vendredi 30 avril 2021

KORSCH : L’IDÉOLOGIE MARXISTE EN RUSSIE (1938

 [Living Marxism, vol. 4, n° 1, février 1938] « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui supprime les conditions existantes. » (Marx, L’Idéologie allemande, in Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres III, « Philosophie ») Nous abordons ici l’un des exemples les plus typiques du décalage frappant qui, sous une forme ou sous une autre, s’observe dans toutes les phases du développement historique du marxisme. On peut le définir comme la contradiction entre l’idéologie marxiste et le mouvement historique réel qui, à une époque donnée, se cache derrière cette façade idéologique. Il y a maintenant presque un siècle, un censeur fut spécialement délégué par Berlin pour se substituer aux autorités locales de Cologne dans la délicate mission de bâillonner le journal « ultra-démocratique » publié par un jeune homme de vingt-quatre ans, nommé Karl Marx. Ce censeur rapporta au gouvernement prussien qu’on pouvait désormais en toute tranquillité autoriser la Rheinische Zeitung à reparaître, étant donné que « l’éminence grise de toute l’affaire, le docteur Marx » avait définitivement quitté son travail, et qu’il n’existait aucun successeur capable de maintenir le ton « d’insupportable arrogance » adopté par le journal ou de poursuivre sa politique avec la même détermination. Toutefois, ce conseil ne fut pas suivi par les autorités prussiennes, soumises en ce domaine, ainsi qu’il a été prouvé plus tard, aux directives du tsar russe Nicolas Ier. Son vice-chancelier, le comte de Nesselrode, venait précisément de menacer l’ambassadeur prussien à Moscou de révéler à sa Majesté Impériale « les attaques infamantes dont le Cabinet russe avait récemment fait l’objet dans la Rheinische Zeitung de Cologne ». Ceci se passait en Prusse en 1843. Trois décades plus tard, la censure de la Russie tsariste autorisait la publication en Russie de l’ouvrage de Marx – Le Capital – dans sa première traduction. La décision était justifiée par cet argument inestimable : « Bien que les convictions politiques de l’auteur soient exclusivement socialistes, et que le livre tout entier soit clairement de nature socialiste, toutefois, sa conception n’en fait assurément pas un livre accessible à tous ; de plus, son style est strictement mathématique et scientifique, aussi le comité déclare-t-il le livre exempt de toute poursuite. » Ce régime tsariste, si prompt à censurer même la plus insignifiante insulte proférée dans un pays européen contre la suprématie russe, et, en même temps, si inconscient de la menace que représentait l’analyse scientifique faite par Marx du monde capitaliste, ne fut en réalité jamais ébranlé par les vigoureuses attaques que Marx lança ultérieurement contre « les vastes empiétements, jamais contrecarrés, de ce pouvoir barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et les mains dans chaque cabinet d’Europe ». Et pourtant, il devait succomber à cette même menace, apparemment si lointaine, que ce cheval de Troie avait introduite au cœur du SaintEmpire. Le régime tsariste fut renversé finalement par la masse des ouvriers russes dont l’avant-garde avait appris sa leçon révolutionnaire dans Le Capital – cet ouvrage « mathématique et scientifique » d’un penseur solitaire. A l’inverse de l’Europe occidentale, où la théorie marxiste apparut à l’époque du déclin de la révolution bourgeoise et s’affirmait comme expression d’une tendance réelle visant au dépassement des objectifs du mouvement révolutionnaire bourgeois – la tendance représentée par la classe prolétarienne –, au contraire, en Russie, le marxisme ne fut dès le début que l’écran idéologique derrière lequel se cachait dans la pratique la lutte pour le développement capitaliste dans un pays précapitaliste. A cette fin, toute l’intelligentsia progressiste adopta avidement le marxisme comme le dernier mot d’ordre de l’Europe. La société bourgeoise, qui avait atteint en Europe occidentale son plein développement, n’en était encore en Russie qu’aux premières douleurs de son enfantement. Et pourtant, même sur ce terrain vierge, le principe bourgeois ne pouvait plus reprendre les illusions et les autoillusions, désormais périmées, grâce auxquelles il s’était masqué le contenu strictement bourgeois de ses luttes à l’époque héroïque de son premier développement en Occident, et qui lui avaient permis de maintenir ses passions au niveau de grands événements historiques. Pour pénétrer à l’Est, il lui fallait faire peau neuve idéologiquement. Et la doctrine marxiste, empruntée à l’Ouest, semblait précisément la plus apte à rendre cet important service au développement bourgeois en Russie. A cet égard, le marxisme était de très loin supérieur à la doctrine russe des révolutionnaires narodniki (populistes). Tandis que ces derniers partaient du principe que le capitalisme, tel qu’il existait dans les pays « païens » de l’Ouest, était inconcevable en Russie, le marxisme, en raison même de son origine historique, présupposait l’accomplissement de la civilisation capitaliste comme une étape historique indispensable dans le processus qui aboutirait à une société véritablement socialiste. Et pourtant, avant de pouvoir rendre à la société bourgeoise russe de tels services idéologiques, la doctrine marxiste nécessitait quelques modifications, même dans son contenu purement théorique. Voilà la raison fondamentale des concessions théoriques énormes, autrement inexplicables, faites dans les années 70 et 80 par Marx et Engels aux idées soutenues alors par les populistes russes, dont la doctrine était essentiellement irréconciliable avec leur propre théorie. L’expression finale la plus complète de ces concessions se trouve dans la fameuse déclaration de l’avant-propos à la traduction russe du Manifeste Communiste (1882) : « Le Manifeste Communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et imminente de la propriété bourgeoise moderne. En Russie cependant, à côté du bluff capitaliste en plein épanouissement, et de la propriété foncière bourgeoise, en voie de développement, nous voyons que plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Dès lors, la question se pose : l’obchtchina russe, forme de l’archaïque propriété commune du sol, pourra-t-elle, alors qu’elle est déjà fortement ébranlée, passer directement à la forme supérieure, à la forme communiste de la propriété collective ? ou bien devra-t-elle, au contraire, parcourir auparavant le même processus de dissolution qui caractérise le développement historique de l’Occident ? « Voici la seule réponse que l’on puisse faire présentement à cette question : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, l’actuelle propriété collective de Russie pourra servir comme point de départ pour une évolution communiste » (Karl Marx, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, p. 1483). Dans ces phrases, comme dans beaucoup d’autres déclarations semblables qui figurent dans la correspondance de Marx-Engels – dans les lettres à l’écrivain populiste russe Nikolai-on (in « Lettres sur le Capital », Editions sociales, 1964), dans la lettre à Véra Zassoulitch (Karl Marx, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, p.1557et sq. Cette lettre date de 1881) et dans la réponse de Marx à l’interprétation fataliste tirée par le critique russe Mikhaïlovski (id., p. 1552) de sa théorie des étapes historiques nécessaires –, on peut lire par anticipation toute l’évolution ultérieure du marxisme russe, et donc aussi voir se creuser toujours davantage le fossé entre son idéologie et le contenu réel du mouvement. Il est vrai que pour Marx et Engels, le passage direct d’un stade semi- patriarcal et féodal à une société socialiste supposait – c’était une réserve prudente – une révolution ouvrière à l’Ouest, condition nécessaire pour qu’émergent les tendances socialistes virtuelles d’une société pré-capitaliste. La même réserve fut reprise plus tard par Lénine. Il est vrai aussi que cette condition ne fut jamais remplie (ni à l’époque, ni après 1917) et qu’au contraire, la communauté paysanne russe à qui Marx, aussi tard que 1882, avait dévolu un rôle futur si considérable, fut peu après complètement éliminée.(On verra Engels prendre acte de cet échec dans ses lettres à Danielson, écrites au début des années 90. In « Lettres sur le Capital », op. cit. et « Ecrits sur le tsarisme et la Commune russe ». Cahiers de L’I.S.E.A., n° 7, juillet 1969) Pourtant, même des slogans apparemment aussi anti-marxistes que celui de la récente « théorie » stalinienne sur la construction du socialisme dans un seul pays, utilisant le marxisme comme couverture idéologique d’une évolution dont la nature réelle est capitaliste, peuvent indéniablement se référer, non seulement au précèdent crée par le marxiste orthodoxe Lénine, mais même à Marx et Engels en personnes. Eux aussi étaient tout disposés, dans certaines conditions historiques, à remodeler leur théorie « marxiste » critico-matérialiste en simple ornement idéologique d’un mouvement révolutionnaire qui, s’il se proclamait socialiste dans ses fins ultimes, était dans son processus réel inévitablement soumis à toutes sortes de limitations bourgeoises. La seule différence, et elle est de taille, c’est que Marx, Engels et Lénine agissaient ainsi afin d’impulser le futur mouvement révolutionnaire, tandis que Staline utilise exclusivement l’idéologie «marxiste » comme moyen pour défendre un statu-quo non socialiste et comme arme contre toute tendance révolutionnaire. Et ainsi s’amorça, du vivant même de Marx et Engels et avec leur collaboration active et consciente, ce renversement de fonction spécifique par lequel