jeudi 28 novembre 2019

Lignes N° 59 Collection de Michel Surya

"Qu'est ce qu'on attend?"    par Guillaume Wagner

"Nous finissions alors par nous dire que, sans "soutenir" bêtement ou béatement la chose, il ne s'agit pas non plus de la "condamner" tout aussi bêtement et béatement. Pendant ce temps, de manière très logique, les deux puissants mouvements nationalistes institutionnels français, la France insoumise et le front national lepéniste, aux ordres de leurs leaders suprêmes , déploient tous leurs moyens pour infiltrer et récupérer le mouvement à coups de soutiens médiatiques et d'entrisme en coulisse. Quand à l'extrême gauche officielle, comme d'habitude, elle trébuche sur sa poutre au dessus des deux facettes de son propre abîme: le sectarisme dogmatique et l'opportunisme clientéliste."

"Une arrogance historique - telle que cela le fait voir comme un roi par les gilets jaunes dont nombreux clament en faveur du retour de la guillotine pour reprendre cette révolution française qu'on a peut-être perdu, finalement. Ainsi, l'émeute. Ça ne pouvait pas ne pas arriver. Et la classe dominante s'y préparait: nous voici à un tournant. Après nous avoir enlevé tous les moyens dont nous disposions - à force de luttes historiques- pour nous défendre face à eux dans le travail, et après avoir neutralisé les derniers grands mouvements sociaux avec la collaboration active des appareils syndicaux, l'émeute était inévitable. L'enjeu pour le gouvernement est d'écraser cette émeute pour l'empêcher de devenir insurrection, voire "révolution"."

"Ainsi , s'ils redécouvrent le sens politique réel d'une manifestation, c'est à dire prennent et occupent effectivement la rue sans déclaration préfectorale ni encadrement syndical, ce qui fait encore dénominateur commun et consensus début mars 2019 est donc la revendication du référendum d'initiative citoyenne, arnaque chouardique de pacification du conflit par la voie des urnes. Non, la révolution. Mais le gouvernement Macron, fondé sur l'arrogance et le mépris de classe, ne peut se permettre de concéder quoi que ce soit, sous peine d'être éjecté par le grand patronat. Sa tâche et sa fonction historiques sont de parachever cette grande fresque de casse sociale générale et systématique ouverte dans les années 1980 , afin d'en finir pour de bon avec la protection sociale dans sa globalité, de nous faire entrer de force dans cette nouvelle ère de restructuration du capital et de mutation des rapports d'exploitation. L'élan des gilets jaunes, qui n'est pas un mouvement social appuyé par des grèves mais un soulèvement populaire, tiendra-t-il tête? Pour l'heure, les gilets jaunes ne veulent pas de révolution; si par révolution, nous entendons l'abolition irréversible de l'économie politique, de l'exploitation et de la marchandise, c'est à dire de la société de classe. Le mouvement cherche davantage d'un compromis de classe en sa faveur, par une refonte de certaines institutions, l'acquisition de nouveaux droits sociaux et une augmentation générale des salaires. Face à l'impossibilité du compromis, étant donné la configuration actuelle des développements  du capital, la question de la révolution s'imposera aux gilets jaunes de manière globale."

"En effet, partout en France, les manifestations massives et sauvages du samedi cherchent leur Bastille à prendre. L'ouvrier veut rentrer dans les palais. Le smicard veut la tête du "roi".

"Le politique renaît, chaque péage autoroutier occupé devient un forum où chacun , chacune se confrontent au débat, à la démocratie directe dans toute sa rigueur et toute son exigence d'horizontalité. Le gilet jaune, qui rend visible les invisibles et signale la situation d'urgence face à un danger, devenu symbole commun d'une condition partagée, exprime la force collective."

"Tous les filtres de la peur et du préjugés s'effondrent au profit d'une solidarité de classe inédite depuis des décennies: chômeurs, rsa, smicards, employés, enseignants, ouvriers, fonctionnaires, infirmiers, journalistes même, étudiants, auto-entrepreneurs, travailleurs sociaux, retraités...Un "nous" s'est créé. Un "nous-classe"? Un "nous-nation"? Un "nous-peuple"?, entend-on. Que porte en germe le mouvement des gilets jaunes? Une révolution "démocratique", entend-on. Ce que nous comprenons  comme un profond besoin d'universalité et d'égalité, une aspiration à une sorte de "communisme" anti-autoritaire. Dans le rejet de toute représentation et de tout média institutionnel , c'est à dire finalement dans le rejet de la démocratie représentative bourgeoise comme régime politique, une force collective s'est  créée - qui affirme moins une identité (ouvrière; française, européenne) qu'une condition partagée ( se vendre comme force de travail, c'est à dire la condition de prolétaire ). Une force historique qui cherche encore ses objectifs à partir de son rejet de l'état et des partis. C'est la force même du mouvement d'apprendre en continu à lutter contre toute récupération et toute institutionnalisation, contre tout leadership auto-proclamé et toute représentation, contre toute manœuvre d'auto encadrement en général d'où qu'elle vienne. Peut-on parler d'une volonté d'auto-gouvernement, notamment avec la proposition assembléiste et communaliste des gilets jaunes de Commercy.  De manière générale, progressivement, la sécession s’opérer avec les piliers de l'ordre social dominant : défiance envers la police, défiance envers la justice, ciblage de plus en plus massif du capitalisme comme cause de tous les maux ( fin du monde fin du mois: même combat ) , défiance envers les catégories sociologiques et les experts ( solidarité active grandissante dans la rue qui revendique de ne plus distinguer "casseur", "violent", "pacifiste", "manifestant", "black bloc", etc ), défiance envers les médias etc. En l'état, tout cela porte autant de promesses que de menaces en termes de devenir politique du mouvement. Car tous ces événements ne sont encore que les prémisses annonciatrices de la profondeur des bouleversements historiques à venir dont seule notre participation active tous déterminera la perspective collective."

"Et il faut lutter au coeur du mouvement pour poser les bonnes questions contre les tentatives nationalistes, à savoir: comment être autre chose que son travail? Comment être autre chose dans nos vies qu'une force du travail? Avoir plus d'argent pour tous et tout de suite, ne devient-il pas la condition d'une société sans argent? Cet argent dont le fondement est de toujours en manquer, qu'on soit riche ou pauvre? Comment élaborer directement un nouveau faire-société, un nouvel ordre social émancipateur? Il est clair que la question devient le type d'intervention à susciter pour court-circuiter directement le travail: nous devons changer la signification d'une grève active. Car les gratifiantes et même nécessaires émeutes du samedi ne suffisent pas. car le blocage des axes de circulation ne suffit pas. En effet, le lundi, on retourne courber l'échine, au taf, au pôle emploi ou à la caf. Mais si la question de la grève devient déterminante, elle doit dépasser le strict cadre du travail, ou plutôt intégrer la réalité du travail dans sa globalité: c'est à dire impliquer non seulement l'emploi, mais également la recherche d'emploi ( pôle emploi) et le chantage à l'emploi (caf). Il s'agirait de "fusionner", en quelque sorte, la grève générale de 1995 avec le mouvement des chômeurs de 1998, de faire, par exemple, de la lutte anti-cpe du printemps 2006 et de la révolte généralisée des quartiers populaires de l'automne 2005 un seul et même mouvement offensif d'émancipation universelle."

"Mais de l'assemblée des assemblées" à Commercy le 26 janvier au ric comme revendication centrale dans tout le pays, l'enjeu se pose ainsi: le mouvement doit assumer totalement sa quête ou au contraire son refus de légitimation institutionnelle et/ou de reconnaissance étatique. De quelle manière? Par exemple en pérennisant ce qui n'est censé qu'être éphémère, en faisant des moyens de luttes actuels une finalité politique. Pour cela, que ces agoras ou forums des ronds-points surgissent dans les entrepôts, dans les banques, dans les centres commerciaux, dans les villes au milieu des carrefours: une sorte de mélange entre les "conseils ouvriers" de 1917 - 1921 et le "mouvement des places" de 2010-2011.

Cela renverserait la donne, briserait l'attitude actuelle finalement attentiste du mouvement des gilets jaunes, malgré son effort propositionnel social-démocrate. Pour aller vers une attitude pleinement révolutionnaire, il faut créer de nouvelles pratiques de lutte qui, simultanément, fassent société. Des pratiques immédiatement post-capitalistes. Il faudra parier que les redoutables questions théoriques révolutionnaires se résolvent alors d'elles-mêmes par la nouvelle intelligence  collective en acte: comment redistribuer les richesses? Au final, qu'est ce qu'une richesse? Comment désintégrer cette foutue valeur marchande qui est, en fait, la base de notre subordination de tous à tout? Comment, concrètement et pratiquement, abattre l'économie? Avec elle, le travail, le capital et cette fameuse "finance". Où attaquer? Comment créer la grève sans les syndicats et malgré la configuration actuelle extrêmement individualisante du travail? Quel serait le but d'une grève offensive, insurrectionnelle, révolutionnaire? L'expropriation? L'autogestion? Mais l'auto gestion demeure une gestion  du capital, ce capital qu'il faut pourtant anéantir? Alors quoi? Une grève humaine, pourrait-on dire: contre le travail comme chantage à la survie physique et sociale."




Lignes N°59 collection de Michel Surya


Le peuple des "gilets jaunes"      Par Yves Dupeux


"Nul besoin d'une assemblée républicaine qui ne pourrait que s'opposer à cette unité, mais nul besoin non plus d'une "manifestation syndicale" qui, au moyen de son "service d'ordre", place de l'ordre de la manifestation au service d'une démonstration de puissance qui ne remet pas en cause l'ordre républicain, bien au contraire. La force des gilets jaunes ne réside pas dans le nombre des manifestants, mais dans la détermination et la lutte, dans leur détermination à lutter".

