jeudi 31 mars 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 SUPER-HÉROS



Depuis l’apparition de Superman en juin 1938, les super-héros ont envahi la culture populaire planétaire et constituent « une mythologie largement diffusée dans l’industrie des loisirs en ce début de XXIe siècle ». L’historien William Blanc montre comment, imaginés d’emblée comme des « outils politiques » par leurs créateurs issus de milieux modestes, ils ne peuvent être réduits à de simples produits de divertissement : Captain America devait corriger Hitler et Wonder Woman promouvoir l’émancipation des femmes.

« L’attrait du genre super-héroïque s'explique sans doute par le fait qu’il s'est peu à peu construit en un “métamythe“ typiquement américain, un corpus de légendes contemporaines, qui, à l’image du melting-pot, a mêlé des mythologies anciennes – gréco-romaine, mais aussi scandinave et, évidemment, arthurienne – et celles créées par des idéologies récentes (socialisme, astrofuturisme, etc.). »


William Blanc explique qu’au contraire des héros antiques ou médiévaux qui justifient par leurs exploits leur domination sur le reste de la population condamnée à les servir, les supers-héros sont souvent des gens modestes qui acquièrent des pouvoirs leur permettant de rétablir la justice. Il date l’apparition de ce ressort narratif avec la publication des feuilletons modernes dans la presse populaire, notamment Le Comte de Monte-Cristo. Les États-Unis se pensent comme « le symbole d'une modernité opposée au reste du monde, plongé dans les ténèbres de l'Ancien Régime médiéval », lequel est représenté par le château ou la forteresse féodale. Il établit également un parallèle avec Harry Houdini, personnage clé de la culture populaire américaine, connu pour ses évasions, tout comme nombre de super-héros, depuis Superman souvent représenté en train de briser les liens métalliques qui l’enserrent.


La majorité des auteurs de Comics ne rêvent pas de créer une race d’Übermenschen, de surhommes, à l'instar des nazis, comme ils en seront accusés dans les années 1950. Jerry Siegel et Joe Shuster, les cocréateurs de Superman, s’opposent aux auteurs de romans de Pulp, comme Edgar Rice Burroughs, qui mettent en scène des héros blancs colonisant des planètes extraterrestres arriérées. Au contraire c'est l’Amérique, et plus largement l’Occident, qui est présentée comme une société primitive, ayant besoin d'être conduite à un autre degré de civilisation par « l’homme de demain », comme ils le surnomment, venu de Krypton. Ce discours intenable dans les médias dominants au milieu des années 1930, trouve refuge dans les comics. Superman incarne l'idée d'un pays qui a déjà un pied dans le futur sur le plan politique aussi bien que technologique. William Blanc, comme il le fera ensuite avec chacun des personnages abordés, analyse aussi son évolution : ainsi, si Superman incarne, en 1999, le messianisme américain, il est confronté à ses propres limites, en écho aux échecs des interventions en Bosnie, en Somalie et en Irak.


Dès sa création par Bob Kane et Bill Finger en mai 1939, « Batman est l'expression de craintes associées aux prolétaires des grands centres urbains » auxquels vont s'opposer des gentlemen issus des couches supérieures de la population. Le polar moderne repose d'ailleurs sur cette idée, comme l'a remarqué Umberto Eco, depuis le personnage de Rodolphe de Gérolstein dans Les Mystères de Paris. Batman, le « Chevalier noir », est un combattant féodal pleinement assumé ; son jeune compagnon Robin est qualifié de « nouveau Robin des bois » ; le Joker, son pire ennemi, est inspiré du bossu de Notre-Dame ; Gotham City, mégapole en proie à l’obscurité, évoque les grandes villes du Moyen Âge qui ne connaissent pas l'éclairage public avant le XIXe siècle.



Si Wonder Woman n’est pas la première super-héroïne, elle s’impose rapidement. Au-delà de simples représentations sado-masochistes, les multiples scène de bondages qui couvrent en moyenne 27% des cases des dix premiers numéros, évoqueraient plutôt un « bondage progressiste », illustration d’une « force féministe bienveillante » vers « la voie de l’utopie matriarcale du futur », selon son créateur William Moulton Marston. En 1954, un Comics Code est imposé aux éditeurs sous la pression d’une commission d'enquête sénatoriale, les contraignant désormais à « mettre l'accent sur la valeur du foyer et sur le caractère sacré du mariage ».


Captain America a d’emblée été pensé, en mars 1941, comme un « instrument politique » par ses jeunes auteurs juifs, Joe Simon et Jack Kirby. S'il assène un coup de poing à Hitler sur la couverture du premier numéro, il vise tout autant l'Allemagne nazie qu'une partie de l'opinion américaine ouvertement antisémite. « Depuis les années 1940, Captain America reprend régulièrement du service pour pointer du doigt les éléments qui menaceraient l'unité nationale et la pérennité du melting-pot et combattre aux côtés de super-héros qui incarnent des communautés accédant à la pleine citoyenneté. » « Aucun homme, aucun groupe, ne peut prétendre à l'étiquette de super-patriote. La liberté appartient à tous, sinon, elle n'a aucun sens ! » déclare-t-il en 1966. Dans l'adaptation cinématographique de 2015, il est un afro-américain et s'attaque aux conservateurs. Dans la série des Comics Civil War (2006-2007), il refuse avec d’autres vengeurs masqués de s’enregistrer comme « armes de destruction massive vivantes » au nom de la protection des libertés individuelles fondamentales.


Bien d'autres personnages sont encore présentés mais nous ne pourrons les évoquer tous. Signalons encore Namor le Sub-Mariner qui vient d’une société traditionnelle réduite à néant par les avancées de la science militaire occidentale et porte un discours écologique et anticolonial ; la Panthère noire, souverain du Wakanda, premier super-héros noir de premier plan, apparu en juillet 1966, trois mois avant la création à Oackland du Black Panther Party, qui va sauver l'Amérique de ses démons : les suprématistes blancs du Ku Klux Klan ; Luke Cage, alias Power Man, autre superhéros noir, doté d’un « physique utopique », insensible aux balles, qui ne craint donc pas les excès de la police ; Green Arrow, version modernisée et radicale de Robin des bois ; le très subversif Howard the Duck, créé en décembre 1973, et qui se présentera à l'élection présidentielle américaine en 1976 ; le Punisher, qui apparait en février 1974, réminiscence de la violence des premiers pionniers de l’Ouest et des règlements de compte qui laisseront peu à peu place à la civilisation et à la loi, à mesure que la Frontière recule ; Matt Murdock-Dardevil, l’avocat qui, suivant encore cette opposition inscrite au plus profond de l’imaginaire américain, le supplantera ; Iron Man, chevalier arthurien et modèle d’une masculanité idéalisée, mué en guerrier technologique, qui va tester les limites et les paradoxes de la politique extérieure américaine ; Wolverine (ou Logan) qui symbolise la fin d'un idéal né avec Superman, une Amérique qui ne croient plus en ses rêves, un pays en proie aux cauchemars du capitalisme sauvage, aux replis identitaires et aux fantasmes virilistes.

S'ils sont cantonnés à la lutte contre des criminels de droit commun, emblèmes du civisme et des bonnes manières, dans les années 1950-1960, avec la censure imposée par le Comics Code – Batman demande à Robin d'attacher sa ceinture de sécurité dans la Batmobile et met de l'argent dans les parcmètres à cette époque –, ils sont par ailleurs souvent porteur d’une vive critique sociale.

Si la sexualité des super-héros et plus encore leur orientation, a longtemps été un sujet tabou, surtout après l’adaptation du Comics Code, un « sous-texte homoérotique » a souvent été dénoncé, notamment dans les aventures de Batman et Robin : « À l’époque, la peur des communistes (la red score) se double aux États-Unis d’une obsession homophobe (la lavande score) qui associe militantisme de gauche, athéisme et pratiques sexuelles “anormales“ visant à détruire la base de la société américaine que constitue la famille. » Dans les années 1980, les premiers personnages LGBTQ, longtemps relégués dans les underground comix, apparaissent, notamment à travers les luttes contre le sida.


Personnellement peu familier de cet univers, mais toujours curieux de comprendre ce que véhiculent les différentes cultures populaires, cet ouvrage nous aura, sinon réconcilié avec le genre, tout du moins profondément captivé. Loin d’être de simples divertissements, les aventures des super-héros sont indissociables de l’histoire américaine contemporaine, et bien plus subversives qu’elles n’y paraissent au prime abord.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier

mercredi 30 mars 2022

L écriture du désastre. Par Maurice Blanchot

 "Celui qui critique repousse le jeu est déjà entrer dans le jeu"


"Comment peut-on prétendre : « Ce que tu ne sais en aucune manière, en aucune manière ne saurait te tourmenter? » Je ne suis pas le centre de ce que j'ignore, et le tourment a son savoir propre qui recouvre mon ignorance."

" L'angoisse de lire: c'est que tout texte, si important, si plaisant et si intéressant qu'il soit (et plus il donne l'impression de l'être), est vide - il n'existe pas dans le fond; il faut franchir un abîme, et si l'on ne saute pas, on ne comprend pas. "


" Ne pas écrire: la négligence, l'incurie n'y suffisent pas; l'intensité d'un désir hors souveraineté peut-être - un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre. Il met toute son énergie à ne pas écrire, pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l'intensité de la défaillance."