le marxisme, adopté comme une doctrine toute faite par les révolutionnaires russes, cessa d’être l’outil théorique d’une révolution socialiste prolétarienne pour devenir ultérieurement le simple déguisement idéologique d'une évolution capitaliste bourgeoise. Comme nous l’avons vu, ce renversement de fonction présupposait au départ une certaine transformation de la doctrine elle-même, qui dans ce cas fut réalisée par la fusion et l’interpénétration de la doctrine populiste traditionnelle et d’éléments idéologiques marxistes nouvellement adoptés. Cette transformation de leur théorie, admise à l’origine par Marx et Engels uniquement comme une étape transitoire, que surmonterait l’imminente « révolution ouvrière à l’Ouest », s’avéra bientôt n’avoir été que le premier pas vers la transformation définitive de leur théorie marxiste révolutionnaire en un simple mythe révolutionnaire. Lequel, s’il pouvait tout au plus servir de stimulant dans les premiers stades d’une révolution naissante, devait inévitablement aboutir à freiner le développement réel de la révolution, au lieu de l’accélérer. Il est intéressant d’observer comment ce processus d’adaptation idéologique de la doctrine marxiste s’est déroulé au cours des décades suivantes dans le cadre des diverses écoles de révolutionnaires russes. Si l’on étudie de près les violentes controverses sur la perspective d'un développement capitaliste en Russie, qui animèrent les cercles confidentiels des marxistes russes en exil et en Russie, des années 90 jusqu’à la guerre, et au renversement du gouvernement tsariste en 1917, – controverses dont l’expression théorique la plus achevée se trouve dans le principal ouvrage économique de Lénine Le Développement du capitalisme en Russie (1899) (« Le Développement du capitalisme en Russie », Œuvres complètes t. III, Editions du Progrès, Moscou) – on peut, à la lumière de cette étude, affirmer sans exagérer que le contenu réel de la théorie marxiste originelle, en tant qu’expression théorique d’un mouvement prolétarien autonome et strictement socialiste, avait disparu du débat. Cela est indiscutablement vrai des soi-disant « marxistes légaux » qui, dans leur exposé « scientifique » de l’aspect objectif de la doctrine marxiste, se vantaient de maintenir une « pureté » particulièrement inaltérée, mais qui compensaient largement cette rigidité doctrinale en renonçant à toute application pratique des principes marxistes susceptible de dépasser des objectifs strictement bourgeois. La théorie révolutionnaire marxiste dans son ensemble n'était pas davantage représentée par ces autres courants qui, à l’époque, cherchaient à combiner, sous une forme ou sous une autre, la nécessité d’une étape transitoire de développement capitaliste en Russie avec le combat anticipé contre les conditions sociales futures que ce développement devait créer. A ce courant, appartient l’écrivain populiste érudit déjà mentionné, Nikolai-on, traducteur russe du Capital, qui au début des années 90, sous l’influence directe de la doctrine marxiste, abandonna la conviction populiste orthodoxe concernant l’impossibilité absolue du capitalisme en Russie pour adopter la théorie, inspirée du marxisme, de l’impossibilité d’un développement capitaliste organique normal en Russie. A ce courant, appartient également l’adversaire matérialiste véhément de l’idéalisme populiste, le marxiste orthodoxe Lénine, et ses partisans, qui, ultérieurement, après leur rupture avec les « mencheviks » occidentalisés, se proclamèrent les seuls héritiers authentiques, dans la théorie comme dans la pratique, de l’intégralité du contenu révolutionnaire de la théorie marxiste, tel que le restituait la doctrine du marxisme bolchevique. Quand nous analysons rétrospectivement les ardentes controverses théoriques de cette période, nous constatons un rapport manifeste entre, d’une part, la théorie populiste de « l’impossibilité d’un développement capitaliste organique normal en Russie » (défendue par le narodnik marxiste Nikolai-on et combattue à l’époque par les marxistes de tous bords, les « légaux » et les « révolutionnaires », les mencheviks et les bolcheviks) et, d’autre part, les deux théories rivales : « stalinisme » au pouvoir et « trotskysme » d’opposition, qui, dans une phase récente de l’évolution russe, se sont affrontées. Assez paradoxalement, la théorie « nationalsocialiste » stalinienne dominante sur la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, tout comme la thèse « internationaliste », en apparence diamétralement opposée, élaborée par Trotsky concernant l’inévitabilité de la révolution « permanente » – c’est-à-dire d’une révolution dépassant les objectifs révolutionnaires bourgeois simultanément à l’échelon russe et européen (ou mondial) – ces thèses reposent, toutes deux sur la base idéologique commune de la croyance néo-narodnik en l’absence ou l’impossibilité d’un développement capitaliste « normal et organique » en Russie. Trotsky et Staline fondent leurs versions respectives de l’idéologie marxiste sur l’autorité de Lénine. Effectivement même le plus orthodoxe d’entre les marxistes orthodoxes qui, avant Octobre 1917, avait combattu âprement à la fois le populisme de Nikolai-on et la théorie de Parvus-Trotsky sur la « révolution permanente », qui, après Octobre, s’était opposé avec la même cohérence au courant général glorifiant les réalisations dérisoires de ce qu’on appela plus tard le « communisme de guerre » des années 1918-1920 – Lénine – abandonna à la fin cette lutte sans répit en faveur du réalisme critico-révolutionnaire pour soutenir, à l’encontre des conditions objectives réelles, le concept néo-populiste d’un socialisme russe maison. Ceux-là mêmes qui avaient combattu la tendance première à l’idéalisation socialiste et qui, lors de la proclamation de la Nep en 1921, avaient encore déclaré sobrement que « cette nouvelle politique économique de l’Etat ouvrier et paysan » était une régression nécessaire par rapport aux tentatives plus avancées du communisme de guerre, ceux-là mêmes découvrirent en quelques semaines la nature socialiste du capitalisme d’Etat et d’une économie qui restait essentiellement bourgeoise, en dépit d’une légère teinte coopérative. Ainsi, ce ne fut pas l’épigone léniniste Staline, mais bien le marxiste orthodoxe Lénine qui, au moment historique crucial où les tendances pratiques de la révolution russe, jusque-là indécises, se trouvèrent orientées et « pour de bon et pour longtemps » vers la restauration d’une économie non socialiste ajouta alors à cette restriction finale des buts pratiques de la révolution ce qu’il estimait être un complément idéologique indispensable. Ce fut le marxiste orthodoxe Lénine qui, en contradiction avec toutes ses déclarations antérieures, créa le premier le nouveau mythe marxiste d’un socialisme inhérent à l’Etat soviétique et, en conséquence, de la possibilité ainsi garantie de réaliser intégralement la société socialiste dans la Russie soviétique isolée. Cette dégénérescence de la doctrine marxienne, qui en fait sa simple justification idéologique que d’un Etat en réalité capitaliste et donc, inévitablement, d’un Etat basé sur la suppression du mouvement révolutionnaire du prolétariat, clôt la première période de l’histoire de l’idéologie marxiste en Russie. Seule période, d’ailleurs, où l’évolution du marxisme en Russie semble présenter un caractère d’autonomie. Toutefois, il faut signaler que d’un point de vue plus global, en dépit des apparences et des nombreuses différences résultant des conditions spécifiques à chaque pays, l'évolution historique du marxisme russe (y compris ses dernières étapes léniniste et staliniste), est fondamentalement semblable à celle du marxisme dit « occidental » (ou social-démocrate), dont il a été, et reste toujours, partie intégrante. La Russie ne fut jamais cette nation sainte et exceptionnelle dont rêvaient les panslavistes, tout comme le bolchevisme ne fut jamais, ainsi que le prétendaient les marxistes soi-disant raffinés d’Angleterre, de France et d’Allemagne, une version grossière d’un marxisme adapté aux conditions primitives du régime tsariste. De la même façon, l’actuelle dégénérescence bourgeoise du marxisme en Russie est fondamentalement semblable à la dégénérescence qui affecta progressivement les divers courants du marxisme « occidental » pendant la guerre, l’après-guerre et surtout après l’élimination finale de tous les bastions marxistes au cours de l’avènement triomphant du fascisme et du nazisme. Le « national-socialisme » de Herr Hitler et « l’Etat corporatif » de Mussolini rivalisent avec le « marxisme » de Staline pour endoctriner les cerveaux de leurs ouvriers au moyen d’une idéologie pseudo-socialiste, non contents d’avoir la mainmise sur leur existence physique et sociale. De la même façon, le régime « démocratique » d’un gouvernement de Front Populaire présidé par le « marxiste » Léon Blum ou, aussi bien, par M. Chautemps en personne, ne diffère pas essentiellement de l’actuel Etat soviétique, sinon par une utilisation moins efficace de l’idéologie marxiste. Moins que jamais, le marxisme sert aujourd’hui d’arme théorique dans une lutte autonome du prolétariat, pour et par le prolétariat. Tous les soi-disant partis « marxistes » sont maintenant engagés très avant, tant dans leur théorie que dans leur pratique réelles, sur la voie de la collaboration. Réduits au rôle de sousfifres des dirigeants bourgeois, ils ne peuvent qu’aider modestement à résoudre ce que le « marxiste » américain L. B. Boudin définissait encore récemment comme « le plus grand problème du marxisme – notre position par rapport aux luttes internes de la société capitaliste ».