"Toutefois, il faut commencer par préciser que le sens du mot "populisme" est à ce point confus que le pouvoir en fait un usage idéologique ayant pour but de discréditer le mouvement des "gilets jaunes". C'est ainsi que l'accusation de populisme recouvre celle de xénophobie, voire du racisme et d'antisémitisme, ce qui permet au pouvoir de q'auto-justifier comme unique sens possible du peuple, de la démocratie et de ses valeurs que seule la république peut défendre. Mais plus précisement, cette auto-justification du pouvoir présente une double signification. D'une part, elle suppose à l'évidence une référence à la victoire de la démocratie ( libérale) contre le fascisme à l'issue de la dernière guerre mondiale et en oubliant évidemment Marx tout autant que dans le retour amont à la Révolution française. D'autre part, cette auto-justification présuppose que la démocratie libérale est la finalité de l'histoire, son achèvement incontestable qu'il faut défendre contre tous les soi-disant retours du fascisme, dans le terrorisme d'ordre religieux principalement. ce postulat téléologique a pour effet de forger le mythe d'une démocratie libérale absolument séparée d'un fascisme lui-même inquestionnable; puisqu'il est irrecevable. C'est l'analyse du populisme et de ses enjeux selon ce double sens de l'auto-justification du pouvoir que l'on va à présent mener."

dimanche 24 novembre 2019

Le mythe bolchévik par Alexander Berckman


« Trotsky est différent. Je me souveines de notre première rencontre aux Etats-Unis : c'était à New York , à l'époque du régine Kerensk. Il m'avait fait l'effet d'être un caractère fort , plus par nature que par conviction, quelqu'un qui pourrait rester inflexible même s'il sentait qu'il était dans son tort. »


« La dictature du prolétariat est primordiale, insite Lénine. Elle est une condition sine qua none de la période révolutionnaire et doit être promue par tous les moyens. Quand je remarque que l'initiative populaire et l'interêt actif sont essentiels au succès de la révolution , il réplique que seul le parti communiste peut fairer sortir la Russie du chaos du aux tendances et aux intérêts contradictoires. La liberté, dit-il, est un luxe qu'on ne peut pas se permettre à ce stade actuel du développement. Une fois que la révolution sera hors de danger , à l'extérieur comme à l'intérieur, il sera alors possible d'accorder la liberté d'expression. La conception courante de la liberté est un préjugé bourgeois, pour le moins. L'idéologie mesquine de la classe moyenne confond révolution et liberté ; en réalité, la révolution sert à assurer la suprématie du prolétariat. Ses ennemis doivent être écrasés , et tout le pouvoir centralisé dans l'Etat communiste. Au cours de ce processus , le gouvernement est souvent obligé de recourir à des moyens désagréables, néanmoins c'est la situation qui l'exige , il est impossible de s'y dérober. Au fil du temps, ces méthodes seront abolies , lorsqu'elles ne seront plus nécessaires. »

« Un fanatique ? Très certainement. Qu'est ce qu'un fanatique sinon un homme dont la conviction reste impénetrable au doute ? Il s'agit de la foi qui déplace les montagnes , de la foi qui va jusqu'au bout. »

« « La révolution est un combat professionnel , dit-il , soir on gagne soit on perd. Nous devons détruire tous les ennemis , extraire tous les contre révolutionnaires de leur repaire. Pas de sentimentalisme ! Tous les moyens et les méthodes sont bon pour atteindre notre objectif. A quoi bon avoir une révolution si on ne fait tout ce qu'il faut pour qu'elle soit une réussite ? Sans nous , la révolution serait morte depuis longtemps . La Tchéka est l' âme même de la révolution. »

« « Puisque je vois que vous n'êtes pas communistes , je peux vous dire à quel point on a souffert, enchaine-t-il. Pour les paysans, c'est pire qu'avant, ils vivent dans la crainte constante qu'un communiste vienne leur prendre leur dernière miche de pain. Les tchékistes et l'ossobiy otdel entrent dans une maison et ordonnent aux femmes de tout mettre sous latable, puis ils repartent avec. Ils se fichent pasl mal que les enfants aient faim ! Qui voudraient planter avec de tels maitres ? Mais les paysans ont appris une chose : ils doivent enfouir dans la terre ce qu'ils veulent sauver des mains des voleurs. » »

Un paysan les prend en stop :
« Il dit qu'il aime bien les bolchéviks. , mais qu'il n'a que faire des communistes. Les blocheviks sont bons, ce sont des amis du peuple : ils ont exigé la terre pour les fermiers et tout le pouvoir pour les soviets. Mais les communistes sont mauvais : ils volent et flagellent les paysans, ils ont placé les leurs dans les soviets, et un non communiste n'a pas son mot à dire . Le Kombed est plein de bons à rien oisifs, ce sont eux les patrons des villages et les paysans qui refusent de s'incliner devant eux « n'ont pas de chance ».

L'occident kidnappé part 4 par Milan Kundera




11.

Le dernier souvenir de l'Occident que les pays centre-européens gardent de leur propre expérience est celui de la période 1918-1938. Ils y tiennent plus qu n'importe quelle autre époque de leur histoire (les sondages effectués clandestinement le prouvent). Leur image de l'Occident est donc celle de l'Occident d'hier;de l'Occident où la culture n'avait pas encore cédé tout fait sa place. En ce sens je voudrais souligner une circonstance significative:les révoltes centre-européennes n'étaient pas soutenues par les journaux, par la radio ou par la télévision, c'est-à-dire par les média. Elles étaient préparées, mises en oeuvre, réalisées par des romans, par la poésie, par le théâtre, par le cinéma, par l'historiographie, par des revues littéraires, par des spectacles comiques populaires, par des discussions philosophiques, cest-à-dire par la culture. Les mass média qui, pour un Français ou un Américain, se confondent avec l'image même de l'Occident contemporain, ne jouèrent aucun rôle dans ces révoltes (ils étaient complètement asservis par l'état). C'est pourquoi, quand les Russes occupèrent la Tchécoslovaquie, la première conséquence en fut la destruction totale de la culture tchèque en tant que telle. Le sens de cette destruction fut triple;premièrement, on détruisit le centre de l'opposition;deuxièmement, on mina l'identité de la nation afin quelle pût être plus facilement digérée par la civilisation russe ; troisièmement, on mit une fin violente à l'époque des Temps modernes, c'est-à-dire cette époque où la culture représentait encore la réalisation des valeurs suprêmes. C'est cette troisième conséquence qui me paraît la plus importante. En effet, la civilisation du totalitarisme russe est la négation radicale de l'Occident tel qu'il était né à l'aube des Temps modernes, fondé sur l'ego qui pense et qui doute, caractérisé par la création culturelle connue comme l'expression de cet ego unique et inimitable. L'invasion russe a jeté la Tchécoslovaquie dans l'époque «après culture» et la rendue ainsi désarmée et nue face à l'armée russe et à la télévision omniprésente de l'état. Encore ébranlé par cet événement triplement tragique qu'était l'invasion de Prague, je suis venu en France et jai essayé d'expliquer à mes amis français le massacre de la culture qui eut lieu après l'invasion: «Imaginez!On a liquidé toutes les revues littéraires et culturelles!Toutes, sans exception!Cela ne s'est jamais passé dans l'histoire tchèque, même pas sous l'occupation nazie pendant la guerre!»
Or, mes amis me regardaient avec une indulgence embarrassée dont je compris le sens plus tard. En effet, quand on liquida toutes les revues en Tchécoslovaquie, la nation tout entière le savait, et elle ressentit avec angoisse la portée immense de cet événement. Si en France ou en Angleterre toutes les revues disparaissaient, personne ne sen apercevrait, même pas leur éditeur. Paris, même dans le milieu tout fait cultivé, on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues. Car la culture a déjà cédé sa place. Sa disparition, que nous vécûmes à Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit Paris comme quelque chose de banal et d'insignifiant, d'à peine visible, comme un non-événement.

12.

Après la destruction de l'Empire, l'Europe centrale a perdu ses remparts. Après Auschwitz, qui balaya la nation juive de sa surface, n'a-t-elle pas perdu son âme?Et après avoir été arrachée à l'Europe en 1945, existe-t-elle encore? Oui, sa création et ses révoltes indiquent quelle «n'a pas encore péri». Mais si vivre veut dire exister dans les yeux de ceux qu'on aime, l'Europe centrale n'existe plus. Plus précisément : dans les yeux de son Europe aimée, elle n'est qu'une partie de l'Empire soviétique et rien de plus et rien de plus. Et pourquoi s'en étonner?Par son système politique, l'Europe centrale est l'Est;par son histoire culturelle, elle est Occident. Mais puisque l'Europe est en train de perdre le sens de sa propre identité culturelle, elle ne voit dans l'Europe centrale que son régime politique;autrement dit:elle ne voit dans l'Europe centrale que l'Europe de l'Est. L'Europe centrale doit donc s'opposer non seulement à la force pesante de son grand voisin, mais aussi la force immatérielle du temps qui, irréparablement, laisse derrière lui l'époque de la culture. C'est pourquoi les révoltes centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais presque d'anachronique:elles tentent désespérément de restaurer le temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé des Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l'Europe centrale peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle quelle est. Sa vraie tragédie n'est donc pas la Russie, mais l'Europe. L'Europe, cette Europe qui, pour le directeur de l'agence de presse de Hongrie, représentait une telle valeur quil était prêt mourir pour elle, et qu'il mourut. Derrière le rideau de fer, il ne se doutait pas que les temps ont changé et qu'en Europe l'Europe n'est plus ressentie comme valeur. Il ne se doutait pas que la phrase qu'il envoya par télex au-delà des frontières de son plat pays avait l'air désuète et ne serait jamais comprise.

L'occident kidnappé part 3 par Milan Kundera




7.

