « Ecraser la révolte ».

Alors, ce fut l'anéantissement de la révolution. Mais (comme écrit Trotsky dans « 1905 », où nous puisons ces renseignements), quel immense pas en avant, quand on compare cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt!... * * * De la défaite de 1905 aux prémisses révolutionnaires de 1917, douze années d’oppression tsariste n'ont cessé de peser sur le peuple russe. Puis, refoulant les tergiversations de la bourgeoisie mencheviste enlisée dans une caricature de république, s'est affirmée la révolution bolchevique s'attaquant au système de la propriété, appelant ouvriers et paysans à prendre la succession de classes défaillantes et périmées. Sous l'impulsion des Lénine et des Trotsky, elle instaurait le nouveau régime dit de « dictature du prolétariat ». A travers tous ces événements, des mutineries importantes ont surgi. Il faut en connaitre les causes. Rappelons-les : Sur les ordres de Londres et de Paris, malgré la volonté de paix du peuple russe épuisé, fut déclenchée la sanglante offensive du 18 juin 1918. Le premier soin des révolutionnaires au pouvoir fut d'entamer les négociations de paix de BrestLitovsk. De ce fait, en dépit de sa collaboration douloureuse à la guerre de 19141918, en dépit de ses sacrifices antérieurs, sans souci de son épuisement, la Russie fut abandonnée de ses alliés de la veille et livrée à la brutalité, victorieuse alors, du militarisme allemand. De cette paix séparée, signée par la Révolution russe, date la haine mortelle que lui ont vouée la France et l'Angleterre. Tous les moyens vont être employés contre elle, car elle est un danger permanent pour les nations dont les peuples souffrent toujours des maux sociaux, dont le peuple russe s'est, au moins partiellement, libéré... Il fallait donc abattre la Révolution par la guerre sourde, sournoise et détournée, qui ne se découvre, qui ne se déclare pas. Les provocations par voie diplomatique, les hostilités par intermédiaires, l'étouffement par blocus, l'espionnage, la trahison, tout, enfin, fut mis en œuvre ou préparé. Pour l'exécution de desseins inavouables, il fallait surtout disposer d'une flotte redoutable et créer dans les équipages un état d'esprit aussi favorable à l'intervention en Russie qu'il l'était déjà parmi les officiers dé marine. Malheureusement pour les ennemis de la Révolution russe, la flotte française avait beaucoup souffert pendant la guerre : on avait abusé de la fatigue des matelots, sans compensation aucune. La nourriture, non seulement était insuffisante, mais encore elle était exécrable ; il y avait aussi pénurie de vêtements, rareté des permissions, arrogance et brutalité des chefs, enfin mille sujets matériels et moraux de mécontentement ajoutés à l'anxiété de ne jamais savoir où l'on allait et pourquoi faire et quand ça finirait. Ces dispositions n'étaient pas un terrain bien favorable « à la propagande civilisatrice de mission humaine contre les Soviets », ainsi que disent les descendants de la Révolution française. Les matelots, qui savaient que la guerre n'avait pas été déclarée à la Russie, s'étonnèrent qu'on les dirigeât contre cette nation et comprirent le rôle odieux qu'on voulait leur faire jouer. La mutinerie déjouerait cet infernal calcul aussitôt que l'occasion s'en présenterait. Déjà des régiments français désignés pour aller combattre les Russes furent envoyés à Odessa. Ces régiments composés en majeure partie d'hommes venus du front occidental s'étaient embarqués à contre-coeur pour une expédition lointaine. Le 8 mars 1919, deux compagnies d'un régiment de la 156e division, cantonnées à Odessa et envoyées à Kherson, quand elles s'aperçurent qu'on voulait les employer contre la Révolution russe, refusèrent de se battre. On les ramena à Odessa. Et, le 11 mars, neuf hommes, arbitrairement choisis, furent arrêtés et condamnés à cinq ans de travaux publics pour refus d’obéissance en présence de rebelles armés (les rebelles, c'étaient les Russes : ils n’acceptaient pas la dictature des envahisseurs). Le Conseil de guerre, sans instruction préalable, et refusant d'entendre les témoins à décharge, condamna ces courageux soldats au nom de la « justice » militaire! Mais cela n'empêcha pas le mécontentement et l'indignation de se manifester dans la flotte, de façon virulente, d'avril à juin 1919 : des mutineries devaient éclater à Galatz, Sébastopol, Odessa, Toulon, Bizerte, Itéo. Un crime du commandement français à Kherson allait hâter l'explosion de toutes les colères. Après que les soldats français eurent refusé de se battre contre les Russes, on fit venir à Kherson des régiments grecs. Les Russes qui s'étaient mis à reculer devant les Français, ne voulant pas, disaient-ils, répandre un sang précieux, quand ils virent la sauvage attaque des Grecs, décidèrent de se défendre : un combat s'engagea pour la possession de Kherson. Les Grecs, renforcés de détachements allemands et polonais, tenaient la ville, commandés par un officier allemand. Dans le port, un cargo français se tenait prêt à débarquer des tanks destinés à appuyer les troupes grecques ; des femmes de la ville avec leurs enfants s'étaient réfugiées sur ce cargo pour échapper au bombardement. Voyant que la ville allait être prise par les Russes, l'amiral français donna l'ordre au cargo de s'éloigner pour que les tanks ne tombassent pas aux mains des bolcheviks victorieux ; les femmes et les enfants réfugiés furent mis en demeure de quitter le bateau sous la mitraille et, comme elles hésitaient, effrayées, on les poussa dehors à coups de crosses. Les malheureuses se réfugièrent sous des hangars. Alors les deux canonnières françaises, pour se venger sans doute de la perte de la ville, bombardèrent les hangars avec des obus incendiaires. Et comme des femmes, folles de terreur sous ce bombardement, fuyaient les hangars dans leurs vêtements enflammés, elles furent impitoyablement achevées par les mitrailleuses des deux canonnières. Les hauts politiciens de France n'ont pas ignoré ces hauts faits, que nous pouvons appeler de honteux forfaits, d'épouvantables actes de sauvagerie justifiant toutes les révoltes, de véritables défis à la conscience humaine et font comprendre combien beaux sont les gestes de mutinerie des héros de la Mer Noire. * * * Le torpilleur Protêt qui appartenait, pendant la guerre, à la division des flottilles de l'Adriatique si durement éprouvée, fut envoyé, après l'armistice, à Constantinople et dans la Mer Noire. En 1918, ce torpilleur fut mis à la disposition du général Berthelot pour transporter à Odessa, Sébastopol et Novorossisk les officiers de l'état-major chargés de missions importantes : ainsi, au début d'avril 1919, le Protêt transporta quatre officiers, dont un intendant général, de Galatz à Sébastopol, via Odessa et retour, pour leur permettre de... visiter le Musée de l'Armée de Sébastopol! Ce voyage ne coûtait que 200 tonnes de mazout à 1.000 francs la tonne... Parmi l'équipage, le mécontentement, un moment apaisé parce que la détente formidable de l'armistice faisait oublier les souffrances passées, allait s'aggravant du fait de multiples corvées, stupides et inutiles, reculant toujours la libération. L'indignation d'une partie de l'équipage grandissait. Un officier mécanicien, André Marty, déjà mis à l'écart des autres officiers qui le méprisaient parce qu'il avait une mentalité différente, osa se montrer écœuré de l'ignoble besogne politique à laquelle on le mêlait contre le peuple russe. Les meilleurs marins de l’équipage du Protêt, après avoir supporté fatigues, privations, intempéries, dangers, ajournements de libération, partageaient le noble sentiment de Marty sur l'abominable attentat que la République Française leur faisait commettre contre la République des Soviets. Ces fils de travailleurs, travailleurs eux-mêmes, ne pouvaient se faire à l'idée qu'on leur fît porter une main sacrilège sur la liberté de frères de misère œuvrant révolutionnairement pour leur émancipation. Marty trouva, en la personne du quartier-maître Badina un camarade intelligent et instruit, homme de coeur et de caractère. Ayant tous deux la même haine de l'injustice et le même généreux idéal, Marty et Badina se comprirent. Ajoutons que, dans toute la flotte, parmi les marins pour qui la guerre n'était pas terminée, la révolte fermentait sourdement. En mars, allant à terre, les deux hommes furent mis au courant par des soldats que les 176ème et 158ème bataillons avaient refusé de marcher contre les Russes. Ils approuvèrent le geste de ces mutins en disant : « Nous aussi, nous en avons assez! » Mutuellement, les marins s'instruisaient sur la Révolution russe et ses causes et ils s'enthousiasmèrent aux succès de la République des Soviets. Quand ils eurent connaissance des radios de protestation de Tchitcherine sur les massacres commis par les alliés, notamment contre les 200 femmes et enfants de Kherson par les canons de vaisseaux français, ils refusèrent d'abord d'y croire. Mais, comme pour les convaincre, le vice-amiral Amet tint à venir lui-même apporter des aveux, en félicitant les canonniers du Mameluck, tristes héros de cet infâme exploit ; les officiers et une partie de l'équipage du Protêt avaient été conviés à entendre le discours de l'amiral qui traita les Russes de « bandes d'assassins conduits par des canailles », et il conclut ainsi : « Vous n'avez pas hésité à tirer, c'est très bien! » Marty, qui était présent, ne craignit pas, entendant les propos tenus par celui qui avait fait bombarder une ville ouverte, de manifester son indignation au commandant du Protêt, un nommé Welfélé. Les équipages, qui ne doutaient plus de la véracité des radios de Tchitcherine étaient exaspérés des lâchetés commises contre les Russes. Ceux du Protêt se groupèrent autour de Marty et de Badina et, le 12 avril, ceux-ci arrêtèrent un plan de mutinerie pour faire cesser l'intervention en Russie et pour provoquer le retour en France, il s'agissait de s'emparer du Protêt en enfermant les officiers et de se réfugier dans un port bolchevik pour s'y organiser, puis de gagner Marseille avec les bateaux qui se seraient joints au Protêt, afin d'exiger la cessation de la guerre criminelle et anticonstitutionnelle faite à la Russie. Mais un certain matelot-canonnier, nommé Durand, entré dans le complot, dès le 13 avril, et sur lequel on croyait pouvoir compter, car il devait de la reconnaissance à Marty, trahit en