KORSCH : LA FIN DE L’ORTHODOXIE MARXISTE (1937)

 [International Council Correspondance (I.C.C.), vol. 3, n°11 & 12, décembre 1937] La conclusion du grand débat, dont les premières passes d’armes sont restées consignées dans les annales du Parti sous le nom de « controverse Bernstein », révèle clairement l’énorme contradiction entre l’être et la conscience, entre l’idéologie et la réalité, qui caractérise le mouvement prolétarien de ces trente dernières années. Cette polémique, qui concerne à la fois la théorie et la pratique du mouvement socialiste, éclata publiquement pour la première fois au sein de la social-démocratie allemande et internationale de la génération précédente peu après la mort de Friedrich Engels. Lorsqu’à cette époque Edouard Bernstein, qui avait déjà apporté de sérieuses contributions au marxisme, exprima pour la première fois, de son exil londonien, ses opinions « hérétiques » (inspirées principalement de l’étude du mouvement ouvrier anglais) concernant la relation réelle entre la théorie et la pratique dans le mouvement socialiste allemand et européen de l’époque, ses conceptions et ses vues furent sur le moment, et longtemps après, unanimement mal interprétées et mal comprises, tant par ses amis que par ses ennemis. Dans toute la presse bourgeoise et les revues spécialisées son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismus une die Aufgaben der Sozialdemokratie (Socialisme théorique et socialdémocratie pratique) fut accueilli par des cris de joie et couvert d’éloges. Le leader du parti national-socialiste nouvellement fondé – l’idéologue social-impérialiste Friedrich Naumann – déclarait sans ambages dans son journal: « Bernstein est notre poste le plus avancé dans le camp de la social-démocratie. » Et dans les cercles de la bourgeoisie libérale régnait à l’époque l’espoir confiant que ce premier « révisionniste » sérieux du marxisme romprait aussi officiellement avec le mouvement socialiste pour se ranger dans le camp du réformisme bourgeois. Ces espoirs de la bourgeoisie trouvaient leur contrepartie dans les opinions formulées à l’époque au sein du parti social-démocrate et des syndicats. Les chefs de ce mouvement admettaient clairement dans le privé qu’en « révisant » le programme marxiste de la socialdémocratie, Bernstein ne faisait que dévoiler officiellement l’évolution réalisée depuis longtemps dans la pratique, et qui avait transformé le mouvement social-démocrate d’un mouvement révolutionnaire de lutte de classe en un mouvement de réforme politique et sociale ; mais ces mêmes chefs prenaient grand soin de ne pas divulguer à l’extérieur ce savoir à usage interne. Bernstein ayant terminé son livre en invitant le Parti à « oser paraître ce qu’il est: un parti de réforme sociale et politique » il fut discrètement rappelé à l’ordre (dans une lettre privée publiée ultérieurement) par ce vieux démagogue rusé du comité exécutif du Parti, Ignaz Auer, qui l’avertit amicalement: « Mon cher Eddy, ce sont des choses que l’on fait mais que l’on ne dit pas. » Dans leurs discours publics, tous les porte -paroles théoriciens et activistes de la social-démocratie allemande et internationale, les Bebel, les Kautsky, les Victor Adler, les Plekhanov et tous les autres, prirent position contre cette divulgation impudente du secret si soigneusement gardé. Lors du congrès du Parti à Hanovre en 1899, au cours d’un débat de quatre jours que Bebel ouvrit par un rapport de six heures, Bernstein fut soumis à un procès en règle. Il parvint tout juste à éviter l’exclusion. Mais pendant de nombreuses années, il resta en butte aux attaques de la direction dans les réunions de militants et d’adhérents, dans la presse, les meetings et les congrès officiels du Parti et des syndicats; et, en dépit du fait que le révisionnisme de Bernstein avait déjà triomphé dans les syndicats et ne rencontrait plus de résistance au sein du Parti, on continua à jouer la carte du « parti de lutte de classe » révolutionnaire et anticapitaliste, jusqu’à la toute dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à la conclusion du pacte de paix sociale de 1914, suivi par le pacte d’association du Capital et du Travail en 1918. Les activistes et les théoriciens de la politique menée par l’exécutif du parti social-démocrate et l’appareil syndical s’y rattachant avaient leurs bonnes raisons pour adopter cette attitude de double jeu face à la première tentative sérieuse de formulation théorique des fins et des moyens réels de la politique ouvrière bourgeoise qu’ils pratiquaient en réalité. Aujourd’hui, les représentants de l’appareil du parti communiste russe et de toutes les sections nationales de l’Internationale communiste ont besoin, pour cacher le caractère réel de leur politique, d’utiliser la pieuse légende de la progression dans « la construction du socialisme en Union soviétique » et de la nature par là-même « révolutionnaire » de la politique et des tactiques adoptées en toutes circonstances par toutes les directions nationales des partis communistes. Pareillement, à l’époque, les habiles démagogues qui siégeaient à l’exécutif du parti socialdémocrate et à la tête de l’appareil syndical avaient besoin, pour cacher leurs tendances réelles, de maintenir la pieuse légende selon laquelle le mouvement qu’ils dirigeaient se voyait certes contraint, pour l’instant, de s’en tenir au simple replâtrage de l’Etat bourgeois et de l’ordre économique capitaliste par toutes sortes de réformes, mais « que dans son but ultime », il marchait vers la révolution sociale, vers le renversement de la bourgeoisie et l’abolition de l’ordre économique et social capitaliste. Mais, dans la pseudo lutte qu’ils menaient à l’époque contre le révisionnisme de Bernstein, les démagogues de l’exécutif du parti social-démocrate et leurs avocats « théoriciens » n’étaient pas les seuls à renforcer la tendance à la dégénérescence bourgeoise et réformiste du mouvement socialiste. Sur ce point, on vit travailler dans le même sens et pendant longtemps, inconsciemment et à leur corps défendant, des théoriciens révolutionnaires radicaux tels que Rosa Luxembourg en Allemagne et Lénine en Russie, qui, subjectivement, pensaient mener une lutte dure et sans compromis contre la tendance représentée par Bernstein. Quand, à l’époque actuelle et à la lumière des récentes expériences de ces trois dernières décades, nous nous penchons sur ces premiers conflits directionnels au sein du mouvement ouvrier allemand et européen, il nous semble quelque peu tragique de constater combien même Luxembourg et Lénine étaient profondément ancrés dans l’illusion que le « bernsteinisme » ne représentait qu’une déviation par rapport au caractère fondamentalement révolutionnaire du mouvement social-démocrate d’alors; tragique, également, de voir avec quelles formules objectivement fausses ils entendaient, eux aussi, diriger la lutte contre la dégénérescence bourgeoise de la politique du parti socialiste et des syndicats. Rosa Luxembourg terminait sa polémique contre Bernstein, publiée en 1900 sous le titre Sozialreform oder Revolution, par cette prophétie catastrophiquement fausse: « La théorie de Bernstein fut la première tentative, mais aussi la dernière, pour donner à l’opportunisme une base théorique » [Rosa Luxembourg, « Réforme ou révolution ? », Spartacus]. Elle estimait que l’opportunisme, illustré en théorie par le livre de Bernstein et en pratique par la prise de position de Schippel sur le problème du militarisme [Schippel (1859-1928) appartient au groupe révisionniste, partisan du vote du budget militaire, pensant que celui-ci permettrait d’élargir le marché de l’emploi.], « était allé si loin qu’il ne lui restait rien à ajouter » [Rosa Luxembourg, « Réforme ou révolution ? », Spartacus]. En fait, Bernstein avait déclaré avec insistance « qu’il approuvait la quasi totalité de la pratique actuelle de la social-démocratie » en même temps qu’il mettait irrémédiablement à nu toute l’insignifiance pratique de la phraséologie révolutionnaire alors en vigueur sur « le but final » en reconnaissant ouvertement: « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien pour moi; le mouvement est tout. » Et pourtant, Rosa Luxembourg, en proie à une remarquable hallucination idéologique, ne dirigea pas sa contre-attaque critique contre la pratique de la social-démocratie, mais contre la théorie de Bernstein, qui n’était rien de plus que l’expression authentique de la nature réelle de cette pratique. Pour elle, le trait caractéristique qui différenciait le mouvement social-démocrate de la politique bourgeoise réformiste, ce n’était pas la pratique, mais expressément le « but final », qui restait pourtant la couverture idéologique de cette pratique, ou même une simple phraséologie. Elle affirmait avec passion que « le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement social-démocrate de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime » [op. cit.]. Mais ce « but final » d’ordre général qui, selon les mots de Rosa Luxembourg, devait être tout et distinguait le mouvement social-démocrate de la politique réformiste bourgeoise, s’avéra, ainsi que le prouva l’histoire par la suite, n’être en réalité que le rien précédemment défini par Bernstein, ce sobre observateur de la réalité. Tous ceux dont les yeux n’ont pas encore été décillés par tous les événements de ces quinze dernières années, trouveront la confirmation décisive de cette évolution historique dans les discours prononcés lors des divers anniversaires « marxiens » de ces derniers temps par les principaux participants eux- mêmes. Ainsi ce mémorable banquet, organisé en l924 par les grandes figures du marxisme social-démocrate réunies à Londres pour célébrer le soixantième anniversaire de la première « Association Internationale des Travailleurs » en l’honneur du soixante dixième anniversaire de Kautsky. En cette occasion, la « controverse » historique entre le « marxisme orthodoxe » « révolutionnaire » de Kautsky et le réformisme « révisionniste » de Bernstein se termina dans l’harmonie sur les « paroles d’amitié » (rapportées par le Vorwaerts) prononcées par Bernstein, âge de soixante -quinze ans, en l’honneur des soixante-dix ans de Kautsky, et sur la symbolique cérémonie d’accolade qui suivit: « Quand Bernstein eut terminé et que les deux vieillards, dont les noms sont un objet de respect depuis trois générations, s’embrassèrent et s’étreignirent pendant plusieurs secondes, qui alors aurait pu résister à l’émotion, qui aurait pu vouloir y résister ? » Et en 1930, Kautsky, alors âgé de soixante-quinze ans, écrit exactement dans le même sens dans le « Kampf » social-démocrate de Vienne, en l’honneur du quatre vingtième anniversaire de Bernstein: « Depuis 1880, nous avons été, dans les affaires politiques du Parti, deux frères siamois; même des frères siamois peuvent se quereller entre eux. Et parfois nous l’avons fait copieusement. Mais même à ces moments – là, vous n’auriez pu parler de l’un sans parler de l’autre. » D’autres témoignages ultérieurs de Bernstein et de Kautsky font ressortir on ne peut plus clairement l’erreur tragique de ces radicaux de gauche allemands de l’avant-guerre qui, avec le slogan « but révolutionnaire final contre pratique quotidienne réformiste », entendaient mener la lutte contre l’embourgeoisement pratique, et donc aussi théorique, du mouvement ouvrier social -démocrate, mais qui, en réalité, ne contribuaient qu’à renforcer cette tendance historique représentée pas Bernstein et Kautsky dans leurs rôles respectifs. Toute proportion gardée, il en va de même pour un autre slogan employé à la même époque par le marxiste russe Lénine afin de tracer, tant dans son propre pays qu’à l’échelon international, la ligne de démarcation entre la politique ouvrière bourgeoise et celle des « révolutionnaires ». Rosa Luxembourg se considérait l’adversaire la plus acharnée du bernsteinisme et dans la première édition de « Réforme ou révolution » de 1900 réclamait encore expressément l’exclusion de Bernstein. De la même façon, Lénine se considérait comme l’ennemi mortel du « renégat » Bernstein, et de toutes les déviations hérétiques commises dans son livre par rapport à la doctrine pure et inaltérée du programme marxiste « révolutionnaire ». Mais, exactement comme Luxembourg et les social-démocrates allemands de gauche, le bolchevik social-démocrate Lénine utilisa, dans sa lutte contre le révisionnisme social-démocrate, une plate-forme totalement idéologique. En effet, pour lui, la garantie du caractère « révolutionnaire « du mouvement ouvrier ne se trouvait pas dans son contenu de classe économique et social réel, mais exclusivement dans la prise en mains de la lutte par une direction incarnée dans le Parti révolutionnaire, que guide la théorie marxiste correcte.

jeudi 29 avril 2021

Le caché de la poste par Nicolas Jounin


 




 

 

« Ailleurs, les facteurs les moins ignorants de la fonction théorique de ce bordereau ne sont pas pour autant ceux qui les renseignent le mieux. Lorsqu’ils ne sont pas indifférents, ils sont confrontés à un dilemme. Le remplir, ou de la compléter, consciencieusement, en s’usant les yeux sur des lignes minuscules, en l’annotant à la main le plus clairement possible, c’est fournir un effort sans pouvoir contrôler ni que les informations seront répercutées dans l’outil ni que les durées associés seront satisfaisantes ; c’est paraitre cautionner un modèle d’évaluation de la charge de travail que ces facteurs récusent par ailleurs. Mais ne pas remplir le bordereau, c’est d’emblée se tirer une balle dans le pied, puisque tout ce qui n’est pas noté n’est pas compté, tout ce qui n’est pas compté n’a pas de durée, si bien que le facteur n’a même plus le soupçon, mais la certitude, que la durée de sa tournée sera sous-estimée et que, s’il s’en plaint, sa hiérarchie lui fera porter le drapeau. »

 

« La Poste s’autorise à décompter jusqu’à des centième de centiminute, mais qui est capable de jauger ses propres gestes à cette aune, c’est-à-dire 6 millièmes de seconde ? Quel chronométreur, quel « vérif », lorsque le métier existait encore, aurait pu prétendre que la connexion entre ce qu’il voit, ce qu’il décide et ce que fait son doigt sur le chronomètre est si rapide qu’elle autorise une précision aux 6 millièmes de seconde ? »

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 "Au moment où les partis nationalistes tentent d’organiser la classe ouvrière embryonnaire des villes, on assiste dans les campagnes à des explosions en apparence absolument inexplicables. C’est par exemple la fameuse insurrection de 1947 à Madagascar. Les services colonialistes sont formels : c’est une jacquerie. En fait nous savons aujourd’hui que les choses, comme toujours, furent beaucoup plus compliquées. Au cours de la Seconde Guerre mondiale les grandes compagnies coloniales étendirent leur puissance et s’emparèrent de la totalité des terres encore libres. Toujours à cette même époque on parla de l’implantation éventuelle dans l’île de réfugiés juifs, kabyles, antillais. La rumeur courut également de l’invasion prochaine de l’île avec la complicité des colons par les Blancs d’Afrique du Sud. Aussi, après la guerre, les candidats de la liste nationaliste furent-ils triomphalement élus. Immédiatement après, la répression s’organisa contre les cellules du parti MDRM (Mouvement démocratique de la rénovation malgache). Le colonialisme, pour parvenir à ses fins, utilisa les moyens les plus classiques : arrestations multiples, propagande raciste intertribale et création d’un parti avec les éléments inorganisés du lumpen-prolétariat. Ce parti dit des Déshérités de Madagascar (PADESM) apportera à l’autorité coloniale, par ses provocations décisives, la caution légale du maintien de l’ordre. Or cette opération banale de liquidation d’un parti préparée à l’avance prend ici des proportions gigantesques. Les masses rurales, sur la défensive depuis trois ou quatre ans, se sentent soudain en danger de mort et décident de s’opposer farouchement aux forces colonialistes. Armé de sagaies et plus souvent de pierres et de bâtons, le peuple se jette dans l’insurrection généralisée en vue de la libération nationale. On connaît la suite."


"Les masses rurales, dédaignées par les partis politiques, continuent à être tenues à l’écart. Il y aura, bien sûr, un syndicat des travailleurs agricoles mais cette création se contente de [119] répondre à la nécessité formelle de « présenter un front uni au colonialisme ». Les responsables syndicaux qui ont fait leurs armes dans le cadre des formations syndicales métropolitaines ne savent pas organiser les masses urbaines. Ils ont perdu tout contact avec la paysannerie et se préoccupent en premier lieu de l’embrigadement des métallos, des dockers, des fonctionnaires du gaz et de l’électricité, etc."