Est-ce donc la faute de l'Europe centrale si l'Occident ne s'est même pas aperçu de sa disparition? Pas entièrement. Au commencement de notre siècle, elle devint, malgré sa faiblesse politique, un grand centre de culture, peut-être le plus grand. cet égard, l'importance de Vienne est aujourd'hui bien connue, mais on ne peut jamais suffisamment souligner que l'originalité de la capitale autrichienne est impensable sans l'arrière-fond des autres pays et des villes qui, d'ailleurs, participaient eux-mêmes par leur propre créativité l'ensemble de la culture centre-européenne. Si l'école de Schnberg fonda le système dodécaphonique, le Hongrois Béla Bartok, selon moi un des deux ou trois plus grands musiciens du XXe siècle, sut encore trouver la dernière possibilité originale de la musique fondée sur le principe tonal. Prague créa, avec l'oeuvre de Kafka et de Hasek, un grand pendant romanesque l'oeuvre des Viennois Musil et Broch. Le dynamisme culturel des pays non germanophones s'intensifia encore après 1918 quand Prague apporta au monde l'initiative du cercle linguistique de Prague et de sa pensée structuraliste. La grande trinité Gombrowicz, Schulz, Witkiewicz, préfigura en Pologne le modernisme européen des années cinquante, notamment le théâtre dit de l'absurde. Une question se pose : toute cette grande explosion créative était-elle seulement une coïncidence géographique ?Ou était-elle enracinée dans une longue tradition, dans un passé?Autrement dit:peut-on parler de l'Europe centrale comme d'un véritable ensemble culturel qui a sa propre histoire?Et si un tel ensemble existe, peut-on le définir géographiquement?Quelles sont ses frontières?

Il serait vain de les vouloir définir avec exactitude. Car l'Europe centrale nest pas un état, mais une culture ou un destin. Ses frontières sont imaginaires et doivent être tracées et retracées partir de chaque situation historique nouvelle. Par exemple, déjà au milieu du XIVe siècle, l'université Charles regroupa à Prague des intellectuels (professeurs et étudiants) tchèques, autrichiens, bavarois, saxons, polonais, lituaniens, hongrois et roumains, avec, déjà, en germe, l'idée d'une communauté multinationale où' chacun a droit sa propre langue:en effet, c'est sous l'influence indirecte de cette Université (le réformateur Jan Hus y était recteur) que sont nées alors les premières traductions de la Bible en hongrois et en roumain. Les autres situations suivirent:la révolution hussite;le rayonnement international de la Renaissance hongroise l'époque de Mathias Korvin;la formation de l'empire des Habsbourg comme l'union personnelle de trois états indépendants:la Bohême, la Hongrie et l'Autriche;les guerres contre les Turcs;la Contre-Réforme au XVIIe siècle. cette époque, la spécificité culturelle centre-européenne resurgit avec éclat grâce l'extraordinaire épanouissement de l'art baroque, qui unit cette vaste région, de Salzbourg jusqu Wilno. Alors sur la carte européenne, l'Europe centrale baroque (caractérisée par la prédominance de l'irrationnel et par le rôle dominant des arts plastiques et surtout de la musique) devint le pôle opposé de la France classique (caractérisée par la prédominance du rationnel et par le rôle dominant de la littérature et de la philosophie). En ce temps du baroque se trouvent les racines de l'extraordinaire essor de la musique centre-européenne qui, de Haydn Schnberg, de Liszt Bartok, condense, en elle seule, l'évolution de toute la musique européenne. Au XIXe siècle, les luttes nationales (celles des Polonais, des Hongrois, des Tchèques, des Croates, des Slovènes, des Roumains, des Juifs) opposaient l'une à l'autre des nations qui, bien qu'insolidaires, isolées et renfermées chacune en elle-même, vivaient pourtant la même grande expérience existentielle commune: celle d'une nation qui choisit entre son existence et sa non-existence;autrement dit, entre sa vie nationale authentique et l'assimilation à une plus grande nation. Même les Autrichiens, la nation dominante de l'Empire, n'ont pu échapper la nécessité de ce choix; ils ont du choisir entre leur identité autrichienne et leur fusion en la plus grande entité allemande. Les Juifs, eux non plus, ne pouvaient éviter cette question. En refusant l'assimilation, le sionisme, né d'ailleurs aussi en Europe centrale, n'a choisi que la voie de toutes les nations centre-européennes. Le XXe siècle a vu d'autres situations : l'écroulement de l'Empire, l'annexion russe et la longue période des révoltes centre-européennes, qui ne sont qu'un immense pari sur la solution inconnue. Ce qui définit et détermine l'ensemble centre-européen ne peut donc pas être les frontières politiques (qui sont inauthentiques, toujours imposées par des invasions, des conquêtes et des occupations) mais les grandes situations communes qui rassemblent des peuples, et les regroupent toujours différemment, dans des frontières imaginaires et toujours changeantes, l'intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition.

8.

Les parents de Sigmund Freud venaient de Pologne, mais c'est en Moravie, mon pays natal, que le petit Sigmund passa son enfance, de même qu'Edmund Husserl et Gustav Mahler;le romancier viennois Joseph Roth, lui aussi, eut ses racines en Pologne;le grand poète tchèque, Julius Zeyer, naquit Prague dans une famille germanophone et la langue tchèque était celle de son choix. En revanche, la langue maternelle de Hermann Kafka fut le tchèque, tandis que son fils Franz adopta entièrement la langue allemande.

L'écrivain Tibor Déry, la personnalité clé de la révolte hongroise en 1956, était d'une famille germano hongroise, et mon cher Danilo Kis, excellent romancier, est un hongro-yougoslave. Quel enchevêtrement de destins nationaux chez les personnalités les plus représentatives! Et tous ceux que je viens de nommer sont juifs. En effet, aucune partie du monde n'a été aussi profondément marquée par le génie juif. étrangers partout et partout chez eux, élevés au-dessus des querelles nationales, les Juifs étaient au Xxe siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l'Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle. Cest pourquoi je les aime et je tiens leur héritage avec passion et nostalgie comme si c'était mon propre héritage personnel. Une autre chose me rend la nation juive si chère ; c'est dans son destin que le sort centre-européen me semble se concentrer, se refléter, trouver son image symbolique. Qu'est-ce que l'Europe centrale? La zone incertaine de petites nations entre la Russie et l'Allemagne. Je souligne les mots:petite nation. En effet, que sont-ils, les Juifs, sinon une petite nation, la petite nation par excellence?La seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et la marche dévastatrice de l'Histoire. Mais qu'est-ce que la petite nation ? Je vous propose ma définition : la petite nation est celle dont l'existence peut être n'importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n'ont pas l'habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d'éternité. Or, l'hymne polonais commence par le vers:«La Pologne na pas encore péri...» L'Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, vision basée sur la méfiance profonde l'égard de l'Histoire. L'Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette incarnation de la Raison qui nous juge et qui nous arbitre, c'est l'Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l'Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l'envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C'est dans cette expérience historique désenchantée qu est la source de l'originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur «esprit de non-sérieux» qui se moque de la grandeur et de la gloire. «N'oublions pas que ce n'est qu'en s'opposant l'Histoire en tant que telle que nous pouvons nous opposer celle d'aujourd'hui. » J'aimerais graver cette phrase de Witold Gombrowicz sur la porte d'entrée de l'Europe centrale. Voilà pourquoi dans cette région de petites nations qui « n'ont pas encore péri », la vulnérabilité de l'Europe, de toute l'Europe, fut visible plus clairement et plus tôt qu'ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et de subir leur sort. En ce sens-là, le destin de l'Europe centrale apparaît comme l'anticipation du destin européen en général, et sa culture prend d'emblée une énorme actualité. Il suffit de lire les plus grands romans centre-européens :dans Les Somnambules,de Broch, l'Histoire apparaît comme un processus de la dégradation des valeurs;L'Homme sans qualités,de Musil, dépeint
une société euphorique, qui ne sait pas que demain elle va disparaître;dans Le Brave Soldat Chvek,de Hasek, la simulation de l'idiotie est la dernière possibilité de garder sa liberté;les visions romanesques de Kafka nous parlent du monde sans mémoire du monde après le temps historique. Toute la grande création centre-européenne, de notre siècle jusqu'à nos jours, pourrait être comprise comme une longue méditation sur la fin possible de l'humanité européenne.

9.

Aujourd'hui, l'Europe centrale est asservie par la Russie, l'exception de la petite Autriche qui, plutôt par chance que par nécessité, a gardé son indépendance mais qui, arrachée l'ambiance centre-européenne, perd la grande partie de sa spécificité et toute son importance. La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. Je répète donc ma question:comment est-il possible qu'il soit resté inaperçu et innommé? Ma réponse est simple : l'Europe na pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel, parce que l'Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. Sur quoi, en effet, repose l'unité de l'Europe? Au Moyen âge, elle reposa sur la religion commune. Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en Deus absconditus, la religion céda la place la culture, qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l'humanité européenne se comprenait, se définissait, s'identifiait. Or, il me semble que dans notre siècle un autre changement arrive, aussi important que celui qui sépare l'époque médiévale des Temps modernes. De même que Dieu céda, jadis, sa place la culture, la culture à son tour cède aujourd'hui la place. Mais à quoi et à qui? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d'unir l'Europe?Les exploits techniques?Le marché?Les média?(Le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste?) Ou bien la politique?Mais laquelle?Celle de droite ou celle de gauche?Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu'insurmontable, un idéal commun perceptible?Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d'autrui?Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile?Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance, laquelle il faut s'abandonner dans l'euphorie?Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible?Je ne sais pas, je n'en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place. Hermann Broch fut obsédé par cette idée dès les années trente. Il dit, par exemple:«La peinture est devenue une affaire totalement ésotérique et qui relève du monde des musées;il n'existe plus d'intérêt pour elle et pour ses problèmes, elle est presque le reliquat d'une période passée.» Ces paroles étaient surprenantes l'époque;elles ne le sont pas aujourd'hui. J'ai fait dans les années passées un petit sondage pour moi-même, en demandant innocemment aux gens que j'ai rencontrés quel est leur peintre contemporain préféré. J'ai constaté que personne n'avait un peintre contemporain préféré et que la plupart n'en connaissaient même aucun. Voilà une situation impensable, il y a encore trente ans, quand la génération de Matisse et de Picasso était en vie. Entre-temps la peinture perdit son poids, elle devint activité marginale. Est-ce parce quelle n'était plus bonne?Ou parce que nous avons perdu le goût et le sens pour elle?Toujours est-il que l'art qui créa le style des époques, qui accompagna l'Europe pendant des siècles, nous abandonne, ou bien nous l'abandonnons.
Et la poésie, la musique, l'architecture, la philosophie ? Elles ont perdu, elles aussi, la capacité de forger l'unité européenne, d'être sa base. C'est un changement aussi important pour l'humanité européenne que la décolonisation de l'Afrique.

