dimanche 8 juillet 2018

GEORGES BATAILLE, LA PART DE L'ART



LA PEINTURE DU NON-SAVOIR


Il s'agit toujours de traquer le lieu et la formule, de s'accrocher au permanent par-delà toutes les ratiocinations de la conscience. En raison des tendances de l'esprit à associer le semblable au semblable, à réduire la différence au même, notre vision n'éclaire que des fragments de réalité rassemblés sous le mensonge des identités. La conjuration de cette infirmité réclame la perception de tous les paradoxes des contraires, le p~ri d'une unité élargissant jusqu'à l'excès l'ouverture des possibles. Creusant l'abîme à corps perdu, seule l'intuition poétique ou artistique peut appréhender l'expérience risquée de l'immanence à mener le plus loin possible. De même que la conscience de la volupté nuit à la volupté, c'est par une absence de pensée que le jeu peut être joué à fond, jeu qui est une provocation à l'égard de la mort et des prétentions du savoir. Dans le vertige du silence, Georges Bataille s'expose à de tels élans vers les nuits de mystère et désigne la voie d'un au-delà du discours qui affronte les postulations les plus virulentes de la conscience et se laisse difficilement saisir par l'intellect. À une époque saturée d'images plus envoûtantes que véritablement perturbatrices, la voix de Bataille ne peut que réveiller les aspirations et les ressorts les plus souverains de l'homme et du monde. Alors que les mots sont trahis, les images autant accumulées qu'éphémères dans l'ouverture fuyante du sens, les désirs affaiblis par les assoupissements de l'existence, tel un sémaphore, le texte de Bataille peut nous prévenir contre les écueils du relâchement de l'académisme, de la subordination, de la facilité de l'intérêt et de l'aveuglement morbide. Contre les visions étales ou labiles, sa pensée, obsédante et exubérante, solitaire et permanent défi comme celle de Nietzsche, affronte le jeu sérieux du monde par-delà les comédies, les dérisions et les enflures prétentieuses. Son œuvre nous agresse, nous met à l'épreuve dans la recherche obstinée et tragique d'une issue:
"Écrire est rechercher la chance." 1 Cette écriture de l'ouverture, qui ouvre les mots et les images, ouvre aussi les êtres et le monde, lieu de sa propre mise en jeu dans un va-et-vient permanent, ou plutôt une fusion de la pensée et de la vie, au-delà et en dehors du savoir. Elle nous engage et nous dépossède à la fois, nous met à nu dans les affres de l'angoisse, dans la tension sauvage de l'impossible, à l'extrême des limites sacrificielles. À l'heure des innombrables célébrations de la mémoire de l'art, Bataille, peu respectueux des normes intemporelles de l'esthétique, aiguise le pouvoir terrible des images, le contact cruel du voir, du dire et du faire.
Cette exigence continuelle et répétée de transparence désire tout dire, tout voir, le dicible étant déterminé par l'indicible, le visible par l'invisible; tout dire dans une exubérance de l'innombrable et de l'innommable où le langage de l'érudition épouse la parole de la poésie, tout voir, des beautés les plus convenues aux horreurs les plus insoutenables. Dans ce jeu complexe d'interactions, d'échanges et de réversibilités, il s'agit d'excéder les limites, de faire voler en éclats les axiomes séparatistes, de s'affranchir du régionalisme de la pensée, des regards asservis et de l'hégémonie de l'ordre conceptuel: au-delà de la "culture", nouvel opium du sommeil dogmatique, Bataille vise à la totalité et à l'unité, revenant toujours à l'expérience et à l'immanence
du réel. Si son érudition est certaine, elle accuse la faillite de l'encyclopédisme, condamné à une circulation sans fin du savoir, et vise une culture non livresque qu'Antonin Artaud brûlait de répandre. Rien n'est plus éloigné de sa "méditation" que l'esprit de système, de classification taxinomique, axiomatique ou axiologique : Bataille ébranle les systèmes du savoir, et particulièrement la philosophie, qui opère par hiérarchisation, fragmentation et abstraction. Mais le secret de l'inconnu que poursuit sa quête sauvage, ivre et artiste, échappe toujours, l'inachèvement demeurant l'unique rédemption de l'obstination. Ancré dans le