"Ils tentent par tous les moyens d’acculer la bourgeoisie : protestation contre le maintien des bases étrangères sur le territoire national, dénonciation [120] des accords commerciaux, prises de position contre la politique extérieure du gouvernement national. Les ouvriers maintenant « indépendants » tournent à vide. Les syndicats s’aperçoivent au lendemain de l’indépendance que les revendications sociales si elles étaient exprimées scandaliseraient le reste de la nation. Les ouvriers sont en effet les favorisés du régime. Ils représentent la fraction la plus aisée du peuple. Une agitation qui se proposerait d’arracher l’amélioration des conditions de vie pour les ouvriers et les dockers serait non seulement impopulaire, mais risquerait encore de provoquer l’hostilité des masses déshéritées des campagnes. Les syndicats, à qui tout syndicalisme est interdit, piétinent sur place."


"Les dirigeants syndicaux, plongés dans l’agitation politico-ouvriériste, en arrivent mécaniquement à la préparation d’un coup d’État. Mais, là encore, l’intérieur est exclu. C’est une explication limitée entre la bourgeoisie nationale et l’ouvriérisme syndical. La bourgeoisie nationale, reprenant les vieilles traditions du colonialisme, montre ses forces militaires et policières, tandis que les syndicats organisent des meetings, mobilisent des dizaines de milliers d’adhérents. Les paysans, face à cette bourgeoisie nationale et à ces ouvriers qui, somme toute, mangent à leur faim, regardent en haussant les épaules. Les paysans haussent les épaules, car ils se rendent compte que les uns et les autres les considèrent comme une force d’appoint. Les syndicats, les partis ou le gouvernement, dans une sorte de machiavélisme immoral, utilisent les masses paysannes comme force de manœuvre inerte, aveugle. Comme force brute."


"La machine du parti se montre rebelle à toute innovation. La minorité révolutionnaire se retrouve seule, face à une direction apeurée et angoissée à l’idée qu’elle pourrait être emportée dans une tourmente dont elle n’imagine même pas les aspects, la force ou l’orientation. Le deuxième processus a trait aux cadres dirigeants ou subalternes qui, du fait de leurs activités, ont été en butte aux persécutions policières colonialistes. Ce qu’il est intéressant de signaler, c’est que ces hommes sont arrivés aux sphères dirigeantes du parti par leur travail obstiné, l’esprit de sacrifice et un patriotisme exemplaire. Ces hommes, venus de la base, sont souvent de petits manœuvres, des travailleurs saisonniers et même quelquefois d’authentiques chômeurs. Pour eux, militer dans un parti national, ce n’est pas faire de la politique, c’est choisir le seul moyen de passer de l’état animal à l’état humain. Ces hommes, que gêne le légalisme exacerbé du parti, vont révéler dans les limites des activités qui leur sont confiées un esprit d’initiative, un courage et un sens de la lutte qui presque mécaniquement les désignent aux forces de répression du colonialisme. Arrêtés, condamnés, torturés, amnistiés, ils utilisent la période de détention à confronter leurs idées et à durcir leur détermination. Dans les grèves de la faim, dans la solidarité violente des fosses communes des prisons, ils vivent leur libération comme une occasion qui leur sera donnée de déclencher la lutte armée. Mais dans le même temps, au dehors, le colonialisme qui commence à être assailli de partout fait des avances aux modérés nationalistes. On assiste donc à un écartèlement proche de la rupture entre la tendance illégaliste et la tendance légaliste du parti. Les illégaux se sentent indésirables. On les fuit. En prenant d’infinies précautions, les légaux du parti leur viennent en aide mais déjà ils se sentent étrangers. Ces hommes vont alors entrer en contact avec les éléments intellectuels dont ils avaient pu apprécier les positions quelques années auparavant. Un parti clandestin, latéral au parti légal, consacre cette rencontre. Mais la répression contre ces éléments irrécupérables s’intensifie à mesure que le parti légal se rapproche du colonialisme en tentant de le modifier « de l’intérieur ». L’équipe illégale se trouve alors dans un cul-de-sac historique. Rejetés des villes, ces hommes se groupent, dans un premier temps, dans les banlieues périphériques. Mais le filet policier les y déniche et les contraint à quitter définitivement les villes, à fuir les lieux de la lutte politique. Ils se rejettent vers les campagnes, vers les montagnes, vers les masses paysannes. Dans un premier temps, les masses se referment sur eux en les soustrayant à la recherche policière. Le militant nationaliste qui décide, au lieu de jouer à cache-cache avec les policiers dans les cités urbaines, de remettre son destin entre les mains des masses paysannes ne perd jamais. Le manteau paysan se referme sur lui avec une tendresse et une vigueur insoupçonnées. Véritables exilés de l'intérieur, coupés du milieu urbain au sein duquel ils avaient précisé les notions de nation et de lutte politique, ces hommes sont devenus en fait des maquisards. Obligés tout le temps de se déplacer pour échapper aux policiers, marchant la nuit pour ne pas attirer l’attention, ils vont avoir l’occasion de parcourir, de connaître leur pays. Oubliés les cafés, les discussions sur les prochaines élections, la méchanceté de tel policier. Leurs oreilles entendent la vraie voix du pays et leurs yeux voient la grande, l’infinie misère du peuple. Ils se rendent compte du temps précieux qui a été perdu en vains commentaires sur le régime colonial. Ils comprennent enfin que le changement ne sera pas une réforme, ne sera pas une amélioration. Ils comprennent, dans une sorte de vertige qui ne cessera plus de les habiter, que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial. Ces hommes prennent l’habitude de parler aux paysans. Ils découvrent que les masses rurales n’ont jamais cessé de poser le problème de leur libération en termes de violence, de terre à reprendre aux étrangers, de lutte nationale, d’insurrection armée. Tout est simple. Ces hommes découvrent un peuple cohérent qui se perpétue dans une sorte d’immobilité mais qui garde intacts ses valeurs morales, son attachement à la nation. Ils découvrent un peuple généreux, prêt au sacrifice, désireux de se donner, impatient et d’une fierté de pierre. On comprend que la rencontre de ces militants traqués par la police et de ces masses piaffantes, et d’instinct rebelles puisse donner un mélange détonant d’une puissance inaccoutumée. Les hommes venus des villes se mettent à l’école du peuple et dans le même temps ouvrent, à l’intention du peuple, des cours de formation politique et militaire. Le peuple fourbit ses armes. En fait, les cours ne durent pas longtemps car les masses, reprenant contact avec l’intimité même de leurs muscles, amènent les dirigeants à brusquer les choses. La lutte armée est déclenchée. 


" Les hommes que la population croissante des campagnes, l’expropriation coloniale ont amenés à déserter la terre familiale tournent inlassablement autour des différentes villes, espérant qu’un jour ou l’autre on leur permettra d’y entrer. C’est dans cette masse, c’est dans ce peuple des bidonvilles, au sein du lumpen-prolétariat que l’insurrection va trouver son fer de lance urbain. Le lumpen-prolétariat constitue l’une des forces le plus spontanément et le plus radicalement révolutionnaires d’un peuple colonisé. Au Kenya, dans les années qui ont précédé la révolte des Mau-Mau, on a vu les autorités coloniales britanniques multiplier les mesures d’intimidation contre le lumpen-prolétariat. Forces de police et missionnaires ont coordonné leurs efforts, dans les années 1950-1951, pour répondre comme il convenait à l’afflux énorme de jeunes Kenyans venus des campagnes et des forêts et qui, n’arrivant pas à se placer sur le marché, volaient, se livraient à la débauche, à l’alcoolisme, etc. La délinquance juvénile dans les pays colonisés est le produit direct de l’existence [126] du lumpen-prolétariat. Pareillement, au Congo, des mesures draconiennes furent prises à partir de 1957 pour refouler dans les campagnes les « jeunes voyous » qui perturbaient l’ordre établi. Des camps de recasement furent ouverts et confiés aux missions évangéliques sous la protection, bien sûr, de l’armée belge.

La constitution d’un lumpen-prolétariat est un phénomène qui obéit à une logique propre et ni l’activité débordante des missionnaires, ni les arrêtés du pouvoir central ne peuvent enrayer sa progression. Ce lumpen-prolétariat, pareil à une meute de rats, malgré les coups de pied, malgré les coups de pierres, continue à ronger les racines de l’arbre. Le bidonville consacre la décision biologique du colonisé d’envahir coûte que coûte, et s’il le faut par les voies les plus souterraines, la citadelle ennemie. Le lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la « sécurité » de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au cœur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droit commun, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ces désœuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l’action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la morale du dominateur. Tout au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs et ces sous-hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée."


"Les dirigeants de l’insurrection, qui voient le peuple enthousiaste et ardent porter des coups décisifs à la machine colonialiste, renforcent leur méfiance à l’égard de la politique traditionnelle. Chaque succès remporté légitime leur hostilité à l’égard de ce que désormais ils appellent le gargarisme, le verbalisme, la « blagologie », l’agitation stérile. Ils ressentent une haine de la « politique », de la démagogie. C’est pourquoi au début nous assistons à un véritable triomphe du culte de la spontanéité. Les multiples jacqueries nées dans les campagnes attestent, partout où elles éclatent, de la présence ubiquitaire et généralement dense de la nation. Chaque colonisé en armes est un morceau de la nation désormais vivante. Ces jacqueries mettent en danger le régime colonial, mobilisent ses forces en les dispersant, menaçant à tout instant de les asphyxier. Elles obéissent à une doctrine simple : faites que la nation existe. Il n’y a pas de programme, il n’y a pas de discours, il n’y a pas de résolutions, il n’y a pas de tendances. Le problème est clair : il faut que les étrangers partent. Constituons un front commun contre l’oppresseur et renforçons ce front par la lutte armée."

mercredi 28 avril 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Espérance      par Cécile Canut

 

Depuis 2006, je me rends chaque année, souvent même plusieurs fois par an, dans un lieu dans le centre-est de la Bulgarie, où demeure et tente de survivre une population d’environ 20000 Roms (Tsiganes). Un lieu qui porte le nom de Nadezhda, en Bulgare, c’est Espérance. Et c’est un ghetto.

Personne ne sait qui a donné cette appellation, Espérance, à un espace de relégation. Une relégation particulière d’ailleurs, à l’écart du centre-ville de Sliven mais finalement pas si loin, juste de l’autre côté e la voie ferrée. Visible, et comme désignée à la curiosité publique. A portée de regard. L’espérance est juste à côté. Car tout se passe derrière un mur d’enceinte à deux pas du boulevard. Dans un espace emmuré depuis bientôt un demi-siècle. Soit l’équivalent d’une quarantaine ininterrompue, comme éternelle. Laissant justement voir la relégation. Laissant voir quelle espérance est celle des Tsiganes cantonnés là-dedans. Une espérance de Tsiganes. Autant dire une espérance ironisée. Qui ne se connait pas d’issue si ce n’est la reconduction du même désir trompé. Du même espoir déçu. De la même espérance tsigane à l’intérieur du ghetto.

Les habitants, dont mon amie, Stefka Stefanova Nikolova fait partie, emploient plutôt ce mot. Le Ghetto. Le Ghetto plutôt que Nadezhda. Plutôt qu’espérance, cette espérance un peu fade, assez doucereuse, qui fait partie de ces mots qu’affectionnent les politiques qui s’en paient sans complexe. Ici, un nom malignement donné au quartier où, pour la plupart, les habitants vivent en état d’indigence invraisemblable. Ainsi, deux appellations contraires se superposent ou se font face. Celle de l’intérieur et celle du dehors. Celle que les habitants se choisissent, celle que le pouvoir aura voulu leur imposer. Car les autorités bulgares auront probablement bien ri lorsqu’elles ont baptisé le quartier de ce nom qui ne lui correspond en rien. Qui laisse entendre une cruauté derrière un angélisme de façade. Qui fait entendre une fatalité aussi, de celles qui accablent les mal-nés. De leur côté, les habitants seront restés de marbre et n’auront pas cru bon d’utiliser ce nom trouvé pour les moquer, les humilier, dès lors que tout dans Nadezhda parait devoir contrevenir à l’ouverture d’un horizon.

