LA
PEINTURE DU NON-SAVOIR
Il
s'agit toujours de traquer le lieu et la formule, de s'accrocher au
permanent par-delà toutes les ratiocinations de la conscience. En
raison des tendances de l'esprit à associer le semblable au
semblable, à réduire la différence au même, notre vision
n'éclaire que des fragments de réalité rassemblés sous le
mensonge des identités. La conjuration de cette infirmité réclame
la perception de tous les paradoxes des contraires, le p~ri d'une
unité élargissant jusqu'à l'excès l'ouverture des possibles.
Creusant l'abîme à corps perdu, seule l'intuition poétique ou
artistique peut appréhender l'expérience risquée de l'immanence à
mener le plus loin possible. De même que la conscience de la volupté
nuit à la volupté, c'est par une absence de pensée que le jeu peut
être joué à fond, jeu qui est une provocation à l'égard de la
mort et des prétentions du savoir. Dans le vertige du silence,
Georges Bataille s'expose à de tels élans vers les nuits de mystère
et désigne la voie d'un au-delà du discours qui affronte les
postulations les plus virulentes de la conscience et se laisse
difficilement saisir par l'intellect. À une époque saturée
d'images plus envoûtantes que véritablement perturbatrices, la voix
de Bataille ne peut que réveiller les aspirations et les ressorts
les plus souverains de l'homme et du monde. Alors que les mots sont
trahis, les images autant accumulées qu'éphémères dans
l'ouverture fuyante du sens, les désirs affaiblis par les
assoupissements de l'existence, tel un sémaphore, le texte de
Bataille peut nous prévenir contre les écueils du relâchement de
l'académisme, de la subordination, de la facilité de l'intérêt et
de l'aveuglement morbide. Contre les visions étales ou labiles, sa
pensée, obsédante et exubérante, solitaire et permanent défi
comme celle de Nietzsche, affronte le jeu sérieux du monde par-delà
les comédies, les dérisions et les enflures prétentieuses. Son
œuvre nous agresse, nous met à l'épreuve dans la recherche
obstinée et tragique d'une issue:
"Écrire
est rechercher la chance." 1 Cette écriture de l'ouverture, qui
ouvre les mots et les images, ouvre aussi les êtres et le monde,
lieu de sa propre mise en jeu dans un va-et-vient permanent, ou
plutôt une fusion de la pensée et de la vie, au-delà et en dehors
du savoir. Elle nous engage et nous dépossède à la fois, nous met
à nu dans les affres de l'angoisse, dans la tension sauvage de
l'impossible, à l'extrême des limites sacrificielles. À l'heure
des innombrables célébrations de la mémoire de l'art, Bataille,
peu respectueux des normes intemporelles de l'esthétique, aiguise le
pouvoir terrible des images, le contact cruel du voir, du dire et du
faire.
Cette
exigence continuelle et répétée de transparence désire tout dire,
tout voir, le dicible étant déterminé par l'indicible, le visible
par l'invisible; tout dire dans une exubérance de l'innombrable et
de l'innommable où le langage de l'érudition épouse la parole de
la poésie, tout voir, des beautés les plus convenues aux horreurs
les plus insoutenables. Dans ce jeu complexe d'interactions,
d'échanges et de réversibilités, il s'agit d'excéder les limites,
de faire voler en éclats les axiomes séparatistes, de s'affranchir
du régionalisme de la pensée, des regards asservis et de
l'hégémonie de l'ordre conceptuel: au-delà de la "culture",
nouvel opium du sommeil dogmatique, Bataille vise à la totalité et
à l'unité, revenant toujours à l'expérience et à l'immanence
du
réel. Si son érudition est certaine, elle accuse la faillite de
l'encyclopédisme, condamné à une circulation sans fin du savoir,
et vise une culture non livresque qu'Antonin Artaud brûlait de
répandre. Rien n'est plus éloigné de sa "méditation"
que l'esprit de système, de classification taxinomique, axiomatique
ou axiologique : Bataille ébranle les systèmes du savoir, et
particulièrement la philosophie, qui opère par hiérarchisation,
fragmentation et abstraction. Mais le secret de l'inconnu que
poursuit sa quête sauvage, ivre et artiste, échappe toujours,
l'inachèvement demeurant l'unique rédemption de l'obstination.
