Louis
Janover :
Miguel Abensour, mémoire de l'Utopie
« Dès
lors que la révolution eut lieu en Russie sous le signe du marxisme,
tout se résuma à cet « isme », et elle devra se
conformer aux principes théoriques déduits du marxisme revu et
corrigé par les représentants de cet état. Et toutes les théories
de l’émancipation se verront reliées dialectiquement à
l'existence de l'URSS et des sociétés du socialisme dit réellement
existant.
Et
l'Utopie, « l'utopie
n'est pas l'irréalisable, mais l 'irréalisé », nous
dit Théodore Monod ? Elle était relégué soit dans le grenier
aux chimères, soit renvoyée dans le domaine du pré-marxisme,
puisque ce qui pouvait ou devait en être réalisé était supposé
mis en œuvre par des partis auto-proclamés communistes. En dépit
de l'effet de distance, ces prises de position déterminent
aujourd'hui encore la manière dont on perçoit les enjeux du passé
et la manière dont ils impriment leur marque sur les choix du
présent. Loin d'être libéré du marxisme qui l'emprisonnait dans
la toile tissée par tous les penseurs d'un Parti auto-proclamé
détenteur de la conscience de classe. Marx s'est dissous dans le
marxisme, et, en ce sens, l'idéologie a joué son rôle réducteur. »
« Ainsi,
la théorie critique, sans rompre le rapport à Marx, entend du moins
rendre plus explicite ce que l'enseignement de celui-ci n'exprime que
de manière allusive : elle adhère sans réserve à l'utopie
d'une société conforme aux exigences de la raison. De même,
l’œuvre de ces auteurs est-elle traversée par des interrogations
sur le rapport de la nécessité et de la liberté, de la théorie et
de la praxis, et leur position intellectuelle relève du jugement
éthique : être critique, c'est avoir choisi les critères
puisés dans un imaginaire fait des valeurs autres, négatrices e
l'existant ; et faire en sorte que ces éléments d'une critique
radicale de la société s'entrecroisent afin que surgissent les
lignes directrices d'une réflexion nouvelle. Le principe utopique se
confond avec la perspective éthique choisie par Marx pour définir
la finalité du communisme, l'émancipation de tous les sens et de
tous les attributs humains. C'est à ce titre que ce courant occupe
cette place dans la collection, et imprime sa marque sur l’œuvre
de Miguel Abensour. »
« Là
s'opère l'articulation avec les formes modernes de la servitude, car
il a été donné d'assister avec le socialisme réalisé à une
inversion complète de perspective, sans équivalent dans le temps.
L'idée de servitude volontaire a été fondue dans l'idée
d'émancipation, si bien que c'est au nom de la promesse de
libération, voire de la liberté, que les hommes sont amenés à
souscrire à des régimes que rien n'égale dans le domaine de
l'oppression et de l'obéissance. Cette mise en perspective sociale
et politique a fait également apparaître au grand jour la fiction
de l'égalité citoyenne, puisque du fait de la violence exercée par
les dominants naît l’assujettissement des dominés qui n'ont
d'autre issue que cette posture. »
« Il
y a engagement de mariage entre Tyrannie et Hypocrisie, et le démon,
leur père à tous, deux, a donné son consentement.[..]Maintenant
Tyranipocrite – car désormais tel sera ton nom puisque je vous ai
unis en un seul être – vis longtemps, et prospère : vive
Tyranipocrite ! ...Je ne me soucie pas de la forme en laquelle
la tyrannie peut s'incarner, ni selon quel mode l'hypocrisie
l'affublera. C'est pourquoi, réclame des formes nouvelles afin que
sous ces formes tu puisses commettre de nouvelles impiétés. […]
Car le règne du démon est fondé sur l'iniquité – avec cependant
une apparence d'équité : ce qui est précisément le « mystère
d'iniquité »...[...] »
« Tout
repose en fait sur le paradoxe souligné par Heine : il
a dit la vérité dans l'intérêt du mensonge ».
Ainsi s'est défini l'exercice intellectuel d'une époque à l'image
de Janus bifrons : le faux socialisme stigmatise la vrai
capitalisme, qui lui retourne l'argument, et tous deux forment le
visage du tyran contemporain, et il n'est de critique radicale que
celle qui met en cause les deux côtés. La
vérité, pour être multiple, n'est pas double. »
« Le
rapport à Marx ne se conçoit pas sans sa relation au marxisme, et
ce rapport nous ramène à l’œuvre de Maximilien Rubel qui définit
l'origine d'un détournement de pensée comme il n'y en eut jamais
d'équivalent dans l'histoire : la césure, puis l'abîme qui
s'est creusé entre l'auteur du capital
et
la théorie qui porte son nom. Quelle est la valeur de cette
homonymie qui devint la grande tromperie du siècle ? Dès lors
que les régimes nés de la révolution d'Octobre se sont approprié
le lexique de la révolution pour en définir les entrées, et les
sorties, dans le grand dictionnaire de l'émancipation, seule
l'utopie a gardé intact la dimension anarchiste de la pensée de
Marx, de « Marx
théoricien de l'anarchisme » -
d'où le vocable utopiste pour stigmatiser les opposants. »
« C'est
la raison pour laquelle Miguel Abensour a tenu à rééditer Le
Mythe bolchevik de
l'anarchiste Alexandre Berkman qui, dès les années vingt, montrait
ce qu'il en était de la contre-révolution portée par le parti
bolchevique ; et que la confusion entre la révolution des
soviets et la dictature du parti était destinée à garder sa place
dans l'histoire. N'est-elle pas à la racine de la mystification qui
s'est imprimée dans la mémoire, d'une révolution socialiste
« trahie » par ceux qui la mirent en œuvre ? »
« Et
elle renvoie aux « thèses de Karl Korsch », publiées
par Maximilien Rubel, thèses qui sont les lignes directrices de la
pensée d'Abensour : « Marx
n'est aujourd'hui qu'un parmi les nombreux précurseurs et
continuateurs du mouvement socialiste de la la classe ouvrière. Non
moins importants sont les socialistes dits utopiques, du temps de
Thomas More au nôtre. Non moins importants sont de grands rivaux de
Marx, tels que Blanqui, et des ennemis irréductibles, tels que
Proudhon et Bakounine. » Korsch
mettait en cause « l'identification
mystique du développement de l'économie capitaliste avec la
révolution sociale de la classe ouvrière. »
Et il développait sa thèse pour montrer que « toutes
les tentatives pour rétablir la doctrine marxiste comme un tout et
dans sa fonction originelle de théorie de la révolution sociale de
la classe ouvrière sont aujourd'hui des utopies réactionnaires. »
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