Le ghetto, pourtant, déborde de vie. De vies, plutôt. De vies désargentées, sans apparat, c’est l’évidence, sans considération non plus. Mais l’existence s’y déroule avec l’intensité de celle que mènent les réprouvés. Dont ceux du dehors ne connaissent rien ni ne veulent rien savoir. Ils s’en effraient. Tout le monde a peur de pénétrer dans le ghetto car rien de ce qui en sort n’est compréhensible. Et les rumeurs vont bon train, qu’alimentent à plaisir la presse et tous les relais de la petite haine ordinaire. On fait la grimace, au moins devant moi, lorsque je dis que je dors à Nadezhda. On maudit les Roms, qu’on continue à appeler Tsiganes parce qu’on veut juger ce dernier mot plus sale et que demeure cette petite jouissance à voir tomber de sa bouche un mot qu’on dit comme une ignominie.

Un Tsigane n’est rien en Bulgarie, ramené qu’il est à son essence, à sa figure inamendable, à son être de toujours. Or les mots ont beau sembler, de l’extérieur, catégoriser les indigents pour mieux les vouer à la vindicte et les voir endosser la responsabilité de ce que la rumeur leur impute, ces réprouvés-là n’en sont pas moins aptes à saisir les enjeux de ces nominations. Jusqu’à vouloir revendiquer pour soi le terme a priori déshonorant. Lors de la publication de son livre, le voyage d’une femme Rom (tsigane) , Stefka Stefanova Nikolova aura tenu à ce qu’apparaisse en couverture ce dernier mot, tsigane. Une manière de retourner le stigmate et détourner, pour ne pas dire subvertir, le sens de l’acceptation. Il en aura été de même pour la « jungle » de Calais, ou le « ministère des sans-papiers » du squat de la rue Baudelique en 2010. Les mots ne prennent leur sens que par les contextes inventés par ceux qui les font émerger.

Dans le ghetto, la résistance est discrète. Elle se doit de l’être et se transmet de génération en génération comme un sauf-conduit pour la survie en milieu hostile. Lorsque Stefka lui lisait ses textes, sa grand-mère, depuis disparue, lui conseillait d’être buzhandi. Elle aimait à répéter ce mot, buzhando pour les hommes, buzhandi pour les femmes. Elle insistait : s’afficher en contestant le pouvoir des dominants ne sert à rien, les longues décennies d’assujettissement lui avaient appris cela. Il faut être autrement subtil. Il faut être buzhando, c’est-à-dire adopter une manière de vivre qui oblige à emprunter les chemins de traverse pour échapper aux dispositifs de contrôle, au point de sembler vouloir se conformer à l’image que l’adversaire a de soi. Sans cesser d’être sur le qui-vive, y compris dans le recours aux mots. Car les mots eux-mêmes prennent des chemins de traverse. Leur signification n’est pas donnée d’avance, et varie dans les tours et les détours des circonstances. Il ne serait pas même opportun de traduire buzhando par rusé ou malin. Dans ce mot, que seuls les habitants du ghetto partagent, se loge une multitude d’intraduisibles. Ceux-là mêmes dont Barbara Cassin rappelle qu’ils suscitent indéfiniment leur (re) traduction.

Au ghetto, la résistance s’organise sous l’espérance sarcastique des autorités. Et laisse augurer une nouvelle espérance, autrement prometteuse, irréductible à sa façon. Car la résistance au pouvoir n’a pas besoin d’exposition des mots, de mise en scène publique de discours, de déclarations vertueuses et véhémentes. Elle est souterraine, ou clandestine. Elle se construit, elle s’expérimente et se renforce au jour le jour, au gré des déconvenues, lorsqu’il s’agit de biaiser pour construire les significations soustraites aux dominants, et d’avoir recours à ce que sont les mots saisis de multiples indexicalités : ce qui fait que jamais un sens n’est donné, fixé, définitif. Des mots sans vrai provenance, inauthentiques, que le capitalisme extrême ne peut appréhender pour les accaparer. Car cette résistance est tout naturellement la leur, à eux, les mots qui n’ont rien décidé mais qui sont porteurs de la récalcitrance à leur misérable instrumentation par les pouvoirs. Par les régimes odieux qui s’en croient maitres alors que ces mots-là sont aussi les nôtres. Alors qu’ils sont un legs, qu’on le veuille ou non, et que c’est à ce titre qu’est reprise aux pouvoirs la signification qu’ils pensaient en détenir.

 

Lignes N° 62 collection dirigée par Michel Surya

Division   par Eric Clemens

 

« Religion, morale, politique, éthique, rapports humains : autant de mots pour des valeurs idéalisées (tautologie) qui démarquent autant la liberté que le désir – leur ambivalence constitutive. Autrement dit, leurs divisions ne peuvent être vécues, « existées », que par la mise en tension séparée, laquelle ne s’ajuste qu’à condition de ne pas supprimer la division dans la relation. En politique, rappel de Montesquieu : la séparation des pouvoirs signifie leur équilibre – instable, interminable, mobile. Le jeu des puissances, rappel de Nietzsche, signifie la tension en déséquilibre de l’excès et de la limite, mieux : de la forme… »

mardi 27 avril 2021

Le caché de la poste de Nicolas Jounin

 "La "restitution" allègue d'une dette, soit. Obtient-elle de la part des facteurs une reconnaissance de dette? Ce n'est pas explicitement recherché, puisque les organisateurs ne demandent à Ludivine, Aurélie, et leurs collègues aucun paraphe, aucune validation. Le "diag" est un verdict, pas un protocole d'accord. Mais puisque la distribution de cette feuille n'a aucune fonction pratique dans le cours de la réorganisation, puisqu'elle n'est qu'une opération de communication, c'est que la hiérarchie ne doit pas être indifférente à la perception des facteurs.

Ces derniers croient-ils à l'addition exposée sur la "restitution", qui bien souvent les désavoue? Y croire , alors que l'on met plus de temps pour faire sa tournée que ne le prévoit le calcul, c'est implicitement s'accuser soi-même de lenteur, de paresse, de nullité, c'est dériver vers l'aliénation. Ne pas y croire, c'est rejeter la prescription qui fonde son propre travail; c'est risquer de se laisser gagner par une colère radicale, intenable, ou entrer en lutte, ou bien encore déserter, abandonner le métier. Entre ces deux pôles, nombre de facteurs entretiennent une demi-croyance, oscillant entre le désir de controverse et la tentation de l'abandon."


Pour s'imposer, la prescription de la Poste n'a pas besoin de gagner les coeurs. Il suffit de les désarmer. Tant qu'on n'a pas obtenu l'abrogation d'une "réorg", comme certains facteurs y parviennent par le moyen de la grève ou des tribunaux, tant qu'on n'a pas franchi le pas de la reconversion, comme Aurélie, on reste prisonnier des "restitutions" de la Poste, et de l'addition qu'elles présentent. Ne pas y croire ne suffit pas à s'en dépêtrer, puisque les nouveaux périmètres de tournées, l'ampleur de la tâche journalière en dépendent. Le facteur est alors contraint de résoudre solitairement le dilemme entre allongement de sa journée de travail et intensification de son rythme. Qu'il opte pour l'un ou l'autre, la "restitution" fonctionne comme un instrument idéologique et pratique d'extorsion d'un surcroit d'effort et d'énergie - on pourrait dire aussi: de plus-value absolue- et d'étouffoir des contestations."


"Toutefois, l'opération n'est pas exempte d'entourloupe. A la manière de Philippe Wahl, le P-DG de la Poste, qui amalgamait lettres ordinaires, recommandés et colis, Dominique parle de "baisse de trafic", alors que seul celui des lettres ordinaires diminue. Il admet lui-même que, à Nanteuil, le nombre de petits paquets, comme celui des lettres suivies ou recommandées, augmentent. Pourtant, si Dominique applique bien un coefficient de baisse au trafic des lettres, il omet d'opérer la correction symétrique, à la hausse, pour les autres objets. Pour peu que cette omission se sache, elle ne pourrait que renforcer la défiance des facteurs dont se plaint Dominique."

Les damnés de la terre de Franz Fanon

 "Aujourd'hui, l’indépendance nationale, la formation nationale dans les régions sous-développées revêtent des aspects totalement nouveaux. Dans ces régions, quelques réalisations spectaculaires exceptées, les différents pays présentent la même absence d’infrastructure. Les masses luttent contre la même misère, se débattent avec les mêmes gestes et dessinent avec leurs estomacs rapetissés ce que l’on a pu appeler la géographie de la faim. Monde sous-développé, monde de misère et inhumain. Mais aussi monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous  développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela, nous décidons de ne plus l’oublier. Lorsqu’un pays colonialiste, gêné par les revendications à l’indépendance d’une colonie, proclame à l’intention des dirigeants nationalistes : « Si vous voulez l’indépendance, prenez-la et retournez au Moyen Âge », le peuple nouvellement indépendant a tendance à acquiescer et à relever le défi. Et l’on voit effectivement le colonialisme retirer ses capitaux et ses techniciens et mettre en place autour du jeune État un dispositif de pression [95] économique 9. L'apothéose de l'indépendance se transforme en malédiction de l’indépendance. La puissance coloniale par des moyens énormes de coercition condamne à la régression la jeune nation. En clair, la puissance coloniale dit : « Puisque vous voulez l’indépendance, prenez-la et crevez. » Les dirigeants nationalistes n’ont alors d’autre ressource que de se tourner vers leur peuple et de lui demander un effort grandiose. De ces hommes affamés on exige un régime d’austérité, à ces muscles atrophiés on demande un travail disproportionné. Un régime autarcique est institué et chaque État, avec les moyens misérables dont il dispose, tâche de répondre à la grande faim nationale, à la grande misère nationale. On assiste à la mobilisation d’un peuple qui dès lors s’éreinte et s’épuise face à l’Europe repue et méprisante."


" Nous savons, certes, que le régime capitaliste ne peut pas en tant que mode de vie nous permettre de réaliser notre tâche nationale et universelle. L’exploitation capitaliste, les trusts et les monopoles sont [97] les ennemis des pays sous-développés. Par contre le choix d’un régime socialiste, d’un régime tout entier tourné vers l’ensemble du peuple, basé sur le principe que l’homme est le bien le plus précieux, nous permettra d’aller plus vite, plus harmonieusement, rendant de ce fait impossible cette caricature de société où quelques-uns détiennent l’ensemble des pouvoirs économiques et politiques au mépris de la totalité nationale."


" La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse. Sur le plan de l’universel, cette affirmation, on s’en doute, ne veut absolument pas signifier que nous nous sentons concernés par les créations de la technique ou des arts occidentaux. Très concrètement l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l’étouffent [100] sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d’esclaves déportés. Et quand nous entendons un chef d’État européen déclarer la main sur le cœur qu’il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés, nous ne tremblons pas de reconnaissance. Bien au contraire nous nous disons « c’est une juste réparation qui va nous être faite »."


"Alors, à la recherche de cette garantie que ne peut assurer l’ancienne colonie, ils exigent le maintien de certaines garnisons ou l’entrée du jeune État dans des pactes économiques ou militaires. Les compagnies privées font pression sur leur propre gouvernement pour qu’au moins les bases militaires soient installées dans ces pays avec pour mission d’assurer la protection de leurs intérêts. En dernier ressort ces compagnies demandent à leur gouvernement de garantir les investissements qu’elles décident de faire dans telle ou telle région sous-développée."