Ancré dans le réel, l'art n'occupe pas une place hétérogène dans
l'ensemble de l'oeuvre car il n'est nullement le prétexte à une
lecture analytique des oeuvres plastiques. Bataille déborde le champ
esthétique en intégrant la création artistique dans la visée
d'une "histoire universelle" : la sphère esthétique est
incluse dans la sphère ontologique. L'esprit d'ouverture réclame
l'abandon salubre de certaines dichotomies, mais surtout le
dépassement des contradictions et des considérations éthiques et
esthétiques pour accéder à des vérités plus générales:
Bataille déchire ainsi l'approche iconographique et ouvre des
perspectives anthropologiques, considérant les œuvres d'art comme
les "documents" d'un contre savoir ou d'un "non-savoir".
Malgré de récentes réflexions sur cette "part de l'art"
dans l’œuvre de Bataille, propos parfois rétifs à dépasser les
clivages dialectiques, on n'a pas suffisamment indiqué la présence
continue et préoccupante des arts plastiques dans toute son œuvre
qui mêle souvent peinture et poésie, cette association permettant
de dégager une idée générale de l'art. Il est vrai qu'à cette
époque, la réflexion sur l'art est intimement liée au devenir de
la littérature et de la poésie. Comme les surréalistes, Bataille
ne sépare pas l'esthétique, la poésie, la littérature et la
politique. Mais dans le foisonnement des mouvements et des tendances
il reste marginal, n'adhérant à aucun groupe, à aucune théorie, à
aucune idéologie: seule la pertinence des mises en question inquiète
et féconde la pensée. Dans ce contexte, la place grandissante qu'il
accorde aux arts plastiques dans son oeuvre est peut-être le reflet
d'une inquiétude qui ne le lâche pas: l'impuissance du discours à
incarner certains "états limites" auxquels il aspire.
Investissant cette part de "non-savoir" du discours, l'art
peut être la chance d'une telle incarnation. Selon Georges Bataille,
l'art est le lieu de ce "non-savoir" qu'il traque dans
l'expérience et par sa propre écriture. Dès lors il s'agit moins
d'un discours sur l'art que d'une "méditation" sur le
statut ontologique, voire sacré, de l'art, discours inséparable de
sa philosophie. Rêvant de retrouver une souveraineté accessible
dans le temps ludique et tragique de la création, il semble que
Bataille ait considéré l'art comme l'envers de l'écriture, son
impensable, par où l'oubli volontaire du langage reçu aspire au
rire et à l'aveuglement, au cri et au silence, à la joie et aux
larmes. plus que la littérature, mais peut-être autant que la
poésie, l'art incarne à ses yeux ce "non-savoir" de
l'angoisse et de l'extase, l'intensité du désir et de la cruauté
sous les habillements de la forme et du discours. Si l'informe est
apparu à juste titre comme un des vecteurs de cette réflexion
esthétique, c'est que l'art est aussi une pratique et renvoie à
l'excès et au jeu plus général de la vie. Pour la plupart des
historiens d'art comme pour les autres spécialistes disciplinaires,
Bataille reste marginal: par rapport à l'art, comme par rapport à
l'ethnologie, à la psychanalyse, à l'économie, à la philosophie
et même à la littérature, il détruit non seulement les lieux
communs, suscitant le trouble et le malaise, mais pervertit les
genres et les schémas méthodologiques. Parlant du dedans, piétinant
les médiations que la science établit entre la conscience et le
monde, il ne dissocie jamais la connaissance de l'expérience. Michel
Surya a résumé cette indistinction périlleuse en disant que, comme
Breton, Bataille ne sépare pas les mots et les choses: "il n'a
jamais rien pensé qu'il ne voulût vivre". Cette trouée
permanente du discours vers le réel est inconfortable pour l'étude
scientifique et pour le savoir en général, débordés par
l'ouverture du "non-savoir" exubérant, aux limites du
savoir. Bataille pose l'interférence des différents savoirs comme
lieu même d'une crise et d'un regard critique sur l'art,
confrontation du bouleversement des sciences humaines et des avant
gardes artistiques. Son point de vue épistémologique poursuit une
immédiateté souvent rompue par les rhétoriques, une présence
perdue ou impossible qui maintient l'art dans l'immanence du réel et
les sortilèges de son secret.