compagnie de deux de ses amis... Donc, le 15 avril, les conspirateurs réunis à Galatz entendirent Marty dénoncer l'illégalité criminelle de l’intervention en Russie, commenter l’article 35 de la Constitution de 1780 qui laisse en dernier ressort au peuple le moyen de l'émeute pour sauvegarder la légalité. Puis Marty confia la première partie de son plan : se rendre en Russie avec le torpilleur. L'exécution de ce plan fut fixée au surlendemain. Le lendemain, 16 avril 1919, les traîtres avaient dénoncé le complot au commandant du Protêt. Le soir même, Marty, rentrant à bord un peu avant minuit, fut arrêté, injurié, maltraité. Sans s'émouvoir, il revendiqua hautement la responsabilité de son projet, mais refusa d'indiquer ceux qui s'y étaient montrés favorables. Du quai de Galatz, Badina avait assisté à l’arrestation de Marty ; il ne songea qu'à venir prendre sa part de responsabilité. A peine eut-il mis le pied à bord qu'il se vit menacer des revolvers de quatre sous-officiers qui l'attendaient : « C'est trop. Un seul suffit », remarqua Badina, imperturbable. Comme le commandant semblait vouloir se servir de lui contre Marty, il le pria de le traiter en accusé et non en témoin à charge. Mené en prison, à terre, Badina s'en échappa quelques heures plus tard, persuadé qu'il ne pourrait pas présenter une défense utile dans les conditions où l'on se trouvait. Marty, plusieurs fois menacé de mort pendant sa prévention par ses gardiens, puis mis à l'isolement absolu, supporta tout avec le plus grand courage. Privé des garanties d'une défense normale, il fut condamné par un conseil de guerre bien stylé à vingt ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction de séjour, Badina fut condamné à la même peine par contumace ; lorsqu'il se livra, en octobre 1920, sa peine fut abaissée à quinze ans de détention. Ainsi avorta la première tentative de révolte des marins de la Mer Noire. Mais l'importance de la mutinerie ébauchée subsiste du seul fait du complot. Elle ne fut ni inutile ni stérile. Le message de T. S. F. annonçant à Odessa la découverte du complot et l'arrestation de Marty et Badina ne contribua pas peu au déclenchement des protestations et aux mutineries qui suivirent, contre l'intervention en Russie. Marty et Radina, ces deux héros, parmi les héros de la Mer Noire, ont glorieusement agi pour l'humanité. Le 17 avril 1919, le cuirassé France gagne Sébastopol et exécute ce que l'équipage croit être des tirs de réglage avec ses pièces de 140. Dès le 18, les matelots apprennent que le prétendu tir de réglage de la veille a tué 180 civils à Sébastopol et en a blessé un grand nombre. Cette nouvelle lâcheté exaspère les mécontents : le moindre incident devait faire éclater la révolte. Il se produisit le lendemain, 19 avril : dans l'après-midi, la nouvelle se répand à bord que le France doit faire le charbon le lendemain dimanche, jour de Pâques ; c'est une corvée longue et fatigante, et les marins comptaient se reposer ces deux jours fériés. La nouvelle est commentée et provoque des murmures. Sur une observation maladroite d'un gradé, les manifestants entonnent l'Internationale et ils se précipitent vers la plage arrière. Ils rencontrent le commandant-adjoint Gauthier de Kermoal, qui propose de transmettre les réclamations au commandant Robez-Pagillon. Mais comme les matelots, sous le coup d'une fureur longtemps contenue, crient tous ensemble, il conseille de désigner des délégués qui lui porteront le lendemain matin les revendications de l'équipage. Il donne sa parole d'honneur qu'aucune sanction ne sera prise contre ces délégués. L'équipage repart vers l'avant, toujours chantant, descend aux prisons et délivre les prisonniers. Parmi eux, se trouve un jeune matelot, à peine âgé de 20 ans, nommé Vuillemin. Il est des trois délégués qui sont nommés. Nous le verrons à l'œuvre sur le cuirassé France, faire preuve de courage et de sagesse. Il en impose à ses camarades. Un vent de révolte souffle sur Sébastopol : aux chants révolutionnaires du France, répondent ceux du cuirassé Jean-Bart et ceux du croiseur Du Chaylo qui sont, en rade, côte à côte. Un matelot arrive à bord, annonçant que la compagnie de débarquement, casernée à terre, dans un fort, a également manifesté contre les mauvais traitements. Ces mutins de l'infanterie ont adressé à leur chef un message où ils déclarent entre autres choses ceci : « Nous ne voulons plus souffrir. Les traitements de jadis doivent être abolis, car ils sont odieux. Si votre instruction est supérieure à la nôtre, il ne faut pas, pour cela, nous considérer comme vos esclaves... Vous, commandant du fort, qui, sur nous, avez exercé votre violence, réfléchissez. Sachez que nous, comme nos frères bolcheviks, poursuivons un idéal et, nos droits naturels, humainement reconnus de tous, nous les réclamons! »... L'équipage du France accueille avec enthousiasme cette nouvelle et les délégués embarquent, malgré l'officier de quart, sur le vapeur du bord pour aller s’entendre avec les délégués des autres bâtiments. Du vapeur, on demande à ceux du Jean-Bart ce qu'ils veulent, et ils répondent : « A Toulon! Plus de guerre aux Russes! » C'est le mot d'ordre qui circule pour toute la flotte. En l'absence des délégués, vers dix heures du soir, arrive à bord du France l'amiral Amet, en colère. Il harangue les mutins qui ne se gênent pas pour l'interrompre bruyamment. Alors, se sentant faible devant tant d'énergie, il change de ton : « Mes enfants, je vous en supplie ». On lui crie : « Ce n'est pas l'heure de dire la messe! » Enfin, il demande ce que veulent les manifestants. Un matelot s'avance vers lui et en termes mesurés énumère les revendications de l'équipage dont les principales sont : 1° Cessation de l'intervention en Russie et l'entrée en France ; 2° Améliorations du régime du bord : nourriture, permissions, courrier, etc., etc. Puis, s'étendant sur l'intervention, le matelot déclare : cette guerre est anticonstitutionnelle, et la flotte est indignée de cette atteinte au droit républicain ; finissons-en, sans délai ». Comme l'amiral ne fait aucune réponse satisfaisante, les manifestants le laissent et reviennent sur la plage avant en chantant l’Internationale. L'amiral quitte le bord en lançant des menaces. Vers dix heures et demie, le vapeur ramène les délégués et l'on décide une grande réunion pour le lendemain matin. Chacun va se coucher. Mais le délégué Vuillemin rédige et fait afficher à bord cette proclamation : « Camarades, vous venez de faire, ce soir, une belle manifestation. Je vous recommande instamment d'éviter toute violence et tout sabotage. Nos revendications sont justes et nous aurons gain de cause ». Puis, ce mutin, arraché de sa prison par la mutinerie de ses camarades, dispose les factionnaires indispensables à la sécurité du bâtiment et retourne dormir à la prison. Le lendemain, après le café, l'équipage est rassemblé sur la plage avant et, à huit heures, le pavillon rouge est hissé sur le cuirassé au chant de l’Internationale. Aussitôt le Jean-Bart fait de même. Comme convenu, les trois délégués vont trouver le commandant-adjoint et Vuillemin dénonce le crime commis contre la Russie ; le commandant-adjoint se refuse à discuter ce point, s'esquivant en disant qu'il n'est pas au courant, étant à bord depuis peu de temps. Les délégués vont rendre compte de cette rencontre à l'équipage, vers neuf heures arrive le vice-amiral Amet, plus calme que la veille ; sur la plage arrière, il parle. Il dit : « Mes enfants, vous regretterez ce que vous venez de faire et vous vous en repentirez... » Un délégué l'interrompt : « Nous ne regretterons jamais d'avoir fait arrêter cette guerre illégale et criminelle ; nous serions au ban de la classe ouvrière et de l'humanité si nous obéissions aux ordres qui nous prescrivent de tuer nos frères russes! ... » Amet, sans plus insister retourne chez ses mutins du Jean-Bart, son vaisseau-amiral. A son tour le commandant-adjoint essaie de retourner les mutins en leur promettant du champagne, la levée de toutes les punitions et la faculté pour les hommes de descendre à terre. Il est accueilli par des sarcasmes et sans rien dire quelques marins quittent le bord avec une chaloupe. La population de Sébastopol qui a suivi toutes les péripéties de la mutinerie, attend sur les quais les matelots français et leur fait un accueil ému, enthousiaste. Les matelots du France rejoignent leurs camarades du Jean Bart, de Justice, Vergniaud, Mirabeau, Du Chaylo ». Ils fraternisent entre eux, puis avec la foule qui les porte en triomphe comme des libérateurs. Un vaste cortège se forme et, drapeau rouge en tête, monte lentement les boulevards en chantant l'Internationale. Soudain, le cortège se trouve face à des mitrailleuses abritées derrière des fils de fer barbelés ; un lieutenant de vaisseau, (qui se suicida ensuite) commande le feu. Un crépitement sinistre et quatorze marins gisent assassinés au milieu des Russes (hommes, femmes, enfants) fauchés sans pitié. Ainsi, sous les balles françaises, les mutins scellèrent la fraternité sanglante des enfants du peuple de France et de ceux du peuple russe. (Tous ces détails sont puisés dans la brochure « Les révoltés de la Mer Noire », de Maurice Paz). Aussitôt qu'à bord du France fut connue la nouvelle du massacre, le délégué Vuillemin exigea du commandant une enquête, puis, en termes énergiques, réclama le retour de la compagnie de débarquement, afin que le vaisseau puisse appareiller sans délai. Il fut obéi : à quatre heures et demie, la compagnie de débarquement et les permissionnaires étaient à bord, joints aux manifestants. Les choses n'allaient pas si bien sur les autres bâtiments en rade. Sauf le Du Chaylo, après avoir manifesté, tous étaient rentrés dans l'ordre. Alors l’amiral Amet croit prudent d'interdire toute communication entre le France et le Jean-Bart. Les manifestants du France, vont s'en plaindre à leur commandant qui déclare ne rien pouvoir contre les ordres de l’amiral. – « Si vous, commandant, ne le pouvez pas, lui dit un matelot, moi je me charge de l'obtenir de gré ou de force. - Qui donc commande à bord? réplique le commandant. - C'est l'équipage. - Alors jetez-moi à l'eau. - Ce n'est pas à l'eau qu'il faut vous jeter, c'est en France. C'est là qu'il faut tous nous mener... » Et l'équipage décide de reprendre les communications dès le lendemain matin avec le Jean-Bart. Les délégués assurent le