"Mais il est clair que nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que cela se fera avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens. Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant."


"La faiblesse des partis politiques ne réside pas seulement dans l’utilisation mécanique d’une organisation qui conduit la lutte du prolétariat au sein d’une société capitaliste hautement industrialisée. Sur le plan limité du type d’organisation, des innovations, des adaptations auraient dû voir le jour. La grande erreur, le vice congénital de la majorité des partis politiques dans les régions sous-développées a été, selon le schéma classique, de s’adresser en priorité aux éléments les plus conscients : le prolétariat des villes, les artisans et les fonctionnaires, c’est-à-dire une infime partie de la population qui ne représente guère plus de un pour cent."


"Les éléments occidentalisés éprouvent à l’égard des masses paysannes des sentiments qui rappellent ceux que l’on trouve au sein du prolétariat des pays industrialisés. L’histoire des révolutions bourgeoises et l’histoire des révolutions prolétariennes ont montré que les masses paysannes constituent souvent un frein à la révolution. Les masses paysannes dans les pays industrialisés sont généralement les éléments les moins conscients, les moins organisés et aussi les plus anarchistes. Elles présentent tout un ensemble de traits, individualisme, indiscipline, amour du gain, aptitude aux grandes colères et aux profonds découragements, définissant un comportement objectivement réactionnaire."

lundi 26 avril 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LA SEMAINE SANGLANTE

Du 21 au 28 mai 1871, le gouvernement versaillais met fin à la Commune de Paris, en menant une guerre meurtrière et massacrant sans distinction et souvent sans jugement. Michèle Audin, interrogeant les archives des cimetières de Paris mais aussi de la banlieue, de l’armée, de la police, des pompes funèbres, recherchant dans la presse les mentions des charniers sous les pavés, exhumés jusqu’en 1920, des corps brûlés dans les casemates des fortifications, de ceux repêchés dans la Seine, propose un décompte des victimes de cette « Semaine sanglante ». Son estimation est supérieure à celles de Maxime du Camp, historien versaillais, et de Camille Pelletan, journaliste radical qui n’a pas eu accès à tous les services. Comme écrivait ce dernier : « Il ne s'agit pas de se jeter des crimes et des cadavres à la tête, mais de considérer ces êtres humains avec respect, de ne pas les laisser disparaître encore une fois. »

Très brièvement, elle rappelle l’histoire factuelle de la Commune : la défaite contre la Prusse, la révolte, le massacre. Puis elle confronte aux faits l’ « abondante légende dorée » qui entoure ces événements : la suppression du travail de nuit qui n’a concerné que les ouvriers boulangers, l’autogestion des ateliers abandonnés par leurs patrons et réquisitionnés, qui n’a pu être appliquée, faute de temps, l’égalité de salaire pour hommes et femmes dont elle ne trouve pas de trace, sauf un entrefilet dans le Cri du peuple à propos du traitement des instituteurs et institutrices, sans confirmation au Journal officiel ni dans les procès-verbaux. Elle confirme la défense d’une barricade, place Blanche, le 23 mai, par un bataillon de femmes, et des participations féminines sur de nombreuses autres. Elle recense également les mentions d’élus de l’assemblée communale qui se sont battus jusqu’à la fin de la Semaine sanglante. Si un décret a bien été voté à l’unanimité le 5 avril, menaçant d’exécution d’un nombre triple d’otages, en représailles à des assassinats de prisonniers par les versaillais, il n’a jamais été appliqué par la Commune. S’il y a toutefois bien eu des exécutions (l’archevêque, des gendarmes et des prêtres), ce ne fut jamais sur décision de l’assemblée. En revanche, ce vote a immédiatement mis fin aux exécutions. Elle procède encore à de nombreuses mises au point, par exemple au sujet des viols, occultés par tous les historiens, des cours martiales.


Le dimanche 21 mai, 100 000 soldats entrent dans la ville par le Point-du-Jour, près de la porte de Saint-Cloud, tuant immédiatement des prisonniers. Michèle Audin procède donc à un méthodique décompte des morts depuis cette date, jusqu’au 28 mai. Préalablement elle passe au crible les évaluations des précédents « compteurs » : Prosper Olivier Lissagaray (« 17 000 morts avoués »), Alfred Feydeau et Maxime Du Camp (6 667, « avec une certitude absolue »), Camille Pelletan (30 000 fusillés de Paris »), Robert Thomas (7 400). Elle présente les archives qu’elle a pu consulter, dont certaines inédites, proposent d’intégrer certaines inhumations au-delà du 30 mai, au contraire de ses prédécesseurs, et commence à égrener les registres des cimetières, à pointer d’évidentes dissimulations, voire des falsifications, pour parvenir à un « chiffre officiel » de 8 509 morts. Dans la presse, elle relève des mentions de corps jetés dans la Seine qu’il sera impossible de comptabiliser, et d’exhumation partout dans Paris : puit de la place des Fêtes, fossés de la Muette, bois de Boulogne, Buttes-Chaumont, square de la Tour-Saint-Jacques, etc. Des ossements identifiés comme ceux de fédérés, des ossuaires complets même, seront découverts à l’occasion de chantiers, jusqu’en 1920 ! En conclusion, elle estime qu’il n’est nullement déraisonnable de doubler ce chiffre minimum et officiel.

Au-delà du simple exercice de comptabilité, Michèle Audin articule de précieux témoignages sur ces journées sanglantes, participant à rendre justice aux victimes et à la « véridique histoire » de la Commune.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



LA SEMAINE SANGLANTE
Mai 1871. Légendes et comptes
Michèle Audin
266 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Paris – Mai 2021
editionslibertalia.com/catalogue/poche/michele-audin-la-semaine-sanglante

KORSCH :POURQUOI JE SUIS UN MARXISTE (1934)

 

Au lieu de traiter du marxisme en général, je me propose de passer tout de suite à certains des points capitaux de la théorie et de la pratique marxistes. Seule cette manière d’aborder le problème est conforme au principe de la pensée de Marx. Pour le marxiste, des choses telles que le « marxisme » en général n’existent pas, pas plus qu’il n’existe de « démocratie » en général, de « dictature » en général, ou d’« Etat » en général. Ce qui existe, c’est un Etat bourgeois, une dictature prolétarienne ou une dictature fasciste, etc. ; et pas à n’importe quel moment, mais à des stades de développement historique déterminés, avec des caractéristiques – d’ordre économique surtout – à l’avenant, mais conditionnées aussi, en partie, par des facteurs géographiques, traditionnels et autres. A des niveaux de développement différents, dans des cadres géographiques différents, en fonction des notoires divergences de credo et de tendances séparant les diverses écoles marxistes, il existe à l’échelon national comme à l’échelon international des systèmes théoriques et des mouvements pratiques très opposés qui, tous, se disent marxistes. Plutôt que de discuter le corps de principes théoriques, modalités d’analyse, savoir historique et règles méthodologiques, que Marx et les marxistes ont tiré, pendant plus de quatre-vingts ans, de l’expérience des luttes prolétariennes, pour le fondre en une théorie et un mouvement révolutionnaire unifié, je vais donc tâcher de dégager les attitudes, propositions et tendances spécifiques qu’on pourrait utilement adopter comme un guide de pensée et d’action, ici et maintenant, dans les conditions qui, en cette année 1935, prédominent en Europe, aux Etats-Unis, en Chine, au Japon, aux Indes et dans ce monde neuf, l’URSS.

Posée dans ces termes, la question : « Pourquoi je suis un marxiste ? » s’adresse par excellence au prolétariat ou, plutôt, à sa fraction la plus mûre et la plus énergique. Elle peut en outre intéresser les catégories en déclin de la petite-bourgeoisie, le groupe désormais ascendant des employés de gestion, les paysans et assimilés, etc., qui n’appartiennent ni à la classe dirigeante capitaliste, ni à la classe prolétarienne, tout en étant susceptibles de faire cause commune avec cette dernière. On peut même la soulever à propos de certaines parties de la bourgeoisie proprement dite, menacées dans leur existence par le « capitalisme monopoliste » et le « fascisme », et elle concerne indubitablement les idéologues bourgeois que les tensions cumulatives de la société capitaliste poussent à se diriger, à titre individuel, vers le prolétariat (savants, artistes, ingénieurs, etc.). Je vais énumérer maintenant, sous une forme condensée, ce qui me semble être les points essentiels du marxisme : 1. Toutes les propositions du marxisme, y compris les propositions apparemment générales, ont un caractère spécifique. 2. Le marxisme est critique, et non positif. 3. Il a pour objet non la société capitaliste existante, dans son état affirmatif, mais la société capitaliste déclinante, comme l’indiquent à suffisance ses tendances à la dislocation et à la décrépitude. 4. Il vise essentiellement non la jouissance contemplative du monde actuel, mais sa transformation active (praktische Umwälzung).

1.

Aucun de ces éléments du marxisme n’a été repris ou mis en application comme il convenait par la majorité des marxistes. Vingt fois, cent fois, les marxistes soi-disant orthodoxes sont retombés dans le mode de pensée « abstrait » et « métaphysique » auquel Marx – après Hegel – avait opposé la fin de non-recevoir la plus catégorique, et qui s’est trouvé en vérité complètement réfuté par l’évolution de toute la pensée moderne pendant les cent dernières années. On a souvent cherché à « laver » le marxisme des accusations lancées contre lui par Bernstein et autres, qui soutenaient en gros que le cours de l’histoire moderne n’est nullement conforme au schéma de développement marxien. Récemment encore, un marxiste anglais usait à cette fin du faux-fuyant minable qui consiste à dire que, Marx ayant dévoilé « les lois générales du changement social sur la base de l’étude tant de la société du XIXe siècle que de celle du développement social depuis les origines de la société humaine », il est tout à fait possible que ses conclusions soient « valides pour le XXe autant qu’elles l’étaient pour la période où il y était parvenu » [A.L. Williams, What is Marxism ?, Londres, 1933, p. 27]. Tel plaidoyer porte d’évidence une aussi grave atteinte au contenu véritable du marxisme que les attaques du premier révisionniste venu. Il n’empêche que, depuis trente ans, l’« orthodoxie » marxiste traditionnelle n’a pas opposé d’autre réponse aux réquisitoires des réformistes qui disaient périmée telle ou telle partie du marxisme.