Sur les contradiction du marxisme . Par Simone Weil

 À mes yeux, ce ne sont pas les événements qui imposent une révision du marxisme, c'est la doctrine de Marx qui, en raison des lacunes et des incohérences qu'elle renferme, est et a toujours été très au-dessous du rôle qu'on a voulu lui faire jouer ; ce qui ne signifie pas qu'il ait été élaboré alors ou depuis quelque chose de mieux. Ce qui me fait exprimer un jugement si catégorique, et si propre à déplaire, c'est le souvenir de mon expérience propre. Quand, étant encore dans l'adolescence, j'ai lu pour la première fois le Capital, certaines lacunes, certaines contradictions de première importance m'ont tout de suite sauté aux yeux. Leur évidence même, à ce moment, m'a empêchée de faire confiance à mon propre jugement ; je me disais que tant de grands esprits, qui ont adhéré au marxisme, avaient dû apercevoir aussi ces incohérences, ces lacunes si claires ; qu'elles avaient donc certainement été les unes comblées, les autres résolues, dans d'autres ouvrages de doctrine marxiste. À combien d'esprits jeunes n'arrive-t-il pas ainsi d'étouffer, par défiance d'eux-mêmes, leurs doutes les mieux fondés ? Pour moi, dans les années qui suivirent, l'étude des textes marxistes, des partis marxistes ou soi-disant tels, et des événements eux-mêmes n'a pu que confirmer le jugement de mon adolescence. Ce n'est donc pas par comparaison avec les faits, c'est en ellemême que j'estime la doctrine marxiste défectueuse ; ou plutôt, je pense que l'ensemble des écrits rédigés par Marx,  Engels  et ceux qui les ont pris comme  guides ne forme pas une doctrine. Il y a contradiction, contradiction évidente, éclatante,  entre la méthode d'analyse de Marx et ses conclusions. Ce n'est pas étonnant : il a élaboré les conclusions avant la méthode. La prétention du marxisme  à être une science est dès lors assez plaisante. Marx est devenu révolutionnaire dans sa jeunesse, sous l'emprise de sentiments généreux ; son idéal de cette  époque était d'ailleurs humain, clair, conscient, raisonné, autant et même  bien plus  que par la suite de sa vie. Plus tard, il a tenté « d'élaborer une méthode pour l'étude des sociétés humaines. Sa force d'esprit ne lui permettait pas de fabriquer une simple caricature de méthode ; il a vu ou du moins entrevu une méthode véritable.  Tels sont les deux apports faits par lui dans l'histoire de la pensée : il a aperçu,  dans sa jeunesse, une formule neuve de l'idéal social, et, dans son âge mûr, la formule neuve ou partiellement neuve d'une méthode dans l'interprétation de l'histoire. Il a ainsi fait doublement preuve de génie. Par malheur, répugnant, comme tous les caractères forts, à laisser subsister en lui deux hommes, le révolutionnaire et le savant, répugnant aussi à l'espèce d'hypocrisie qu'implique l'adhésion à un idéal non accompagnée d'action, trop peu scrupuleux d'ailleurs à l'égard de sa propre pensée, il a tenu a faire de sa méthode un instrument pour prédire un avenir conforme  a ses vœux. À cet effet, il lui a fallu donner un coup de pouce et à la méthode et à l'idéal, les déformer l'une et l'autre. Dans le relâchement de sa pensée qui a permis de telles déformations, il s'est laisse aller, lui, le  non-conformiste, à une conformité inconsciente avec les superstitions les moins fondées de son époque, le culte de la production, le culte de la grande industrie, la croyance aveugle au progrès. Il a porté ainsi un tort grave, durable, peut-être irréparable, en  tout cas  difficile à réparer, à la fois  à l'esprit scientifique et à l'esprit révolutionnaire.  Je ne crois pas que le mouvement ouvrier redevienne dans notre pays quelque chose de  vivant tant qu’il ne  cherchera pas,  je ne dis pas des doctrines, mais une source d'inspiration dans ce que Marx et les marxistes ont combattu et bien follement méprisé : dans Proudhon, dans les groupements ouvriers de 1848, dans la tradition syndicale, dans l'esprit anarchiste. Quant à une doctrine, l'avenir seul, au  meilleur des cas, pourra peut-être en fournir une non le passé. La conception que Marx se faisait des révolutions peut s'exprimer ainsi : une révolution se produit au moment où elle est déjà à peu près accomplie, c'est quand la structure d'une société a cessé de correspondre aux institutions que les institutions changent, et sont remplacées par d'autres qui reflètent la structure nouvelle. Notamment la partie de la société à qui la révolution donne le pouvoir est celle qui dès avant la révolution, quoique brimée par les institutions, jouait en fait le rôle le plus actif. D'une manière générale, le « matérialisme historique », si souvent mal compris, signifie que les institutions sont déterminées par le mécanisme effectif des rapports entre les hommes, lequel dépend lui-même de la forme que prennent à chaque moment les rapports entre l'homme et la nature, c'est-à-dire de la manière dont s'accomplit la production ; production des biens consommables, production des moyens de produire, et aussi - point important, bien que Marx le laisse dans l'ombre - production des moyens de combat. Les hommes ne sont pas des jouets impuissants du destin ; ce sont des êtres éminemment actifs ; mais leur activité; est à chaque instant limitée par la structure de la société qu'ils constituent entre eux, et ne modifie à son tour cette structure que par contrecoup, une fois qu'elle a modifié les rapports entre eux et la nature. La structure sociale ne peut jamais être modifiée qu'indirectement. D'autre part l'analyse du régime actuel, analyse qui se trouve éparse dans plusieurs œuvres de Marx, place la source de l'oppression cruelle que souffrent les travailleurs non dans les hommes, non dans les institutions, mais dans le mécanisme même des rapports sociaux. Si les ouvriers sont épuisés de fatigue et de privations, c'est parce qu'ils ne sont rien et que le développement des entreprises est tout. Ils ne sont rien parce que le rôle de la plupart d'entre eux, dans la production, est un rôle de simples rouages, et ils sont dégradés à ce rôle de rouages parce que le travail intellectuel s'est séparé du travail manuel, et parce que le développement du machinisme a enlevé à l'homme le privilège de l'habileté pour le faire passer à la matière inerte. Le développement de l’entreprise est tout, parce que l'aiguillon de la concurrence contraint sans cesse les entreprises à s'agrandir pour subsister ; ainsi « le rapport entre la consommation et la production est renverse », « la consommation n'est qu'un mal nécessaire » ; et si les ouvriers ne touchent pas la valeur de leur travail, ce fait résulte simplement du « renversement du rapport entre le sujet et l'objet » qui sacrifie l'homme à l'outillage inerte, qui fait de la production des moyens de production le but suprême. Le rôle de l'État donne lieu à une analyse semblable. Si l'État est oppressif, si ta démocratie est un leurre, c'est parce que l'État est composé de trois corps permanents, se recrutant par cooptation, distincts du peuple, à savoir l'armée, la police et la bureaucratie. Les intérêts de ces trois corps sont distincts des intérêts de la population, et par suite leur sont opposés. Ainsi la « machine de l'État » est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens ; aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut l'empêcher d'opprimer qu'en la brisant. Au reste et, sur ce point, l'analyse de Marx est moins serrée - l'oppression exercée par la machine de l'État se confond avec l'oppression exercée par la grande industrie ; cette machine se trouve automatiquement au service de la principale force sociale, à savoir le capital, autrement dit l'outillage des entreprises industrielles. Ceux qui sont sacrifiés au développement de l'outillage industriel, c'est-à-dire les prolétaires, sont aussi ceux qui sont exposés à toute la brutalité de l'État, et l'État les maintient par force esclaves des entreprises. Que conclure ? La conclusion s'impose à l'esprit c'est que rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution ; au contraire, tout cela doit avoir disparu avant qu'une révolution puisse se produire ; ou, si elle se produit auparavant, ce ne sera qu'une révolution apparente, qui laissera l'oppression intacte ou même l'aggravera. Cependant Marx concluait exactement le contraire ; il concluait que la société était mûre pour une révolution libératrice. N'oublions pas qu'il y a près de cent ans il croyait déjà une telle révolution imminente. Sur ce point en tout cas, les faits lui ont infligé un démenti éclatant, éclatant en Europe et en Amérique, plus éclatant encore en Russie. Mais le démenti des faits était à peine utile ; dans la doctrine même de Marx, la contradiction était si éclatante qu'on peut s'étonner que ni lui, ni ses amis, ni ses disciples n'en aient pris conscience. Comment les facteurs d'oppression, si étroitement liés au mécanisme même de la vie sociale, devaient-ils soudain disparaître ? Comment est-ce que, la grande industrie, les machines et l'avilissement du travail manuel étant donnés, les ouvriers pouvaient être autre chose que de simples rouages dans les usines ? Comment, s'ils continuaient à être de simples rouages, pouvaient-ils en même temps devenir la « classe dominante » ? Comment, la technique du combat, celle de la surveillance, celle de l'administration étant données, les fonctions militaires, policières, administratives pouvaientelles cesser d'être des spécialités, des professions, et par suite l'apanage de « corps permanents, distincts de la population » ? Ou bien faut-il admettre une transformation de l'industrie, de la machine, de la technique du travail manuel, de la technique de l'administration, de la technique de la guerre ? Mais de telles  transformations sont lentes, progressives ; elles ne sont pas l'effet d'une révolution. À de telles questions, qui découlent immédiatement des analyses de Marx, on peut affirmer que ni Marx, ni Engels, ni leurs disciples, n'ont apporté la moindre réponse. Ils les ont passées sous silence. Sur un seul point Marx et Engels ont signalé une transition possible  du régime dit capitaliste vers une société meilleure ; ils ont cru voir que le développement même  de la concurrence devait amener automatiquement, et dans un court délai, la  disparition de la concurrence et en même temps celle de la  propriété capitaliste. Effectivement la concentration des entreprises s'effectuait sous leurs yeux, comme elle s'effectue encore sous les nôtres. La concurrence étant ce qui, dans le régime  capitaliste, fait du développement des. entreprises un but, et des hommes, considérés soit comme producteurs, soit comme consommateurs, un simple moyen, ils pouvaient considérer la disparition de la concurrence comme équivalente à la disparition du régime. Mais leur raisonnement péchait en un point ; du fait que la concurrence, qui fait manger les petits par les gros, diminue peu à peu le nombre des concurrents, on ne peut conclure que ce nombre doive un jour se réduire à l'unité. De plus, Marx et Engels, dans leur analyse, omettaient  un  facteur ; ce facteur, c'est la guerre. Jamais les marxistes n'ont analysé le phénomène de  la  guerre  ni ses rapports avec le régime ; car je  n'appelle pas analyse la simple affirmation que l'avidité des capitalistes est la cause des guerres. Quelle lacune ! Et  quel crédit accorder à une théorie qui se dit scientifique, et qui est capable d'une pareille omission ?  Or comme la production industrielle est de nos jours, non seulement le principal moyen d'enrichissement, mais aussi le principal moyen de combat militaire, il en résulte qu'elle est soumise non seulement à la concurrence entre entreprises, mais a une autre concurrence, plus pressante encore et plus impérieuse : la concurrence entre nations. Cette concurrence-là, comment l'abolir ? Doit-elle,  comme l'autre, s'abolir par l'élimination progressive des concurrents ?  Faut-il attendre, pour pouvoir espérer le socialisme, le jour où le monde se  trouvera soumis à la « grande paix allemande » ou à la « grande paix japonaise » ?  Ce jour n'est pas proche, à supposer qu'il doive jamais venir ; et les partis qui se réclament du socialisme  font tout pour l'éloigner. 