10.

Franz Werfel passa le premier tiers de sa vie Prague, l'autre Vienne, le troisième en émigration, en France, d'abord, puis en Amérique;voilà une biographie typiquement centre-européenne. En 1937 il se trouve, avec sa femme, la fameuse Alma, veuve de Mahler, Paris, invité par l'Organisation de coopération intellectuelle de la Société des Nations un colloque qui devait traiter de «l'avenir de la littérature». Dans sa conférence, Werfel s'opposa non seulement l'hitlérisme, mais au danger totalitaire en général, l'abêtissement idéologique et journalistique de notre temps, qui allait tuer la culture. Il termina sa conférence par une proposition qu'il pensait susceptible de freiner le processus infernal:fonder une académie mondiale des poètes et des penseurs (Weltakademie der Dichter und Denker).En aucun cas, ses membres ne devraient être délégués par des états. Le choix des membres devrait être effectué seulement en fonction de la valeur de leur oeuvre. Le nombre de membres, des plus grands écrivains du monde, devrait se situer entre vingt-quatre et quarante. La mission de cette académie, indépendante de la politique et de la propagande, serait de «faire face la politisation et la barbarisation du monde». Non seulement cette proposition ne fut pas acceptée, mais on la railla franchement. Bien entendu, elle était naïve. Terriblement naïve. Dans le monde absolument politisé, où les artistes et penseurs étaient déjà tous irrémédiablement « engagés », comment créer cette académie indépendante? Elle ne pouvait qu'avoir l'air comique d'un rassemblement de belles âmes. Et pourtant, cette proposition naïve me paraît émouvante, parce quelle trahit le besoin désespéré de trouver encore une autorité morale dans un monde dépourvu de valeurs. Elle n'était que désir angoissé de faire entendre la voix inaudible de la culture, la voix des Dichter und Denker. Cette histoire se confond dans ma mémoire avec le souvenir du matin où, après la fouille de son appartement, la police confisqua mille pages de son manuscrit philosophique mon ami, philosophe tchèque célèbre. Ce jour même, nous nous promenions dans les rues de Prague. Nous descendîmes de Hradchine, où il habitait, vers la presqu'île de Kampa ; nous traversâmes le pont Manes. Il essayait de plaisanter:comment les flics allaient-ils déchiffrer son langage philosophique, plutôt hermétique?Mais aucune plaisanterie ne pouvait calmer l'angoisse, ne pouvait remédier la perte de dix ans de travail que représentait ce manuscrit, dont le philosophe n'avait aucune copie. Nous discutâmes la possibilité d'adresser une lettre ouverte l'étranger pour faire de cette confiscation un scandale international. Il nous était clair qu'il fallait s'adresser non pas une institution ou un homme d'état, mais seulement une personnalité placée au-dessus de la politique, quelqu'un qui représentât une valeur indiscutable, communément admise en Europe. Donc une personnalité de la culture. Mais où était-elle?
Subitement, nous comprîmes que cette personnalité n'existait pas. Oui, il y avait de grands peintres, dramaturges et musiciens, mais ils n'occupaient plus dans la société la place privilégiée des autorités morales que l'Europe accepterait comme ses représentants spirituels. La culture n'existait plus comme le domaine où se réalisaient les valeurs suprêmes. Nous marchâmes vers la place de la vieille ville dans le voisinage de laquelle j'habitais alors, et nous sentîmes une immense solitude, un vide, le vide de l'espace européen doø la culture s'en allait lentement.

samedi 23 novembre 2019

L'occident kidnappé partie 2 par Milan Kundera




4.

On peut me dire ceci:admettons que les pays centre-européens défendent leur identité menacée, mais cela ne rend pas leur situation si spécifique. La Russie se trouve dans une situation pareille. Elle aussi est en train de perdre son identité. En effet, ce n'est pas la Russie mais le communisme qui prive les nations de leur essence et qui, d'ailleurs, fit du peuple russe sa première victime. Certes, la langue russe étouffe les langues des autres nations de l'Empire;mais ce nest pas que les Russes veuillent russifier les autres, c'est que la bureaucratie soviétique profondément a-nationale, contre-nationale, supra-nationale a besoin d'un outil technique pour unifier son état. Je comprends cette logique, et je comprends aussi la vulnérabilité des Russes qui souffrent l'idée qu'on puisse confondre le communisme haï avec leur patrie aimée. Mais il faut comprendre aussi un Polonais, dont la patrie, avec l'exception d'une courte période entre les deux guerres, est asservie par la Russie depuis deux siècles et a subi pendant tout ce temps une russification aussi patiente qu'implacable. la frontière orientale de l'Occident qu'est l'Europe centrale, on a toujours été plus sensible au danger de la puissance russe. Et non seulement les Polonais. Frantisek Palacky, le grand historien et la personnalité la plus représentative de la politique tchèque du XIXe siècle, écrivit en 1848 la lettre fameuse au parlement révolutionnaire de Francfort par laquelle il justifiait l'existence de l'Empire des Habsbourg, seul rempart possible contre la Russie, «cette puissance qui, ayant aujourd'hui une grandeur énorme, augmente sa force plus que ne pourrait le faire aucun pays occidental». Palacky met en garde contre les ambitions impériales de la Russie, qui tente de devenir «monarchie universelle», c'est-à-dire qui aspire la domination mondiale. La «monarchie universelle de la Russie, dit Palacky, serait le malheur immense et indicible, le malheur sans mesure et sans limites». Selon Palacky, l'Europe centrale aurait dû être le foyer des nations égales qui, avec un respect mutuel, l'abri d'un état commun et fort, cultiveraient leurs originalités diverses. Bien qu'il ne se soit jamais pleinement réalisé, ce rêve, partagé par tous les grands esprits centre-européens, n'en est pas moins resté puissant et influent. L'Europe centrale voulait être l'image condensée de l'Europe et de sa richesse varié e, une petite Europe archi européenne, modèle miniaturisé de l'Europe des nations connue sur la règle : le maximum de diversité sur le minimum d'espace. Comment pouvait-elle ne pas être horrifiée par la Russie qui, en face d'elle, se fondait sur la règle opposée:le minimum de diversité sur l'espace maximal? En effet, rien ne pouvait être plus étranger l'Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd'hui, l'époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique). Cela dit, le communisme est-il la négation de l'histoire russe ou bien plutôt son accomplissement? Il est certainement la fois sa négation (négation de sa religiosité, par exemple) et son accomplissement (accomplissement de ses tendances centralisatrices et de ses rêves impériaux). Vu de l'intérieur de la Russie, le premier aspect, celui de la discontinuité, est plus frappant. Du point de vue des pays asservis, c'est le deuxième aspect, celui de la continuité, qui est le plus fortement ressenti.

5.

Mais ne suis-je pas en train d'opposer la Russie la civilisation occidentale d'une façon trop absolue? L'Europe, bien que divisée en ses parties occidentale et orientale, n'est-elle pas malgré tout une seule entité, ancrée dans l'ancienne Grèce et dans la pensée dite judéo-chrétienne? Bien entendu. Les lointaines racines antiques unissent la Russie avec nous. Durant tout le XIXe siècle, la Russie, d'ailleurs, se rapprochait de l'Europe. La fascination était réciproque. Rilke proclama la Russie sa patrie spirituelle et personne n'échappa la force du grand roman russe, qui reste inséparable de la culture européenne commune. Oui, tout cela est vrai et les fiançailles culturelles des deux Europes resteront un grand souvenir. Mais il est non moins vrai que le communisme russe ranima vigoureusement les vieilles obsessions antioccidentales de la Russie et l'arracha brutalement l'histoire occidentale.