Pour d’autres raisons encore, les citoyens de l’Etat soviétique marxiste d’aujourd’hui présentent une tendance à oublier le caractère spécifique du marxisme et à mettre au contraire l’accent sur la validité générale et universelle de ses propositions fondamentales afin de canoniser les doctrines qui servent de bases à la constitution du nouvel Etat. Ainsi L. Rudas, l’un des idéologues mineurs du stalinisme actuel, s’efforce-t-il de contester, au nom du marxisme, le progrès historique accompli par Marx il y a quatre-vingt-dix ans, le jour où il fit la transposition (Umstülpung) de la dialectique idéaliste de Hegel dans sa dialectique matérialiste. S’autorisant de propos que Lénine avait émis dans un contexte tout différent, à rencontre du matérialisme mécaniste de Boukharine, et dont le sens n’a pas grand-chose à voir avec ce que Rudas leur fait dire, ce dernier fait de la contradiction historique entre les « forces productives » et les « rapports de production » un principe « supra-historique » appelé à rester valide dans l’avenir éloigné de la société sans classes pleinement développée. Sous l’unité concrète du mouvement révolutionnaire pratique, et comme autant d’aspects de cette unité, la théorie de Marx distingue trois oppositions fondamentales. Il s’agit, sur le plan économique, de la contradiction entre « forces productives » et « rapports de production » ; sur le plan historique, de la lutte entre les classes sociales ; sur le plan de la pensée logique, de l’opposition de la thèse et de l’antithèse. Sur ces trois aspects également historiques du principe révolutionnaire que Marx décela dans la nature même de la société capitaliste, Rudas, procédant à la transfiguration supra-historique de la conception intégralement historienne de Marx, évacue le second, relègue le conflit vivant des classes en lutte au rang de simple « expression » ou conséquence d’une forme historique transitoire revêtue par la contradiction essentielle, « située plus profondément », et ne retient comme seul fondement de la « dialectique matérialiste », désormais érigée à la hauteur d’une loi éternelle du développement cosmique, que l’opposition entre « forces productives » et « rapports de production ». Il aboutit, ce faisant, à la conclusion absurde selon laquelle, dans l’économie soviétique d’aujourd’hui, la contradiction fondamentale de la société capitaliste subsiste sous une forme « inversée ». En Russie, dit-il, les forces productives ne se révoltent plus contre des rapports de production figés ; au contraire, c’est à l’arriération relative des forces productives au regard des rapports de production déjà établis que l’Union soviétique doit « de progresser à une rapidité sans précédent » [Cf. L. Rudas, Dialectical Materialism and Communism, Londres, 1934, p. 28-29 : « Ni Marx, ni Engels, ni Lénine n’ont jamais dit que le processus dialectique opère dans la société par le moyen de l’antagonisme des classes. (…) Les antagonismes de classes (…) constituent la force motrice de la société de classes parce qu’elles sont l’expression, la conséquence de la contradiction décisive de la société de classes, et pour cette raison-là seulement. (…) Une fois cette contradiction éliminée, (…) la contradiction subsiste, mais en prenant une autre forme. Ainsi, en Union soviétique, par exemple, (…) les rapports socialistes île production exigent un niveau élevé des forces productives, supérieur à celui dont le pays a hérité du capitalisme. C’est là une contradiction totalement différente, et même inverse, de la contradiction existant au sein du capitalisme, mais c’est une contradiction. (…) Autrefois, les forces productives hautement développées engendraient des révolutions sociales ; à l’avenir, les rapports de production supérieurs laisseront le champ libre au développement continu des forces productives. »].

J’ai souligné en préface à une édition du Capital que les propositions avancées dans cet ouvrage, et particulièrement celles relatives à l’« accumulation primitive» dont il est traité au dernier chapitre de l’ouvrage, ne concernent que les grandes lignes de la genèse et du développement du capitalisme en Europe occidentale, et qu’elles « n’ont de validité universelle que dans la mesure où toute connaissance acquise au terme d’une investigation empirique de formes naturelles ou historiques parvient à transcender le seul cas étudié ». Cette thèse a réuni contre elle l’unanimité des porte-parole des deux fractions du marxisme orthodoxe, l’allemande et la russe. Or, c’est un fait, ma thèse ne fait que réitérer et mettre en relief un principe que Marx en personne avait articulé expressément, cinquante ans auparavant, lorsqu’il réfutait les dires du sociologue idéaliste russe Mikhaïlovsky, lequel avait mal compris la méthode du Capital. En vérité, il s’agit là d’une conséquence nécessaire du principe fondamental de la recherche empirique qui, à notre époque, n’est contesté que par quelques métaphysiciens invétérés. Par comparaison avec la dialectique pseudophilosophique qui fleurit dans les écrits des marxistes « modernes », et dont on a vu un échantillon caractéristique chez Rudas, combien pondéré, clair et précis se révèle le jugement de marxistes révolutionnaires de la vieille école, une Rosa Luxemburg, un Franz Mehring, par exemple, lesquels savaient bien que le principe de la dialectique matérialiste, tel que la théorie économique de Marx l’incarne, désigne le rapport de tous les termes et propositions économiques à des objets historiquement déterminés, et rien d’autre !

Toutes les questions qui, dans le domaine du matérialisme historique, ont donné lieu à de si vives controverses – questions aussi insolubles et vides de sens, quand elles sont exprimées sous une forme générale, que les fameuses disputes scolastiques sur la priorité de la poule ou de l’œuf – cessent d’être obscures et vaines dès lors qu’on les pose d’une manière concrète, historique et spécifique. On ne saurait douter, par exemple, que Friedrich Engels ait modifié effectivement la doctrine marxienne dans les célèbres lettres sur le matérialisme historique, qu’il rédigea après la mort de son ami, où il accordait une importance injustifiée au reproche de partialité que des critiques bourgeois ou superficiellement marxistes adressaient à la thèse de Marx : « La structure économique de la société constitue la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique, à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. » Engels y concédait imprudemment que des « réactions » (Rückwirkungen) sont dans une large mesure susceptibles de se produire entre la base et la superstructure, entre le développement idéologique et le développement économique et politique. C’était introduire du même coup une confusion parfaitement superflue dans les fondations du nouveau principe révolutionnaire. Car, sans une détermination quantitative exacte de la « grandeur » de l’action et de la réaction en question, à défaut d’une indication exacte des conditions dans lesquelles l’une et l’autre ont lieu, la théorie marxienne du développement historique de la société, dans l’interprétation qu’en donnait ainsi Engels, devient inutile, même en qualité d’hypothèse de travail. Dans ce cas, en effet, elle ne permet plus, si peu que ce soit, de décider s’il faut chercher la cause d’un changement quelconque de vie sociale dans l’action (Wirkung) de la base sur la superstructure ou dans la réaction (Rückwirkung) de la superstructure sur la base. Et, à cet égard, il ne sert de rien d’user des échappatoires verbales qui consistent à distinguer entre facteurs « primaires » et facteurs « secondaires », ou à classer les causes en causes « immédiates », « médiates » et « ultimes », celles, autrement dit, qui se révèlent décisives « en dernier ressort ». Tout le problème disparaît en revanche dès qu’on substitue à la question générale des effets de «l’économie en tant que telle» lur « la politique en tant que telle», ou sur «l’art, la culture et le droit en tant que tels », et vice versa, une description détaillée des rapports déterminés qui existent entre des phénomènes économiques déterminés inhérents à un niveau de développement historique donné et les phénomènes déterminés qui simultanément ou subséquemment se font jour dans les diverses sphères du développement politique, juridique ou intellectuel. Telle est, selon Marx, la manière dont il convient de résoudre la question. Bien que Marx l’ait laissée inachevée, on trouvera dans l’introduction générale à la Critique de l’économie politique, publiée après sa mort, un énoncé clair, et d’un intérêt capital, de tout le problème. La plupart des objections élevées par la suite contre son principe matérialiste y sont anticipées et réfutées. Cela concerne en particulier la très difficile question du « rapport inégal entre le développement de la production matérielle et la création artistique », telle qu’elle ressort du fait notoire que « certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport direct avec le développement général de la société, ni avec la base matérielle de son organisation ». Marx met en lumière le double rapport selon lequel ce développement inégal revêt une forme historique déterminée : « la relation des diverses sortes d’art à l’intérieur du domaine de l’art lui-même » autant que « la relation entre la sphère artistique dans son ensemble et le développement social dans son ensemble ». « La difficulté tient uniquement à la manière générale dont ces contradictions sont formulées. Il suffit, pour les élucider, de les spécifier et concrétiser. »

2.

Ma seconde thèse, qui dit que le marxisme est essentiellement critique, et non positif, a été aussi vivement contestée que ma thèse concernant le caractère spécifique, historique et concret de toutes les propositions, lois et principes de la théorie marxienne, sans excepter ceux qui ont une apparence universelle. La théorie de Marx ne constitue ni une philosophie matérialiste positive, ni une science positive. Il s’agit à tous égards d’une critique théorique non moins que d’une critique pratique de la société existante. Naturellement, le mot « critique » doit être entendu au sens très large et pointant précis où tous les hégéliens de gauche, dont Marx et Engels, l’employaient pendant la période qui précéda les révolutions de 1848. On ne saurait lui donner la connotation inhérente au terme contemporain de « critique » : il s’agit de critique non pas dans un sens purement idéaliste, mais de critique matérialiste. Celle-ci comprend, du point de vue de l’objet, une investigation empirique « menée avec la précision des sciences de la nature », et, du point de vue du sujet, une analyse de la manière dont les vains désirs, intuitions et revendications des sujets individuels évoluent vers la constitution d’une force de classe, historiquement efficace et débouchant sur une « pratique (Praxis) révolutionnaire ».

Ni Marx ni Engels n’abandonnèrent jamais vraiment cette tendance critique qui, jusqu’en 1848, joua un rôle si prédominant dans leurs écrits. Il existe, entre l’œuvre économique qu’ils rédigèrent ensuite et leurs textes philosophiques et sociologiques antérieurs, un lien beaucoup plus étroit que les économistes marxistes orthodoxes ne sont disposés à l’admettre. C’est ce qui ressort des titres mêmes de leurs livres, avant 1848 comme après. Le premier ouvrage important que les deux amis entreprirent d’écrire en commun, dès 1846, pour montrer à quel point leurs conceptions politiques et philosophiques s’opposaient à celles des idéalistes hégéliens de gauche, portait le titre de Critique de l’idéologie allemande. Et, quand Marx fit paraître en 1859 la première partie du vaste ouvrage économique qu’il avait conçu, il l’intitula Critique de l’économie politique, comme pour en souligner le caractère critique. Tel fut du reste le sous-titre qu’il donna à son œuvre principale : Le Capital. Critique de l’économie politique. Par la suite, les marxistes « orthodoxes » devaient soit oublier soit nier la primauté de cette tendance critique. Lui accordant au mieux une valeur purement extrinsèque, ils considéraient qu’elle n’avait rien à voir avec le caractère « scientifique » des propositions marxiennes, notamment dans la sphère à leurs yeux fondamentale de la science du marxisme, à savoir : l’économie politique. L’expression la plus grossière de cette révision, on la trouvera dans le Capital financier, le célèbre ouvrage du marxiste autrichien Rudolf Hilferding, lequel présente la théorie économique du marxisme comme une phase, sans plus, d’une doctrine économique n’offrant aucune solution de continuité, une théorie complètement coupée de ses fins socialistes, et, en vérité, sans la moindre portée pour la pratique. Après avoir affirmé sans ambages que la théorie économique du marxisme, de même que sa théorie politique, est « exempte de jugements de valeur », Hilferding proclame qu’« on a donc tort d’identifier le marxisme et le socialisme en tant que tels, comme on le fait si souvent, intra et extra muros. En bonne logique, le marxisme, pris comme un système scientifique et abstraction faite de ses incidences pratiques, n’est en effet qu’une théorie des lois du mouvement social, formulées en termes généraux par la conception matérialiste de l’histoire, l’économie marxienne concernant en particulier la période de la société productrice de marchandises. (…) Mais discerner la validité du marxisme et, par suite, la nécessité du socialisme ne revient pas du tout à énoncer un jugement de valeur, et ne donne pas plus d’indications quant à l’attitude à adopter. Car admettre une nécessité est une chose ; contribuer à la faire triompher en est une autre. On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme, tout en se battant contre lui. »

II est vrai que cette interprétation superficielle et pseudoscientifique, propre au marxisme orthodoxe, a été combattue avec plus ou moins de bonheur par certains courants marxistes contemporains. Alors qu’en Allemagne le principe critique, c’est-à-dire révolutionnaire, était attaqué publiquement par des révisionnistes à la Bernstein et défendu sans grande conviction par des orthodoxes comme Kautsky et Hilferding, en France, l’éphémère mouvement « syndicaliste révolutionnaire », tel que Sorel s’en institua le théoricien, s’efforça avec acharnement de faire revivre précisément cet aspect de la pensée marxienne, qu’il jugeait l’un des éléments fondamentaux d’une nouvelle théorie de la guerre de classe prolétarienne. Et Lénine allait dans le même sens, mais avec une efficacité tout autre, quand il faisait entrer le principe révolutionnaire du marxisme dans la pratique de la révolution russe, en même temps qu’il obtenait un résultat à peine moins important dans le domaine théorique en restaurant certains des plus notables préceptes révolutionnaires de Marx.