 Les problèmes que le marxisme n'a pas résolus n'ont pas non plus été résolus par les faits ; ils sont de plus en plus aigus. Bien que les ouvriers vivent mieux qu'au temps de Marx - du moins dans les pays de race blanche, car il en est autrement, hélas, aux colonies ; et même la Russie doit peut-être être exceptée - les obstacles qui s'opposent à la libération des travailleurs sont plus durs qu'alors. Le système Taylor et ceux qui lui ont succède ont réduit les ouvriers bien plus encore qu'auparavant au rôle de simples rouages dans les usines ; à l'exception de quelques fonctions hautement qualifiées. Le travail manuel, dans la plupart des cas, est encore plus éloigné du travail de l'artisan, plus dénué d'intelligence et d'habileté, les machines sont encore plus oppressives. La course aux armements pousse plus impérieusement encore à sacrifier le peuple tout entier à la production industrielle. La machine de l'État se développe de jour en jour d'une manière plus monstrueuse, devient de jour en jour plus étrangère à l'ensemble de la population, plus aveugle, plus inhumaine. Un pays qui tenterait une révolution socialiste devrait très vite en arriver, pour se défendre contre les autres, à reproduire en les aggravant toutes les cruautés du régime qu'il aurait voulu abolir, sauf le cas où une révolution ferait tache d'huile, Sans doute peut-on espérer une pareille contagion, mais elle devrait être immédiate ou ne pas être, car une révolution dégénérée en tyrannie cesse d'être contagieuse ; et, entre autres obstacles, l'exaspération des nationalismes empêche qu'on puisse raisonnablement croire à l'extension immédiate d'une révolution dans plusieurs grands pays. Ainsi la contradiction entre la méthode d'analyse élaborée par Marx et les espérances révolutionnaires qu'il a proclamées semble encore plus aiguë aujourd'hui qu'en son temps. Qu'en conclure ? Faut-il réviser le marxisme ? On ne révise pas ce qui n'existe pas, et il n'y a jamais eu de marxisme, mais plusieurs affirmations incompatibles, les unes fondées, les autres non ;par malheur, les mieux fondées sont les moins agréables. On nous demande encore si une telle révision doit être révolutionnaire. Mais qu'entend-on par révolutionnaire ? Ce mot souffre plusieurs interprétations. Etre révolutionnaire, est-ce attendre, dans un avenir prochain, une bienheureuse catastrophe, un bouleversement qui réalise sur cette terre une partie des promesses de l'Évangile, et nous donne enfin une société où les derniers seront les premiers ? Si c'est cela, je ne suis pas révolutionnaire, car un tel avenir, qui d'ailleurs me comblerait, est à mes yeux sinon impossible, au moins tout a fait improbable ; et je ne crois pas que quelqu'un puisse aujourd'hui avoir des raisons solides, sérieuses, d'être révolutionnaire en ce sens. Ou bien, être révolutionnaire, est-ce appeler par ses voeux et aider par ses actes tout ce qui peut, directement et indirectement, alléger ou soulever le poids qui écrase la masse des hommes, les chaînes qui avilissent le travail, refuser les mensonges au moyen desquels on veut déguiser ou excuser l'humiliation systématique du plus grand nombre ?  Dans ce cas il s'agit d'un idéal, d'un jugement de valeur, d'une volonté, et non pas d'une interprétation de l'histoire humaine et du mécanisme social. L'esprit révolutionnaire, pris en ce sens, est aussi ancien que l'oppression elle-même et durera autant qu'elle, plus longtemps même, car, si elle disparaît, il devra subsister pour l'empêcher de reparaître ; il est éternel ; il n'a pas à subir de révision, mais il peut s'enrichir, s'aiguiser, et il doit être purifié de tous les apports étrangers qui peuvent  venir le déguiser et l'altérer. Cet éternel esprit de révolte qui animait les plébéiens de Rome, qui enflammait  presque simultanément, vers la  fin du XIVe e siècle, les ouvriers de la laine à Florence, les paysans anglais, les artisans de Gand, qu'a-t-il à prendre, pour se l'assimiler, dans l'œuvre de Marx ? Il a à y prendre ce qui a été précisément presque oublie par ce qu'on nomme le marxisme : la glorification du travail productif, conçu comme l'activité suprême de l'homme ; l'affirmation que seule une société où l'acte du travail mettrait en jeu toutes les facultés de l'homme, où l'homme qui travaille serait au premier rang, réaliserait la plénitude de la  grandeur humaine. On trouve chez Marx, dans les écrits de jeunesse, des lignes  d'accent lyrique concernant le travail ; on en trouve aussi chez Proudhon ; on en trouve aussi chez des poètes, chez Goethe, chez Verhaeren. Cette poésie nouvelle, propre à notre temps, et qui en fait peutêtre la principale grandeur, ne doit pas se perdre. Les opprimés doivent y trouver l'évocation de leur patrie à eux, qui est une espérance. Mais par ailleurs le marxisme a gravement altéré cet esprit de révolte qui, au siècle dernier, brillait d'un éclat si pur dans notre pays. Il y a mêlé à la fois des oripeaux faussement scientifiques, une  éloquence messianique, un déchaînement d'appétits qui l'ont défiguré. Rien  ne permet d'affirmer aux ouvriers que la science est avec eux.  La science, c'est pour eux, comme  d'ailleurs pour tous aujourd'hui, cette puissance mystérieuse qui, en un siècle, a transformé  la face du monde au moyen de la technique industrielle ; quand on leur dit que  la science est avec eux, ils croient aussitôt posséder une  source illimitée de puissance. Il n'en est rien. On ne trouve pas, chez les communistes, socialistes ou syndicalistes  de telle ou telle nuance, une connaissance plus claire ou plus précise de notre société et de son mécanisme  que chez les bourgeois,  les conservateurs ou les fascistes. Quand même  les organisations ouvrières posséderaient une supériorité dans la connaissance qu'elles ne possèdent aucunement, elles n'auraient pas de ce fait entre les mains les moyens d'action indispensables ; la science n'est rien,  pratiquement, sans les ressources de la technique, et elle ne les donne pas, elle permet seulement d'en user. Il serait plus faux encore de soutenir que la science permet de prévoir un triomphe prochain de la cause ouvrière ; cela n'est pas, et on ne peut même pas croire de bonne foi qu'il en soit ainsi si l'on ne ferme pas obstinément les yeux. Rien ne permet non plus d'affirmer aux ouvriers qu'ils ont une mission, une « tâche historique », comme disait Marx, qu'il leur incombe de sauver l'univers. Il n'y a aucune raison de leur supposer une pareille mission plutôt qu'aux esclaves de l'antiquité ou aux serfs du moyen âge. Comme les esclaves,  comme les serfs, ils sont malheureux, injustement malheureux ; il est bon qu'ils se défendent, il serait beau qu'ils se libèrent ; il n'y a rien à en  dire de plus. Ces illusions qu'on leur prodigue, dans un langage qui mélange déplorablement les lieux communs de la religion à ceux de la science, leur sont funestes. Car elles leur font croire que les choses vont être faciles, qu'ils sont poussés par derrière par un dieu moderne qu'on nomme Progrès, qu'une providence moderne, qu'on nomme  l’Histoire, fait pour eux le plus gros de l'effort. Enfin rien ne  permet  de leur promettre, au terme de leur effort de libération, les jouissances  et le pouvoir. Une ironie facile a fait beaucoup de mal en discréditant l'idéalisme élevé, l'esprit presque ascétique des groupes socialistes du début du XIXe siècle ; elle n'a abouti qu'à abaisser la classe ouvrière... 

Bibliothèque Fahrenheit 451

BÂILLONNER LES QUARTIERS

Les quartiers populaires sont ravagés depuis des décennies par un urbanisme au rabais, le chômage de masse et les humiliations policières. Pourtant, ils se révoltent peu. Julien Talpin, sociologue et chercheur au CNRS, met à nu les tactiques répressives et les logique disciplinaires déployées par les pouvoirs publics pour entraver les mobilisations collectives : chantage clientélaire aux subventions, disqualification islamophobe des opposants, piqûre anesthésiante de la démocratie participative, complètent la répression policière et judiciaire et ont un effet décisif dans la démobilisation des classes populaires et la production de la paix sociale. Il souhaite ainsi « contribuer à armer la critique et l’auto-organisation ».



« La diffusion de l'idéologie dominante par les institutions, l'école et les médias joue un rôle central dans la production du consentement. » Comme « les subalternes font néanmoins preuve de micro-tactiques de résistance », la contrainte s'impose mais doit se trouver des justifications : « La répression des opposants oscille entre disqualification symbolique d'un ennemi intérieur (“racailles“, “mouvance anarcho-autonome“, “frères musulmans“…) et contraintes physiques et matérielles. » « Bâillonner les quartiers, c'est d'abord les constituer en problème, en population à risque qu'il faut gérer », en menace pour la République.

« Les vertus dissuasives de la répression policière sont d'autant plus élevées pour les habitants des cités qu'ils sont particulièrement ciblés par les forces de l'ordre au quotidien. Les contrôles au faciès discriminatoires, les insultes racistes et la violence physique entretiennent non seulement une défiance considérable à l’égard de l'institution policière, mais façonnent également le rapport à l’espace – les contrôles policiers exercés notamment en dehors des quartiers n’incitent en effet pas franchement à en sortir – et à l’engagement. » Des procès-bâillons à l’encontre des militants, pour outrage, rébellion et diffamation, les entravent et accroissent le coût de l’engagement, tout en contribuant à le dépolitiser en le convertissant en simple délit de droit commun. Dépénalisé dans de nombreux pays, l'outrage à agent constitue une exception française. Les arrestations pour « outrage et rébellion », ciblant de façon disproportionnée les membres des groupes racisés des quartiers populaires, sont passées de 17 700 en 1996 a 31 500 en 2008. Et les frais d'avocats des policiers sont pris en charge par l’État. De Dammarie-les-Lys à la cité du Petit Bard à Montpellier ou à Aulnay-sous-Bois, Julien Talpin multiplie ensuite les exemples montrant l’usure des militants par le droit, utilisé « comme une arme dans une guerre de basse intensité ». De même, les poursuites pour diffamation contribuent à délégitimer un combat en rendant celui qui le porte sujet à suspicion, tout en représentant un coût en temps et en argent.