réel, l'art n'occupe pas une place hétérogène dans l'ensemble de l'oeuvre car il n'est nullement le prétexte à une lecture analytique des oeuvres plastiques. Bataille déborde le champ esthétique en intégrant la création artistique dans la visée d'une "histoire universelle" : la sphère esthétique est incluse dans la sphère ontologique. L'esprit d'ouverture réclame l'abandon salubre de certaines dichotomies, mais surtout le dépassement des contradictions et des considérations éthiques et esthétiques pour accéder à des vérités plus générales: Bataille déchire ainsi l'approche iconographique et ouvre des perspectives anthropologiques, considérant les œuvres d'art comme les "documents" d'un contre savoir ou d'un "non-savoir". Malgré de récentes réflexions sur cette "part de l'art" dans l’œuvre de Bataille, propos parfois rétifs à dépasser les clivages dialectiques, on n'a pas suffisamment indiqué la présence continue et préoccupante des arts plastiques dans toute son œuvre qui mêle souvent peinture et poésie, cette association permettant de dégager une idée générale de l'art. Il est vrai qu'à cette époque, la réflexion sur l'art est intimement liée au devenir de la littérature et de la poésie. Comme les surréalistes, Bataille ne sépare pas l'esthétique, la poésie, la littérature et la politique. Mais dans le foisonnement des mouvements et des tendances il reste marginal, n'adhérant à aucun groupe, à aucune théorie, à aucune idéologie: seule la pertinence des mises en question inquiète et féconde la pensée. Dans ce contexte, la place grandissante qu'il accorde aux arts plastiques dans son oeuvre est peut-être le reflet d'une inquiétude qui ne le lâche pas: l'impuissance du discours à incarner certains "états limites" auxquels il aspire. Investissant cette part de "non-savoir" du discours, l'art peut être la chance d'une telle incarnation. Selon Georges Bataille, l'art est le lieu de ce "non-savoir" qu'il traque dans l'expérience et par sa propre écriture. Dès lors il s'agit moins d'un discours sur l'art que d'une "méditation" sur le statut ontologique, voire sacré, de l'art, discours inséparable de sa philosophie. Rêvant de retrouver une souveraineté accessible dans le temps ludique et tragique de la création, il semble que Bataille ait considéré l'art comme l'envers de l'écriture, son impensable, par où l'oubli volontaire du langage reçu aspire au rire et à l'aveuglement, au cri et au silence, à la joie et aux larmes. plus que la littérature, mais peut-être autant que la poésie, l'art incarne à ses yeux ce "non-savoir" de l'angoisse et de l'extase, l'intensité du désir et de la cruauté sous les habillements de la forme et du discours. Si l'informe est apparu à juste titre comme un des vecteurs de cette réflexion esthétique, c'est que l'art est aussi une pratique et renvoie à l'excès et au jeu plus général de la vie. Pour la plupart des historiens d'art comme pour les autres spécialistes disciplinaires, Bataille reste marginal: par rapport à l'art, comme par rapport à l'ethnologie, à la psychanalyse, à l'économie, à la philosophie et même à la littérature, il détruit non seulement les lieux communs, suscitant le trouble et le malaise, mais pervertit les genres et les schémas méthodologiques. Parlant du dedans, piétinant les médiations que la science établit entre la conscience et le monde, il ne dissocie jamais la connaissance de l'expérience. Michel Surya a résumé cette indistinction périlleuse en disant que, comme Breton, Bataille ne sépare pas les mots et les choses: "il n'a jamais rien pensé qu'il ne voulût vivre". Cette trouée permanente du discours vers le réel est inconfortable pour l'étude scientifique et pour le savoir en général, débordés par l'ouverture du "non-savoir" exubérant, aux limites du savoir. Bataille pose l'interférence des différents savoirs comme lieu même d'une crise et d'un regard critique sur l'art, confrontation du bouleversement des sciences humaines et des avant gardes artistiques. Son point de vue épistémologique poursuit une immédiateté souvent rompue par les rhétoriques, une présence perdue ou impossible qui maintient l'art dans l'immanence du réel et les sortilèges de son secret.