Mais ni Sorel, le syndicaliste révolutionnaire, ni Lénine, le communiste, ne mirent en œuvre, dans toute sa force, la « critique » marxienne originelle. L’irrationalisme, auquel Sorel recourut pour transformer en « mythes » certaines thèses capitales de Marx, l’amenèrent, bien qu’il en eût, à « démantibuler » en quelque sorte ces thèses, dans la mesure où il s’agissait de leur portée pratique pour la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat, et fraya sur le plan idéologique la voie au fascisme de Mussolini. Lénine, quant à lui, devait diviser d’une manière passablement fruste les propositions philosophiques, économiques, etc., en propositions « utiles » et en propositions « nuisibles » au prolétariat (par suite d’un souci par trop exclusif des effets que leur adoption ou leur rejet entraînerait dans l’immédiat, et de l’intérêt par trop restreint qu’il portait à leurs effets possibles dans l’avenir). Voilà qui eut pour conséquence cette sclérose de la théorie marxiste, ce déclin et, en partie, cette distorsion du marxisme révolutionnaire qui rend si difficile au marxisme soviétique d’aujourd’hui de progresser au-delà du domaine qu’il s’est vu assigner de la sorte. C’est un fait que le prolétariat ne peut se dispenser, dans sa lutte active, de distinguer les propositions scientifiques vraies d’avec les fausses. De même que le capitaliste, en tant qu’homme pratique, « bien qu’il ne réfléchisse pas toujours à ce qu’il dit en dehors de ses affaires, sait en revanche de quoi il retourne dans ses affaires » (Marx), et que le technicien qui construit une machine doit connaître au moins quelques lois de la physique, de même il faut que le prolétariat possède une connaissance suffisamment exacte des questions d’économie, de politique et autres questions objectives pour mener la lutte de classe révolutionnaire jusqu’à son terme victorieux. En ce sens et dans ces limites, le principe critique du marxisme matérialiste, révolutionnaire, inclut une connaissance rigoureuse, empiriquement vérifiable, témoignant de « toute la précision des sciences de la nature », des lois économiques du mouvement et du développement de la société capitaliste et de la lutte de classe prolétarienne.

3.

La « théorie » marxiste ne s’efforce pas d’acquérir une connaissance objective de la réalité par simple intérêt pour la théorie en soi. Ce sont les nécessités pratiques de la lutte qui la pousse à cela ; si elle les négligeait, elle risquerait fortement de ne pas remplir son but, au prix de la défaite et de l’éclipsé du mouvement prolétarien qu’elle représente. Et c’est justement parce qu’elle ne perd jamais de vue sa fin pratique qu’elle ne se hasarde jamais à faire cadrer de force toute l’expérience avec une conception moniste de l’univers, en vue de construire un système unifié de connaissance. La théorie marxiste ne s’intéresse pas à tout, pas plus qu’elle ne s’intéresse au même degré à tous ses objets de recherche. Elle ne s’attache qu’à ce qui présente un rapport avec ses objectifs et, dès lors, à tout et à tous ses aspects, cela d’autant plus que cette chose particulière ou cet aspect particulier d’une chose se rattache à ses fins pratiques.

Nonobstant le fait qu’il ne met pas un instant en doute la priorité (Priorität) génétique de la nature extérieure en ce qui concerne tous les événements historiques et humains, le marxisme ne s’intéresse essentiellement qu’aux phénomènes et actions réciproques de la vie historique et sociale. Autrement dit, il ne s’intéresse essentiellement qu’aux événements survenant dans une période de temps relativement brève, par rapport aux dimensions du développement cosmique, et sur le cours desquels il est à même de peser activement. Faute de voir cela, certains marxistes orthodoxes, communistes de parti, s’obstinent contre vents et marées à attribuer aux vues passablement rudimentaires et arriérées, qu’ils continuent à ce jour de nourrir en matière de sciences de la nature, une supériorité égale à celle dont la théorie marxienne jouit incontestablement dans le domaine sociologique. C’est en raison de ces empiétements superflus que la théorie marxienne se trouve en butte au mépris notoire dans lequel les physiciens et autres savants contemporains, qui dans l’ensemble ne sont pas mal disposés envers le socialisme, tiennent son caractère « scientifique ». Toutefois, une interprétation moins « philosophique », et plus conforme au progrès scientifique, du concept marxien de « synthèse des sciences » commence maintenant à se manifester parmi les représentants les plus intelligents et capables de la théorie marxiste-léniniste de la science. Ce qu’ils disent à ce sujet est à peu près aussi différent des propos des Rudas et consorts que les déclarations du gouvernement soviétique russe le sont des déclarations des sections non russes de l’Internationale communiste. Ainsi voit-on le professeur V. Asmus souligner, dans un article de fond, qu’en dehors de « la communauté objective et méthodologique » de l’histoire et des sciences de la nature, il y a aussi « la particularité des sciences socio-historiques, laquelle interdit par définition d’assimiler leurs méthodes et problèmes à ceux des sciences de la nature » [V. Asmus, « Marxism and the Synthesis of Sciences », in Socialist Construction in the USSR, éditions Voks, t. 5, 1933, p. 11].

Même à l’intérieur de la sphère d’activité historico-sociale, la recherche marxiste ne s’intéresse en général qu’au mode particulier de production sous-jacent à l’époque actuelle de lu « formation socio-économique » (ökonomische Gesellschaftsformation) c’est-à-dire le système de la production marchande capitaliste, en tant qu’il sert de base à la « société bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft), considéré sous l’angle de son développement historique [Au cours de ses dernières phases, elle s’est aussi penchée sur divers phénomènes sociaux, propres à la société primitive, afin de mettre en relief certaines analogies existant entre le communisme primitif (Urkommunismus) et la société communiste sans classes de l’avenir éloigné.]. Elle procède à cette investigation d’une façon plus rigoureuse que toute autre théorie sociologique, du fait qu’elle s’attache par excellence aux fondations économiques, sans s’attacher d’ailleurs au même degré à tous les aspects économiques et sociologiques de la société bourgeoise. C’est aux antinomies, tares, insuffisances et dérèglements structurels de celle-ci qu’elle s’arrête électivement. En effet, le marxisme s’inté[1]resse non pas au fonctionnement dit normal de la société capitaliste, mais à ce qu’il juge être la situation réellement normale de ce système social particulier, à savoir : la crise. La critique marxienne de l’économie bourgeoise et du système social qui repose sur elle débouche sur l’analyse critique de la Krisenhaftigkeit, de la propension toujours plus accusée du mode de production capitaliste à revêtir les caractéristiques d’une crise effective même en phase d’expansion ou de rémission, de fait à travers toutes les phases du cycle périodique que connaît l’industrie moderne, et dont le point culminant est la crise universelle. C’est faute de discerner cette orientation de base, si clairement formulée dans tous les textes de Marx, que certains marxistes anglais ont pu découvrir récemment, dans ces derniers, « une lacune de quelque importance » : l’incapacité de voir la nécessité d’une rémission des crises, après avoir démontré la nécessité de leur apparition [Cf. R. W. Postgate, Karl Marx, Londres, 1933, p. 79, et les citations que cet auteur donne du Guide through World Chaos, Londres, 1932, de G. D. H. Cole.].

En ce qui concerne les sphères non économiques de la superstructure politique et de l’idéologie générale de la société moderne elles-mêmes, la théorie marxiste s’attache essentiellement aux fissures et failles observables, lieux d’éclatement forcé qui font voir au prolétariat révolutionnaire les points faibles de la structure sociale, ceux où il peut le plus efficacement employer son activité pratique : « De nos jours, toute chose paraît grosse de son contraire. La machine possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif : nous la voyons qui affame et surmène les travailleurs. Par l’effet de quelque étrange maléfice du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de détresse, Les victoires de la technique semblent être obtenues au prix de la déchéance totale. A mesure que l’humanité se rend maître de la nature, l’homme semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres de l’ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler la vie humaine à une force matérielle. Ce contraste de l’industrie et de la science modernes d’une part, de la misère et de la dissolution modernes d’autre part – cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque, c’est un fait d’une évidence écrasante que personne n’oserait nier. Tels partis peuvent le déplorer ; d’autres peuvent souhaiter d’être délivrés de la technique moderne, et donc des conflits modernes. Ou encore, ils peuvent croire qu’un progrès aussi remarquable dans le domaine industriel a besoin, pour être parfait, d’un recul non moins marqué dans l’ordre politique. » [Extrait d’une allocution prononcée par Karl Marx, le 14 avril 1856, à l’occasion du quatrième anniversaire de l’organe chartiste People’s Paper]

4.

Les traits spécifiques du marxisme qui viennent d’être énumérés, unis au principe pratique qui leur est inhérent à tous, et qui commande aux marxistes de subordonner tout le savoir théorique à la finalité de l’action révolutionnaire, tels sont les caractères fondamentaux de la dialectique matérialiste de Marx, laquelle se distingue de la dialectique idéaliste de Hegel par ces caractères mêmes. La dialectique de Hegel, le philosophe bourgeois de la restauration, élaborée par lui jusque dans ses plus subtils détails comme un instrument pour justifier l’ordre établi tout en laissant un minimum de place à un progrès « raisonnable », Marx, après une minutieuse analyse critique, la transforma, dans une optique matérialiste, en une théorie révolutionnaire non seulement par le contenu, mais aussi par la méthode. Une fois que Marx l’eut transformée et mise en application, la dialectique prouva que le « caractère raisonnable » de la réalité existante, proclamé par Hegel sur des bases idéalistes, n’avait qu’une rationalité provisoire, nécessairement appelée à prendre un « caractère déraisonnable » dans le cours de son développement. Cet état social déraisonnable sera détruit de fond en comble, quand l’heure en aura sonné, par la nouvelle classe prolétarienne qui, en s’appropriant la théorie et en l’utilisant comme une arme dans sa « pratique révolutionnaire », frappe à la racine la « déraison capitaliste ».

Comme Marx le notait avec justesse, la dialectique, sous sa forme hégélienne « mystifiée », était à la mode chez les philosophes bourgeois, mais, après ce changement de caractère et d’utilisation, elle devint « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses professeurs doctrinaires », parce que, « dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que, saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ». De même que la plupart des marxistes ont négligé les aspects critique, activiste et révolutionnaire particuliers au marxisme, de même ont-ils négligé tout le caractère de la dialectique matérialiste de Marx. Même les meilleurs d’entre eux n’ont pas été au-delà d’une restauration partielle de son principe critique et révolutionnaire. Devant l’universalité et la profondeur de la crise mondiale actuelle, comme devant l’accentuation toujours plus poussée des luttes de classe prolétarienne qui surpassent en intensité et en ampleur tous les conflits que les phases antérieures du développement capitaliste ont connus, notre tâche est aujourd’hui de donner à la théorie révolutionnaire de Marx une forme et une expression correspondantes, et, par ce moyen, d’étendre et d’actualiser le combat révolutionnaire du prolétariat. Londres, le 10 octobre 1934