Disqualifier des militants permet de les désigner comme des délinquants plutôt que des opposants, de « désarmer symboliquement la critique ». En niant la dimension politique de la contestation, ont dépolitise aussi la répression. La stigmatisation des classes populaires en « classes dangereuses » remonte au XIXe siècle mais n’a cessé de se recomposer. Elle touchait les habitants et leur positionnement idéologique jugé séditieux, et vise désormais leur identité, réelle ou supposée : ainsi, la question des banlieues s'est muée en « problème musulman ». Les organisations antiracistes, par exemple, sont fréquemment confrontées à l'accusation de « communautarisme ». Les associations représentant la tendance progressiste de l’islam, affaiblies par des accusations de prosélytisme et la « répression institutionnelle », ont laissé le champ libre pour le développement d'une version plus conservatrice : le salafisme. Des engagements pro-palestiniens sont rapidement assimilés à de l’antisémitisme et une défense trop affirmée des musulmans peut valoir l’étiquette délégitimante « d’islamo-gauchiste ». De nombreux exemples viennent illustrer ces propos, démontrant le coût parfois très élevé que peut prendre parfois l’engagement.


« Les élites politiques non pas significativement modifié leurs pratiques, qui restent arrimées à une conception traditionnelle de la légitimité démocratique : seul le vote et la construction de majorités électorales seraient à même d'orienter les décisions collectives. Malgré une abstention massive qui interroge ce substrat théorique – comment peut-on se dire légitime à gouverner seul quand on est élu avec moins de 10 % des suffrages de la population, comme c'est fréquemment le cas dans les communes populaires ? –, la majorité des élus demeure accroché à cette conception archaïque de la représentation élective, qui trouve aussi sa justification dans un mépris des classes populaires qu'ils prennent de moins en moins le temps de dissimuler. » La démocratie participative, nouveau dispositif de gouvernementalité, entièrement contrôlée par les responsables politiques, a rapidement lassé les habitants, peu nombreux à encore jouer le jeu. « Prise entre le besoin d'innover face à la crise de la représentation et la volonté de ne rien changer en profondeur, la démocratie participative se mue fréquemment en dispositif de forclusion de la crise sociale, qui doit passer par les fourches caudines d’espaces où elle a du mal à être entendue. Ces stratégies de containment, de canalisation et de contrôle ne ciblent d'ailleurs pas que les quartiers populaires, comme en atteste le Grand Débat National, organisée en réponse au mouvement des Gilets Jaunes. La démocratie participative vise bien souvent à couper l'herbe sous le pied des mobilisations populaires, quelle que soit leur zone d’expression. » L’auteur revient sur la création des premiers dispositifs de concertation dans le cadre de la Politique de la Ville, au début des années 1980, en réponses aux premières « émeutes urbaines ». La procédure du Débat public est élaborée au début des années 1990, pour donner aux opposants à un grand projet d'infrastructure le sentiment qu'ils ont leur mot à dire, et pour délégitimer les contestataires qui passent alors pour des agitateurs refusant de débattre. Enfin, le Grand Débat, « sorte de remake participatif de la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 pour Emmanuel Macron », s’il n'a pas réussi à attirer les Gilets Jaunes, aura permis de détourner l'attention médiatique pendant quelques mois, et de fragmenter l’opinion public.

Les pouvoirs publics se servent des ressources financières à leur disposition pour influencer les mobilisations, en soutenant les amis, cooptant les hésitants et coupant les vivres aux contre-pouvoirs trop critiques. « Entre le clientélisme – le soutien financier apporté à des acteurs en échange de leur appui électoral – et son envers, l’ asphyxie financière, c'est l'autonomie des luttes qui est en jeu. »

Toutes ces pratiques restent discrètes, insidieuses, diffuses, insaisissables, étant rarement coordonnées entre les différents niveaux de pouvoir, c’est pourquoi, en les mettant à jour, Jules Talpin entend démontrer leur dimension systémique et contribuer « au long chemin des luttes autonomes pour l’égalité ». Il réclame une transformation profonde du fonctionnement institutionnel, par « un projet municipaliste radical ». Enquête édifiante, car si l’acharnement et les entraves déployés à l’encontre de militants, sont parfois visibles localement, à condition d’en être directement témoin et d’échapper au filtre des médias locaux, ils sont rarement perçus comme pratiques systématiques.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
 
 BÂILLONNER LES QUARTIERS
Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires
Julien Talpin
186 pages – 9 euros
Éditions les Étaques – Collection « Libelle » – Ronchin (59) – Janvier 2022
lesetaques.org/2020/01/29/baillonner-les-quartiers/

Méditation sur l’obéissance et la liberté

 "La soumission du plus grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, n'a pas fini d'étonner tous ceux qui réfléchissent un peu. Nous voyons, dans la nature, les poids les plus lourds l'emporter sur les moins lourds, les races les plus prolifiques étouffer les autres. Chez les hommes, ces rapports si clairs semblent renverses. Nous savons, certes, par une expérience quotidienne, que l'homme n'est pas un simple fragment de la nature, que ce qu'il y a de plus élevé chez l'homme, la« volonté, l'intelligence, la foi, produit tous les jours des espèces de miracles. Mais ce n'est pas ce dont il s'agit ici. La nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses d'esclaves, les masses de pauvres, les masses de subordonnés, n'a rien de spirituel ; elle est analogue à tout ce qu'il y a de brutal dans la nature. Et pourtant elle s'exerce apparemment en vertu de lois contraires à celles de la nature. Comme si, dans la balance sociale, le gramme l'emportait sur le kilo. Il y a près de quatre siècles, le jeune La Boétie, dans son Contre-un, posait la question. Il n'y répondait pas. De quelles illustrations émouvantes pourrions-nous appuyer son petit livre, nous qui voyons aujourd'hui, dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme saigner toute une génération ! C'est quand sévit la mort que le miracle de l'obéissance éclate aux yeux. Que beaucoup d'hommes se soumettent à un seul par crainte d'être tués par lui, c'est assez étonnant ; mais qu'ils restent soumis au point de mourir  sur son ordre, comment le comprendre ? Lorsque l'obéissance comporte au moins autant de risques que la rébellion, comment se maintient-elle ? La connaissance du monde matériel où nous  vivons a pu se développer à partir du moment où Florence, après tant d'autres  merveilles, a apporté à l'humanité,  par l'intermédiaire de  Galilée, la  notion  de  force.  C'est alors aussi seulement que l'aménagement du milieu matériel par l'industrie a pu être entrepris. Et nous, qui prétendons aménager le milieu social, nous n'en posséderons pas même la connaissance la plus grossière aussi longtemps que nous n'aurons pas clairement conçu la notion de force sociale. La société ne peut pas avoir ses ingénieurs aussi longtemps qu'elle n'aura pas eu son Galilée. Y a-t-il en ce moment, sur toute la surface de la terre,  un esprit qui conçoive même vaguement comment il se peut qu'un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber n'importe quelle tête dans les limites des frontières russes ? Les marxistes n'ont pas facilité une vue claire du problème en choisissant l'économie comme clef de l'énigme  sociale. Si l'on considère une société comme un être collectif, alors ce gros animal, comme tous les animaux, se définit principalement par la manière dont il s'assure  la nourriture, le sommeil, la protection contre les - intempéries, bref la vie. Mais la société considérée dans son rapport avec l'individu ne peut pas se définir simplement par les modalités de la production. On a beau avoir recours a toutes sortes  de subtilités pour faire de la guerre un phénomène essentiellement économique, il éclate aux yeux que la guerre est destruction et non production. L'obéissance et le commandement sont aussi des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. Quand un vieil ouvrier sans travail et sans secours périt silencieusement dans la rue ou dans un taudis, cette soumission qui s'étend jusque dans la  mort ne peut pas s'expliquer par le jeu des nécessités vitales. La destruction massive du blé, du café, pendant la crise est un exemple non moins