Si Hegel a pu dire que l'art était désormais "chose du passé", c'est qu'il n'incarne plus la présentification sensible d'un absolu et que l'humanité est entrée dans l'époque de l'esthétique, d'une certaine fin de l'art, plusieurs fois annoncée; ou peut-être ne s'agit-il que de la fin de l'histoire de l'art ?3 Mais Bataille place le champ de l'esthétique dans la totalité du réel, éreinte les discours fétichistes ou historicistes sur l'art, donnant ainsi une lecture désublimée de la culture. En butte aux systèmes, il ne théorise pas, soustrait la création artistique aux fins idéales, aux discours de l'histoire de l'art, aux valorisations institutionnelles comme aux opinions de la doxa. De Platon à Hegel, l'art est apparu comme une propédeutique liée à la philosophie: Kant l'attache à la morale, Hegel à l'Absolu. Nietzsche opère la rupture en établissant une métaphysique de l'art indépendante. Bataille prend position pour une perspective ontologique, n'enferme l'art dans aucune définition et élargit les catégories esthétiques. Il situe l'art dans une vision transdisciplinaire et totalisante où se croisent
l'histoire, l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, l'économie, la religion, la philosophie, l'esthétique, la poésie, l'érotisme. Comme André Breton, Raymond Abellio, Malcolm de Chazal, André Piaget ou Kostas Axelos, et contre certaines prétentions d'une philosophie isolée et supérieure, Bataille a eu fortement conscience de la nécessité d'une interdépendance des savoirs et du réel. Par un usage illimité du
gai savoir, il inaugure le règne des échanges. L'art ne s'adresse pas seulement à l'intelligence ou à l'imagination mais à l'être total dont il révèle la multiplicité des possibles. Bataille est mû et ému par la même empathie qui anime l'ethnologue; c'est cette même part insubordonnée et inconnue de l'homme, "la part maudite", "la part du feu", qu'il traque dans sa réflexion sur l'art, l'érotisme, le sacré, le sacrifice ou la mort. Ce mystère de l'homme interrogé à travers l'énigme et le silence de la peinture, Bataille le trouve surtout exprimé dans les oeuvres violentes, fiévreuses, hérétiques, irréductibles à toute idéologie et en lutte avec les conventions. "Essentiellement, la peinture dont je parle est en ébullition, elle vit... elle brûle... je ne peux parler d'elle avec la froideur que demandent les jugements, les classements"4. Sur fond d'amitié et d'émotion, son discours s'approche d'un langage plastique, écho et tison qui rend audible le silence des fresques de Lascaux dans le vacarme du monde moderne, amplifie les cris horrifiés de Goya, attise l'éclat sauvage des flammes de Van Gogh, communique la chaleur brûlante des corps voluptueux de Masson. Art de l'angoisse, art de l'excès, art de l'impossible. L'essentiel inavouable ici en jeu est la part sacrée dans l'homme, celle de l'extase qui signe la défaite de la pensée. Depuis la Renaissance, l'humanité a connu une désacralisation de la vie et du monde, et Bataille éprouve une vive nostalgie d'une vie "authentique", non désacralisée. Son discours sur l'art a donc des sources religieuses, constituant une véritable hiérophanie esthétique, mais il résiste aux simulacres consolateurs d'un succédané de la religion; le "sacré" représente alors l'ouverture à l'inconnu et à l'intimité de l'être. Comme Malraux, Bataille voit dans l'art une victoire sur la mort, ou plutôt une résistance à la mort, mais il ne partage pas son idéalisme et son idée d'un monde imaginaire de la beauté: le sacré n'est pas pour lui transcendant, mais immanent; plutôt qu'un anti-destin, l'art serait un anti-temps. Dans le champ de l'esthétique, la pensée de Bataille est surtout esthétique, la sensibilité prenant le pas sur la raison, la vie organique et orgiaque sur les élévations idéalistes: Bataille recherche la lucidité dans la part du "non-savoir" qui excède les limites et les apories de la philosophie. Épousant le mouvement chronologique de sa pensée, cette réflexion sur l'art traverse toute l'oeuvre, depuis le texte renié sur l'architecture de "Notre-Dame de Rheims" jusqu'au
