samedi 7 juillet 2018

Lignes N°56




Louis Janover : Miguel Abensour, mémoire de l'Utopie

« Dès lors que la révolution eut lieu en Russie sous le signe du marxisme, tout se résuma à cet « isme », et elle devra se conformer aux principes théoriques déduits du marxisme revu et corrigé par les représentants de cet état. Et toutes les théories de l’émancipation se verront reliées dialectiquement à l'existence de l'URSS et des sociétés du socialisme dit réellement existant.
Et l'Utopie, « l'utopie n'est pas l'irréalisable, mais l 'irréalisé », nous dit Théodore Monod ? Elle était relégué soit dans le grenier aux chimères, soit renvoyée dans le domaine du pré-marxisme, puisque ce qui pouvait ou devait en être réalisé était supposé mis en œuvre par des partis auto-proclamés communistes. En dépit de l'effet de distance, ces prises de position déterminent aujourd'hui encore la manière dont on perçoit les enjeux du passé et la manière dont ils impriment leur marque sur les choix du présent. Loin d'être libéré du marxisme qui l'emprisonnait dans la toile tissée par tous les penseurs d'un Parti auto-proclamé détenteur de la conscience de classe. Marx s'est dissous dans le marxisme, et, en ce sens, l'idéologie a joué son rôle réducteur. »

« Ainsi, la théorie critique, sans rompre le rapport à Marx, entend du moins rendre plus explicite ce que l'enseignement de celui-ci n'exprime que de manière allusive : elle adhère sans réserve à l'utopie d'une société conforme aux exigences de la raison. De même, l’œuvre de ces auteurs est-elle traversée par des interrogations sur le rapport de la nécessité et de la liberté, de la théorie et de la praxis, et leur position intellectuelle relève du jugement éthique : être critique, c'est avoir choisi les critères puisés dans un imaginaire fait des valeurs autres, négatrices e l'existant ; et faire en sorte que ces éléments d'une critique radicale de la société s'entrecroisent afin que surgissent les lignes directrices d'une réflexion nouvelle. Le principe utopique se confond avec la perspective éthique choisie par Marx pour définir la finalité du communisme, l'émancipation de tous les sens et de tous les attributs humains. C'est à ce titre que ce courant occupe cette place dans la collection, et imprime sa marque sur l’œuvre de Miguel Abensour. »

« Là s'opère l'articulation avec les formes modernes de la servitude, car il a été donné d'assister avec le socialisme réalisé à une inversion complète de perspective, sans équivalent dans le temps. L'idée de servitude volontaire a été fondue dans l'idée d'émancipation, si bien que c'est au nom de la promesse de libération, voire de la liberté, que les hommes sont amenés à souscrire à des régimes que rien n'égale dans le domaine de l'oppression et de l'obéissance. Cette mise en perspective sociale et politique a fait également apparaître au grand jour la fiction de l'égalité citoyenne, puisque du fait de la violence exercée par les dominants naît l’assujettissement des dominés qui n'ont d'autre issue que cette posture. »

« Il y a engagement de mariage entre Tyrannie et Hypocrisie, et le démon, leur père à tous, deux, a donné son consentement.[..]Maintenant Tyranipocrite – car désormais tel sera ton nom puisque je vous ai unis en un seul être – vis longtemps, et prospère : vive Tyranipocrite ! ...Je ne me soucie pas de la forme en laquelle la tyrannie peut s'incarner, ni selon quel mode l'hypocrisie l'affublera. C'est pourquoi, réclame des formes nouvelles afin que sous ces formes tu puisses commettre de nouvelles impiétés. […] Car le règne du démon est fondé sur l'iniquité – avec cependant une apparence d'équité : ce qui est précisément le « mystère d'iniquité »...[...] »

« Tout repose en fait sur le paradoxe souligné par Heine : il a dit la vérité dans l'intérêt du mensonge ». Ainsi s'est défini l'exercice intellectuel d'une époque à l'image de Janus bifrons : le faux socialisme stigmatise la vrai capitalisme, qui lui retourne l'argument, et tous deux forment le visage du tyran contemporain, et il n'est de critique radicale que celle qui met en cause les deux côtés. La vérité, pour être multiple, n'est pas double. »

« Le rapport à Marx ne se conçoit pas sans sa relation au marxisme, et ce rapport nous ramène à l’œuvre de Maximilien Rubel qui définit l'origine d'un détournement de pensée comme il n'y en eut jamais d'équivalent dans l'histoire : la césure, puis l'abîme qui s'est creusé entre l'auteur du capital et la théorie qui porte son nom. Quelle est la valeur de cette homonymie qui devint la grande tromperie du siècle ? Dès lors que les régimes nés de la révolution d'Octobre se sont approprié le lexique de la révolution pour en définir les entrées, et les sorties, dans le grand dictionnaire de l'émancipation, seule l'utopie a gardé intact la dimension anarchiste de la pensée de Marx, de « Marx théoricien de l'anarchisme » - d'où le vocable utopiste pour stigmatiser les opposants. »

« C'est la raison pour laquelle Miguel Abensour a tenu à rééditer Le Mythe bolchevik de l'anarchiste Alexandre Berkman qui, dès les années vingt, montrait ce qu'il en était de la contre-révolution portée par le parti bolchevique ; et que la confusion entre la révolution des soviets et la dictature du parti était destinée à garder sa place dans l'histoire. N'est-elle pas à la racine de la mystification qui s'est imprimée dans la mémoire, d'une révolution socialiste « trahie » par ceux qui la mirent en œuvre ? »

« Et elle renvoie aux « thèses de Karl Korsch », publiées par Maximilien Rubel, thèses qui sont les lignes directrices de la pensée d'Abensour : « Marx n'est aujourd'hui qu'un parmi les nombreux précurseurs et continuateurs du mouvement socialiste de la la classe ouvrière. Non moins importants sont les socialistes dits utopiques, du temps de Thomas More au nôtre. Non moins importants sont de grands rivaux de Marx, tels que Blanqui, et des ennemis irréductibles, tels que Proudhon et Bakounine. » Korsch mettait en cause « l'identification mystique du développement de l'économie capitaliste avec la révolution sociale de la classe ouvrière. » Et il développait sa thèse pour montrer que « toutes les tentatives pour rétablir la doctrine marxiste comme un tout et dans sa fonction originelle de théorie de la révolution sociale de la classe ouvrière sont aujourd'hui des utopies réactionnaires. »


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