clair. La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui  permet de lire les phénomènes sociaux. Galilée n'a pas eu à  se louer, personnellement, d'avoir mis tant  de génie et  tant de probité à déchiffrer la nature ; du  moins ne se heurtait-il qu'à une poignée d'hommes puissants spécialisés dans l'interprétation des Écritures. L'étude du mécanisme  social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il n'est presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement  et de soumission. L'un et l'autre désir met un brouillard devant le regard de l'esprit, et  empêche d'apercevoir les leçons de l'histoire, qui montre partout les masses sous le joug et quelques-uns levant le fouet. Les uns, du côté qui fait appel aux masses,  veulent montrer que cette situation est non seulement inique, mais aussi impossible, du moins pour l'avenir proche ou lointain. Les autres, du côté qui désire conserver l'ordre et les privilèges, veulent montrer que le joug pèse peu, ou même  qu'il est consenti. Des deux côtés, on jette un voile sur l'absurdité radicale du mécanisme  social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente et de l'analyser pour y trouver le secret de la machine. En quelque matière que ce soit, il n'y a pas d'autre méthode pour réfléchir. L'étonnement est le père de  la sagesse, disait Platon. Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusqu'à se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, c'est qu'il n'est 'pas vrai que le nombre soit une force. Le nombre, quoi que  l'imagination nous porte à croire, est une faiblesse. La faiblesse est du côté où on a faim, où on s'épuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on  menace. Le peuple n'est pas soumis bien qu'il soit le  nombre, mais parce qu'il est le nombre. Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe d'un homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés a coups de chicotte, l'un après l'autre, par un ou deux chefs d'équipe. La contradiction n'est peut-être qu'apparente. Sans doute, en  toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce qu'ils sont trop nombreux, sont  un plus un plus un, et  ainsi de suite. Ainsi la puissance d'une infime  minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité l'emporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que l'organisation des masses renverserait le rapport ; car elle est impossible.  On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. Il y a cependant des moments où il n'en est pas ainsi. À certains moments de l'histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c'est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement analyser la chose. « Le principal signe d'un mouvement profond, impossible à apaiser, c'est qu'ils n'étaient pas disséminés ou manoeuvrés par quelques-uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté qu'on aurait cru qu'ils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936, et l'impression ne s'en est pas encore effacée. De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu d'une émotion vive et générale, n'est compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et d'arrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps d'arrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour s'accomplir. La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s'estompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans l'intervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent. Les puissants n'ont pas d'intérêt plus vital que d'empêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours l'empêcher, de la rendre le plus rare possible. Qu'une même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, c'est ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais d'ordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment d'une impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment d'impuissance, c'est le premier article d'une politique habile de la part des maîtres. L'esprit humain est incroyablement flexible, prompt à imiter, prompt à plier sous les circonstances extérieures. Celui qui obéit, celui dont la parole d'autrui détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l'échelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent l'une l'autre. Il est impossible à l'esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d'une valeur intérieure, quand cette conscience ne s'appuie sur rien d'extérieur. Le Christ lui-même, quand il s'est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission ; que peut vouloir dire d'autre le cri : « Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de  toute éternité à obéir ; et chaque marque de mépris, même  infime, qu'ils souffrent de la part de leurs supérieurs ou de leurs égaux, chaque ordre qu'ils reçoivent, surtout chaque acte de soumission qu'ils accomplissent  eux-mêmes les confirme  dans ce sentiment. Tout ce qui contribue à donner à ceux qui sont en bas de l'échelle sociale le sentiment qu'ils ont une valeur est dans une certaine mesure subversif. Le mythe de la Russie soviétique est subversif pour autant qu'il peut donner au manoeuvre d'usine communiste renvoyé par son contremaître le sentiment que  malgré tout il a derrière lui l'armée rouge et Magnitogorsk, et lui permettre ainsi de conserver sa fierté. Le mythe de la révolution historiquement inéluctable  joue le même rôle, quoique plus abstrait ; c'est quelque chose, quand on est misérable et seul, que d'avoir pour soi l'histoire. Le christianisme, dans ses débuts, était lui aussi dangereux pour l'ordre. Il n'inspirait pas aux pauvres, aux esclaves, la convoitise des biens et de la puissance, tout au contraire ; mais il leur donnait le sentiment d'une valeur intérieure qui les  mettait sur le même  plan ou plus haut  que les riches, et c'était assez pour mettre la hiérarchie sociale en péril. Bien vite il s'est corrigé, a appris à mettre entre les  mariages, les enterrements des riches et des pauvres la différence qui convient, et a reléguer les malheureux, dans les églises, aux dernières places. La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre. La pensée peut  aussi bien, à aussi juste titre, être flétrie comme révolutionnaire d'un côté, comme contre-révolutionnaire de l'autre. Pour autant qu'elle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui n'est pas de ce monde », elle est l'ennemie des forces qui dominent la société. Mais elle n'est pas plus favorable aux entreprises qui tendent à bouleverser ou à transformer la société, et qui, avant même d'avoir réussi, doivent nécessairement impliquer chez ceux qui s'y vouent la soumission du plus grand nombre au plus petit, le dédain des privilégiés pour la masse anonyme et le maniement du mensonge. Le génie, l'amour, la sainteté méritent pleinement le reproche qu'on leur fait bien. des fois de tendre à détruire ce qui est sans rien construire à la place.  Quant à ceux qui veulent penser, aimer, et transposer en  toute pureté dans l'action politique  ce que leur  inspire leur  esprit et leur cœur, ils ne peuvent que périr égorgés, abandonnés même  des leurs, flétris après leur mort par l'histoire, comme  ont fait les Gracques. Il résulte d'une telle situation, pour tout homme  amoureux du bien public, un déchirement cruel et  sans remède. Participer, même  de loin, au jeu des forces qui meuvent  l'histoire n'est guère possible sans se souiller ou sans se condamner d'avance a la défaite.  Se réfugier dans l'indifférence ou dans une tour d'ivoire n'est guère possible non plus sans beaucoup d'inconscience. La  formule du « moindre mal », si décriée par l'usage qu’en ont fait les social-démocrates, reste alors la seule applicable, à condition de l'appliquer avec la  plus froide lucidité. L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit. On ne peut reprocher à ceux qu'il écrase de le saper autant qu'ils peuvent ; quand ils se résignent, ce  n'est pas par  vertu, c'est au contraire sous l'effet d'une humiliation qui éteint chez eux les vertus viriles. On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l'organisent de le défendre, ni  les représenter comme formant une conjuration contre le bien général. Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d'un manque de compréhension ou de bonne volonté ; elles tiennent à la, nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. Pour quiconque aime  la liberté, il n'est pas désirable qu'elles disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite dé violence. 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Examen critique des idées de révolution et de progrès * par Simone Weil