testament inachevé des Larmes d'Éros, en passant par les articles iconoclastes de la revue Documents, ceux de Critique, et le livre sur Lascaux, contemporain de la monographie sur Manet. Les voix silencieuses mais fiévreuses de l'art ne sont pas absentes de L'Expérience intérieure, Méthode de méditation, Sur Nietzsche, La Part maudite, La Souveraineté, ou encore L'Érotisme. Parlant de peinture mais aussi de poésie, plus rarement de musique, de cinéma ou de photographies agencées en montages d'images, Bataille vise toujours autre chose que ce que les discours historiques ou esthétiques disent de l'oeuvre d'art. Le cheminement de sa pensée l'amène à se dépouiller des oripeaux critiques et le conduit finalement à la nudité de l'érotisme, signe d'une complète reprise de l'homme sur lui-même et de l'unité retrouvée de la souveraineté et de la lucidité. Documents, où se dessinent les grandes lignes de sa réflexion esthétique, fait apparaître les obsessions, les phantasmes d'un itinéraire et une exubérance qui excède les formes contemporaines du savoir et rejette
les convenances d'une iconographie soumise à un idéal transcendant. De 1930 à 1955, la réflexion de Bataille sur les arts plastiques s'énonce dans des articles fortement liés aux textes philosophiques et à la notion de "sacré". Fuyant en même temps un logos désincarné et les effusions de l'âme romantique, les articles contemporains d'Acéphale, du Collège de Sociologie et de La Somme athéologique font de l'art un "non-savoir" extatique et l'expérience vitale de passions brûlantes où l'être est mis en question, une beauté identique à ce qui était dévoilé dans le passé sous le nom de "divin" ou de "sacré". Tentant de conjuguer Hegel et Nietzsche en un système ouvert, Bataille perçoit l'art comme la chance d'une intensification de la vie, la perspective d'une ouverture à tout le possible, mais il rejette la vision eschatologique d'une sacralisation de l'art. Poursuivant les instants-limites d'une souveraineté toujours périlleuse et immanente, son regard se focalise sur deux moments précis de l'histoire de l'art : Lascaux aux origines et Manet à l'aurore de notre "modernité". L'écriture tente alors de dire le silence de peintures aussi merveilleuses qu'inquiétantes. L'art, l'érotisme et la mort communiquent dans le dernier livre à l'iconographie foisonnante: le désir, pulsionnel, passionnel ou ivre, pousse l'homme à transcender, à transgresser ses limites, celles de sa raison, désir irrationnel d'entrouvrir les portes de l'inconnu et de l'illimité. Entre rire et angoisse le beau est alors rendu à l'immanence du jeu de l'érotisme et de la mort.
Une même pensée violente agite la volonté d'ouvrir le regard, de faire pénétrer l'oeil dans les corps et de décapiter l'homme et la culture, faisant de l'histoire de l'art une histoire dramatique, le lieu même de la tragédie. De même que son oeuvre fictionnelle engendre le malaise et dérange, Bataille tisse une autre "histoire de l'oeil" dont la réflexion inachevée, hors des systèmes et des dialectiques, ne cesse d'inquiéter et de ravir en un "non-savoir" extatique qui affronte en riant l'angoisse de l'horreur. Une forme d'ordre plus vital que géométrique dirige la volonté d'une "Somme" et réside dans la permanence des questions et des mises en jeu; mais Bataille a toujours exprimé son allergie à organiser ses idées en une théorie, préférant l'inconfort ludique de la chance. Ce qu'il découvre dans les pouvoirs de l'art est une rupture avec l'ordre de la ressemblance et les rhétoriques du savoir, la possibilité de mettre en échec le discours; son écriture tente de rejoindre la souveraineté de la peinture et se trouve définie par sa faillite même et son impensable. L'art offre une voie vers "l'impossible", "le sacré", "l'extase", "la tache aveugle", "la souveraineté", autant de termes troubles pour désigner les trous du langage investis par l'émotion. Ruine de la transcendance, la peinture du "non-savoir", découvrant l'''informe'' ou le "sacré", est solidaire de "l'expérience intérieure" qui excède les limites: "la chance" surgit de cette mise en question de l'être prisonnier des formes et des concepts. Fille du désordre, "la chance est plus que la beauté, mais la beauté tire son éclat de la chance.

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