Je veux souligner encore une fois ceci:c'est la frontière orientale de l'Occident que, mieux qu'ailleurs, on perçoit la Russie comme un Anti-Occident;elle apparait non seulement comme une des puissances européennes parmi d'autres mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation. Czeslav Milosz en parle dans son livre Une autre Europe: aux XVIe et XVIIe siècles, les Moscovites apparaissent aux Polonais comme «des barbares contre qui on guerroyait sur des frontières lointaines. On ne s'intéressait pas spécialement eux... De cette époque où ils ne trouvent que le vide à l'est dérive chez les Polonais la conception d'une Russie située l'extérieur, en dehors du monde.» Apparaissent comme «barbares» ceux qui représentent un autre univers. Les Russes le représentent pour les Polonais, toujours. Kasimierz Brandys raconte cette belle histoire:un écrivain polonais rencontra Anna Akhmatova, la grande poétesse russe. Le Polonais se plaignait de sa situation : toutes ses œuvres étaient interdites. Elle l'interrompit: «Avez-vous été emprisonné?» Le Polonais répondit que non. «êtes-vous au moins chassé de l'Union des écrivains? Non. Alors, de quoi vous plaignez-vous ?» Akhmatova était sincèrement intriguée. Et Brandys commente:«Telles sont les consolations russes. Rien ne leur parait assez horrible en comparaison du destin de la Russie. Mais ces consolations n'ont aucun sens. Le destin russe ne fait pas partie de notre conscience;il nous est étranger;nous n'en sommes pas responsables. Il pèse sur nous, mais il n'est pas notre héritage. Tel était aussi mon rapport la littérature russe. Elle m'a effrayé. Jusqu'aujourd'hui je suis horrifié par certaines nouvelles de Gogol et par tout ce qu'écrit Saltykov-Chtchedrine. Je préférerais ne pas connaître leur monde, ne pas savoir qu'il existe.» Les mots sur Gogol n'expriment pas, bien entendu, un refus de l'art de Gogol, mais l'horreur du monde que cet art évoque : ce monde nous envoûte et nous attire quand il est loin, et il révèle toute sa terrible étrangeté dès qu'il nous encercle de près:il possède une autre dimension (plus grande) du malheur, une autre image de l'espace (espace si immense que des nations entières s'y perdent), un autre rythme du temps (lent et patient), une autre façon de rire, de vivre, de mourir. C'est pourquoi l'Europe que j'appelle centrale ressent le changement de son destin après 1945 non seulement comme une catastrophe politique mais comme la mise en question de sa civilisation. Le sens profond de leur résistance, c'est la défense de leur identité ; ou, autrement dit : c'est la défense de leur occidentalité.

6.

On ne se fait plus d'illusions sur les régimes des pays satellites de la Russie. Mais on oublie l'essence de leur tragédie:ils ont disparu de la carte de l'Occident.
Comment expliquer que cette face du drame soit restée quasi invisible? On peut l'expliquer en mettant en cause d'abord l'Europe centrale elle-même. Les Polonais, les Tchèques, les Hongrois avaient eu une histoire mouvementée, fragmentée, et une tradition d'état moins forte et moins continue que celle des grands peuples européens. Coincées d'un côté par les Allemands, de l'autre côté par les Russes, ces nations, dans la lutte pour leur survie et pour leur langue, épuisèrent trop de forces. N'étant pas en mesure de s'introduire suffisamment dans la conscience européenne, elles restaient la partie la moins connue et la plus fragile de l'Occident, cachées, en outre, derrière le rideau des langues bizarres et mal accessibles. L'Empire autrichien tenait une grande occasion de créer en Europe centrale un état fort. Hélas, les Autrichiens étaient divisés entre le nationalisme arrogant de la grande Allemagne et leur propre mission centre-européenne. Ils ne réussirent pas à bâtir un état fédératif de nations égales, et leur échec devint malheur pour l'Europe tout entière. Insatisfaites, les autres nations centre-européennes firent éclater l'Empire en 1918, sans se rendre compte que, malgré ses insuffisances, il était irremplaçable. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, l'Europe centrale se transforma en une zone de petits états vulnérables, dont la faiblesse permit ses premières conquêtes Hitler et le triomphe final de Staline. Peut-être, dans l'inconscient collectif européen, ces pays représentent-ils toujours de dangereux semeurs de troubles.
Et, pour tout dire, je vois enfin la faute de l'Europe centrale dans ce que j'appellerai l'idéologie du monde slave». Je dis bien «idéologie», car ce n'est qu'une mystification politique fabriquée au XIXe siècle. Les Tchèques (malgré l'avertissement sévère de leurs personnalités les plus représentatives) aimaient la brandir en se défendant naïvement contre l'agressivité allemande;les Russes, en revanche, s'en servirent volontiers pour justifier leurs visées impériales. «Les Russes aiment appeler slave tout ce qui est russe pour pouvoir plus tard nommer russe tout ce qui est slave », proclama déjà en 1844 le grand écrivain tchèque Karel Havlicek, qui mettait ses compatriotes en garde contre leur russophilie bête et irréaliste. Irréaliste, car pendant leur histoire millénaire les Tchèques n'eurent jamais aucun contact direct avec la Russie. Malgré la parenté linguistique, ils ne faisaient aucun monde commun avec eux, aucune histoire commune, aucune culture commune, tandis que les rapports des Polonais avec les Russes n'étaient qu'une lutte la vie et la mort. Il y a peu près soixante ans, Josef Konrad Korzeniowsky, connu sous le nom de Joseph Conrad, irrité par l'étiquette d'«âme slave» qu'on aimait plaquer sur lui et sur ses livres cause de son origine polonaise, écrivit: «Rien n'est plus étranger que ce qu'on appelle, dans le monde littéraire, l'esprit slave, au tempérament polonais avec son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels. » (Comme je le comprends! Moi non plus je ne connais rien de plus ridicule que ce culte des profondeurs obscures, cette sentimentalité aussi bruyante que vide qu'on appelle l'«âme slave» et qu'on m'attribue de temps en temps !) N'empêche que l'idée du monde slave devint le lieu commun de l'historiographie mondiale. La division de l'Europe après 1945, qui unifia ce prétendu «monde» (en y incluant aussi les pauvres Hongrois et Roumains dont la langue, bien entendu, n'est pas slave;mais qui s'occuperait d'un tel détail?) a pu ainsi apparaître comme une solution presque naturelle.

L'occident kidnappé ou la tragédie de l'Europe centrale partie 1 par Milan Kidnappé

1.
En 1956, au mois de septembre, le directeur de l'agence de presse de Hongrie, quelques minutes avant que son bureau fut écrasé par l'artillerie, envoya par télex dans le monde entier un message désespéré sur l'offensive russe, déclenchée le matin contre Budapest. La dépêche finit par ces mots: «Nous mourrons pour la Hongrie et pour l'Europe.» Que voulait dire cette phrase? Elle voulait certainement dire que les chars russes mettaient en danger la Hongrie, et avec elle l'Europe. Mais dans quel sens l'Europe était-elle en danger ? Les chars russes étaient-ils prêts franchir les frontières hongroises en direction de l'ouest? Non. Le directeur de l'agence de presse de Hongrie voulut dire que l'Europe était visée en Hongrie même. Il était prêt à mourir pour que la Hongrie restât Hongrie et restât Europe. Même si le sens de la phrase paraît clair, elle continue nous intriguer. En effet, ici, en France, en Amérique, on est habitué à penser que ce qui était alors en jeu n'était ni la Hongrie ni l'Europe mais un régime politique. On n'aurait jamais dit que c'était la Hongrie en tant que telle qui était menacée et on comprend encore moins pourquoi un Hongrois confronté à sa propre mort apostrophe l'Europe. Est-ce que Soljenitsyne, quand il dénonce l'oppression communiste, se réclame de l'Europe comme d'une valeur fondamentale pour laquelle il vaut la peine de mourir? Non, «mourir pour sa patrie et pour l'Europe », c'est une phrase qui ne pourrait être pensée ni Moscou ni à Leningrad, mais précisément Budapest ou Varsovie.

2.

En effet, qu'est-ce que l'Europe pour un Hongrois, un Tchèque, un Polonais?Dès le commencement, ces nations appartenaient à la partie de l'Europe enracinée dans la chrétienté romaine. Elles participaient à toutes les phases de son histoire. Le mot « Europe » ne représente pas pour elles un phénomène géographique, mais une notion spirituelle qui est synonyme du mot « Occident ». Au moment où la Hongrie n'est plus Europe, cest-à-dire Occident, elle est éjectée au-delà de son propre destin, au-delà de sa propre histoire;elle perd l'essence même de son identité. L'Europe géographique (celle qui va de l'Atlantique l'Oural) fut toujours divisée en deux moitiés qui évoluaient séparément : l'une liée à l'ancienne Rome et l'église catholique (signe particulier : alphabet latin) ; l'autre ancrée dans Byzance et dans l'église orthodoxe (signe particulier : alphabet cyrillique). Après 1945, la frontière entre ces deux Europes se déplaça de quelques centaines de kilomètres vers l'Ouest, et quelques nations qui s'étaient toujours considérées comme occidentales se réveillèrent un beau jour et constatèrent quelles se trouvaient à l'Est. Par suite, se sont formées après la guerre trois situations fondamentales en Europe:celle de l'Europe occidentale, celle de l'Europe orientale et celle, la plus compliquée, de cette partie de l'Europe située géographiquement au Centre, culturellement à l'Ouest et politiquement à l'Est. Cette situation contradictoire de l'Europe que j'appelle centrale peut nous faire comprendre pourquoi c'est là que, depuis trente-cinq ans, le drame de l'Europe se concentre : la grandiose révolte hongroise en 1956 avec le massacre sanglant qui la suivie; le Printemps de Prague et l'occupation de la Tchécoslovaquie en 1968;les révoltes polonaises en 1956, en 1968, en 1970 et celle des dernières années. Ni par son contenu dramatique ni par sa portée historique, rien de ce qui se passe en Europe géographique, ni l'ouest ni à l'est, ne peut se comparer avec cette chaîne de révoltes centre-européennes. Chacune de ces révoltes était portée par la quasi-totalité du peuple. S'ils n'avaient pas été soutenus par la Russie, le régimes là-bas n'auraient pu résister plus de trois heures. Cela dit, ce qui se passait à Prague ou Varsovie ne peut être considérée dans son essence comme le drame de l'Europe de l'Est, du bloc soviétique, du communisme, mais précisément comme celui de l'Europe centrale. En effet, ces révoltes-là, soutenues par la totalité de la population, sont impensables en Russie. Mais elles sont impensables même en Bulgarie, pays qui, comme tout le monde sait, est la partie la plus stable du bloc communiste. Pourquoi ? Parce que la Bulgarie fait partie, depuis ses origines, de la civilisation de l'Est, grâce la religion orthodoxe, dont les premiers missionnaires étaient d'ailleurs bulgares. Les conséquences de la dernière guerre signifient donc pour les Bulgares un changement politique, certes, considérable et regrettable (les droits de l'homme y sont non moins bafoués qu'à Budapest), mais non pas ce choc des civilisations qu'elles représentent pour les Tchèques, pour les Polonais, pour les Hongrois.