 "Un mot magique, aujourd'hui, semble capable de compenser toutes les souffrances, de satisfaire toutes les inquiétudes, de venger le passé, de remédier aux malheurs présents, de résumer toutes les possibilités d'avenir. C'est le mot de révolution. Il ne date pas d'hier. Il date de plus d'un siècle et demi. Un premier essai d'application, de 1789 à 1793, a donné quelque chose, mais non pas ce qu'on en attendait. Depuis, chaque génération de révolutionnaires se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas d'en recevoir le démenti, puisqu'elle meurt. Ce mot a suscité des dévouements si purs, fait couler à plusieurs reprises un sang si généreux, constitué pour tant de malheureux la seule source du courage de vivre qu’il est presque sacrilège de l'examiner ; tout cela n'empêche pourtant pas que peut-être il ne soit vidé de sens. Les martyrs ne remplacent les preuves que pour les prêtres. Si on considère le régime qu'il s'agirait d'abolir, le mot de révolution semble n'avoir jamais été si actuel, car, de toute évidence, ce régime est bien malade. Si on se retourne du côté des successeurs éventuels, on aperçoit une situation paradoxale. En ce moment, aucun mouvement organisé ne prend effectivement le mot de révolution comme un mot d'ordre déterminant l'orientation de l'action et de la propagande. Pourtant jamais on ne s'est tant réclamé de ce mot d'ordre ; et surtout il touche individuellement tous ceux que les conditions d'existence actuelles font souffrir dans leur chair ou dans leur âme, tous ceux qui sont des victimes ou qui simplement se croient des victimes, tous ceux aussi qui prennent généreusement à coeur le sort des victimes qui les entourent, bien d'autres encore. Ce mot renferme la solution de tous les problèmes insolubles. Les ravages de la guerre passée, la préparation d'une guerre éventuelle pèsent sur les peuples d'un poids de plus en plus écrasant ; chaque désordre dans la circulation de la monnaie et des produits, dans le crédit, dans les investissements, se répercute en atroces misères ; le progrès technique semble apporter au peuple plus de surmenage et d'insécurité que de bien-être ; tout cela s'évanouira a l'instant où sonnera l'heure de la révolution. L'ouvrier qui, à l'usine, contraint à une obéissance passive, a un travail morne et monotone, « trouve le temps long », ou qui ne se croit pas fait pour le travail manuel, ou qui est persécuté par un chef, ou qui souffre, à la sortie, de ne pouvoir se procurer tel ou tel plaisir offert aux consommateurs bien munis d'argent, songe à la révolution. Le petit commerçant malheureux, le rentier ruine tournent les yeux vers la révolution. L'adolescent bourgeois en rébellion contre le milieu familial et la contrainte scolaire, l'intellectuel en mal d'aventures et qui s'ennuie, rêvent de révolution, L'ingénieur heurté à la fois dans sa raison et dans son amour-propre par la prédominance des considérations financières sur les considérations techniques, et qui voudrait voir la technique régir l'univers, aspire à la révolution. La plupart de ceux qui ont vivement à coeur la liberté, l'égalité, le bien-être général, qui souffrent de voir des misères et des injustices, attendent une révolution. Si on prenait un à un tous ceux à qui il est arrivé de prononcer avec espoir le mot de révolution, si on cherchait les mobiles réels qui ont orienté chacun d'eux dans ce sens, les changements précis, d'ordre général ou personnel, auxquels il aspire réellement, on verrait quelle extraordinaire diversité d'idées et de sentiments peut recouvrir un même mot. On s'apercevrait que la révolution d'un homme n'est pas toujours celle du voisin, il s’en faut, que même bien souvent elles sont incompatibles. On trouverait aussi qu'il n'y a souvent aucun rapport entre les aspirations de toute espèce que traduit ce mot dans la pensée des hommes qui le prononcent et les réalités auxquelles il est susceptible de correspondre au cas où l'avenir apporterait effectivement un bouleversement social. Au fond on pense aujourd'hui à la révolution non comme à  une solution des problèmes posés par l'actualité, mais comme  à un miracle dispensant de résoudre les problèmes. La preuve qu'on la considère ainsi, c'est qu'on attend qu'elle tombe du ciel ; on attend qu'elle se fasse, on ne se demande pas qui la  fera. Peu de gens sont assez naïfs pour compter à cet égard sur les grandes organisations, syndicales ou politiques, qui avec plus ou moins de conviction persistent à se réclamer d'elle. Dans leurs états-majors, quoique non totalement dépourvus d'hommes de valeur, le regard le plus optimiste ne pourrait apercevoir l'embryon d'une équipe capable de mener à bien une tâche de cette envergure. Les cadres de second plan, les jeunes, ne donnent aucune marque qu'ils puissent renfermer les éléments d'une telle équipe. D'ailleurs ces  organisations reflètent une bonne part des tares qu'elles dénoncent dans la société où elles évoluent ; elles  en  renferment  même  d'autres  plus graves, à cause de l'influence qu'exerce sur elles à distance un certain régime totalitaire pire que le régime  capitaliste. Les petits groupements, d'allure extrémiste ou modérée, qui accusent  les grandes  organisations de ne rien faire et mettent  une persévérance si touchante à annoncer la bonne nouvelle, seraient  plus embarrassés encore pour désigner des hommes capables d'être les accoucheurs d'un ordre nouveau. On se fie, il est vrai, ou du moins on le feint, à la spontanéité des masses. Juin 1936 a donné un exemple émouvant de cette spontanéité qu'on avait pu croire tuée, en France, dans le sang de la Commune. Un grand élan, sorti des entrailles de la masse, ingouvernable, a desserré soudain  l'étau de la contrainte sociale, rendu l'atmosphère enfin  respirable, changé les opinions dans tous les  esprits, fait admettre comme évidentes des choses tenues six mois plus tôt pour scandaleuses. Grâce à l'incomparable puissance de persuasion que possède la force, des millions d'hommes ont fait apparaître, et d'abord à leurs propres yeux, qu'ils avaient part aux droits sacrés de l'humanité, ce que des intelligences  même pénétrantes n'avaient pu  apercevoir au temps où ils étaient faibles. Mais c'est tout. Sauf dans le sens d'un bouleversement plus profond, il ne pouvait y avoir autre chose. Les masses ne posent pas de problèmes, n'en résolvent pas ; donc elles n’organisent ni ne construisent, D'ailleurs elles aussi, profondément imprégnées des tares du régime  où elles vivent, peinent et souffrent.  Leurs aspirations portent la marque du régime. La société capitaliste ramène tout aux francs, aux sous, aux centimes ; les aspirations des masses aussi s'expriment principalement en francs, en sous, en centimes. Le régime repose sur l'inégalité ; les masses expriment des revendications inégales. Le régime repose sur la contrainte ; les masses, dès qu'elles ont droit à la parole, exercent dans leurs propres rangs une contrainte du même  genre. On voit mal comment il pourrait surgir des masses, spontanément, le contraire du régime  qui les a formées, ou plutôt déformées. On se fait une étrange idée de la révolution, à examiner la chose de près. D'ailleurs, dire qu'on s'en fait une idée, c'est beaucoup dire. À quoi les révolutionnaires croient-ils pouvoir reconnaître le moment  où il y aura révolution ?  Aux barricades et aux fusillades dans les rues ?  À l'installation au gouvernement d'une certaine équipe d'hommes ?  À la violation de la légalité ?  À certaines nationalisations ?  À l'émigration massive des bourgeois ? À la promulgation d'un décret supprimant la propriété privée ?  Tout cela n'est pas clair.  Mais  enfin il reste qu'on attend, sous le nom  de révolution, un moment  où les derniers seront les premiers, où les valeurs niées ou abaissées par le régime actuel surgiront au premier plan, où les esclaves, sans abandonner d'ailleurs leurs tâches, seront les seuls citoyens, où les fonctions sociales vouées aujourd'hui à la soumission, à l'obéissance et au silence auront les premières droit à la parole et à la délibération  dans toutes  les affaires  d'intérêt public.  Il ne s'agit pas  là  de prophéties religieuses. On présente un  tel avenir comme correspondant au cours normal de l'histoire. C'est qu'on ne se fait aucune idée juste du cours normal de l'histoire. Même quand on l'a étudiée, on reste pénétré par le souvenir vague des manuels d'école primaire et des chronologies. On se réclame de l'exemple de 1789. On  nous dit que, ce que la bourgeoisie a fait par rapport à la noblesse en 1799, le prolétariat le  fera par rapport à la bourgeoisie en une année non déterminée. On se figure qu'en cette année 1789, ou du moins de 1789 à 1793, une couche sociale jusque-là subalterne, la bourgeoisie, a chassé et remplacé ceux  qui géraient la société, les rois et les nobles. De la même manière, on croit qu'à un certain moment qu'on désigne sous le nom  de Grandes Invasions les barbares ont envahi l'Empire romain, ont brisé les cadres de l'Empire, réduit les Romains à un état  très subalterne, et pris le commandement partout. Pourquoi les prolétaires n'en feraient-ils pas autant, à leur manière ? En effet, il en est ainsi dans les manuels. Dans les manuels, l'Empire romain dure  jusqu'au moment où commencent les Grandes Invasions ; après quoi, c'est un nouveau chapitre. Dans les manuels, le roi, la noblesse et  le clergé possèdent la France. Jusqu'au jour où on prend la Bastille ; ensuite, c'est le Tiers-État. Cette notion catastrophique de l'histoire, où les catastrophes sont marquées par les fins ou les débuts de chapitres, nous l'avons tous  absorbée pendant des années ; nous ne nous en débarrassons pas, et nous réglons notre action sur elle. La division des manuels d'histoire en chapitres nous vaudra bien des erreurs désastreuses. Cette division ne correspond à rien de ce qu'on sait concernant le passé. Il n'y a pas eu  substitution  violente  des premières formes de la féodalité a  l’Empire romain. Dans l'Empire lui-même, les barbares s'étaient mis à occuper les postes les plus importants, les Romains tombaient peu à peu à des places honorifiques ou subalternes, l'armée se disloquait en bandes menées par des aventuriers, le colonat remplaçait peu à peu l'esclavage, tout cela bien  avant les grandes invasions. De même, en 1789, il y avait longtemps que la noblesse était réduite à une situation presque parasite. Un siècle plus tôt, Louis XIV, si fier  envers les plus hauts personnages, devenait déférent devant un banquier. Les bourgeois occupaient les plus hautes fonctions de l'État, régnaient sous le nom  du roi, exerçaient les magistratures, dirigeaient les entreprises industrielles et commerciales,  s'illustraient  dans les sciences et la littérature,  et ne laissaient guère aux nobles qu'un monopole, celui des fonctions d'officiers supérieurs. On pourrait citer d'autres  exemples. Quand il semble qu'une lutte sanglante substitue un régime à un autre,  cette lutte est en réalité la consécration d'une  transformation déjà plus qu'à moitié accomplie, et amène au pouvoir une catégorie  d'hommes qui  le possédaient déjà plus qu'à moitié. Il y a la une nécessité.  Comment pourrait-il y avoir rupture de continuité dans la vie sociale, puisqu'il faut manger, se vêtir, produire et échanger, commander et obéir tous les jours, et que tout cela ne peut se faire aujourd'hui que sous des formes sensiblement semblables à celles d'hier ?  C'est sous un régime  en apparence stable que s'opèrent lentement des transformations dans la structure des rapports sociaux, des changements dans les attributions des diverses catégories sociales. Les luttes violentes, quand elles se produisent, et elles ne se produisent pas toujours, ne jouent que le rôle de  balances ; elles donnent le pouvoir à ceux qui l'ont déjà. C'est ainsi, pour s'en tenir a ces deux exemples, que les grandes invasions ont livré l'Empire romain aux barbares,  qui s'en étaient déjà emparés du dedans, et que la prise de la Bastille, avec ce qui s'en est suivi, a consolidé l'État moderne, que les rois  avaient constitué, et livré le  pays aux bourgeois, qui y faisaient déjà à peu près tout. Si la révolution d'Octobre, en Russie, semble avoir crée de toutes pièces du nouveau, ce n'est qu'une apparence ; elle a seulement renforcé les pouvoirs qui déjà étaient les seuls réels sous le tsarisme, la bureaucratie, la police,  l'armée. Ce genre  d'événements abolit les  privilèges qui ne  correspondent à aucune fonction effective,  mais ne bouleverse  pas  la répartition de ces fonctions et des pouvoirs qui y sont attachés. Aujourd'hui, il pourrait bien arriver que les financiers, les spéculateurs, les actionnaires, les collectionneurs de sièges d'administrateurs, les petits commerçants, les rentiers, tous ces, parasites petits et grands, soient un beau jour balayés. Cela  pourrait bien aussi s'accompagner d'événements violents. Mais comment croire que ceux qui peinent en esclaves dans les usines et les mines deviendront, du coup, des citoyens dans une économie nouvelle ?  D'autres qu'eux seront les bénéficiaires de l'opération. Ceux qui prétendent appuyer de raisonnements, et même  de raisonnements scientifiques, leur croyance en une révolution se réclament tous de Marx. Le socialisme dit scientifique crée par Marx est passé à l'état de dogme, comme d'ailleurs tous les résultats établis par la science moderne, et on accepte une fois pour toutes les conclusions sans jamais s'enquérir des méthodes et des démonstrations. On aime  mieux croire que Marx a démontré  la constitution  future et prochaine d'une société socialiste, plutôt que de chercher dans ses  oeuvres si on y peut trouver même  la moindre tentative de démonstration. Marx, il est vrai, analyse et démonte avec une admirable clarté le mécanisme  de l'oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu'on ne peut guère se représenter comment, avec les mêmes rouages, le mécanisme  pourrait un beau jour se transformer -_ au point que l'oppression s'évanouisse progressivement... 