service des projecteurs pour prévenir toute surprise de nuit et, de neuf heures et demie à minuit, le délégué Vuillemin discute avec le commandant les revendications de l’équipage, en démontre le bien-fondé et conseille à son chef d'inviter les officiers à ne pas faire usage de leurs armes. « L'équipage n'est pas armé, dit le délégué, et je m'efforce d'éviter une bagarre. Si un officier prenait sur lui de menacer un homme, le désastre serait inévitable. Et alors, commandant, moi qui suis un prêcheur de calme, je deviendrai le prêcheur de la révolte ». Le commandant donna sa parole que « il n'y aura ni répression ni sanction », et au cas où malgré lui, il y aurait des poursuites, « il serait le meilleur défenseur de ses hommes » : s'ils passaient en conseil de guerre, il viendrait s’asseoir, à leur côté, au banc des accusés. – « N'est-ce pas cependant honteux, ne peut-il s'empêcher d'ajouter, qu'un jeune homme qui n'a pas vingt ans, vienne faire la loi à un homme de cinquante-trois ans, qui pourrait être son père! - N'oubliez pas, commandant, dit le jeune matelot imperturbable, que je suis ici le représentant de l'équipage : coûte que coûte je défendrai ses revendications ». Ainsi se termina l'entretien. La nuit fut calme. Tout se passa bien, Factionnaires à leur poste. Bon fonctionnement des projecteurs ; service parfait assuré par les délégués qui sont seuls obéis et avec la plus rigoureuse ponctualité. Le lendemain, 21 avril, dès le matin, le délégué Vuillemin va s'entretenir avec l'amiral Amet, puis il porte à l’équipage assemblé sur la plage-avant, le résultat, de l’entretien. Le commandant a décidé d'appareiller pour le départ, le 31 avril. L'équipage proteste. Il veut faire le charbon de suite et partir le surlendemain. Ils se précipitent pour voir le commandant. Ils rencontrent le médecin-chef et une discussion s'engage entre lui et le délégué Vuillemin sur les responsables de la mutinerie Le délégué s'écrie : « La caste militaire s'est couverte de honte : en particulier le ministère et nos états-majors qui mènent la marine aux pires destinées... Les capitalistes français sont cause de ce que la France vient de commettre les actes les plus criminels... Cette guerre contre la Russie est, avant tout, anticonstitutionnelle et il faut que la justice frappe les Clemenceau et Pichon qui ont violé la Constitution ; ils sont les principaux responsables de notre mutinerie... » Le 23 avril, le France quittait Sébastopol, ainsi que l’avait décidé l'amiral Amet, d'accord avec les délégués, en reconnaissant légitimes les revendications de ses matelots et en s'excusant de n'avoir agi que sur l’ordre du ministre de la Marine, Georges Leygues. Le 25 avril, le cuirassé passait devant Constantinople, escorté de la canonnière Escaut, également révoltée. Il arrivait le 1er mai à Bizerte et les autres vaisseaux l'y rejoignirent quelques jours après. Mais, arrivé là, le commandant montra à Vuillemin un ordre de l'amiral Amet lui prescrivant de mener tout l'équipage en forteresse. Vuillemin le prévint que dans ces conditions il n'allait plus prêcher le calme ; et, pour parer à toute éventualité, il fit armer les tourelles et les pièces de 14. Le préfet maritime de Bizerte, le vice-amiral Darien, auquel en référa le commandant du France, décida d'en appeler à une commission d’enquête. L'équipage accepta de s'en rapporter à elle et d'accepter son verdict... Ainsi se termina la mutinerie du cuirassé, dont l'équipage fut maître pendant plus de trois semaines... Malgré la parole donnée il y eut conseil de guerre et sanctions coutre les mutins ... Nous arrêtons là le récit de cette sédition causée par le mauvais entretien des hommes et surtout par le crime auquel on voulait les associer. Mais il faut se rappeler qu'il n’y eut pas que les faits rapportés ci-dessus. Il y eut également d'autres affaires plus ou moins graves, d'autres mutineries aussi typiques, aussi enthousiastes et pour les mêmes causes. En outre, des vaisseaux cités, nous voudrions pouvoir relater les affaires du Waldeck-Rousseau, de l'Ernest-Renan, du Justice, du Protêt, du Mameluck, du Fauconneau, où gronde le mécontentement. Il y eut sédition aussi sur le Bruix. Tout cela sur la Mer Noire. Mais à Toulon, aussi l'on protestait. Le Provence à bord duquel avaient eu lieu déjà des manifestations, des mutineries en mars et en septembre 1917, en novembre 1918, à Toulon le 21 mai 1919, pour en repartir le 10 juin, soi-disant pour Constantinople. Le 6 juin, il y eut révolte pour protester contre l'emprisonnement des mutins. L'équipage du Provence hissa le pavillon rouge. En 1919 encore, ce fut le Voltaire en révolte. Puis, ce fut le transport de troupes contre la Révolution russe sur le Guichen que l'équipage déposa en Grèce et décida de ramener en France, sans pourtant y réussir, en raison de la « fidélité » des tirailleurs sénégalais. Il n'est pas exagéré de qualifier ces mutins de la marine de « héros de la Mer Noire ». Il est nécessaire de donner à ces mutineries toute l'importance qu'elles comportent. Elles indiquent vraiment qu'on aurait tort de désespérer du genre humain... et que la guerre pourra faire faillite un jour, quand les hommes refuseront de s'entretuer. Nous avons tenu à présenter avec précision quelques mutineries suggestives que l'histoire d'ailleurs retiendra. Cela nous dispense de nous étendre longuement sur la révolte du 17ème de ligne, survenue au cours de l'agitation viticole du Midi, en 1907. On la connaît beaucoup mieux parce qu'à l'époque du soulèvement régional des vignerons frappés par la mévente, régnait la paix extérieure. Et aussi parce que la crise du Midi donna l'occasion au radical Clemenceau de montrer que le pouvoir avait fait de l'individualiste libéral un tyranneau brutal et intransigeant et de s'illustrer - avant Draveil - par un Narbonne sanglant. Cependant la révolte du 17e ne fut qu'une série, toute sporadique, de mutineries légales... Déjà foncièrement indisciplinés - le Méridional est peu militariste, ébranlés par l'agitation à laquelle participaient leurs familles (ils étaient d'ailleurs originaires de la région), soldats et réservistes d'Agde, de Béziers étaient tout préparés pour la rébellion ; mutineries des réservistes d'Agde, du 100ème, puis du 17ème de ligne s’enchainent ainsi et se succèdent. Mis en rumeur par un changement de garnison (pour Agde) auquel résistèrent, à Béziers, plus de dix mille civils, la nouvelle des « dragonnades » provoque l'élan du 17ème et « la marche sur Narbonne »... laquelle devait finir à Béziers, par la reddition. La mutinerie gagne de proche en proche les groupes casernés en divers points de la petite ville ; de concert on s'attaque à la poudrière, on s'empare des cartouches, on délivre les prisonniers. Puis la troupe sans chefs, qu'un caporal exhorte à la cohésion, arrive (ils étaient encore plus de huit cents, malgré les défections du parcours) à l'aube en vue de la cité... Gendarmes dépêchés contre eux tournent bride devant leur allure décidée, puis c'est le 81ème qui vient prendre, sur la route, position de combat, baïonnette au canon. Les gars du 17ème, résolus, imitent le geste de défense, s'engagent, hardiment sur les flancs des soldats hésitants. Et l'avance continue. Un mouvement enveloppant esquissé par les gradés du 81ème n'aboutit pas, le bruit de quelques coups de feu ayant déchaîné la panique parmi les soldats « fidèles ». L'entrée dans Béziers fut triomphale, mais là, épuisés et désorientés, dépassés d'ailleurs par un geste inaccoutumé, traversés de projets incohérents, les éléments révoltés, à qui manquent aussi la conscience du but et l'exemple de quelques meneurs, apparaissent bientôt désemparés et se laissent circonvenir. Sur la promesse - classique - qu'il n'y aura pas de sanctions, les mutins, après quelque flottement, consentent à entrer à la caserne Mirabel, puis à regagner Agde. Ils le font non sans dignité et même avec une certaine crânerie et une impression de force persiste avec la trace de ce triomphe momentané. Et le souvenir de ce sursaut qui, sans objectif arrêté et aussi sans méthode, devait être sans lendemain, n'a cessé de flotter, comme un avertissement et une menace dans les mémoires... (Voir La Révolte du 17ème, brochure éditée à l'époque par « l'Union des Syndicats »). * * * Dans la Revue Europe, du 15 juin 1926, M. Joseph Jolinon a publié un très curieux article intitulé : Les Mutineries de 1917. Il dit ce que fut cette fameuse mutinerie provoquée par les tracasseries, la lassitude, le dégoût, et surtout par les manœuvres de ceux qui en avaient besoin pour légitimer une répression exemplaire susceptible d'enrayer le mécontentement justifié des soldats sur le front. Il y eut, ditil aux gens de l'Action Française qui accusaient Malvy de les avoir provoquées, plus de cent mutineries : « Plus de cent mutineries, ajoute-t-il, cela vous laisse rêveur, moi pas. Exactement 113 ; 75 régiments d’infanterie, 22 bataillons de chasseurs, 12 régiments d’artillerie, 2 régiments d'infanterie coloniale, 1 régiment de dragons, 1 bataillon sénégalais, sans compter les régiments qui, faute d'occasion, ne se révoltèrent pas, mais n’en pensèrent pas moins. C'est pourquoi j'écris sans exagérer : « En 1917, l'ensemble de la troupe avait l’âme en révolte. Ce que l'arrière appela plus tard défaitisme, la troupe l'ignorait. Elle sentait venir le refus d'obéissance comme une conséquence fatale de la conduite de la guerre. En fait le gros des révoltes suivit l'échec du 16 avril. Tous les survivants vous diront : ceci entraîne cela. Rien de plus étranger dans l'ensemble à toute passion politique ». Joseph Jolinon ajoute : « Pour avoir l'explication du phénomène par ses causes profondes, si naturelles, oubliez donc la guerre écrite, ôtez vos lunettes d'écaille, équipez-vous, quittez Paris le 2 août 1914, suivez ces hommes au pas. Cela va durer 32 mois de 30 jours de 24 heures ; 23.000 heures à raison d'un mort et trois blessés à la minute ». Enfin, pour expliquer et faire comprendre les causes d'un état d'esprit général favorable à la mutinerie, l'auteur que je viens de citer écrit, évoquant les souvenirs horribles des sanglantes années de guerre : « Après la Marne on attend la victoire, on se réveille sur des cadavres, le champ d'honneur étale son irrespirable vérité... Le premier hiver avec ses pieds gelés arrive en terrain découvert, et le poilu grelotte ; et la gloire ne le