3.

L'identité d'un peuple ou d'une civilisation se reflète et se résume dans l'ensemble des créations spirituelles qu'on appelle d'habitude «culture». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s'intensifie, s'exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C'est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne. Des écrivains, regroupés dans un cercle qui portait le nom du poète romantique Petofi, déclenchèrent en Hongrie une grande réflexion critique et préparèrent ainsi l'explosion de 1956. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui travaillèrent pendant des années l'émancipation libertaire du Printemps de Prague. Ce fut l'interdiction d'un spectacle de Mickiewicz, le plus grand poète romantique polonais, qui déclencha la fameuse révolte des étudiants polonais en 1968. Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d'une inimitable beauté, dont nous, qui les avons vécues, resterons envoûtés jamais. Ce que je trouve beau, dans le sens le plus profond de ce mot, un intellectuel allemand ou français le trouve plutôt suspect. Il a l'impression que ces révoltes ne peuvent être authentiques et vraiment populaires si elles subissent une influence trop grande de la culture. C'est bizarre, mais pour certains la culture et le peuple sont deux notions incompatibles. L'idée de culture se confond à leurs yeux avec l'image d'une élite des privilégiés. C'est pourquoi ils ont accueilli le mouvement de Solidarité avec beaucoup plus de sympathie que les révoltes précédentes. Or, quoi qu'on en dise, le mouvement de Solidarité ne se distingue pas dans son essence de ces dernières, il n'est que leur apogée: l'union la plus parfaite (la plus parfaitement organisée) du peuple et de la tradition culturelle persécutée, négligée ou brimée, du pays.

lundi 18 novembre 2019

INIMITIE n. f. (du latin in, non ; amicitia, amitié) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Sentiment de malveillance, de haine, antipathie, aversion, rancune. Inimitié grande, ancienne, vieille, profonde, enracinée, irréconciliable, vindicative, héréditaire. « Les inimitiés sont très dangereuses chez un peuple libre » (Montesquieu). Inimitié s'oppose à rancune, en ce sens qu'inimitié exprime ordinairement un sentiment ennemi déclaré, et rancune un mauvais vouloir dissimulé. L'inimitié n'exclut pas la dignité, la noblesse ; la rancune renferme la faiblesse, la lâcheté, la bassesse.

INHUMER v. a. (du latin in, et humus, terre) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Enterrer. Ne se dit qu'en parlant des corps humains : inhumer les morts. L'inhumation est l'action d'inhumer. Législation : « Aucune inhumation ne peut être faite sans une autorisation, sur papier libre et sans frais, de l'officier de l'état civil, lequel ne doit la délivrer qu'après s'être transporté auprès de la personne décédée, pour s'assurer du décès. Dans certains cas prévus par les règlements de police, ou en cas d'urgence reconnue par l'autorité municipale, l'inhumation peut avoir lieu avant l'expiration du délai fixé par la loi (Code civ. 77). Toute infraction à ces prescriptions est punie d'une amende de 16 à 50 francs et d'un emprisonnement de six jours à deux mois (Code pén. 358 ; Arr. 4 thermidor an XIII). Lorsque le cadavre présente des signes de mort violente, ou que des circonstances donnent lieu à des soupçons, l'inhumation ne peut être faite qu'après qu'un officier de police, assisté d'un docteur en médecine, a dressé procès-verbal de l'état du cadavre ainsi que des renseignements qu'il a pu recueillir (Code civ. 81). Toute personne décédée doit être inhumée dans le cimetière de la commune où le décès a eu lieu ; elle peut cependant être enterrée sur sa propriété, pourvu que ladite propriété soit à 35 mètres au moins de l'enceinte des villes et bourgs (Décret du 23 prairial an XII). Un corps ne peut être transféré hors de la commune où il se trouve sans que le maire ou le commissaire de police ait dressé un procès-verbal constatant l'état du corps et du cercueil ; ce procès-verbal doit accompagner le corps et être remis, lors de l'arrivée, au maire de la commune dans laquelle l'inhumation aura lieu. Le transport doit être autorisé par le souspréfet, par le préfet, ou par le ministre de l'Intérieur, suivant que ce transport s'effectue dans les limites de l'arrondissement, dans celles du département ou d'un département dans un autre. Chaque inhumation doit avoir lieu dans une fosse séparée. Celui qui a violé une sépulture est puni d'un emprisonnement de trois mois à un an et d'une amende de 16 francs à 200 francs. (Code pén. 360). En conséquence, aucune exhumation ne peut être faite sans une autorisation du maire, et sans qu'il en soit dressé procès-verbal ; à moins que cette exhumation ne soit ordonnée par un juge d'instruction ou par l'autorité administrative. Le décret du 28 prairial an XII avait attribué le monopole des inhumations aux fabriques des églises et aux consistoires ; la loi du 28 décembre 1904 a conféré aux communes le service extérieur des pompes funèbres et laissé au clergé le seul droit de fournir les objets destinés aux funérailles dans les édifices religieux et à la décoration intérieure ou extérieure de ces édifices.

INHUMATION n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Nous estimons nécessaire d'appeler l'attention sur les souffrances effroyables (les constatations sont là, périodiques) endurées par les enterrés vivants. Le public ne se rend pas assez compte de la légèreté avec laquelle familles et médecins concluent à la cessation de la vie chez un malade ou un moribond et de la fréquence et des risques terribles des inhumations prématurées. Combien de gens réveillés dans l'horrible prison d'un cercueil ont vécu les affres indescriptibles d'une seconde mort que nul appel, dans la nuit sans écho de la tombe, ne peut écarter. Des exemples saisissants ont été cités, les dangers dénoncés en termes pressants. Des savants se sont émus, ont apporté des précisions. L'anatomiste Jacques Winslow, les docteurs Louis, J.-J. Bruhier (lequel cite 81 cas d'inhumations précipitées), le docteur Mure (préconisateur des moyens que nous allons signaler), etc., ont publié des statistiques, des notes, des études. A Orléans, Poitiers, Toulouse, Cologne, etc., en Bohême dernièrement, des faits poignants sont venus, à intervalles divers, souligner les thèses émises sur la précarité des vérifications ultimes. Rares ceux que l'on a pu sauver, nombreux les malheureux dont les traits convulsés, les ongles arrachés, les membres arcboutés témoignaient d'une lutte atroce et stérile... L'intensité désorganisatrice de la vie moderne, l'abus des stupéfiants dont certains anesthésiques, les « suspensions » hypnotiques, la multiplicité des troubles hystériques et des crises pathologiques issues d'hypertensions nerveuses, ont rendu plus aigu un péril inquiétant déjà et fait rechercher des mesures propres à le réduire. L'Allemagne a ouvert le chemin des précautions pratiques : en certaines villes dont Berlin - on a créé des « maisons mortuaires » où les corps sont déposés jusqu'à évidence de la décomposition putride. Cette décomposition, qui apparaît d'abord sur le ventre en traces verdâtres à l'endroit des viscères, est, ne l'oublions pas, jusqu'ici le seul signe admissible de la mort. Les manifestations respiratoires peuvent être imperceptibles et l'auscultation cardiaque - si délicate encore et, pratiquement, insuffisamment sûre - est incapable parfois de déceler la persistance du rythme vital affaibli. En deux ans, dans une des villes où fonctionne un service d'examen mortuaire, dix personnes ont été rappelées à la vie grâce au séjour dans les chambres d'exposition. La possibilité d'une seule erreur impose d'ailleurs le recours à des moyens propres à sauvegarder cette antichambre prudente du tombeau, et nous devons en vulgariser l'idée, en stimuler les édifications. Et quand la science - une science toujours relative et sujette à caution : on a vu, par exemple, les prémices de la décomposition accompagner certains cas de catalepsie - conclut enfin au « permis d'inhumer », seule l'incinération, la dispersion du four crématoire, nous est garante que nous ne connaîtrons pas, entre les quatre planches d'un lit souterrain, une agonie horrifiée d'épouvante.