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 Fragments IV"

Le marxisme est la plus haute expression spirituelle de la société bourgeoise. Par lui elle  est arrivée à prendre conscience d'elle-même, en lui elle s'est niée ellemême. Mais cette négation à son tour ne  pouvait être exprimée que sous une forme  déterminée par l'ordre existant, sous une forme de  pensée bourgeoise. C'est ainsi que chaque formule de la doctrine marxiste  dévoile les caractéristiques de la société bourgeoise, mais en même  temps les légitime. À force de développer la critique de l'économie capitaliste, le marxisme  a fini par donner de larges fondements aux lois de cette même économie ; l'opposition contre la politique bourgeoise a abouti à revendiquer la possibilité d'accomplir le vieil idéal de la bourgeoisie, cet idéal qu'elle n'a réalisé que d'une manière ambiguë, formelle, purement juridique, mais de l'accomplir en luttant contre elle, d'une manière  plus conséquente qu'elle et vraiment concrète ; la doctrine qui devait à l'origine servir à anéantir toutes les  idéologies en démasquant les intérêts qu'elles recouvrent s'est transformée elle-même en  une idéologie, dont on devait par la suite abuser pour diviniser les intérêts d'une certaine classe de la société bourgeoise. Ainsi s'est répété le même  phénomène qu'au temps où la jeune bourgeoisie avait commencé sa lutte contre la société féodale et ecclésiastique.  Elle dût d'abord revêtir son opposition des formes religieuses de cette société elle-même, et, pour combattre l'Église, se réclamer du christianisme primitif. Au cours de sa lutte contre les deux autres ordres, la bourgeoisie prit conscience de former un ordre distinct, et montra ainsi que malgré  son opposition contre le régime  féodal, elle avait conscience d'en constituer une  partie intégrante (exactement comme la conscience de classe du prolétariat d'aujourd'hui, qui  s'est développée pour compenser une tendance non satisfaite à la propriété,  manifeste seulement l'état d'esprit bourgeois des prolétaires ; car le fait de penser par classes est précisément propre à la société bourgeoise). La bourgeoisie ne pût se libérer de cette idéologie religieuse, ecclésiastique et  féodale qu'à mesure  que la société féodale tomba en décadence.  Mais elle ne fit que purifier la représentation de Dieu des scories  qui s'y attachaient depuis le temps de l'économie  naturelle ; elle se fit un Dieu sublimé qui n'était plus qu'une Raison transcendante,  devançant tous les événements et en déterminant l'orientation. Dans la  philosophie de Hegel, Dieu apparaît encore, sous le nom d’« esprit du monde », comme moteur de l'histoire et législateur de la nature. Ce ne fut qu'après avoir accompli sa révolution que la bourgeoisie reconnut en  ce Dieu une création de  l'homme lui-même, et que l'histoire est l'œuvre propre de l'homme. C'est Ludwig Feuerbach  qui formula clairement cette idée ; mais comment « l'homme » arrive à  faire l'histoire,  c'est ce qu'il fut incapable d'expliquer. Car d'une juxtaposition d'hommes considérés seulement comme des êtres naturels ne peut sortir qu'un mélange d'actions, mais non pas un développement régulier et ascendant de l'humanité. La découverte première et décisive de Marx consista seulement en ce qu'il s'éleva au-dessus de l'homme  abstrait de Feuerbach et commença à chercher l'explication du processus historique dans la coopération des individus, dans l'union et la lutte, dans les « rapports » multiples qui existent entre eux. Cependant ce progrès de la pensée est encore à présent acheté, d'un autre point de vue, au prix d'un recul inconscient. Karl Marx n'a pu surmonter  l'« être humain » isolé de Feuerbach qu'en ramenant  dans l'histoire, sous le nom de « société », le Dieu que Feuerbach en avait éliminé. À vrai dire, Marx commence par nous présenter la nouvelle divinité sous une forme inoffensive, comme  « ensemble des rapports sociaux », c'est-à-dire comme réunion de toutes les relations individuelles  entre hommes concrets et actifs. Il souligne plus d'une fois que ces « rapports » sont bien entendu des produits empiriques de l'activité humaine, que leur « ensemble », si l'on tient absolument à donner un nom  spécial aux relations changeantes qui unissent  entre eux les hommes actifs, doit être regardé seulement comme un terme abrége désignant le résultat du processus historique. Mais  plus Marx analyse profondément le cours de l'histoire et les lois économiques, plus il modifie son point de vue, jusqu'à ce que, d'une manière imprévue, la « collectivité »devienne une hypostase, la condition des actions individuelles, une « essence » qui  « apparaît »dans l'action et la pensée des hommes  et « se réalise » dans leur activité. Elle constitue, à côté du  domaine « privé » de l'individualisme bourgeois, un domaine à part, celui du « général », et, en qualité de substance indépendante, est le fondement du premier ; par exemple la valeur d'un produit est déjà déterminée par elle, avant de se  « réaliser » dans le prix concret, empirique du marché. Et en  régime socialiste aussi, il y aura encore une certaine séparation entre les deux domaines. Qu'on réfléchisse seulement a la formule : « propriété individuelle sur la base d'une  possession collective de la terre et des moyens de pro- duction », formule qui définit l'ordre économique futur dans un passage connu du Capital. La distinction d'une sphère générale et d'une sphère individuelle est ici expressément formulée ; mais la représentation d'une « possession collective » n'est possible que  si l’on considère la « collectivité » comme  une substance particulière, planant au-dessus des individus, et agissant à travers eux. Si l'on conteste tout cela, qu'on examine de près la formule marxiste : l'existence sociale détermine la conscience. Elle contient plus de contradictions que de mots. Étant donné que ce qui est « social » ne peut trouver une existence que dans les esprits humains, « l'existence sociale »  est par elle-même déjà  conscience, elle ne peut déterminer en outre une conscience qu'il resterait d'ailleurs à définir. Poser ainsi une « existence sociale » comme un facteur de détermination particulier, sépare de notre conscience, caché on ne sait où, c'est en faire une hypostase ; et c'est en plus un bel exemple de l'inclination de Marx au dualisme. Mais si l'on veut considérer cette énigmatique « existence » comme un élément des rapports entre les  hommes, et qui dépend  de  certaines institutions, telles  que l'argent, on verra tout de suite clairement que  cet élément ne joue que comme résultat d'actes conscients accomplis par des individus, et par suite dépend de la conscience, loin de la déterminer. De plus, si Marx, contrairement a tous  les penseurs qui l'ont précédé, juge nécessaire de mettre à part une forme particulière de l'existence, qu'il nomme sociale, c'est donc qu'il l'oppose tacitement au reste de l'existence, à savoir la nature. "






mardi 29 mars 2022

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 "Ce qu'on nomme de nos jours, par un terme qui appellerait bien des éclaircissements, la lutte des classes est, de tous les conflits qui opposent des groupements humains, le plus concret, celui dont l'objectif est le plus sérieux. Pourtant la aussi interviennent parfois des entités purement imaginaires qui empêchent toute action dirigée, qui amènent presque tous les efforts à porter dans le vide, et qui presque seules suscitent le danger de haines inexpiables, de destructions inutiles, peut-être de tueries sans limites. La lutte de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent, lorsque le mode de commandement entraîne l'écrasement de la dignité humaine chez ceux d'en bas, est ce qu'il y a au monde de plus légitime, de plus motivé, de plus authentique. Cette lutte a toujours existé, parce que ceux qui commandent tendent toujours, qu'ils le sachent ou non, à fouler aux pieds la dignité humaine au-dessous d'eux ; la fonction de commandement, pour autant qu’elle s'exerce, ne peut pas, sauf cas exceptionnels, respecter l'humanité dans la personne des agents d'exécution. Si elle s'exerce sans aucune résistance, elle en arrive inévitablement 1s'exercer comme si les hommes étaient des choses, et encore des choses exceptionnellement souples et maniables ; car l'homme soumis a la menace de mort, qui est en dernière analyse la sanction suprême de toute autorité, peut devenir beaucoup plus maniable que la matière inerte. Aussi longtemps qu'il y aura une hiérarchie sociale, quelle que puisse être d'ailleurs cette hiérarchie, ceux d'en bas devront lutter et lutteront pour ne pas perdre tous les droits d'un être humain. D'autre part, la résistance de ceux d'en haut aux efforts surgis d'en bas, si elle est naturellement moins sympathique, repose du moins sur des motifs concrets. D'abord, sauf le cas d'une générosité assez rare, les privilégiés préfèrent nécessairement garder intacts leurs privilèges matériels et moraux. Et surtout ceux qui sont investis des fonctions de commandement ont pour mission de défendre l'ordre indispensable à toute vie sociale, et le seul ordre possible à leurs yeux est celui qui existe. Ils ont raison dans une certaine mesure, car jusqu'à ce qu'un nouvel ordre soit établi en fait, personne ne peut affirmer qu'il sera possible ; c'est précisément pourquoi un progrès  social petit ou grand n'est possible que si la pression d'en bas est assez forte pour imposer en fait des conditions nouvelles aux rapports sociaux. Il s'établit ainsi continuellement, entre la pression d'en bas et la résistance d'en haut, un équilibre instable qui définit à chaque instant la structure d'une société. Mais la rencontre de ces deux efforts opposés n'est pas une guerre, même s'il arrive que çà ou là il coule un peu de sang. Les colères y sont inévitables, mais non la haine. Elle peut d'un côté ou de l'autre, ou des deux côtés, tourner en extermination ; mais alors c'est qu'elle change de nature, et que les objectifs véritables de la lutte s'effacent de la  pensée des  hommes, soit qu’un désir aveugle de vengeance paralyse la pensée soit que l'intervention d'entités vides de sens donne l’illusion, toujours erronée, qu'un équilibre est impossible. Il y a alors catastrophe ; mais de telles catastrophes sont évitables. L'antiquité ne nous a pas seulement légué l'histoire des massacres interminables et inutiles autour  de Troie, elle nous a légué aussi l'histoire de l'action énergique et pacifique par laquelle les plébéiens de Rome, sans verser une goutte de sang, sont sortis d'une situation qui touchait à l'esclavage et ont obtenu, comme garantie de leurs droits nouveaux, l'institution des tribuns.  C'est exactement de la même manière que les  ouvriers français, par l'occupation pacifique des usines, ont imposé les congés payes, les salaires garantis et les délégués ouvriers. On ne peut pas énumérer toutes les abstractions vides qui faussent aujourd'hui la lutte sociale, et dont certaines risquent de la faire dégénérer en une guerre civile funeste pour les deux camps. Il y en a trop. On ne peut que prendre un exemple. Ainsi que peuvent avoir dans l'esprit ceux pour qui le mot « capitalisme» représente le mal absolu ? Nous vivons sous un régime  qui comporte des formes de contraintes et d'oppression parfois écrasantes ; des inégalités très douloureuses ; des masses de souffrances inutiles. D'autre part, ce régime est économiquement caractérisé par un certain rapport entre la production et  la circulation des marchandises, entre la circulation des marchandises et la monnaie. Dans quelle mesure exacte est-ce que ces deux rapports conditionnent les souffrances en question ? Dans quelle mesure ont-elles d'autres causes ? Dans quelle mesure l'établissement de tel ou tel autre système les allégerait-il ou les aggraverait-il ? Si on étudiait le problème ainsi posé, on pourrait peut-être apercevoir approximativement dans quelle mesure le capitalisme est un mal.  Comme  on reste dans l'ignorance, on rapporte toutes les souffrances qu'on subit ou qu'on constate autour de soi à quelques phénomènes économiques d'ailleurs perpétuellement changeants, et qu'on cristallise arbitrairement en une abstraction impossible à définir. De la même manière, un ouvrier rapporte arbitrairement au patron  toutes les souffrances qu'il subit dans l'usine, sans se demander si dans  tout  autre système de propriété la direction de l'entreprise ne lui infligerait pas encore une partie de ces souffrances ou même n'en aggraverait pas certaines ; pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de l'être humain accablé par des conditions de vie trop dures. Dans l'autre camp, une ignorance identique fait assimiler à des fauteurs de désordre tous ceux qui  envisagent la fin du capitalisme, parce qu'on ignore dans quelle mesure et à quelle condition  les rapports économiques qui constituent actuellement le capitalisme peuvent être  légitimement considérés comme nécessaires à l'ordre. Ainsi la  lutte  entre adversaires et défenseurs du capitalisme est une lutte d'aveugles ; les efforts des lutteurs, d'un côté comme de l'autre, n'embrassent que le vide ; et c'est pourquoi cette lutte risque de devenir impitoyable. La chasse aux entités dans tous les domaines de la vie politique et sociale apparaît ainsi comme une oeuvre de salubrité  publique. L'effort d'éclaircissement pour dégonfler les causes des conflits imaginaires n'a rien de commun avec celui des endormeurs qui tentent d'étouffer les conflits sérieux. C'est même  exactement le contraire. Les beaux parleurs qui, en prêchant la paix internationale, comprennent par cette expression le maintien indéfini du statu quo au profit exclusif de l'État français, ceux qui, en recommandant la paix sociale, entendent conserver les privilèges intacts ou du moins subordonner toute modification à la bonne volonté des privilégiés, ceux-là sont les pires ennemis de la paix internationale  et civile. Discriminer les oppositions imaginaires et les oppositions réelles, discréditer les abstractions vides et analyser les problèmes concrets, ce serait, si nos contemporains  consentaient  a un  pareil effort intellectuel, diminuer les risques de guerre sans renoncer à la lutte, dont Héraclite disait qu'elle est la condition de la vie."