Si
Hegel a pu dire que l'art était désormais "chose du passé",
c'est qu'il n'incarne plus la présentification sensible d'un absolu
et que l'humanité est entrée dans l'époque de l'esthétique, d'une
certaine fin de l'art, plusieurs fois annoncée; ou peut-être ne
s'agit-il que de la fin de l'histoire de l'art ?3 Mais Bataille place
le champ de l'esthétique dans la totalité du réel, éreinte les
discours fétichistes ou historicistes sur l'art, donnant ainsi une
lecture désublimée de la culture. En butte aux systèmes, il ne
théorise pas, soustrait la création artistique aux fins idéales,
aux discours de l'histoire de l'art, aux valorisations
institutionnelles comme aux opinions de la doxa. De Platon à
Hegel, l'art est apparu comme une propédeutique liée à la
philosophie: Kant l'attache à la morale, Hegel à l'Absolu.
Nietzsche opère la rupture en établissant une métaphysique de
l'art indépendante. Bataille prend position pour une perspective
ontologique, n'enferme l'art dans aucune définition et élargit les
catégories esthétiques. Il situe l'art dans une vision
transdisciplinaire et totalisante où se croisent
l'histoire,
l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, l'économie, la
religion, la philosophie, l'esthétique, la poésie, l'érotisme.
Comme André Breton, Raymond Abellio, Malcolm de Chazal, André
Piaget ou Kostas Axelos, et contre certaines prétentions d'une
philosophie isolée et supérieure, Bataille a eu fortement
conscience de la nécessité d'une interdépendance des savoirs et du
réel. Par un usage illimité du
gai
savoir, il inaugure le règne des échanges. L'art ne s'adresse pas
seulement à l'intelligence ou à l'imagination mais à l'être total
dont il révèle la multiplicité des possibles. Bataille est mû et
ému par la même empathie qui anime l'ethnologue; c'est cette même
part insubordonnée et inconnue de l'homme, "la part maudite",
"la part du feu", qu'il traque dans sa réflexion sur
l'art, l'érotisme, le sacré, le sacrifice ou la mort. Ce mystère
de l'homme interrogé à travers l'énigme et le silence de la
peinture, Bataille le trouve surtout exprimé dans les oeuvres
violentes, fiévreuses, hérétiques, irréductibles à toute
idéologie et en lutte avec les conventions. "Essentiellement,
la peinture dont je parle est en ébullition, elle vit... elle
brûle... je ne peux parler d'elle avec la froideur que demandent les
jugements, les classements"4. Sur fond d'amitié et d'émotion,
son discours s'approche d'un langage plastique, écho et tison qui
rend audible le silence des fresques de Lascaux dans le vacarme du
monde moderne, amplifie les cris horrifiés de Goya, attise l'éclat
sauvage des flammes de Van Gogh, communique la chaleur brûlante des
corps voluptueux de Masson. Art de l'angoisse, art de l'excès, art
de l'impossible. L'essentiel inavouable ici en jeu est la part sacrée
dans l'homme, celle de l'extase qui signe la défaite de la pensée.
Depuis la Renaissance, l'humanité a connu une désacralisation de la
vie et du monde, et Bataille éprouve une vive nostalgie d'une vie
"authentique", non désacralisée. Son discours sur l'art a
donc des sources religieuses, constituant une véritable hiérophanie
esthétique, mais il résiste aux simulacres consolateurs d'un
succédané de la religion; le "sacré" représente alors
l'ouverture à l'inconnu et à l'intimité de l'être. Comme Malraux,
Bataille voit dans l'art une victoire sur la mort, ou plutôt une
résistance à la mort, mais il ne partage pas son idéalisme et son
idée d'un monde imaginaire de la beauté: le sacré n'est pas pour
lui transcendant, mais immanent; plutôt qu'un anti-destin, l'art
serait un anti-temps. Dans le champ de l'esthétique, la pensée de
Bataille est surtout esthétique, la sensibilité prenant le pas sur
la raison, la vie organique et orgiaque sur les élévations
idéalistes: Bataille recherche la lucidité dans la part du
"non-savoir" qui excède les limites et les apories de la
philosophie. Épousant le mouvement chronologique de sa pensée,
cette réflexion sur l'art traverse toute l'oeuvre, depuis le texte
renié sur l'architecture de "Notre-Dame de Rheims"
jusqu'au
testament
inachevé des Larmes d'Éros, en passant par les articles
iconoclastes de la revue Documents, ceux de Critique, et