INHUMAIN, INHUMANITE adj. et subst. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Inhumain a le sens tristement banal et cruel, d'impitoyable, et caractérise un être porté aux actes méchants et excessifs. Souvent les hommes sont ainsi inhumains collectivement. « Des nations avaient la coutume inhumaine d'immoler des enfants à leurs dieux ». Chez les Ammonites et les Moabites, Moloch était la divinité avide pour l'apaisement de laquelle on brûlait, dans un buste grotesque et symbolique, les enfants offerts en holocauste. D'ailleurs, ainsi que le rappelle Voltaire : « Il n'y a guère de peuple dont la religion n'ait été inhumaine et sanglante... ». L'inhumanité est un vice qui, outre l'absence de sentiment, comporte l'inintelligence des rapports entre toutes les portions du corps social et tend aux satisfactions fermées et unilatérales. Etre porté à faire le malheur d'autrui, ne point compatir à ses peines, lui causer de la douleur sans nécessité, jouir même de sa souffrance sont des déformations, des altérations de la normale humaine. Socialement, l'inhumanité est aussi un acte de barbarie en même temps que l'imprévoyance de probables réciprocités : c'est la voie ouverte aux vengeances et aux représailles où les faiblesses et les cruautés humaines se répètent et se prolongent. Le mot « humain » s'attache aux attributs de l'homme et, « inhumain », au manque de ces attributs. Bien qu'on dise souvent : « Que voulez-vous? C’est humain », dans le sens de : « Les hommes sont malheureusement ainsi faits », c'est ordinairement avec plus de vanité... humaine qu'on emploie ce mot, comme synonyme de sensible, compatissant. Bref, humain caractérise tantôt l'homme, tantôt ce qu'il y a de meilleur en lui. Cette dernière acception est d'ailleurs assez vague. Humain devrait dire « partisan des hommes », de l'humanité, mais il est presque toujours usité dans un sens plus restreint, ce qui a provoqué la création du néologisme mystique « humaniste » et l'emploi courant du terme humanitaire pour marquer un intérêt qui s'attache à l'humanité. On est « humain » dans sa famille, sans étendre ce sentiment à la famille voisine ; on peut se sentir lié à un pays, s'y montrer humain, et s'insoucier totalement de ce qui se passe chez un peuple voisin ; d'aucuns se sentent plutôt solidaires d'un clan politique ou religieux : l'individu peut donc être « humain » dans un sens, et « inhumain » dans un autre, et ceci explique la divergence des jugements émis sur des fanatiques ou des extrémistes notoires. Il arrive pourtant qu'une individualité exceptionnelle, unissant une vaste culture à une grande sensibilité, étende le cercle de sa solidarité morale à l'humanité entière, et, de ce fait, souffre moralement des tortures de ses frères les plus lointains. Parle-t-on de la destruction dune ville, du massacre de ses habitants : vous vous informez avec intérêt du nombre des victimes, du montant des dégâts. Pour vous, ce récit se ramène à des chiffres qui frappent plus ou moins l'imagination ; l'humain intégral, lui, en est atteint dans sa chair, il en éprouve une réelle souffrance : tel nous apparaît - image véritable ou résultat d'une trompeuse perspective? - la grande figure d'un Romain Rolland. Mais le monde présente, hélas, trop de famines collectives, trop de barbarie décrite avec force détails par d'amers et talentueux écrivains : chaque jour, l'individu véritablement humain doit faire son plein pour en agoniser pendant un siècle! Cultiver ou provoquer cette sorte d'extrémisme chez les individus, surtout chez les jeunes, est chose bien dangereuse, cet état psychologique étant intolérable et menant à de regrettables réactions. Car se rendre trop exactement compte de l'énormité de la douleur universelle, c'est être à deux pas de se déclarer impuissant à y remédier, de trouver ridicules et vains les efforts des gens de bonne volonté ; c'est subir une tentation constante d'accepter le tout en bloc, comme une fatalité, sans chercher à réagir ; cela mène trop souvent à détruire en soi la fibre sensible, le caractère « humain » qui fait souffrir à la vue du malheur du prochain. Bref, trop d'humanité peut aboutir à l'extrahumain plein de pessimisme... et d'inaction! Nombre de militants naguère enthousiastes, aujourd’hui « assagis » ou dégoûtés, nous fournissent des exemples de cette évolution... Les rancœurs qu'éprouve immanquablement tout homme généreux et sensible finissent aussi, parfois, par accumuler dans certains cœurs une sourde rancune contre les hommes ; misanthropes, ils en arrivent même à considérer les malheurs humains comme d'équitables punitions appliquées par une sorte de justice immanente des choses ; incapables de prendre philosophiquement une attitude extrahumaine et snobisme aidant, c'est contre l'humanité qu'ils semblent prendre position... De tels malheureux, une fois au pouvoir, se complaisent dans d'infernales répressions de sanglantes dictatures : haine et mépris du genre humain qui les a trop déçus, perversion causée par l'excès de souffrance morale... Si le sens moral - « l'élément bonté » des psychologues - peut se trouver ainsi altéré, perverti et même détruit par les circonstances, il peut être aussi, chez certains individus, faussé constitutionnellement, donc avant qu'on puisse pour eux parler de responsabilité. L'hérédité tuberculeuse, alcoolique ou syphilitique détermine même parfois une sorte de « mort morale » complète. Cet état psychologique empêche de sentir si une action est belle ou laide, et le mort moral juge des turpitudes humaines aussi indifféremment que s'il s'agissait d'une quelconque culture de microbes. Un individu de ce genre est dangereux, car n'admettant aucun des postulats des consciences ordinaires, la moindre influence, un simple caprice peut l'entraîner à commettre sans aucun remords, les actions les plus monstrueuses... L'histoire, les journaux nous fournissent de nombreux exemples d'individus de ce genre, exemples impressionnants quand il s'agit de personnages puissants et cultivés, tels Néron incendiant Rome, ou Napoléon jetant sa garde dans un ravin, exemples répugnants quand il est question de déséquilibrés ignorants et traqués par d'honnêtes gens plus ignorants encore, - mais infiniment tristes toujours. C'est aussi un cas de mort morale que dépeint André Gide dans son roman L'Immoraliste, roman qui eut d'ailleurs prêté à moins de malentendus sous le titre de L'Amoral. * * * L'inhumanité, qu'elle soit totale ou partielle, héréditaire ou provoquée par les circonstances, est donc une infirmité, le résultat de l'aberration ou de l'absence morbide du sens moral. Si l'être inhumain est libéré des atteintes de la compassion, il souffre de ne pas être « chez lui » parmi les autres hommes ; il ne connaît ni la bienveillance, ni la sympathie agissante qui, de gré ou de force enrégimente la plupart des gens normaux pour les batailles humaines qui font le charme et l’intérêt de leur vie... Quant aux tyrans, ces inhumains doublés de potentats, laissons-leur, tout en collaborant énergiquement à les empêcher de nuire, ce que Victor Hugo leur accorda dans un moment de noble inspiration : la « Pitié suprême ».
- L. WASTIAUX.

INGERENCE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Action de s'ingérer, immixtion S'introduire, s'entremettre. Se mêler de quelque chose qui ne vous regarde pas et sans en être requis. Se dit aussi en médecine et signifie introduire par la bouche dans l'estomac : il faut ingérer le contrepoison de gré ou de force. L'Etat s'ingère dans notre vie. Il nous considère comme sa chose et se mêle de nos actions les plus infimes. Depuis notre naissance jusqu'à notre mort, il ne nous perd pas des yeux, il nous suit pas à pas. La liberté individuelle ne peut exister dans de telles conditions. Elle n'existera que lorsque l'Etat sera détruit et, avec lui, le régime capitaliste et les fiches répugnantes qui ont pour objet d'obliger les travailleurs à accepter des conditions de travail draconiennes ou à mourir de faim eux et leur famille.

INGENIEUX adj. (du latin ingenium, esprit inventif) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Plein d'esprit d'invention et d'adresse : homme ingénieux. Fertile en ressources variées et adroites, en ruses, en stratagèmes : c'est par des mensonges, parfois ingénieux, que les politiciens se hissent au pouvoir. « La civilité est un commerce continuel de mensonges ingénieux » (Fléchier). Se dit également des choses qui marquent de l'adresse, de l'esprit, de la sagacité dans celui qui en est l'auteur : pièce, machine fort ingénieuse ; cette invention est bien ingénieuse. Qui met de l'application et de l'adresse à faire quelque chose : être ingénieux à faire le bien... On le prend quelquefois dans un sens défavorable : « Le cœur est ingénieux pour se tourmenter » (Fénelon). Ingénieux à trouver des fautes. Dans le style, ce qui est ingénieux marque un esprit fin, délié, subtil, mais plus superficiel que profond, un esprit qui saisit ce qu'il y a de plus agréable dans le rapport des objets, et qui sait donner du tour, de la grâce à tout ce qui est dit. Ce qui est ingénieux ne caractérise pas le grand homme, le grand orateur, le grand poète, l'homme de génie, mais davantage l'homme habile et averti, l'intelligence adroite et souple. « Les choses ingénieuses déparent les grandes choses... » a dit un philosophe.

INFRACTION n. f. (du latin in, dans ; frangere, briser) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Transgression, contravention, violation d'une loi, d'un ordre, d'un traité, etc. : ils ont fait une infraction au contrat. Les révolutionnaires sont en état d'infraction permanente vis-à-vis de l'ordre établi. Infraction du ban : action d'une personne condamnée au bannissement, qui revient dans le pays, dans les lieux d'où elle est bannie. L'infraction est une expression générique sous laquelle on comprend toutes les actions qui troublent les conventions sociales : infraction au droit des gens. L'infraction des lois, des privilèges. Infraction punissable. L'article 1er du Code pénal déclare que les infractions punies par la loi de peines criminelles sont des crimes ; les infractions punies de peines correctionnelles, des délits ; celles qui sont punies de peines de simple police, des contraventions. Les jugements de ces diverses infractions sont attribués à des tribunaux différents.

INFLUENCE n. f. (du latin influentia, de in, dans, et fluere, couler) Encyclopedie Anarchiste de Sebastien Faure