réchauffe pas. Sur 500 kilomètres, ce ne sont qu'éléments de troupes et d'ouvrages de boue... En 1915, la boue envahit l’âme. Epoque des attaques partielles, tuantes pour le courage. En grignotant l'ennemi on meurt avec profusion. Il y a certainement deux tués de trop sur trois. Les revenants n'oublient pas ces assassinats. Interrogez-les. Ils répondent par des noms devenus sinistres. (Ici tous les lieux de massacres ignobles que je passe.) A la baïonnette contre des mitrailleuses : entre les lignes où gisent des amas d’agonisants lucides atterrés de mourir sans plus de secours que de résultats, les réseaux barbelés sont de déchirantes couronnes d'épines. Alors le moral en certains cas descend déjà audessous de zéro. L'affaire des fusillés de Vingré, celle du lieutenant Chappelant, celle des fusillés de Souain en sont les exemples les plus connus, mais on en trouverait d'innombrables, à jamais méconnus, si l'on abordait l’histoire des escouades. Notamment qui dira jamais le nombre de ceux qui recherchèrent « la bonne blessure » et de ceux qui se rendirent avec une joie profonde. On verrait alors à combien d'ordres inexécutables il fallait obéir au péril de sa vie, entre deux feux, je veux dire entre le chef et l'ennemi ». L'offensive du 16 avril 1917, à elle seule, a donné les chiffres suivants, d'une statistique établie en chiffres ronds le 15 mai : Tués sur le terrain : 28.000 ; morts dans les formations sanitaires de l’avant : 5.000 ; blessés : 80.000 ; prisonniers : 5.000. Au total : 118.000 hommes. Ce qui étonne, après cela, ce n'est pas le nombre élevé des mutineries : c'est qu'il y en ait eu si peu! Les premiers manifestants sont les revenants, officiers en tête. L'état d'esprit du guerrier, voué à la vermine et à la mitraille, on le saisit ailleurs que chez les bourreurs de crânes de l’arrière, on l’apprend de la bouche même du poilu. Les rescapés hurlaient en redescendant : « On nous a fait assassiner ». On écrivait alors sur les wagons : « Troupes fraîches pour la boucherie » et sur les trains de Sénégalais destinés au général Mangin : « Troupes à consommer avant l'hiver » ; et l'arrière-front pour la première fois entendait sortir de la bouche « poilue » cette parole si humaine, quoique séditieuse : « A bas la guerre! Pour en finir avec elle, pas d'autre moyen que de faire grève ». La contagion gagnait sans peine les seize corps d'armée de cette partie de l'arrière-front. Et ceux des tranchées n’en pensaient pas moins, en attendant la relève. Ce sont les vieillards qui envoyaient les jeunes au massacre. Ce sont les possédants qui envoyaient contre les envahisseurs menaçant leurs biens les malheureux qui ne possédaient rien, si ce n'est les pauvres corps qu'ils laissaient par milliers sur les champs de souffrance et d’horreur... Il est vraiment formidable et incompréhensible que contre un pareil sort les millions d’hommes jeunes, vigoureux n'aient pas encore songé à se mutiner une fois pour toutes. Attendent-ils la prochaine dernière?...

- Georges YVETOT

MUSULMANS (LES) NON CONFORMISTES : ISMAÏLIENS ET HASCHISCHINS Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Si l'Islam devint la religion du proche Orient et même d'une partie de l'Afrique et de l'est Asiatique, il s'en faut de beaucoup qu'il fut accepté avec enthousiasme par tous ceux auxquels il s'était imposé manu militari. Son monothéisme rigide, son rigorisme alimentaire, sa discipline dogmatique n'allèrent pas sans provoquer des protestations et soulever des révoltes chez ceux des conquis qui n'avaient pas perdu le souvenir des cultes voluptueux du paganisme oriental. Une des sectes les plus curieuses du monde musulman est certainement celle des Ismaïliens ou Ismaïliehs, pour lesquels le septième iman (ou descendant d'Ali, gendre de Mahomet), Ismaïl, fils de Djaffar, est l'incarnation de Dieu apparue sur la terre pour faire connaitre la vraie parole, ce qui réduit le Prophète à un rôle de second plan. Les Ismaïliehs sont mieux connus sous le nom de Haschischins fumeurs de haschich Cette secte eut son heure de célébrité au temps des Croisades, quand son grand maitre Rachid Sinan, le « vieux de la montagne » avait à sa dévotion de fanatiques séides, qui se chargeaient des missions les plus dangereuses, dès lors qu'étaient menacées leur croyance et leur organisation. Cette secte existe encore aujourd’hui, comme nous le verrons par la suite. C'est dans le deuxième siècle qui suivit la mort de Mahomet que, en Syrie, en Perse et jusque sur les bords du Gange, une religion secrète se fonda, tendant à concilier les enseignements de Zoroastre et les préceptes de Mahomet, les mélangeant même avec les rites des anciens cultes syriens. Cette religion secrète ne se développa pas aussi rapidement que l'avaient rêvé ses grands maîtres, résidant en Perse, à l’ombre de l’Islam. Elle végéta longtemps et il fallut attendre jusqu'un XIème siècle pour que les « Haschischins » remplissent un rôle sur le théâtre de l’histoire de l'Orient. A ce moment, mal avisé est l’émir qui entreprend de les persécuter. Les sicaires du Grand Maître, les Fidawis (les dévoués) le surveillent et l’avertissent qu'il ait à interrompre sa poursuite, sinon c'est la mort : un feuillet piqué d'un poignard qu'il trouve dans sa tente, voilà 1'avertissement. Personne ne sait comment et où atteindre les « Fi comment et où atteindre l'ennemi condamné par le Grand Maître. Vivant auprès de l'homme désigné, ils seront, s'il le faut, soldats de sa garde, serviteurs de sa suite ; ils joueront un rôle quelconque dans son entourage ; ils auront recours à une ruse et à une volonté d’une ténacité prodigieuse : ils attendront des jours, des semaines, des mois : ils emploieront le poignard, voire le poison ; mais si celui qu'ils visent n'interrompt pas ses agissements, il sera exécuté. Les émirs ont des armées à leur disposition, les « Fidawis » sont quelques-uns : ce sont les émirs qui cèdent. Les Ismaïliens eurent à se défendre contre les agressions franques. Quelques exécutions ôtèrent aux Croisés l’envie de les considérer comme ennemis et les relations avec le comte de Tripoli devinrent plus amicales. Le traité conclu avec Richard Coeur de Lion et Saladin, qui avait renoncé à combattre les « Haschischins », libérait leurs montagnes de toute occupation franque. Quelques temps après, Conrad de Montferrat viola de façon éhontée une des clauses du traité en faisant assassiner des prisonniers sarrasins. Sur la demande de Saladin, Rachid Sinan fit tuer le parjure. Dans les jardins du Grand Maître, les « Fidawis » fumaient le haschich l'herbe - qu'on appelle aussi kief - l'extase -. C'était une de leurs récompenses. Sous la voûte épaisse des grands noyers, à l’ombre des orangers enivrants, ils se délassaient donc de leurs expéditions en fumant l'herbe des extases. Et le jardin leur paraissait enchanté. Et sa demeure était comme un paradis. Et tout était beau et l'on se sentait meilleur. C'est pourquoi ils l'appelèrent le Paradis, mot dérivé de l'ancien persan pairideza on du chaldéen pardes, et qui signifie jardin délicieux. Les Ismaïliehs célébraient des rites érotiques et dans certaines occasions pratiquaient la communauté sexuelle. Il paraît qu'ils les célèbrent encore, à en croire un érudit, J. Bruna, qui nous a fourni des détails sur les scènes qui se déroulent lors de ces cérémonies et qui sont un reflet, bien atténué sans doute, de ce qui se passait aux temps où la secte brillait de tout son éclat! Les Ismaïliehs - plutôt leurs descendants - sont assis, les jambes croisées à l’orientale, écoutant leur cheikh lire des passages du Bir Sadine, leur livre doctrinal. Cette lecture dure plusieurs quarts d'heure. Sur un piédestal aménagé exprès, une jeune fille, entièrement nue, se tient debout. Elle est le seul ornement de la salle. Elle demeure immobile, dans une pose hiératique, devant les auditeurs recueillis. La lecture achevée, chacun des assistants se lève l'un après l'autre et se met à genoux devant la jeune vierge en appuyant sa tête sur le « triangle sacré » de son origine. Dans d’autres réunions auxquelles prenaient part les hommes et les femmes, qui avaient encore lieu il y a un demi siècle et moins encore, les fidèles se dépouillaient de leurs vêtements et toute lumière était proscrite. Au hasard des contacts, les couples s’enlaçaient dans l'extase d’un délire sacré ; seule, la compagne du cheik était laissée intacte. A observer qu’à l’instar de ce qui se passait dans les mystères païens ou parmi les sectes érotico-chrétiennes, ces rites étaient ou sont accomplis dans le recueillement et l’esprit le plus pur. La prostitution sacrée chez les Grecs et les Adonisiès de Byblos possédait ce caractère. L’accouplement des sexes symbolise l’éternité. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à se reporter un dernier verset de la deuxième leçon, « de la grande leçon du vénérable seigneur Rached ed Edine » aux croyants, ses disciples :  « Dieu a dit : Olivier qui n’est ni à l'Est ni à l’Ouest, il se trouve entre le genou et le nombril. En vérité, en vérité : de lui viennent la Mort, la Vie, la Pauvreté, la Fortune. La vérité, toutes les vérités, c'est le Kaf et le Sin (Le kèss ou sexe de la femme) ». Ce culte porte bien la marque de son origine persane et du IXème siècle, début des « Haschischins » ; c'est l'époque d’Omar Khayyam et des soufis première manière. Khayyam est l’ami d'enfance de Hassam ben Sabbah, grand maître des Ismaïliehs. S’il a chanté les jardins, les beaux vers, le haschich, le vin et les femmes, ce n'est pas seulement par tempérament, c'est qu’il incarne la réaction de l’épicurisme iranien contre le Coran et les bigots musulmans, contre l'oppression de la nature par la loi religieuse. Aussi, toute la secte est-elle derrière lui. Lassés de poursuivre un idéal stérile, désespérés de prier un dieu insensible, Omar Khayyam et les Persans Ismaïliehs s'inclinent devant la grande loi de fatalité : les êtres comme les mondes suivent une courbe tracée par avance. On ne change rien à sa destinée : les vies succèdent aux vies, continuellement, indéfiniment, et conformément à une loi d'évolution inéluctable. Le grand maître des Ismaïliehs actuels porte le nom d’Aga Khan ; il réside, personnellement ou représenté, à Bombay et il préside une société spirituelle qui vit en marge des sociétés temporelles. Il n’y a pas qu’en Syrie (Druses), dans le Liban (Nocairis), dans l’Inde (Ismaïlis), qu’on trouve des descendants des « Haschischins » ; on rencontre des Ismaïliehs au Zambèze, en Abyssinie et, assuret-on, en Allemagne, en Angleterre et même en France. L'Aga Khan est considéré comme l’incarnation d’Ismaïl et il tranche, chaque année, dans le « Pharamane », le livre sacré de la doctrine, toutes les interprétations auxquelles peuvent donner lieu les dogmes. En Syrie le grand maître est représenté par un émir qui a, dans chaque village, un subordonné, élu par le peuple. Les Ismaïliehs n’ont pas le faciès sémite, ce sont des aryens, à la stature puissante, au teint clair, aux yeux bleus, ce qui avait donné lieu à l’hypothèse d’une origine due à un croisement de la race indigène avec les « croisés » du moyen âge. L’opinion actuelle est qu'ils sont d'origine exclusivement iranienne.

- E. ARMAND

MUSIQUE RELIGIEUSE. – Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Avant de parler de la musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu'on a appelé, il y a quatre-vingts ans, la « musique de l'avenir », jusqu'à ses plus récentes manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse. L'influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop universelle pour que, de tout temps, les religions n'eussent pas cherché à en tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les âmes. Avec elle, il n'était besoin d'aucun appareil technique, d'aucune sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est susceptible d’inspirer et d'entretenir un mysticisme vague et indéfini par son action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même et, lorsqu'elle n'est pas l'appoint d'une mise en scène spectaculeuse, elle est l'art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux religions pour atteindre les foules d'une façon durable. La peinture, la sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des formes, des lignes, les conventions de l'idée qui les a inspirées, mais la musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l'imagination, et celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que la musique est « l'art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de la sublimité des sentiments qu'elle peut inspirer. On n'a pas tenu compte qu'étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s'évade de toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d'autre que celle que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est l'esprit en qui tous les hommes, où qu'ils soient et quels qu'ils soient, retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque, mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie », disait Beethoven, Il a fallu échafauder une métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le christianisme a élevé la musique au plus haut point qu'elle pouvait atteindre, parce qu'elle était devenue avec lui l'expression de la plus parfaite des religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c'est qu’il n'est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s'était jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles, résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique qui serait l'expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes, elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu'on ne parvient à calmer les enfants qui pleurent qu'en leur en chantant ». - Non, les nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd'hui : « J'ai du bon tabac », ou « Viens Poupoule! » Les cantiques et les hymnes n'étaient pas autre chose que les chansons de l'époque. Qu'était cette hymne la plus ancienne, dont il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu'après la Cène Jésus chanta avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers? - On n'en sait rien, pas plus qu'on ne sait si Jésus exista. Ce qui n'est pas douteux, c'est que les premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour les païens qui demeuraient?... Non seulement la théorie de la musique dite « chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non seulement il n'y a pas d'art chrétien, mais il est impossible qu'il y en ait un car, comme l'a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C'est ainsi que l'entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu'à Zwingle et les Réformateurs. Mais, s'il n'y a pas d'art chrétien, il y a un art catholique. L'art catholique n'est pas autre chose que l'art du paganisme, et comme lui, il n'est de l'art que dans la mesure où il est vivant et humain, c'est-à-dire aussi peu catholique que possible. En 1563, le pape Pie IV entreprit de réformer la musique religieuse, à l'instigation des conciles de Bâle et de Trente. A cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d'extravagances... chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l'Homme armé ou l'Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette réforme, il est curieux de lire l'opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p. 231-236), lorsqu'il fut à Rome en 1831 et lorsqu’il vit comment la musique y était traitée, même à SaintPierre et dans la chapelle Sixtine. Il s’interrogea sur la qualité supérieure, religieuse, divine de cette musique, et voici ce qu'il dit entre autre : « Nous accordons que les trente-deux chanteurs du Pape, incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église du monde, suffisent à l’exécution des œuvres de Palestrina dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale ; nous dirons que cette harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même et le prétendu génie des compositeurs n'en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accord ... Dans ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rythme ne sont point employés, et dont l'harmonie se borne à remploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie. En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il fait chanter par exemple : Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style harmonique ne différent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité ; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes que les contrepointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa missa ad fugam en est la preuve ». Après Palestrina, les Nanini, Cifra , Allegri, Mar surtout Haendel et J.-S. Bach, enrichirent la musique d'église de nombreuses œuvres nouvelles, mais qui ne furent pas plus religieuses. La fugue, par exemple, à laquelle Bach donna un souverain essor, était plus brillante qu'émouvante ; elle atteignait intelligence de l'artiste plus que le cœur du fidèle, et Bach ne pensait pas plus au Dieu du pape qu’à celui de Luther, quand il composait les siennes, ou ses trois cents cantates, ses Messes, ses Sanctus, ses Magnificats, ses Passions. Aucune église ne peut s'annexer l'anglican Haendel pas plus que le protestant J.-S. Bach, tous deux allemands, nourris de l'esprit de la Réforme encore palpitant de ses luttes et humilié de la domestication de son clergé. D'ailleurs leurs œuvres valent par la perfection de l'art plus que par l'expression. Haendel et surtout Bach furent les plus parfaits des contrepointistes mais ils furent d'une solennité glaciale. On trouve difficilement chez eux l'émotion et on comprend, en somme, que leur perfection s'accorde avec les religions, catholique ou protestantes, mais inhumaines. Un concert à la Schola de M. Vincent d Indy, qui est le Conservatoire de la musique religieuse, une audition du Messie de Haendel ou d'une Passion de Bach, sont des fêtes musicales incomparables pour l'esprit, mais le cœur est étonné de n'y avoir aucun tressaillement. La Création, de Haydn, a apporté un premier air romantique dans la musique dite religieuse. Elle est d'une effusion panthéiste qui donne sur les premiers temps du monde une idée autrement vivante que la niaise élucubration biblique. La Messe en ré et le Christ au Mont des Oliviers, de Beethoven, ont des sanglots humains qui font penser à Prométhée plus qu’au Christ résigné à une prétendue mission divine. Parlera-t-on de la religiosité qui anima Berlioz écrivant l'Enfance du Christ dans les formes archaïques de la musique ancienne? Son Requiem n’est pas plus religieux. Composé comme une œuvre de circonstance, à la demande du ministre de Gasparin qui voulait mettre à la mode la musique religieuse, il n'est nullement une manifestation de foi. Berlioz ne croyait à rien sauf à la musique. Le Requiem n'est pas d’une autre inspiration que celle de la « marche au supplice » et de la « nuit de sabbat » de la Symphonie fantastique, que celle aussi da cœur fugué, sur le mot : « Amen », de la Damnation de Faust. Quant à Wagner, qui fut peut-être le plus religieux de tous les compositeurs de musique et dont les tendances chrétiennes soulevèrent Nietzsche contre lui, il fut dans toute son œuvre le musicien dramatique de la Tétralogie, même lorsqu'il s'inspira d'idées religieuses, celle entre autres de la rédemption par le sacrifice. Cette idée du sacrifice rédempteur, qui est dans plusieurs œuvres de Wagner : le Vaisseau fantôme (Senta), Tannhäuser (Elisabeth), les Maitres Chanteurs (Hans Sachs), Parsifal (Kundry), n'a rien d'ailleurs de spécialement chrétien. Elle est dans toutes les religions et, en particulier, dans la mythologie scandinave dont Wagner était imprégné plus que de catholicisme. Il s'est retrouvé avec Ibsen dans cette hérédité nordique. Dans ce terrible drame, Tristan et Yseult, où la passion n'atteint son entier assouvissement que dans le « retour au divin néant originel » et qu'on peut appeler le drame de la malédiction de l'amour, il y a, a écrit R. Rolland, « une conviction quasi religieuse, plus religieuse encore peut-être, par sa sincérité, que celle de Parsifal ». Par contre, dans ce Parsifal, dont Wagner a voulu faire une Œuvre mystique avec l'intention de servir le catholicisme, la scène du Graal n'est que du théâtre dans la cathédrale, elle choque même certains esprits religieux par son paganisme -, et l'Enchantement de Vendredi-Saint fait penser à Joachim de Flore sortant de l'église avec les fidèles pour célébrer la messe dans l'épanouissement de la nature. Si, enfin, nous descendons de Wagner à Massenet, nous constatons que les personnes de ses drames sacrés : Eve, la Vierge, Marie-Madeleine, sont non moins païennement troublantes que Thaïs, Esclarmonde et Hérodiade. La musique religieuse n'est grande que dans la mesure où elle est humaine.

LA « MUSIQUE DE L’AVENIR ». - Jean-Jacques Rousseau, qui faisait de la musique à la façon des oiseaux et eut le tort de vouloir être un théoricien musical, disait : « La mélodie seule peut peindre les passions, la mélodie seule est la musique des cœurs sensibles ; l’harmonie n'est qu'un bruit, plaisir de Welches et de barbares ». Les Welches et les barbares ont montré, trop tard pour Rousseau, combien l'harmonie était musique en ouvrant sa voie à la mélodie égarée dans les champs de cette sensibilité artificielle que l'auteur du Devin du village condamnait d'autre part quand il ne parlait pas de musique. Un siècle après Rousseau, en un temps où Vitet déclarait qu'on ne pouvait, « physiquement », dépasser Rossini dans la « progression harmonique », se produisait une révolution démontrant qu'au contraire, même physiquement, il n'était pas de limite à cette progression. Cette révolution, dont les « pompiers » rossinistes puis gounodistes se gaussèrent en raillant la « musique de l'avenir », fut l'œuvre, d'une part de Berlioz, d'autre part de Wagner. Leurs voies ne furent pas les mêmes, elles furent différentes et même opposées ; toutes deux ne dirigèrent pas moins la musique vers un monde si nouveau, et surtout si étendu, qu'on ne l’a pas encore, aujourd'hui, entièrement exploré. Si le voyage est à peu près terminé avec Wagner, il y a encore à marcher avec Berlioz. Ainsi se vérifie sa prédiction qu'il sera connu et compris vers 1940. On reconnaîtra alors en lui le génie le plus incontestable de la période romantique française où il passa inaperçu dans le tapage des « Jeune France ». C’est vers 1830 que parut Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer, apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven. C'est dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait! Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique, impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit d’écrire sur la musique! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs « qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur métier à ceux qu'il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l'ignorance et la malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une sottise qui est de tous les temps. De même qu'il avait révélé Beethoven à la France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux les éléments d'une révolution qui les dépassait, étant dans l'air, depuis Gluck pour l'opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L'esprit de cette révolution venait incontestablement d'Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares » étaient plus musiciens que les Français, et c'est chez eux que Berlioz voyait le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F. Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait pas vécu » (Cité par R. Rolland). La France n'a pas encore reconnu une telle place à Berlioz, et ce n'est qu'en passant par Liszt que certains musiciens français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence. A la « musique de l'avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu'on en pouvait attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se dissipera le confusionnisme où l'on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à Berlioz l'autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l'art aussi profonde, chez l’un que chez l'autre, mais tandis que Berlioz s'abandonnait à elles, Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne montra comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et de l'effort. R. Rolland a dépeint admirablement l'opposition de ces deux caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point que, dit R. Rolland : « Qu’on l'aime, ou qu’on ne l'aime pas, une seule de ses œuvres, une seule partie d'une seule de ses œuvres, un morceau de la Fantastique ; l'ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la musique française de son siècle ». Et R. Rolland ajoute : « Quand j'ai nommé Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l'art musical, pas un supérieur, et même pas un égal ». Mais s’il fut « un des génies les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le « grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César Franck, quoique inférieurs en génie. Berlioz était plus qu'un musicien, il était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne ne fut plus révolutionnaire, même aujourd'hui où l'on croit l'être tant mais où on l'est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu'on ne puisse blesser à cause de plus de beauté ». Berlioz les blessa toutes et s'attaqua à toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la fille obéissante de la musique ». Il s'insurgea contre Gluck qui avait cherché à réduire la musique à ce qu'il appelait « sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer l'action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de Berlioz et le drame lyrique de Wagner. Pour rendre la musique libre, Berlioz voulait l'émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme n'est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole n'est pas de la musique. Par contre, le geste, c'est-à-dire l'action, se sépare difficilement autant de la musique que de la poésie, et c'est lui qui entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans l'opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste les réunit. Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l'a réalisée au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que le constater aujourd'hui. Si Wagner a prolongé l'existence de l'opéra et lui a donné un siècle de plus d'existence en en faisant le drame lyrique, ce n'est nullement à ses théories qu’on le doit, c'est uniquement à son génie musical, Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable. Elles sont d'une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans l’art. « C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est le seul créateur de l'œuvre d'art, créateur inconscient dont l'artiste saisit et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c'est l'ensemble de tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c'est tout homme qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut ou plus bas de l'échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force à sortir d'un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société et notre Etat, ou de l'obtuse soumission d'esprit à cet ordre de choses ; une aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout... Le Peuple est l'ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse... » C'est par l'Art que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des Grecs l'Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art véritable, l'Art du Peuple. Depuis, il ne l'est plus, il est devenu l'expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés, l'apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu'éclairée et généreuse. Il faut que l'Art redevienne populaire, qu'il soit de nouveau l'expression de la conscience publique et, pour cela, qu'il soit révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d'art, basée sur ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et Révolution (1849), l'Œuvre d'Art de l'Avenir (1850), Opéra et Drame (1851), Lettre à M. Frédéric Vil par lequel il voulait accomplir l'œuvre d'art révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type des relations idéales de l'art et de la vie publique », car il voyait dans le drame tragique grec « l'œuvre d'art noble, parfaite, réunissant toutes les différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l'art aujourd'hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, « fin véritable de l'expression d'art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait exprimer l'action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que soit le développement qu'elle a pris depuis l'antiquité où elle n'était que l'accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n'est que « l'idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame wagnérien, complément de la théorie d'art social. Elle n'est qu'une belle théorie d'un « quarante-huitard » de l'art sur la musique et le théâtre. En pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de celles de l'antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore plus grandes que celles de l'ordinaire opéra. Heureusement, la musique de Wagner dépasse ses théories, et l'on peut dire qu'elle s'en évade malgré lui, pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz. C'est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore, comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l'amour, la force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans Siegfried ». N'est-ce pas un véritable malaise qu'on éprouve lorsque la voix humaine, fût-ce celle d'une Litvinne, vient se mêler à l'inexprimable symphonie de la mort d'Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n'at-on pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka, insupportables bavards qui brisent l'action dramatique autrement claire et compréhensible à l'orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de coupures!... Combien, pour peu qu'on soit familiarisé avec les leitmotiv wagnériens et qu'on puisse suivre la marche du drame dans ses développements harmoniques, le bonheur est plus complet d'écouter Wagner dans quelque coin obscur d'une galerie ou d'une loge dite « d'aveugle », à l'écart des élégances qui s'ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.) Dans un monde d'artistes et de littérateurs indifférents à la musique, Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu'elle était, comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l'Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à cette fin de les essuyer sur le dos d'un grand homme qui passe » (Baudelaire : «l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement sur le monde musical. Il n'est pas de musiciens, considérés connue plus ou moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d'Indy, Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre d'autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer purement français. Il n'en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique. Le wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de multiplier l'activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui. D'abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu'elle eut trouvé en César Franck l'appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre remarquable dans une quasi-solitude remplie par l'art, avec une conscience et une grandeur d'âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et l’hostilité de son temps. S'il n'avait pas le génie de Berlioz, il avait une connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais (1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l'Ecole Supérieure de Musique, dirigée par V. d'Indy. Les musiciens continuateurs de l'œuvre de C. Franck furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la réaction antiwagnérienne ; elle rompit d'autant mieux le charme wagnérien qu'elle s'accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit. Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules antérieures, de ne pouvoir se passer de la scène ; elle est par-dessus tout du théâtre. Elle a ouvert cependant des voies nouvelles nécessaires. Plus que dans le drame lyrique, le théâtre musical s'est renouvelé dans la danse. Autant la collaboration de la poésie et de la musique est arbitraire et contradictoire, autant celle de la danse et de la musique est complémentaire et nécessaire. Le rythme commun scelle leur union. Il n'est pas une danse sans musique, il n'est pas une musique qui ne puisse être dansée, même la plus grave, la plus solennelle. La musique est 1'âme de la danse ; la danse est la réalisation plastique de la musique. La révélation que furent les ballets russes détermina un bouleversement complet dans les conceptions de la mise en scène et de l'interprétation dramatique musicale. Celle-ci prit alors sa véritable expression et toute son importance. Commencée pur Debussy, et on peut dire en marge du monde musical par Erik Satie, vrai novateur toujours incompréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit compréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit mort, l'œuvre de renouvellement musical est continuée pur les Dukas, Ravel, Florent Schmitt, Roussel,. Honegger, Darius Milhaud, Poulenc, les russes Stravinsky et Prokofiev, l'espagnol De Falla, qui sont les plus notoires parmi les vivants actuels, et d'autres plus jeunes. Elle s'étend à toute la musique dramatique et symphonique et à tous les genres, depuis le drame lyrique (opéra), le ballet, l'oratorio, jusqu'à la symphonie et la musique de chambre. Mentionnons, en regrettant de ne pouvoir nous y arrêter davantage, les musiciens russes dont l'œuvre a eu une part si considérable d’influence dans la nouveauté du mouvement musical actuel, les Glinka, Dargomisky, Tchaïkovski, Balakireff, Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski. C'est dans le folklore russe dans son inépuisable source populaire d'inspiration, que la musique russe a pris l'originalité et l'intensité de vie qui la caractérisent. En Allemagne, formant la transition entre Liszt-Wagner et les jeunes musiciens actuels, Brahms, le plus opposé aux novateurs, Bruckner, le plus hardi parmi ceux-ci et son disciple Hugo Wolf, véritable génie musical mort trop jeune, à qui R. Rolland a consacré un article plein d'émotion, Richard Strauss, Mahler, Humperdinck.

LA MUSIQUE ART SOCIAL. - R. Rolland a écrit, en parlant de la portée sociale des œuvres de Berlioz : « Comment de pareilles œuvres sont-elles négligées par notre démocratie, comment n'ont-elles pas leur place dans notre vie publique, comment ne sont-elles pas associées à nos grandes cérémonies? - C'est ce qu’on se demanderait avec stupéfaction, si l'on n'était habitué, depuis un siècle, à l'indifférence de l'Etat à l'égard de l’art. Que n'aurait pu faire Berlioz, si les moyens lui en avaient été offerts, ou si une telle force avait trouvé son emploi dans les fêtes de la Révolution! » L’indifférence de l'Etat à l'égard de l'art est celle de la démocratie qu'il représente. Pour qu'il réalisât cette œuvre populaire que R. Rolland voudrait lui voir accomplir, il faudrait d’abord qu'une véritable démocratie ne continuât pas « la sale et stupide République » que Berlioz voyait déjà dans celle de 1848. Berlioz ne se dressait pas contre la révolution et la démocratie, mais lorsqu’il invectivait « l'infâme racaille humaine », il avait, comme Renan, comme Flaubert, l'intuition de ce qu'elle ferait de cette révolution et de cette démocratie (voir Muflisme). L'Etat suivant la platitude de son élite gouvernante, « ne peut permettre qu'un certain degré d’art » (M. Leygues, ministre des Beaux-arts). Le fait qu’un Berlioz peut faire partie de l'Institut ne change rien à ce principe pas plus que celui d'un César Franck égaré dans le professorat du Conservatoire où il scandalisait les Massé les Reber les Bazin, producteurs de rogatons musicaux, parce qu'il avait « l’audace de voir dans l'art autre chose qu'un métier lucratif » (R. Rolland). Depuis un siècle et demi que l'Académie des Beaux Arts a fait une place à la musique dans l’aréopage en y admettant six musiciens, on se demande quelle espèce de services elle lui a rendus. Si, en Chine, depuis des milliers d'années, il y a au gouvernement un ministère de la musique, en France on n'a jamais eu un ministre que la musique ait intéressé, sauf en dilettante et comme protecteur de certaines de ses vestales. Malgré l'importance de la musique, la pédagogie officielle l'ignore ou ne s'en occupe que suivant des méthodes absolument incohérentes. L'organisation de son enseignement est d’une lamentable pauvreté, abandonnée à des initiatives parfois généreuses, trop souvent fantaisistes, sans programme sérieux qui la mettrait à sa vraie place dans la culture générale. L'enseignement démocratique, de plus en plus préoccupé de préparation guerrière et patriotique, aurait probablement banni la musique des écoles primaires si elle ne servait à apprendre aux enfants les exercices militaires en chantant : « Petits enfants, petits soldats, Qui marchez comme de vieux braves... » On a vu, dans les premiers jours de la guerre de 1914 ces défilés d’écoliers, conduits dans les rues par leurs instituteurs en « service commandé », piaillant une Marseillaise qu'ils n'avaient jamais appris à chanter ensemble et en mesure. L'éducation musicale populaire est le dernier souci de la démocratie. Elle estime faire tout son devoir quand elle subventionne quelque orphéon ou quelque musique de pompiers, et encore ne le fait-elle pas pour la musique. Quand l'orphéon a bien chanté, quand les pompiers ont bien soufflé dans leurs embouchures, ils ont soif et ils vont boire ; cela fait marcher le commerce des bistrots, « remparts de la dignité nationale ». En 1927, dans les nouveaux programmes de l'enseignement secondaire, on oublia tout simplement d’inscrire la musique. On ne l'ignore pas moins dans les ouvrages en usage dans cet enseignement. Après avoir longuement raconté des niaiseries sur les faits et gestes des rois et de leur séquelle, exalté leurs victoires, dissimulé leurs crimes, « plutarquisé » effrontément l'histoire, on fait une petite place à la science, aux lettres, aux arts. On cite quelques noms de ces savants, de ces poètes, de ces artistes qui purifient le passé de toutes ses infamies, mais on ne fait aucune mention des musiciens. L'histoire officielle n’a jamais connu que le tambour, et elle met une sorte de pudeur à dire que les vainqueurs de Valmy chantaient la Marseillaise. Dans les lycées, les cours de musique sont le plus souvent des séances d'épouvantable « chahut » où le malheureux professeur, qui n'a rien d'un Orphée, est impuissant à charmer les jeunes fauves déchaînés contre lui. La musique, « art d'agrément », n'est pas une matière du baccalauréat, et la jeunesse qui se prépare dans des voies « réalistes » n'a pas à s'embarrasser la cervelle de cette « futilité ». Dans un état social où la civilisation ne serait pas le triomphe de la flibusterie financière et de la barbarie guerrière, on ne comprendrait pas que dans les établissements d'enseignement il n'existât pas des chœurs capables d'apporter leur concours à des fêtes musicales, et que ces chœurs n'existassent pas au moins dans les conservatoires, avec obligation pour tous les élèves de chant d'en faire partie. Mais les conservatoires ne sont que des écoles de vanité cabotine où tous professeurs et élèves, sauf quelques honorables exceptions qui n’influencent aucunement l'ensemble, ne cherchent qu'à se faire une situation personnelle aux dépens de leurs camarades et surtout de la musique. Quelle autre besogne pourraiton demander à ces conservatoires lorsqu' on voit les conditions matérielles de leur existence? Il y en avait trente-six en 1914, il y en a actuellement quarante-quatre appelés pompeusement « nationaux ». En 1914 la subvention que l'Etat leur accordait était de 121.675 francs ; elle n'est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en plus et le franc à quatre sous!... Certains de ces conservatoires, qui comptent plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs! Aucun crédit n'est prévu pour le l'emplacement du matériel, l'achat de partitions, celui de pianos qui coûtent aujourd'hui 10 à 18.000 francs, etc... Des professeurs ont des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet, président de t'Association des directeurs des conservatoires nationaux). L'enseignement supérieur n'est pas mieux partagé que le primaire et le secondaire. Nous avons vu qu'au moyen âge il y avait des chaires d'enseignement musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il y en a une seconde, héritée de l'Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue une ville française. En Allemagne, il n'est pas une Université où la musique ne soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l'Université de Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la Sorbonne! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme disait ironiquement Daumier. On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur séparation d'avec les prolétaires, à la faveur d'Aristote tripatouillé par Thomas d'Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu'elle inspire et qui serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme elle le fut du communisme de Platon et de l' l'Utopie de Thomas More. Le seul et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts. Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y brûle encore. Ce n'est pas à l'Etat, c'est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait des résultats remarquables, qu'on dut, en 1836, la fondation du premier orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux efforts d'un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C'est ainsi qu'une œuvre d'éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses et si ardentes qu'elles soient, ne peuvent suffire à l'élever au niveau qui devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm : « Les cœurs sont bien près de s'entendre Quand les voix ont fraternisé ! » Mais les pouvoirs publics ont autre chose à faire qu'à encourager la fraternisation des voix et l'entente des cœurs. C'est toujours par les seules initiatives privées que des groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d'Unieux (Loire), et interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner. L'initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles primaires de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la musique. D'autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens, restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement distancée par l'étranger, l'Allemagne, en particulier, et même la « barbare » Russie où la musique populaire est d'une extraordinaire vitalité. Tout l'effort de l'Etat, pour l'art musical, se concentre sur l'Opéra et l'Opéra-comique. Le premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend de moins en moins de services à l'art musical. Mais il continue à faire partie du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s'intéresse plus à lui-même qu'au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si, depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu'il y soit fort mal chemine cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des chefs-d'œuvre du passé : Armi sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une nouvelliste écrivait : « J'ai trouvé l'Opéra en assez mauvais état, à la danse près qui est plus parfaite que jamais ». Seule encore aujourd'hui, la danse réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux, Le véritable théâtre musical est, à Paris, l'Opéra-comique, depuis qu'il a rompu avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet, Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpen Debussy, Ariane et Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d'A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse, de S. Lazzari, l'Heure Espagnole, de Ravel, etc... Il est fâcheux que l'art inférieur du véris des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre, les chefs-d'œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu'à l'Opéra. Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme Caron, d'Orphée, avec Mme Delna, de Fidelio, avec Mme Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter que l'orchestre et les chanteurs de l'Opéra-comique, pas plus que ceux de l'Opéra, n'arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n'est pas dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à leur aise, sans doute parce qu'il s'y fait généralement plus de bruit que de musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province? Sauf de très rares exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public. Il n'y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien souvent que des « affaires » où 1a musique à plus à perdre qu'à gagner, livrée qu'elle est à tous les procédés du banquisme. Les premiers grands concerts furent ceux de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, fondée en 1828, sous la direction d’Habeneck. Bien que souvent retenue par la routine académique, cette société fit beaucoup pour le progrès musical. Elle commença la vulgarisation des symphonies de Beethoven dont le lumineux sillon ouvrit la voie à la musique symphonique quasi-ignorée en France. Elle admit Berlioz à ses programmes avant qu'il fût membre de l'Institut. Ce ne fut que vingt ans après, en 1848, qu’on vit le premier essai d'une entreprise de concerts indépendante. Seghers la créa sous le titre de Société de Sainte-Cécile. Elle dura jusqu'en 1854. En 1861, Pasdeloup fonda les premiers concerts populaires de musique classique. L'intention était remarquable et, si les résultats artistiques furent assez médiocres, l'entreprise n'en favorisa pas moins le goût musical qui s'éveillait dans les milieux intellectuels. L'intérêt soulevé par ces concerts provoqua la formation de la Société Nationale, en 1871, puis des Concerts Colonne, en 1871, et des Concerts Lamoureux en 1882. La Société Nationale répandit véritablement la connaissance de la musique symphonique et celle surtout des nouveaux musiciens français. Colonne s'appliqua à faire connaître Berlioz ; Lamoureux se voua à Wagner. Le vrai concert populaire où la musique, consciencieusement interprétée fut offerte au peuple, fut chez Colonne. Ses concerts ont fait une œuvre admirable pour la jeunesse studieuse et laborieuse que « l'ouvriérisme » ne détournait pas de la recherche intellectuelle et de la joie spirituelle. Les concerts Lamoureux avaient une clientèle plus aristocratique, mais pas plus intelligente ni plus vibrante d’un pur enthousiasme. Depuis, diverses sociétés de concerts se sont formées, se faisant une concurrence souvent plus boutiquière qu'artistique et dont les destinées n’ont pas toujours été heureuses. C'est que la musique ne trouve, parmi l’immense population parisienne, qu'un public assez restreint ; il serait insuffisant à faire vivre les entreprises musicales sans l'appoint important des étrangers de passage. En province se fondèrent aussi des sociétés de concerts qui plus ou moins prospérèrent et suivirent généralement les programmes des concerts parisiens. Le public populaire qui ne s'abandonne pas aux basses productions de la musique théâtrale, du café-concert et du cinéma plus ou moins « sonorisé », fréquente quelque peu ces concerts, lorsqu'ils ne lui sont pas fermés par le snobisme. Il y met même une bonne volonté qui mériterait les encouragements sérieux d'un état social moins appliqué à l'abrutir. Mais tout se tient. On ne peut vouloir embellir l'existence intellectuelle et morale d’hommes qu'on veut tenir économiquement dans l'esclavage ; au travail-machine correspond la distraction machine, au travail qui épuise le corps correspond le plaisir qui stérilise l'esprit. Plutôt que d’embellir la vie du travailleur, ses maîtres et leurs domestiques trouvent toujours que sont assez bons pour lui les ersatz, des sous-produits que des entrepreneurs d’ignominies fabriquent à son usage, estimant que la bonne musique n'est pas plus faite pour lui qu'une nourriture saine ou un bon pardessus. Si, « démocratiquement », on lui fait la faveur de lui offrir de la bonne musique, il ne faut pas qu'il soit trop difficile sur la qualité. C'est ainsi qu'on lit dans des journaux même socialistes, des opinions de ce genre : « Pour attirer le public au concert, il n'est pas indispensable de lui donner des exécutions parfaites, mais simplement de lui présenter des œuvres dont il comprend la valeur et dont il goûte la beauté, même à travers les imperfections qui résultent surtout d’une trop hâtive préparation ». Eh bien, nous disons énergiquement : Non!... Pas d'art du tout, plutôt qu'un art « socialisé » de cette façon. C'est là une manière de faire « l'éducation musicale » du peuple, aussi pernicieuse que celle dont on fait son « éducation politique » ; la première lui fait perdre le sens du beau comme la seconde lui enlève toute vertu civique. Les démocrates-éducateurs suivent ainsi le courant général qui fait la contusion des classes dans le marais intellectuel du muflisme où il n’est plus rien que de bas. On s’habitue à des approximations, en musique comme en toutes choses, parce que l'utilitarisme tue le goût et que la mécanisation asservit l'intelligence et détruit le sentiment. Il faudrait que les travailleurs comprissent bien toute la puissance éducative et émancipatrice de la musique. Elle rend l'individu plus fort, elle enrichit sa valeur collective, elle élargit sa puissance d'association et d'action. L'exemple le plus caractéristique de ce que peut faire la volonté populaire associée à une noble idée nous est donné aujourd'hui par les Fêtes du Peuple qui offrent aux travailleurs parisiens les plus magnifiques concerts qu’ils aient jamais eus. Ces fêtes sont nées de l'effort d'Albert Doyen, grand musicien et véritable artiste pour qui l’art n'a de signification que s'il est social. Après avoir commencé, il y a douze ans, en groupant pour chanter une centaine de travailleurs de toutes les professions, il a peu à peu élargi son œuvre, adjoint à son chœur un orchestre, et il est arrivé à offrir au public populaire qu'il convie dans les faubourgs, des fêtes musicales et poétiques qu'aucun grand concert ne lui offre. Aucun snobisme ne se mêle à l'élan spontané des prolétaires qui y participent, exécutants et auditeurs. Ils réalisent ainsi la grande pensée que Wagner a fait exprimer à Hans Sachs dans ses Maîtres Chanteurs de Nuremberg : « Le Peuple et l'Art sont solidaires ; ensemble ils fleurissent et prospèrent ». Ils poursuivent ainsi le but non moins magnifique de Berlioz qui voulait la liberté de la musique par la liberté humaine. Ils montrent la voie de la véritable émancipation au prolétariat tout entier, lorsqu’ils chantent l’hymne sublime de Beethoven : « Que la liberté descende De son radieux palais, Que sur nous elle répande La concorde avec la paix...

...Plus de haines, plus de guerres, Grâce à son pouvoir vainqueur : Tous les hommes sont des frères Et n’ont plus qu’un même cœur ».

- Edouard ROTHEN.

NOTA. - Nous nous sommes tenus, dans cet article, pour ne pas lu i donner des développements hors de proportion avec le cadre de l'E.A. à parler de l'histoire de la musique, de ses transformations et de son importance sociale. Nous n'avons pu parler que superficiellement de l'usage qui en est fait, d'abord par les trafiquants qui l'exploitent en faisant servir habilement les instincts et les sentiments humains au négoce qui est le leur, ensuite comme moyen d'abrutissement social et de démoralisation humaine. Tout cela se tient avec le système de médiocratie avilissante auquel est tombée la société actuelle et que nous avons dénoncé dans différents articles, notamment dans Art, Beauté, Lettres, Littérature, Muflisme. - E. R.