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 Fragment II

"La question de la structure sociale se ramène a la question des classes. Jusqu'ici, dans l'histoire, l'on ne connaît que des sociétés divisées en classes, a l'exception des sociétés tout a fait primitives, où aucune différenciation ne s'est encore produite. Dès que la production est quelque peu développée, la société se divise en diverses catégories qui s'opposent les unes aux autres, et dont les intérêts diffèrent. L'opposition la plus marquée est celle qui existe entre les nonproducteurs et les producteurs, autrement dit entre les exploiteurs et les exploites ; car les non--producteurs consomment nécessairement ce que d'autres produisent, et par suite les exploitent. Le mécanisme de l'exploitation définit la structure sociale de chaque époque. Au reste, il va sans dire qu'une théorie matérialiste ne peut jamais considérer les exploiteurs comme de simples parasites ; dans toute société divisée en classes, l'exploitation du travail d'autrui constitue une fonction sociale, rendue possible et nécessaire par le mécanisme de la production dans cette société. Et une société sans classes ne pourra être réalisée que si l'on obtient une forme de production qui exclue une telle fonction. Au reste, une société quelconque ne se divise jamais simplement, en exploiteurs et en exploités, mais en plusieurs classes, dont chacune se définit par son rapport au fait fondamental de l'exploitation. On connaît, dans l'histoire, trois formes principales de société fondées sur l'exploitation : le régime de l'esclavage, le régime féodal et le régime capitaliste. On ne connaît qu'une forme de société sans exploiteurs, à savoir le communisme primitif, lié à une technique tout à fait arriérée. La question vitale qui se pose pour nous est de savoir si, a un niveau supérieur, avec une technique très développée, une production sans exploitation est de nouveau possible. Pour poser la question d'une manière correcte, il faut savoir étudier scientifiquement, non pas seulement les diverses  structures sociales, mais surtout les transformations qui remplacent une structure par une autre. "



samedi 26 mars 2022

Fragments. 1933 - 1938

 Fragment 1


"La situation où nous nous trouvons est d'une gravité sans précédent. Le prolétariat le plus avancé, le mieux organisé du monde a non seulement été vaincu, mais a capitulé sans résistance. C'est la seconde fois en vingt ans. Pendant la guerre, nos aînés ont encore pu espérer que le prolétariat russe, par son magnifique soulèvement, allait réveiller les ouvriers européens. Pour nous, rien ne nous permet de former un espoir analogue ; aucun signe n'annonce nulle part une victoire susceptible de compenser l'écrasement sans combat des ouvriers allemands. Jamais peut-être, depuis qu'un mouvement ouvrier existe, le rapport des forces n'a été aussi défavorable au prolétariat qu'aujourd'hui, cinquante ans après la mort de Marx. Que nous reste-t-il de Marx, cinquante ans après sa mort ? Sa doctrine n'est pas destructible ; chacun peut la chercher dans ses œuvres et se l'assimiler en la pensant à nouveau ; et bien que l'on répande de nos jours, sous le nom de marxisme, quelques formules desséchées et dépourvues de signification réelle, quelques militants remontent aux sources. Mais, bien que les analyses de Marx aient une valeur qui ne peut périr, l'objet de ces analyses, à savoir la société contemporaine de Marx, n'est plus. Le marxisme  ne peut vivre qu'à une condition, c'est que le précieux outil que Constitue la méthode marxiste passe de génération en génération sans se rouiller, chaque génération s'en servant pour définir le monde où elle vit. C'est ce qu'a compris la génération d'avant-guerre, comme  en témoignent la brochure de Lénine sur l'impérialisme et  plusieurs ouvrages allemands. Tout cela est malheureusement bien sommaire. Mais nous, depuis la guerre, qu'avons-nous fait à cet égard ?  On dirait, à lire la littérature du mouvement ouvrier, qu'il n'y a rien de nouveau depuis Marx et Lénine. Il y a cependant, « sur un sixième du globe », un régime  économique tel qu'on n'en a jamais connu ni suppose un semblable ; dans le reste du monde, la monnaie-papier, l'inflation, la part croissante de l'État dans l'économie, la rationalisation et bien d'autres changements sont venus modifier, et peut-être transformer, les rapports économiques ; nous vivons, depuis plus de quatre ans, une crise telle qu'il n'y en a  jamais eu de semblable. Que savons-nous sur tout cela ?  Pour moi, je ne  puis énumérer ces questions sans prendre conscience, avec un amer sentiment de honte, de ma  propre ignorance ; et par malheur il n'y a, à ma  connaissance, dans  la littérature du mouvement ouvrier, rien qui permette de croire qu'il y a, actuellement, des marxistes capables de résoudre ou même  de formuler clairement les questions essentielles que pose l'état présent de l'économie. Aussi ne faut-il pas s'étonner que, cinquante ans après la mort de Marx, les marxistes eux-mêmes traitent en fait la politique comme si c'était un domaine à part, à peu près séparé du domaine des faits économiques. Dans la presse communiste quotidienne, la division en classes, destinée chez Marx à expliquer les phénomènes politiques par les rapports de production, est devenue la source d'une mythologie nouvelle ; la bourgeoisie, notamment, y est une divinité mystérieuse et  maléfique, qui suscite les phénomènes dont elle a besoin, et dont les désirs et les ruses expliquent à peu près tout ce qui se passe. La littérature communiste plus sérieuse n'échappe pas entièrement à  ce ridicule, et cela même dans les groupements d'opposition, même dans certaines analyses de Trotsky. Et bien entendu, les  conceptions politiques, n'étant pas  appuyées sur l'économie et ne pouvant pas plus avancer dans le vide qu'un oiseau ne pourrait voler sans la résistance de  l'air, sont celles que nous ont léguées l'avant-guerre et la guerre. Le réformisme  reste ce qu'il a toujours été ; l'idéologie anarchiste aussi ; les syndicalistes révolutionnaires rêvent à la vieille C.G.T. ; les communistes orthodoxes et oppositionnels se disputent pour savoir qui imite le mieux le parti bolchévik d'avant-guerre. Tous traversent en inconscients cette période si neuve où nous sommes, période qu'aucune des analyses précédemment faites ne permet de définir, et où il semble que les corps soient seuls a vivre, alors que les esprits se meuvent encore dans le monde disparu de l'avant-guerre. "

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 "Comme il arrive toujours, la confusion mentale et la passivité laissent libre cours à l'imagination. De toutes parts on est obsédé par une représentation de la vie sociale qui, tout en différant considérablement d'un milieu à l'autre, est toujours faite de mystères, de qualités occultes, de mythes, d'idoles, de monstres ; chacun croit que la puissance réside mystérieusement dans un des milieux où il n'a pas accès, parce que presque personne ne comprend qu'elle ne réside nulle part, de sorte que partout le sentiment dominant est cette peur vertigineuse que produit toujours la perte du contact avec la réalité. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Dans les milieux qui se rattachent au mouvement ouvrier, les rêves sont hantés par des monstres mythologiques qui ont nom Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres ; les bourgeois rêvent d'autres monstres qu'ils nomment meneurs, agitateurs, démagogues; les politiciens considèrent les capitalistes comme  des êtres surnaturels qui possèdent seuls la clef de la situation, et réciproquement ; chaque peuple regarde les peuples d'en face comme des monstres collectifs animés d'une perversité diabolique."


"Là où les, opinions irraisonnées tiennent lieu d'idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c'est l'absence de pensée libre qui rend possible d'imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. "


"Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l'oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d'êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l'esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée."


"Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d'exercer une influence réelle, ces groupements, qu'ils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils prétendaient réformer ou abattre, à savoir l'organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l'individu, la séparation entre la pensée et l'action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l'utilisation de l'abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite. "



Oppression et liberté. Par Simone Weil

 "Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu'a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d'une évolution de plusieurs siècles. Jamais l'individu n'a été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes n'ont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes d'oppresseurs et d'opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l'impuissance et l'angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l'inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige. "



jeudi 24 mars 2022

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 " Or s'il y a au monde quelque chose d'absolument abstrait, d'absolument mystérieux, d'inaccessible aux sens et à la pensée, c'est la collectivité ; l'individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l'atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d'elle de l'ordre de l'infiniment petit. Si les caprices d'un individu apparaissent à tous les autres comme arbitraires, les secousses de la vie collective semblent l'être à la deuxième puissance. Ainsi entre l'homme et cet univers  qui lui est assigné par le sort  comme l'unique matière de sa pensée et de son action, les rapports d'oppression et de servitude placent d'une manière permanente l'écran  impénétrable de l'arbitraire humain. Quoi d'étonnant si au lieu d'idées  on ne rencontre guère que des opinions, au lieu d'action une agitation aveugle ?  On ne  pourrait se représenter la possibilité d'un progrès quelconque au seul vrai sens de  ce mot, c'est-à-dire un progrès dans l'ordre des valeurs humaines, que si l'on pouvait concevoir à titre  de limite idéale une société qui armerait l'homme contre le monde sans l'en séparer. "