le livre sur Lascaux, contemporain de la monographie sur
Manet. Les voix silencieuses mais fiévreuses de l'art ne sont
pas absentes de L'Expérience intérieure, Méthode de méditation,
Sur Nietzsche, La Part maudite, La Souveraineté, ou encore
L'Érotisme. Parlant de peinture mais aussi de poésie, plus
rarement de musique, de cinéma ou de photographies agencées en
montages d'images, Bataille vise toujours autre chose que ce que les
discours historiques ou esthétiques disent de l'oeuvre d'art. Le
cheminement de sa pensée l'amène à se dépouiller des oripeaux
critiques et le conduit finalement à la nudité de l'érotisme,
signe d'une complète reprise de l'homme sur lui-même et de l'unité
retrouvée de la souveraineté et de la lucidité. Documents, où
se dessinent les grandes lignes de sa réflexion esthétique, fait
apparaître les obsessions, les phantasmes d'un itinéraire et une
exubérance qui excède les formes contemporaines du savoir et
rejette
les
convenances d'une iconographie soumise à un idéal transcendant. De
1930 à 1955, la réflexion de Bataille sur les arts plastiques
s'énonce dans des articles fortement liés aux textes philosophiques
et à la notion de "sacré". Fuyant en même temps un logos
désincarné et les effusions de l'âme romantique, les articles
contemporains d'Acéphale, du Collège de Sociologie et
de La Somme athéologique font de l'art un "non-savoir"
extatique et l'expérience vitale de passions brûlantes où l'être
est mis en question, une beauté identique à ce qui était dévoilé
dans le passé sous le nom de "divin" ou de "sacré".
Tentant de conjuguer Hegel et Nietzsche en un système ouvert,
Bataille perçoit l'art comme la chance d'une intensification de la
vie, la perspective d'une ouverture à tout le possible, mais il
rejette la vision eschatologique d'une sacralisation de l'art.
Poursuivant les instants-limites d'une souveraineté toujours
périlleuse et immanente, son regard se focalise sur deux moments
précis de l'histoire de l'art : Lascaux aux origines et Manet à
l'aurore de notre "modernité". L'écriture tente alors de
dire le silence de peintures aussi merveilleuses qu'inquiétantes.
L'art, l'érotisme et la mort communiquent dans le dernier livre à
l'iconographie foisonnante: le désir, pulsionnel, passionnel ou
ivre, pousse l'homme à transcender, à transgresser ses limites,
celles de sa raison, désir irrationnel d'entrouvrir les portes de
l'inconnu et de l'illimité. Entre rire et angoisse le beau est alors
rendu à l'immanence du jeu de l'érotisme et de la mort.
Une
même pensée violente agite la volonté d'ouvrir le regard, de faire
pénétrer l'oeil dans les corps et de décapiter l'homme et la
culture, faisant de l'histoire de l'art une histoire dramatique, le
lieu même de la tragédie. De même que son oeuvre fictionnelle
engendre le malaise et dérange, Bataille tisse une autre "histoire
de l'oeil" dont la réflexion inachevée, hors des systèmes et
des dialectiques, ne cesse d'inquiéter et de ravir en un
"non-savoir" extatique qui affronte en riant l'angoisse de
l'horreur. Une forme d'ordre plus vital que géométrique dirige la
volonté d'une "Somme" et réside dans la permanence des
questions et des mises en jeu; mais Bataille a toujours exprimé son
allergie à organiser ses idées en une théorie, préférant
l'inconfort ludique de la chance. Ce qu'il découvre dans les
pouvoirs de l'art est une rupture avec l'ordre de la ressemblance et
les rhétoriques du savoir, la possibilité de mettre en échec le
discours; son écriture tente de rejoindre la souveraineté de la
peinture et se trouve définie par sa faillite même et son
impensable. L'art offre une voie vers "l'impossible", "le
sacré", "l'extase", "la tache aveugle", "la
souveraineté", autant de termes troubles pour désigner les
trous du langage investis par l'émotion. Ruine de la transcendance,
la peinture du "non-savoir", découvrant l'''informe'' ou
le "sacré", est solidaire de "l'expérience
intérieure" qui excède les limites: "la chance"
surgit de cette mise en question de l'être prisonnier des formes et
des concepts. Fille du désordre, "la chance est plus que la
beauté, mais la beauté tire son éclat de la chance.
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