Action qu'un corps, qu'une force exerce sur un autre : l'influence du soleil sur la terre, de la lumière sur les plantes, etc. Au figuré : crédit, ascendant, autorité. Répercussion sympathique des êtres vivants les uns sur les autres. Action à distance d'un organe, d'une partie quelconque sur d'autres, dans les corps vivants. Se dit dans le même sens des choses morales. Influence de la morale, des lois, de l'opinion publique, de la religion, de l'exemple. Influence du talent, des vertus. De tous les hommes qui ont écrit, Voltaire est un de ceux dont l'influence fut la plus marquée. « L'influence des femmes embrasse la vie entière » (La Harpe). Anciennement (astrologie), action fluidique des astres sur les hommes. « Des astres malins corriger l'influence » (Boileau). Physique : effet produit à distance. Electrisation par influence. On dit aussi électrisation par induction. Un conducteur neutre s'électrise lorsqu'on l'approche d'un corps électrisé : c'est en cela que consiste l'électrisation par influence ou induction. Aimantation par influence : un barreau de fer doux sous l'action d'un aimant émet aussi des lignes de forces (X) et par ce fait il acquiert aussi la propriété d'attirer le fer. Il est aimanté par influence. Au point de vue social, l'influence des religions a été énorme. De nos jours le charlatanisme des politiciens rivalise d'ingéniosité et de cynisme avec celui des prêtres. Les uns et les autres assoient leur influence sur la crédulité populaire. Malgré cela les idées, les théories, les méthodes anarchistes se sont répandues assez rapidement. Elles ont fortement influencé depuis cinquante ans le mouvement syndicaliste depuis la Fédération jurassienne jusqu'à la C.G. T. d'avant-guerre. Les syndicalistes révolutionnaires : les Pelloutier, les Griffuelhes, les Yvetot, etc., ont montré aux ouvriers que les ennemis du prolétariat formaient une sorte de trinité : patrons, gouvernants, politiciens. Les anarchistes ont mis en application leurs procédés d'organisation fédéraliste dans le syndicalisme, et leur influence y persiste malgré l'emprise momentanée du caporalisme politique. Les anarchistes se sont efforcés d'habituer les ouvriers à compter sur eux-mêmes et à agir par eux-mêmes, à être les propres artisans de leur affranchissement économique et moral. Les idées anarchistes influencent fortement la littérature et portent avec elle dans les esprits le levain d'indépendance. Surtout depuis quelques années, les conditions économiques imposées par le capitalisme ont mis la femme dans l'obligation de quitter le foyer pour suppléer au salaire insuffisant de son compagnon. La famille s'est désagrégée. La femme a senti grandir en elle un besoin irrésistible d'indépendance. Sous l'influence des circonstances et de sa condition nouvelle, elle s'intéresse désormais davantage aux questions sociales, elle aspire à être l'égale de l'homme. L'union libre tend à se substituer, en fait, au mariage et à ses lourdes restrictions… Une fois de plus les anarchistes auront été bons prophètes qui, de cette nouvelle situation, ont prédit les répercussions.
- P. L.

INFIRMITÉ n. f. du latin in, non, et firmus, ferme Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Suspension ou exécution incomplète d’une ou de plusieurs fonctions de l’organisme. La surdité, la claudication, sont des infirmités. Les vieillards sont sujets à des infirmités naturelles qui ne viennent que du dépérissement et de l’affaiblissement de toutes les parties de leur corps. Les infirmités peuvent être incurables ou accidentelles. Dans le premier cas, la fonction est absente ou supprimée sans espoir de guérison. Dans le second cas, elle ne l’est que momentanément. Il y a des infirmités physiques, morales, intellectuelles.
Au figuré, faiblesse de l’esprit. Fragilité pour le bien. Défaut. Imperfection :l’infirmité humaine. « La bêtise est une infirmité morale que la sottise peut seule rendre ridicule. » (Beauchêne).
Bien des infirmités sont atténuées ou disparaissent grâce à la science médicale. La société, néanmoins, ne fait pas tout ce qu’elle devrait et pourrait faire pour les pauvres gens atteints d’infirmités. La plupart sont dans l’obligation de recourir à la mendicité.
La guerre, ce fléau, a transformé en infirmes de solides et beaux jeunes gens de vingt ans, comme si la nature ne suffisait pas à rendre les hommes malheureux... Les infirmes ont besoin de notre affection, de notre aide. Nous devons les aimer d’autant plus que leur infirmité est plus grande. Les théoriciens anarchistes s’efforcent de concevoir une organisation sociale où tous seront heureux. On ne verra plus ce spectacle honteux d’un aveugle ou d’un paralytique demandant à la charité la bouchée de pain nécessaire à son existence. Orientée enfin vers des fins utiles, la science - aidée par la solidarité - s’ingéniera au contraire à les relever de cette condition inférieure et douloureuse où les retient leur infirmité.

INFINI adjectif, mais souvent employé substantivement (latin : infinitus) Encyclopedie Anarchiste de Sebastien Faure




Qui n’a pas de bornes. La façon dont le mot est formé et celle dont nous sommes entraînés à le définir révèlent peut-être que nous ne pouvons avoir de l’infini qu’une idée négative.
Pour les philosophes anciens, l’infini est l’imparfait ; le fini, le parfait. C’est ainsi que les pythagoriciens, Platon, Aristote, etc., emploient toujours et opposent les deux mots. Plotin (205-270) est le premier à ne point prendre péjorativement le mot infini. Il attribue, au contraire, l’infini à son Dieu comme une perfection et une réalité il lui accorde l’infini dans l’espace ou omniprésence, l’infini dans le temps ou éternité, la science infinie, la puissance infinie, etc.
Quelques-uns des caractères infinis dont Plotin décore son Dieu, ne sommes-nous pas contraints logiquement de les accorder à l’univers ? Plusieurs nient, en effet, que nous puissions concevoir à l’existence une limite dans le temps ou dans l’espace. Mais d’autres obéissent à une contrainte toute contraire et également logique.
C’est la première des fameuses antinomies de Kant :
THÈSE : « Le monde a un commencement dans le temps ; il est borné dans l’espace. » II serait, en effet, absurde d’admettre une série à la fois infinie et réalisée. La totalité des êtres ou des phénomènes forme un nombre qui dépasse notre imagination, mais qui est un nombre réel, et l’infini dépasse tous les nombres. Le passé contient un nombre d’êtres et de phénomènes auquel chaque instant ajoute. Il est contradictoire de nommer infini ce qui augmente ou peut augmenter. Le même raisonnement réfute l’éternité du passé : l’éternité est infinie, inaugmentable et chaque instant augmente le passé.
ANTITHÈSE : « Le monde n’a ni commencement ni bornes ; il est infini quant au temps et à l’espace. » Si le monde n’était éternel et sans mesure, il s’envelopperait donc d’un temps et d’un espace vides. Mais un temps vide ne renferme aucune cause, aucune condition, aucune possibilité de commencement, et rien n’aurait jamais pu commencer. Borner le monde dans le temps, c’est l’annihiler. Et un espace vide n’est rien. Dire qu’un espace vide limite le monde, dire que le monde est limité par rien, c’est dire tout ensemble que le monde est limité et qu’il n’est pas limité.
Les antinomies et les tentatives pour les résoudre appartiennent à la métaphysique. Adopter la thèse, adopter l’antithèse, chercher une synthèse qui variera avec les chercheurs, c’est toujours arbitraire et poésie.
Dès que nous dépassons le domaine de l’expérience, les mots deviennent des jetons brillants et sans valeur dont nous jouons selon nos caprices. Mais ceux qui donnent à ces jeux une apparence logique ne prouvent jamais leurs thèses que par l’absurde, c’est-à-dire en découvrant de la contradiction dans la thèse contraire. Ce qui prouve d’abord qu’aucune opinion métaphysique n’est solide et, si j’ose appeler à mon secours M. de La Palisse, qu’un jeu est toujours un jeu. Ce qui me semble prouver encore que, lorsque les métaphysiciens auront pris conscience de la nature et des nécessités de leur activité, ils consentiront à la contradiction dans les systèmes voisins comme dans le leur et renonceront à une méthode de réfutation qui les tue en même temps que l’adversaire.
Les mathématiques élémentaires ont, malgré leur abstraction, une manière de vérité qui permet de les utiliser et de les vérifier dans le concret. En revanche, je suis tenté de considérer les hautes mathématiques comme la poésie et la métaphysique de la quantité. L’infini mathématique, historiquement, est frère de l’infini métaphysique. Ce même Plotin qui donne en métaphysique un sens positif et, à ce qu’il croit, une magnifique plénitude au mot infini toujours employé négativement et péjorativement jusqu’à lui, est aussi le premier à concevoir l’infini mathématique. Une partie du chapitre VI de la sixième Ennéade est consacrée à exposer cette conception d’une quantité plus grande que tout nombre donné. C’est seulement trois siècles plus tard que le géomètre Eutocius permettra, par un exemple, de préciser cette idée vague, dans Plotin, et évanescente. Eutocius est le premier à considérer le cercle comme un polygone régulier d’un nonmbre infini de côtés. Il inaugure ainsi la méthode des limites qui aura plus tard, surtout avec Cauchy, d’intéressantes applications.
En dehors même de la méthode des limites, on affirme des infinis géométriques, par exemple, l’espace compris entre les côtés d’un angle. Mais c’est peut-être l’arithmétique qui permet d’atteindre le plus facilement l’idée d’infini. Cherchez la racine carée du nombre 6, chaque décimale vous rapprochera de la réponse exacte : aucune décimale n’épuisera cette réponse. Plus élémentairement encore, tentez d’exprimer en fraction décimale la fraction 1/3. Après le zéro et la virgule, vous pourriez, sans diminuer jamais le chemin et la richesse de la recherche, écrire des 3 pendant l’éternité.
L’infini s’indique en mathématique par le signe ° ou par le symbole m/0. Car, avec un dividende fixe, diminuer le diviseur, c’est agrandir le quotient. Quand le diviseur est l’unité, le quotient est égal au dividende. Dès que le diviseur est moindre que l’unité, la division apparente est en réalité une multiplication. Diviser par 1/2 ou 1/3, c’est multiplier par 2 ou par 3. Si nous acceptons le passage à la limite, diviser par 0, c’est multiplier par l’infini m/0 = m x °, quelle que fût, avant qu’on le portât à l’infini, la valeur de m. Mais, prenons garde, dès que nous passons à la limite, nous tombons dans quelque antinomie et, si le principe de contradiction jouait encore, nous reculerions. Les géomètres admettent paradoxalement des infinis qu’on est bien forcé de déclarer inégaux. L’espace compris entre deux parallèles est infini comme l’espace compris entre les deux côtés d’un angle ; mais le second est, paraît-il, infiniment grand par rapport au premier. Moi, je veux bien écouter et répéter ces conventions, mais je ne comprends plus toujours ce qu’on me dit et ce que je répète. Dans les hautes mathématiques, je me sens, comme en métaphysique, dans un jeu absurde et joyeux.
HAN RYNER.

Boule de suif de Guy de Maupassant


"Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine"


"C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs."

"Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison."

"La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante."

"On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres."

"...de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion."

"Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions."