dimanche 31 mars 2024

Lignes N° 72 : Ce qui vient...

 

« Ce qui vient vient » par Alain Hobé      Partie 2


Ce qui vient vient lorsqu'il s'annonce autant qu'il se produit. Lorsqu'il ne se cache pas moins de sa venue qu'il ne se montre au grand jour. Ce qui vient vient dans le grand jour de sa dissimulation ordinaire. Dans sa patiente intransigeance et sa sincère indifférence. Il ne vient pas sans 'estomper aux yeux de ses témoins. Sans être escamoté par sa venue même en redoublant son mouvement de sa contre-apparence, et constitue dès lors le non-événement du vaste événement de sa survenue. Vaste au point d'embrasser le regard tout entier, et le grand jour lui-même : une survenue trompeuse sur un moment comme elle l'est sur son étendue. Qui vient à point parce que personne n'attend qu'elle soit entièrement là, parce que ce qui vient ne fait que venir, invariablement, dans l'évidence de son invraisemblance et son ambiguïté. Parce qu'il s'avance allègrement, et s'avançant fait voir son aptitude à toujours s'avancer sans réellement atteindre un but, ou sans que quiconque puisse s'aviser de sa limite à lui ni de celle au-dehors à laquelle il pourrait se heurter. Donnant libre cours à la conscience malheureuse, et par là ressentimentale, d'une impuissance à surmonter les avanies d'époque : les exaspérations d'une communauté sociale étouffée par les accaparements capitalistes et les limites d'une géographie rapportée aux limites du globe.


Ce qui vient vient comme une nuit qui tombe avant la nuit, comme le long chien et loup qu'est l'inlassable impuissance à conjurer son hébétude devant ce qui semble être un sort. Devant cette nuit nouvelle à laquelle on paraît toutes et tous promis, disant : nous sommes déjà jugés, parce que toujours jugeables. Sauf à convenir ensemble, un jour, plus tard, et peut-être bientôt, que la vieille lune politique est désormais celle d'un aménagement de ce monde déjà là. Du purgatoire indéfini qu'il promet d'être. Et qu'il faut tout changer, pour que tout change, irréparablement.


Ce qui s'efface s'efface ailleurs. Ce qui s'efface est tout aussi disparaissant dans le mouvement de sa disparition. Ce qui s'efface et prend congé efface en même temps la forme de son absence, sous des dehors de survivance : ce que cache et soutient ce qui n'est plus. Ce qui s'efface s'éloigne et survit à la fois comme il renonce à la consolation dans ce qui semble un dernier geste et qui n'est que celui le précède et le relance. Ce qui s'efface et vient, ce qui s'en vient paraît comme entouré du nimbe ou de l'aura de sa fuite, amenuisé sous l'aspect d'une errance aux airs de défaite incessamment repoussée, rejouée même, et finalement gagée sur l'aptitude de toute une pensée, de tout un monde, de toute un enchevêtrement de lignes à la façon d'un enchevêtrement de voix, d'écrits, d'images, à ne jamais périr sans périr autrement : dans la gloire renversée de l'éternel retour.


Lignes N°72: Ce qui vient...

 

« Ce qui vient vient » par Alain Hobé      Partie 1


Ce qui vient. Ce qui s'annonce. Ce qui s'avance à la façon d'un événement sur lequel personne n'a prise. Ou qui ne permet plus que quiconque espère empêcher sa venue. Ce qui se présente aux mortels, aux foules, aux peuples, et qui prend forme à la façon d'une évidence. Animé de sa force intérieure et nourri de son expansion propre, en forme de fatum immanent à tout corps, physique ou symbolique, qui s'acharne à survivre, à perdurer. Ce qui vient, qui nous échoit comme animé de sa puissance à lui face à laquelle on n'aura pas été de taille à résister, ou si peu. Si petitement. Si pauvrement malgré les efforts consentis que cette résistance aura paru d'abord, et plus que tout, s'épuiser dans sa volonté propre. Et donc cruellement amenuiser, jusqu'à l'expiration, son devenir.


Ce qui obturer le deve nir dès lors que chacune et chacun, par la force des choses, sait ce qui vient. Dès lors que personne ne peut douter de ce qui, en toute dernière extrémité, vient, viendra, sera toujours à venir : la nuit grande et fermée, qui tombe incontinent. Donnant à voir la pauvreté de ce qu'on deviendrait sans prendre acte de la misérabilité de chaque instant, de chaque extrait du corps : la poussière destinale à laquelle le Qohèleth promet toute chair ayant fait effraction dans l'ordre du temps. Donnant à voir d'autant plus que ce qui vient s'impose au devenir, hypothéquant toujours déjà ce qui pourrait ne pasz venir pareillement, disant que ce qui vient est déjà dans la place : c'est de ceci qu'avec force il aura fallu faire exception pour que vivre ne soit pas qu'une attente angoissée dans l'antichambre du dernier des jugements sous l'autorité de ce qui sait, quand ce qui vient est annoncé par l'autorité du verbe haut, lointain, inaccessible, qui parle à notre place et décide en notre nom. Faire exception, et non pas abstraction, dans la mesure où vivre, accusant la longue agonie du dieu, n'aura trouvé de sens qu'à en finir, justement, avec le tribunal de la nuit grande et le lendemain toujours déjà vécu du repentir.


En finir avec ce passé toujours à venir, et toujours à revivre, de la faute et de la mortification qui lui est liée : c'est tout cela dont la révolution, l'esprit de la révolution, déclarait qu'il relevait du vieux monde échu, désormais déchu, cet ordre ancien préoccupé d'obérer le devenir par la dette du présent, cherchant à faire du monde un purgatoire à ciel ouvert, qu'il appartenait à la modernité de reléguer au rang de vieille lune. Alors le devenir ne pouvait qu'être entendu hors cette mort-là, proprement pitoyable : sa disârition de toujours dans la consommation du lendemain par le présent de la faute et la consommation du présent par le lendemain du rachat. Ce qui venait, dans cette acception-là, ne pouvait se concevoir qu'en ayant pris toute la mesure de la disparition, d'un effacement qui ne dit rien de ce qui vient. Il s'entendait comme ce qui vit, qui vient dans un devenir non oublieux mais exclusif d'un tel effacement. Il s'entendait donc comme ce qui serait tout sauf ce qui nous échoit : tout sauf ce qu'on sait toujours venant, vu qu'on ne peut rien en savoir. Tout sauf ce qui vient sans jamais être venu. Tout sauf ce qui nous menace au final dans sa forme ajournée.


Tous les arts, toute la littérature et toute la poésie auront porté la joie que c'est d'en finir avec le vieux jugement. Disant qu'il n'est pas d'enseignement devant lequel réprouver par avance ses désirs, pas d'authenticité dont édifier le mausolée, pas de monde déjà là dont il ne faille invalider les lois de la conservation : « changer la vie », comme a pu dire Rimbaud. Car les arts, la littérature et la poésie auront d'abord été ce qui contrevient. Parce qu'ils et elles auront toujours voulu répondre au paradoxe que c'est d'user ses forces à vivre ; cette aporie qui fait qu'on vient au monde et qu'on n'en finit pas d'y venir à la fois. Parce que ce sont eux, les arts, la littérature et la posésie, toute cette pensée n'ayant pas affiché son nom, qui auront ourdi le désaccord avec l'ordre du monde qui nous échoit et nous fait, prétend-il, tel qu'on est. Parce qu'elle n'aura jamais cessé de faire entendre, cette pensée, en quelle part misérable est forcément tenue la servitude des échéances et des obligations.


Toute cette pensée aura cherché à délivrer de la conditionalité du fait de vivre : hors soupçon, hors procès, hors jugement, cherchant à s'arracher à « l'homme malade parce qu'il est mal construit » qu'évoque Artaud. Pour proclamer une innocence affirmant, d'un bout à l'autre, que c'est toujours un premier jour auquel est invité tout être et toute pensée qui n'a pas voulu toujours déjà revivre la faute et le remords d'être au monde. Et c'est toute la pensée, toute la littérature et toute la poésie qui auront fait de ce qui vient ce jour nouveau, heureux jusque dans l'idée qu'il puisse advenir et prolonger, même de ses ombres et sa mélancolie, le devenir de tout être au-delà de lui-même. Par-delà le fleuve héraclitéen, au-devant de l'éternel retour du différen(d)t dionysiaque, dans la proximité de l'impossible : l'impossible auquel tout être est malgré lui, malgré tout, tenu.


Cette pensée de l'impossible heurtait la politique, édidemment. Elle heurtait la volonté réconciliatrice à laquelle la politique avait lié sa pratique. Et cependant, elle ne lui donnait pas moins à réfléchir, à infléchir ses prétentions à gouverner les gens de bout en bout. Parce qu'il s'agissait alors de faire d'eux autre chose que les sujets du pouvoir, dès lors que la politique ne pouvait que rencontrer la nécessité d'affronter la nudité singulière de l'individu aux prises avec la honte de n'être en vérité que soi, de naitre que soi : l'individu tout autant atterré de finitude que rempli de l'orgueil du vivant ; celui pour qui l'art, la littérature et la poésie auront permis de surmonter l'aporie qu'est toute présence au monde. Et non pas consoler d'elle au moyen des amusoires et des dévotions.


Or aux contradictions premières, ou natives (a quoi bon vivre et se former, se grandir par le savoir, puisqu'il faudra mourir un jour ? Pourquoi penser puique la pensée sans cesse se reforme et change ? Comme ne pas vouloir jouir de tout, maintenant, puisque l'âge un jour empêchera qu'on jouisse autant qu'on veut ? Etc), aux conflictualités intérieures et légitimes, aux antinomies qui n'auront cessé de nourrir la pensée, ce que devient aujourd'hui le pouvoir répond par le déni des dissonances et du désœuvrement : par l'assomption des solitudes et leur compensation sous l'effet des plaisirs régressifs ou des communions fascinées. Sous l'édredon comme cdans les flux. Dans les enfantillages et les frivolités non moins que dans les désirs et les effrois xcompulsifs auxquels est exposé l'individu de cette contemporanéité tout éblouie.


Le pouvoir aujourd'hui fait de l'individu cet être seul, dont l'existence est par nécessité bornée, conduite, administrée, dès lorsq qu'elle est, pour ce pouvoir, trop inconstante. Il ouvre un horizon qui n'est qu'étroit dès lors qu'il est donné, sécurisé dit-il, tant est certain le droit chemin des objectifs en direction desquels, avec lui, toute existence se tend. Tant est acquise aussi pour lui la certitude de ne pouvoir rien espérer qui ne soit entrepris. Tant rien n'est estimable qui ne soit investi : tant rien n'est estimé qui ne soit prifitable. En passant sous silence les dépenses improductives objectées par Bataille à l'ordre bourgeois. Faisant fi des enjeux proposés par la pensée : par ce qui se déduit d'un art, d'une littérature et d'une poésie n'ayant qu'un rapport très lointain avec ce loisir récréatif, cet art de plaire et de divertir par lequel la bourgeoisie trompe la viduité du conformisme et des nostalgies.


Si le goût des essences est à ce point marqué, si le conservatisme se donne des airs de principe d'existence, si le réactionnaire politique tient tribune à l'écran, dans la presse ou ailleurs et menace en faisant entendre sa passion de l'ordre et de l'immaculé, c'est que n'ont plus cours, en amont, les désirs autres, ceux dont était porteuse cette pensée révolutionnaire. Quelque chose s'est perdu des arts, de la littérature et de la poésie, qui, précisément, nous rappellent obstinément au souvenir de l'impur et de la part informe, manquée, maudité dirait Bataille, des corps, de leurs rapports et de la pensée même. Quelque chose s'est perdu qui en appelait à renverser le possible : il n'est guère permis d'espérer répondre au mot d'ordre de Rimbaud. Du moins pas dans l'organisation du monde actuelle où ce n'est guère que de changer de vie qu'il est question, sans toucher au milieu qui la détermine.


La contre-révolution d'aujourd'hui n'a pas moins de prétention anthropologique que n'en avait la révolution dont elle a pris la place. Le pouvoir qui la mène et mène avec elle la forclusion politique qui en est la condition, méprise une pensée qu'il a tout l'air de vouloir non pas brûler mais abolir à sa façon : neutraliser comme on embaume un corps glorieux dans sa morbidité. Toute une pensée reversée dans le grand recyclage, par le régime marchand, patrimonial aussi, de tout ce qui s'oppose à lui : un non-savoir qui n'est pas une ignorance assumée mais un placement du savoir spéculé. La reconfiguration de la pensée sous la forme d'un investissement. Non plus l'exception faite du jugement final par la pensée, mais l'exception faite de la pensée par le jugement de chaque instant sur fond de féerie numérique et de nostalgie conjuguées.


C'est ce non-savoir dont le pouvoir qui vient tend à donner la non-mesure : la non-mesure de ce qu'il est, la non-mesure de ce qu'on est. Ce qui veut dire : déboussoler. Déboussoler les corps et les esprits, déboussoler les mots. Désarmer la pensée, donc augmenter la part d'incertitude, donc d'anxiété, pour au final exalter les bonheurs de l'aveuglement. A commencer par l'aveuglement à ce qu'est ce pouvoir lui-même, ce qu'il veut, ce qu'il recouvre et qu'il suppose. Ce qu'il annonce aussi. Comme une morbidité d'avenir qui se veut désirable, offerte à celles et ceux dont il se veut ou se dit le gouvernement mais qu'au mieux il administre, il régente, il manage , sans jamais gouverner : celles et ceux qu'il dépossède du pouvoir de dépassement de leurs contradictions. Une population qu'embarque une expérience alors inintelligible. Une population sans la pensée seule à même de la sauver du désastre de la confusion. De l'effroi qui s'ensuit. De l'affolement qui l'emporte. Et la désespérance aprèsqu'est annulé le temps de la lente désillusion des paradoxes incombant à tout individu né pour mourir un jour.

samedi 30 mars 2024

"De la domination" N° 1 de Michel Surya

"Parce que ceux-ci confondent les choses, donnant à l'une le nom d'une autre: ils répondent de la démocratie quand c'est au capitalisme qu'ils en appellent. Ils se trompent donc en ceci: ils sauvent le capitalisme quand c'est la démocratie qu'ils prétendent défendre. Ils ne se trompent pourtant en cela: la défaite de toute critique un tant soit peu violente du pouvoir est telle que nul ne différencie plus le capitalisme de la démocratie. Que nul n'imagine même qu'a existé un temps, pas si lointain, où le capitalisme était à peine moins que le stalinisme l'hypothèque la plus lourde pesant sur la démocratie."


De la domination N°1 par Michel Surya

 "La complicité du pouvoir et des juges n'est pas invraisemblable. Il y a même fort à parier qu'elle est acquise, leur intérêt étant le même. Les juges qui encouragent le pouvoir dans son désir récent de se débarrasser des excès qui le condamnent, s'acquittent à bon compte de la suspicion d'administrer d'ordinaire une justice de classe - d'administrer la justice du pouvoir."


"L'intérêt des juges: sauvegarder le pouvoir dont même ceux qui le détiennent déméritent: être eux-mêmes le pouvoir, s'il ne reste qu'eux à dire à quelle hauteur il doit être exercé pour n'être pas accusable. Ce qu'ils sauvent, ne consentant pas que le pouvoir puisse être accusé: le pouvoir de juger lui-même."


"qu'il ait été un jour consenti à quiconque de juger, et c'est à la suspicion que tous sont du coup soumis."


Kafka l'a compris le premier: il n'y a personne qui ne doive être jugé dès lors qu'il n'y a personne qui puisse ne pas l'être".


"Les juges ont au moins ce mérite: ils mettent à nu les ressorts du seul jugement possible, c'est-à-dire du seul jugement acceptable selon le capital: l'argent juge l'argent, au moyen des règles dont se calculent les bénéfices. Tout autre bénéfice est illicite et appelle le droit".

De la domination: le capital, la transparence et les affaires. Par Michel Surya

 Avant-propos:

Des "affaires", tout invite à dire qu'il convient que nous sachions tout, et que ceux qui s'en sont rendus coupables doivent être connus et jugés. On le dit, le plus souvent sans passion, comme convaincus qu'il ne tient qu'à la vérité que nous voudrons ou ne voudrons pas faire sur elles pour que la démocratie se porte mieux ou plus mal. Nul n'en doute. On porte même à son crédit cette possibilité qu'elle offrirait de connaitre et juger ceux qui abusent d'elle. Il en est donc, et c'est le plus grand nombre, qui voient dans cette moralisation de la vie publique le signe que la démocratie elle-même se moralise. Se modernise. En fait, nul ne s'étonne de ce que les affaires ne disent rien de très précis ni surtout de très nouveau sur le système de domination qui l'emporte aujourd'hui sans partage; et rien sur ce dont elles sont l'enjeu vraisemblable.

la question est en effet celle de leur enjeu. Excès de la domination, les affaires seraient ce que l'acquiescement à celle-ci commande de condamner. Elles le seraient même au point de donner raison à tous ceux que la domination commandite (des juges, des journalistes) pour exiger que la vérité soit faite sur tout ce qui la lèse. Ou bien elles seraient la vérité elle-même de la domination, mais il y aurait en ce cas de l'ingénuité à vouloir l'en protéger.

La vérité est plus trouble. Il faut en former ici l'hypothèse: les affaires ne portent qu'apparemment tort à la domination. Elles sont au contraire le moyen de celle-ci s'est aussitôt saisie pour assainir les conditions de son exercice. Pour s'exonérer des excès qui la condamnaient. Et entreprendre la plus grande opération de justification idéologique jamais entreprise par elle.

une opération aussi subreptice n'en a pas moins été aussitôt conceptualisée. Et elle l'a été sous le titre de la "TRANSPARENCE". Il y a longtemps qu'aucun mot n'a joui d'un statut analogue. La domination attend de tous la transparence, et tous l'attendent de la domination. Comme si les affaires n'avaient été révélées que pour que ce mot surgît, on ne sait de quelle nuit politique qui ignorait qu'il pût servir des intérêts apparemment opposés. L'accord s'est fait sur lui. Un accord à ce point profond qu'il semble parfois qu'il n'y a pas de mot plus éloquent ni plus moral. On pourrait cependant soupçonner ce mot, au moyen duquel tous s'accordent aujourd'hui à conjurer les affaires qui menacent la démocratie, de ne la menacer pas moins qu'elles. Même d'être cela qui la menace le plus. Poussant à peine plus loin le paradoxe, tout invite à dire que la transparence est cela même que met momentanément en place la domination pour augmenter d'autant son empire, tout en faisant en sorte que nul ne sache quel il sera ni qui l'exercera. L'hypothèse en est-elle si hasardeuse? Elle ne l'est sans doute pas tant que les pages qui suivent ne tentent d'en établir la légitimité.

Des pages proposées en forme de variations. Variations brèves et désordonnées, comme il était sans doute inévitable dès l'instant qu'il s'agit de saisir des phénomènes récents autant que contradictoires; dès l'instant que ce dont il est question c'est de soupçonner le soupçon lui-même que la domination semble résignée à laisser se porter sur son exercice.

Trois parties constituent ce livre qui, parce qu'elles ont été écrites à des périodes différentes (de 1995 à 1998), font état de faits eux-mêmes différents. Du moins ces trois parties portent-elles toutes la trace de l'évolution d'un processus qu'on ne peut regarder à ce jour comme achevé. Dont on ignore quels développements nouveaux il est susceptible de connaitre dans l'avenir. les deux premières parties ( de la domination I et II) sont cependant assez profondément homogènes. La troisième peut être regardée, sinon comme distincte, du moins complémentaire: elle concentre l'attention sur la nature de la crise sociale de décembre 1995 et des crises sporadiques qui l'ont suivie. Non, bien sûr, sans rattacher l'analyse à celle qui prévaut dans les parties I et II; l'analyse de la rénovation et de l'affermissement des procédures de domination.


ces variations ont été écrites dans la proximité de la pensée de Jean-Paul Curnier. Nomme ici cet ami ne cherche pas à l'en rendre responsable; seulement à tenter de montrer comment la pensée n'est jamais tout entière réductible à celui qui lui donne sa signature."



Le livre à venir de Maurice Blanchot

 

"

« Doute pathétique, doute qu'il n'approfondit pas, car cette mort où il aperçoit tout à coup le principal obstacle à l'achèvement de son livre, dont il sait qu'elle n'est pas seulement au terme de sa vie, mais à l'oeuvre dans toutes les intermittences de sa personne, il évite de se demander si elle n'est pas aussi le centre de cette imagination qu'il appelle divine. Et nous en venons nous-mêmes à un autre doute, à une autre interrogation qui touche les conditions dans lesquelles vient de s'accomplir l'expérience si importante à laquelle est liée toute son œuvre. Cette expérience, où s'est-elle produite ? Dans quel « temps » ? Dans quel monde ? Et que est celui qui l'a éprouvée ? Est-ce Proust, le Proust réel, le fils d'Adrien Proust ? Est-ce Proust déjà devenu écrivain et racontant dans les quinze volumes de son ouvrage grandiose, comment sa vocation s'est formée, d'une manière progressive, grâce à cette maturation qui a fait de l'enfant angoissé, sans volonté et d'une sensibilité particulière, l'homme étrange, énergiquement concentré, rassemblé sur cette plume à laquelle tout ce qu'il a encore de vie, et d'enfance préservée, se communique ? Nullement, nous le savons. Au cun de ces Proust n'est en cause. Les dates, si elles étaient nécessaires, le prouveraient, puisque cette révélation à laquelle « le temps retrouvé » fait allusion comme à l'évènement décisif qui va mettre en branle l'oeuvre qui n'est pas encore écrite, a lieu – dans le livre – pendant la guerre, à une époque où Swann est déjà publié et composée une grande partie de l'ouvrage. Proust ne dit donc pas la vérité ? Mais cette vérité, il ne nous la doit pas et il serait incapable de nous la dire. Il ne pourrait l'exprimer, la rendre réelle, concrète et vraie qu'en la projetant dans le temps même dont elle est la mise en œuvre, d'où l'oeuvre tient sa nécessité : ce temps du récit où, bien qu'il dise « je », ce n'est plus le Proust réel, ni le Proust écrivain qui ont pouvoir de parler, mais leur métamorphose en cette ombre qu'est le narrateur devenu « personnage » du livre, lequel dans le récit écrit un récit qui est l'oeuvre elle-même et produit à son tour les autres métamorphoses de lui-même que sont les différents « moi » dont il raconte les expériences. Proust est devenu insaisissable, parce qu'il est devenu inséparable de cette quadruple métamorphose qui n'est que le mouvement du livre vers l'oeuvre. Et, de même, l'évènement qu'il décrit est non seulement événement qui se produit dans le monde du récit, dans cette société Guermantes qui n'a de vérité que par la fiction, mais événement et avènement du récit lui-même et réalisation, dans le récit, de ce temps originel du récit dont il ne fait que cristalliser la structure fascinante, ce pouvoir qui fait coincider, en un même point fabuleux, le présent, le passé et même, bien que Proust paraisse le négliger, l'avenir, puisqu'en ce point tout l'avenir de l'oeuvre est présent, est donné avec la littérature ».

dimanche 24 mars 2024

PERSÉCUTION n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Action de persécuter. Importunité continuelle. Délire de la persécution (relève de la pathologie). Au point de vue historique, on entend généralement par persécution les tourments, proscriptions, martyres subis par les novateurs. Lorsqu'une idée nouvelle, subversive, s'empare des foules, lorsqu'elle se propage et devient menaçante pour l'ordre établi, les vieilles forces du passé se coalisent contre elle ; la persécution naît automatiquement. « Quel est le persécuteur ? C'est celui dont l'orgueil blessé et le fanatisme en fureur irritent le prince ou les magistrats contre des hommes innocents, qui n'ont d'autre crime que de n'être pas de leur avis. » (Voltaire.) S'il y a eu persécution de Chrétiens par les Romains, il y a eu, par la suite, persécution des hérétiques par les chrétiens ; enfin, il y a toujours persécution des non-conformistes par les orthodoxes. Le croyant, le fanatique, voudrait arrêter l'évolution du monde au moment où il est arrivé lui-même. L'amant de la Liberté, au contraire, renversant toutes les barrières et tous les dogmes, va hardiment de l'avant. Mais rares sont les individus qui comprennent que l'univers est en perpétuelle évolution ; plus rares ceux qui aident à cette évolution ; innombrables sont les timorés qui, se figurant être « le sel de la terre », prétendent intégrer la vérité totale. Ces derniers deviennent dangereux lorsqu'ils se mettent dans l'idée de vouloir faire le bonheur de ceux qui ne le leur demandent pas. Alors ils emprisonnent, ils torturent, ils brûlent, ils accomplissent des « actes de foi ». « Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances ; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. » (Voltaire.) « La religion écrivait-il encore dans le dictionnaire philosophique au mot fanatisme - dans tous les temps a servi à persécuter les grands hommes. » Et plus loin : « Il y a des fanatiques de sang-froid ; ce sont les juges... » On pourrait résumer l'histoire de l'Humanité dans l'opposition des idées dominantes et des persécutions qu'elles ont suscitées. La société antique croula devant la mystique chrétienne. L'Eglise sentit passer le vent de la mort avec la Réforme et la Révolution. Le Capitalisme voit venir sa fin sous la poussée irrésistible des idées socialistes, communistes et libertaires. Et toujours l'organisme condamne, emprisonne, torture, persécute, avant de disparaître à son tour. L'Eglise dit avoir été persécutée pendant trois siècles. En réalité il y eut, pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, « de courtes et rares périodes de persécution effective » ; et nous lisons dans l'Encyclopédie que « les mesures de répression prises par l'Empire furent faibles et débonnaires, comparées aux persécutions infligées plus tard par l'Eglise aux hérétiques ». Les historiens catholiques exagèrent à dessein le nombre des persécutions. Il n'y eut pas, comme ils l'affirment, dix persécutions générales. Voici, en un résumé succinct, les événements de ce temps-là : Sous Néron (en 66-68) un seul chrétien fut persécuté à Rome : Paul (on ne peut admettre la persécution de Pierre, pure légende pontificale). Domitien (95) « jaloux de son pouvoir, prenait ombrage de tout ce qu'il ne comprenait pas. Il devint inquiet et cruel et se mit à persécuter les honnêtes gens, les citoyens qui regrettaient la liberté, les stoïciens qui prêchaient la vertu. (Tacite hist. I. 1.) Naturellement, les chrétiens étaient fort menacés par un pareil régime ; mais s'ils en souffrirent ce ne fut point spécialement à cause de leur religion. Il n'est point prouvé que Flavius Clemens et Domitilla qu'on a mis au rang des martyrs de ce règne fussent chrétiens. » Avec Trajan (107) il n'y eut aucune ordonnance spéciale contre les chrétiens. Trajan et Antonin ne méritent pas le nom de persécuteurs (Voltaire). Le rescrit de Trajan, adressé à Pline le jeune en 112, mentionne qu'il « ne faut pas faire de recherches contre les chrétiens » et que « dans nul genre d'accusation, il ne faut recevoir de dénonciation sans signature ». Et l'on voit sous ce règne, « les magistrats, lorsqu'ils sont indulgents, absoudre les chrétiens et les condamner lorsqu'ils sont cruels ou pressés par les excitations du peuple païen ». Adrien (118-138) et Antonin le Pieux ne prirent aucune mesure nouvelle contre les chrétiens. Sous Marc-Aurèle (161-180), le peuple, alarmé par des tremblements de terre et les inondations du Tigre et du Pô, exigea la punition des chrétiens, blasphémateurs des dieux tutélaires. La persécution sévit à Smyrne, Rome, Vienne et Lyon. Septime-Sévère (191-211), punit les conversions au christianisme, mais ceux qui étaient nés sous cette religion ne furent point inquiétés. Maximin le Thrace (235-238) ne persécuta pas les chrétiens spécialement à cause de leur foi ; et avec Philippe l'Arabe (244-248) l'Eglise jouit d'une paix complète. Jusqu'à ce moment-là, « le peuple seul provoquait les persécutions par ses plaintes et ses séditions ». Le nombre des martyrs fut peu élevé. Les écrivains chrétiens « Quadratus, Justin, Miltiade, Athénagore, Apollinaire, Méliton, Tertullien, Origène, publièrent des Apologies et des exhortations aux martyrs, dont une seule page aurait fait condamner au feu livres et auteurs, s'ils avaient été composés par des hérétiques, au temps où l’Eglise catholique était toute puissante ». Avec Decius (249-251) on assista à une persécution générale. Cet empereur entreprit de détruire la religion chrétienne; il fit rechercher les chrétiens et voulut les contraindre à abjurer leur foi. Gallus (251 ensuite des mesures plus cruelles que ses prédécesseurs. La persécution se ralentit avec Gallien (260-268) et Aurélien (270-280), mais sous Dioclétien (284-305) en 303, et sur les instances de Galérius, fut promulgué un édit, qui ordonnait de démolir les églises, de livrer et brûler les livres sacrés, d'exclure les chrétiens des offices publics. De plus, il était interdit d'affranchir les esclaves professant la religion chrétienne. Par un second édit, on eut pouvoir d'emprisonner les évêques et de les soumettre aux tourments. Par un troisième, on étendit ces mesures à tous les fidèles. La persécution fut atroce en Orient. Elle n'épargna que la Gaule, et l'on appela le règne de Dioclétien : l’ère des martyrs. Mais on ne résout rien par la force et la cruauté, quand l'Idée s'impose aux esprits ; en 311, Galérius, par impuissance à soumettre les chrétiens, leur accorde un édit de tolérance. Avec Constantin (312), le pouvoir va composer avec cette force naissante : le catholicisme, et va essayer d'en tirer profit. Les chrétiens ne seront plus troublés. Par l'Edit de Milan (313), on leur accorde « entière et absolue liberté de professer la religion chrétienne. » Dès ce moment, de persécutée, l'Eglise va se faire persécutrice. Force d'Etat au service de tous les maîtres, poursuivant son rêve de domination universelle, elle entassera, au cours des siècles, crimes sur crimes, horreurs sur horreurs. « Dans le système catholique, l'hérésie, ou seulement l'indulgence envers elle est un crime énorme, un crime de lèse-majesté divine à la répression duquel tous les fidèles ont le devoir de concourir. » (Encyc.) Et bientôt va se dresser le formidable appareil de persécution permanente : Le Saint Office de l'Inquisition (voir ce dernier mot). L'homme n'est plus libre. L'Eglise est présente à tous les actes importants de sa vie ; elle en profite pour le modeler, le diriger à son gré. Baptême, communion, mariage, maladie, mort sont des étapes où le prêtre s'impose, jette à. ses pieds la pauvre créature humaine faible ou désemparée. Par la confession, l'Eglise tiendra l'homme en perpétuel esclavage moral. « Le confessionnal vaut à l'Eglise une inquisition cent fois plus clairvoyante que tous les délateurs de la Rome païenne. Le prêtre, quand il le veut, peut tirer de la bouche de l'enfant ou du serviteur la dénonciation du père ou du maître. » (Encyc.) Il serait certainement fastidieux d'énumérer ici toutes les persécutions que fit subir l'Eglise à ceux qui s'opposaient (ou étaient soupçonnés s'opposer) à ses desseins. « Depuis le supplice de Priscillien (385) jusqu'à celui de François Ri supplices, de guerres, de massacres et d'exterminations. » (Encycl.) Et tout cela commis au nom du Jésus de Paix et d'Amour. Marquons rapidement les grandes étapes de cette route sanglante : l'hérésie d'Arius (318) coûta la vie à environ 300.000 individus. La querelle des iconoclastes et des iconolâtres (du VIIe au IXe siècle) en fit périr 60.000. L'impératrice Théodora fit égorger 100.000 manichéens (845). Les croisades coûtèrent la vie à 2 millions de chrétiens ; et le sang des Turcs coula pendant 8 jours lors de l'entrée des Croisés à Jérusalem (1099). Et voici la croisade des Albigeois (1209) ; les Vêpres Siciliennes (1282) ; le Supplice des Templiers (1300) ; les 4.000 Fraticelles, moines, mendiants brûlés par Clément V ; Jean Huss et les guerres des hussites contre les Impériaux (XVe siècle) ; le massacre des Vaudois (1545) (22 bourgs anéantis) ; massacres approuvés par François Ier (18.000 victimes) ; le carnage de la Saint innombrables procès contre les sorciers (400 sorcières brûlées à Toulouse en 1577) ; les Dragonnades (1685). Faut-il citer aussi toutes les exactions commises dans le Nouveau Monde ? (L'évêque Las Casas, par exemple, qui prétendit avoir immolé douze millions d'hommes à la religion chrétienne.) Faut-il citer toutes les guerres et toutes les révoltes suscitées par les Jésuites dans les pays lointains : Japon (1616), Chine (1750-1815-1839), Cochinchine et Tonkin (1837-1839) ? Ah ! malheur à ceux qui luttent pour la vérité, à ceux qui osent la clamer à la face du Monde ! Malheur au poète, à l'inventeur, au savant, au génie, si la chanson, la trouvaille, l'idée fulgurante jaillie de son cerveau heurte par trop les préjugés établis : l'immense bêtise est là qui le guette, et l'hydre de la persécution se dresse et le broie ! C'est Socrate, c'est Phocion, buvant la ciguë ; c'est Zénon d'Elée pilé dans le mortier ; c'est Michel Servet brûlé vif à Genève, par ordre de Calvin ; c'est Galilée, torturé par l'Inquisition ; c'est Vanini, torturé et brûlé à Toulouse comme athée; c'est notre grand Francisco Ferrer, fusillé par ordre des jésuites dans les fossés de Montjuich ; ce sont les douces figures de Sacco et de Vanzetti, ignominieusement persécutés par le capitalisme yankee. Et tous ceux-la ne sont que quelques unités parmi les plus marquantes de l'immense chaîne des martyrs de la pensée libre. A côté d'eux, combien d'obscurs sacrifiés, combien de suppliciés, d'emprisonnés par l'aveugle et impuissant et inutile Pouvoir établi ! Car la persécution va toujours à l'encontre du but qu'elle poursuit, en assurant automatiquement le triomphe de l'idée qu'elle combat. (Voir Répression.) –


Ch. BOUSSINOT.

PEUPLE (POPULACE, POPULAIRE) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


 

Le grec pléthos (peuple) vient du radical pléo (remplir). Ce qui est pléthorique est ce qui ne peut être rempli davantage. De pléo sont sortis aussi les latins plebs et plebis qui ont fait plèbe, et populus qui a fait peuple. Peuple et plèbe sont synonymes pour désigner la multitude, la foule, ce qui fait nombre dans tous les genres de la nature. On dit : un peuple d'étoiles, un peuple de fraisiers, le peuple singe (La Fontaine), comme le peuple de France ou de Paris, c'est-à-dire toute une population. On a distingué en appelant peuple la réunion de tous les hommes formant une nation, vivant dans un même pays et sous les mêmes lois, et plèbe la populace, le bas peuple, par opposition aux classes supérieures. A Rome, les patriciens étaient l'aristocratie, les plébéiens étaient le peuple. Cette division, à base toute politique, ne correspondait pas à celle d'aujourd'hui, des propriétaires et des prolétaires arbitrairement réunis sous l’appellation de peuple. Les plébéiens ne se distinguaient des patriciens que par leur origine, mais ils étaient, comme eux, des hommes libres et parfois aussi riches. Les patriciens étaient les descendants des premiers Romains ; les plébéiens, ceux de toutes les populations latines transplantées à Rome dans ses premiers temps. Les deux classes furent en lutte durant toute l'existence de la Rome antique. Quand la plèbe l'emporta, il s'établit ce qu'on a appelé la « démocratie romaine », qui n'a été que l'adaptation de la plèbe à l'aristocratie, le « collaborationnisme » des deux classes unies par leurs intérêts communs. Au-dessous d'elles étaient les prolétaires (proletarius), la basse classe des plébéiens sans fortune, mais oisifs, réduits à l'esclavage par la misère, n'ayant d'autre utilité sociale que de faire des enfants pour défendre la patrie, et les esclaves proprement dits (servus, servulus), étrangers conquis à qui le travail manuel était réservé et imposé. Après l'antiquité, le sens du mot peuple se restreignit de plus en plus devant la progression aristocratique, et surtout devant la mystique sociale que précisa et consacra le christianisme détaché de son esprit primitif d'égalité et de communisme. Larousse a pu dire fort justement que « l'histoire du peuple, c'est l'histoire de la misère ». Elle l'est et le sera tant que la misère n'aura pas complètement disparu, même des sociétés humaines où l'on a proclamé la mystification de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire de tous les citoyens de la nation une et indivisible. Il ne peut y avoir unité et indivisibilité là où persistent propriété et dépossession, oisiveté et labeur forcé, richesse et paupérisme, là où se perpétuent, même sous le nom de « démocratie », les abus et les inégalités des régimes aristocratiques. « Le peuple, aujourd'hui, c'est tout le monde ! », disent les démagogues qui, ayant bien dîné, n'admettent pas que quelqu'un ait faim. Non. Le peuple n'est toujours que ceux qui peinent, qui produisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les parasites.

Les parasites de jadis, pour qui le peuple était « la canaille », qu'ils méprisaient et fouaillaient insolemment, avaient au moins le mérite de la franchise ; ils n'avaient pas l'hypocrisie d’appeler ce peuple « souverain », et la bassesse de le flagorner pour escroquer ses suffrages et se moquer de lui ensuite. La mystique qui présida à l'organisation de la société chrétienne au moyen âge, a été formulée ainsi par La Chesnaye-Desbois, dans l'introduction de son Dictionnaire de la Noblesse : « Dans le droit naturel, les hommes sont égaux ; mais la force et la vertu ont fait les distinctions de la Liberté et de l'Esclavage, de la Noblesse et de la Roture. » Sauf la vertu qui n'a que faire dans cette histoire, la définition est exacte. Elle a été de plus en plus précisée dans les faits par l'organisation féodale de la société : en haut, la hiérarchie aristocratique de la noblesse laïque et ecclésiastique, depuis le plus petit baronnet et le simple moine mendiant jusqu'au roi et au pape ; en bas, le grouillement roturier du peuple composé des esclaves, des serfs, des croquants, des vilains, des valets, attachés à la glèbe, au métier, à la domesticité. En haut, les parasites que la force, et non la vertu, a pourvus de domaines et de revenus, la noblesse de sang, de distinction, d'origine, d'épée et de robe, dont le droit à ne rien faire était héréditaire et qui auraient dérogé, se seraient exposés à perdre les avantages de leur noblesse, s'ils avaient travaillé. En bas, toute la masse du peuple condamne à travailler pour eux, à leur obéir, à les servir. Il y avait ainsi, à la veille de la Révolution française, quatre cent mille nobles qui dévoraient la substance du peuple réduit au sort de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée ; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ». (La Bruyère.) La noblesse était d'autant plus méprisante pour le peuple qu'elle ne pouvait se faire d'illusion elle-même sur ses vertus. C'est toujours la peste qui se moque du choléra. Les termes de son mépris abondèrent contre les hommes qui portaient le poids de la malédiction divine du travail, alors qu'elle était érigée à l'honneur de ne rien faire. L'homme du peuple : « être puant sorti du pet d'un âne », disait-on au moyen âge, était : le manant, homme du terroir, de la cité, tenu pour grossier ; le roturier, qui fut d'abord le routier, l'homme des routes, et ensuite l'homme qui n'est pas noble, qui est sale, méchant, obtus ; le vilain, habitant de la campagne, roturier « sans honneur » qui a « moult de meschance » (E. Deschamps), et dont on disait :

« Oignez vilain, il vous poindra, Poignez vilain, il vous oindra. » le croquant, homme de rien, qualificatif appliqué par paysans, depuis la révolte de ceux de Guyenne, sous Henri IV : « Passe un certain croquant qui marchait les pieds nus. » (La Fontaine.) le butor, le maraud, le maroufle, le rustre, le rustaud, et cent autres soulignant la grossièreté du peuple. Tous se sont trouvés réunis dans ce terme : la canaille, venu de la chienaille (de chien), resté en usage après 1789, dans le langage aristocratique Les généraux, même sortis du peuple, disaient à leurs soldats : « Sabrez-moi cette canaille ! » dans les insurrections de février 1930, de juin 1848, de décembre 1851, où :

« La grande populace et la sainte canaille se ruaient à l’immortalité ! » (Aug. Barbier : « Les Iambes ») La Bruyère, parmi nombre d'autres, a exactement situé la position du peuple en face de la noblesse et de sa prétendue « vertu » en écrivant : « Qui dit le peuple dit plus d'une chose ; c’est une vaste expression et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse et jusqu'où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c'est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » La Bruyère a mieux précisé encore lorsqu'il a dit : « Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposés, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me parait content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux ; l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles, l'autre y joint les pernicieuses ; là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise, ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme. Celui-là a un bon fonds et n'a point de dehors ; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple. » Et il raillait de la façon suivante : « Un grand s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple : seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier. » La sagesse est en bas comme en haut ; la crapule est en haut comme en bas. Beaumarchais a dit, d'une autre façon que La Bruyère : « Aux vertus qu'on exige d'un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être des valets ? » En principe, le mot peuple correspond à l'idée de Nation, d'Etat, au groupement de tous les habitants d'un même pays vivant sous les mêmes lois. La voix du peuple est « la voix de Dieu », c'est-à-dire la vérité, et « la loi est la volonté du peuple ». Ce sont là les affirmations de la littérature démagogique, de tous les imposteurs qui, de tout temps, se sont moqués de la vérité autant que de la volonté du peuple. En fait, le peuple est « une réunion de sujets par opposition à souverain » (Bescherelle et Littré). Or, sous le souverain, qu'on appelle toujours « le père et le pasteur du peuple » si tyrannique soit-il, sous le maître : « en politique, le seul mot de droits du peuple est un blasphème, un crime », disait Bonaparte. Avant 1789, peuple se disait en France « de l'état général de la Nation, simplement opposé à celui des grands, des nobles, du clergé » (Bescherelle), et représenté par les paysans, ouvriers, artisans, négociants, financiers, gens de loi, gens de lettres qui figuraient le tiers-état aux états généraux. Mais le tiers-état devint de plus en plus le groupement des enrichis, des bourgeois qui se rapprochèrent des nobles et pénétrèrent dans leurs rangs en attendant de les supplanter pour former une nouvelle aristocratie, celle de l'argent, et de se tourner contre le peuple pour le mépriser à leur tour. La Révolution a proclamé, le 15 décembre 1792, la « souveraineté du peuple », remplaçant celle de la noblesse et faisant résider l'origine des pouvoirs politiques dans la Nation qui délègue ces pouvoirs à des hommes qu'elle choisit et aux conditions qu'elle leur impose. Sous cette Révolution, les orateurs et les amis du peuple étaient ceux qui parlaient pour le peuple et le défendaient devant les assemblées. On appelait ennemis du peuple ceux qu'on voulait perdre devant l'opinion et envoyer à l'échafaud. Mais lorsque la bourgeoisie eut consolidé définitivement sa puissance, la souveraineté du peuple ne fut plus que la souveraineté bourgeoise maintenue par la violence, tout comme avant 1789. Le mot droits du peuple continua à être un blasphème et un crime, tout comme les droits de l'homme et du citoyen qui ont été proclamés et ne sont pas appliqués, dans la république bourgeoise où l'on se moque de la « souveraineté du peuple » avec plus de cynisme que ne le firent jamais royauté, noblesse et clergé. Pauvre peuple souverain qui n'est capable, et n'a la possibilité, de « déléguer ses pouvoirs » qu'à des gens qui font de lui de la chair à travail, de la chair à plaisir, de la chair à canon de plus en plus « rationalisée » !... Le vrai peuple, toujours sacrifié, est toujours la classe inférieure, la partie la moins distinguée de la population, la moins instruite, la plus portée à se laisser mener par des préjugés, à se soumettre à une abrutissante résignation, et dont on exploite toujours l'ignorance et la crédulité. L'homme du peuple reste l’homme du commun qui ne sort pas de la classe subjuguée pour parvenir à la classe souveraine, il forme la masse de ces prolétaires qui semblaient à Balzac être « les mineurs d'une nation et devoir toujours rester en tutelle ». Lamennais, dont le Livre du Peuple demeure un des plus admirables cris de révolte de l'humanité sacrifiée, ne se laissa pas prendre à la confusion démagogique des classes répandue par les rhéteurs. Il écrivit : « La société se partage en deux classes distinctes, l'une investie de droits obstinément refusés à l'autre, l'une dominante et l'autre dominée, l'une généralement riche et l'autre généralement pauvre, et cette dernière reçoit particulièrement le nom de peuple. » Il y a un esprit-peuple qui est né de la terre, des hommes, des animaux, du travail, de tout ce qui est de source naturelle, qui n'a pas été défiguré par des conventions plus ou moins arbitraires, et qui flambe sous le soleil, qui a la mélancolie des échos des bois à l'automne, qui souffre de l'engourdissement hivernal, qui s'émeut devant les détresses, se révolte contre l'injustice, n'avance qu'en trébuchant parmi les chausse appelé « populaire », inventé par les fabricants de littérature, n'est qu'une caricature. On naît peuple, on ne le devient pas comme on devient bourgeois et aristocrate par une formation intellectuelle conventionnelle. Pas plus que la rivière ne remonte à sa source, l'homme ne redevient peuple quand il a été déraciné, surtout intellectuellement, qu'il a perdu contact avec le travail de la terre, celui de l'outil, avec la simple culture humaine qui seule engendre la véritable culture de l'esprit.

Un Léon Cladel portait en lui tout le lyrisme de l'esprit-peuple ; il éclate magnifique ment dans son œuvre. Son I.N.R.I. est un ecce homo autrement humain et pathétique que la victime de Pilate ; il n'est pas descendu du ciel et ne doit pas y remonter. Personne, parmi les révoltés contemporains, n'a mieux traduit que Cladel l'âme du peuple unie à celle de la terre. Un seul, avant lui, l'avait dépassé c'est Michelet. Michelet n'a pas seulement senti et décrit, vécu dans ses nerfs et dans son sang, la douloureuse histoire du peuple, - l'histoire de la misère, - il a senti, décrit et vécu aussi l'éternité de son espérance, de sa patience, de sa ténacité à construire et à reconstruire la ruche humaine que les frelons dévastent, à relever l'œuvre de salut humain que ses ennemis s'obstinent à détruire. La véritable histoire du peuple est dans les vingt-sept volumes de l’Histoire de France de Michelet, monument de justice à la gloire de la foule anonyme, de la multitude laborieuse, exploitée, saignée, écrasée, qui seule a fait la France, de sa sueur et de sa chair, à l'encontre des prétentions grotesques de ses rois et de leurs thuriféraires, mouches du coche et parasites malfaisants. Mais le plus pur de cette histoire, son âme, est dans le volume intitulé Le Peuple. Michelet y a pu dire dans sa préface : « Ce livre est plus qu'un livre, c'est moi-même. Je l'ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur », car « pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs... Moi aussi, j'ai travaillé de mes mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d'un sens. » Avant d'écrire des livres, Michelet en avait composé comme imprimeur ; avant d'être un maître-écrivain, il avait été un ouvrier manuel ; avant d'être censuré, suspendu, révoqué, chassé de ses emplois de savant et de professeur par les gouvernants au service des Jésuites, il avait vu les presses de son père brisées par les décrets contre l'expression de la pensée du premier Napoléon. Avant de voir la meute « bien pensante », et que sa mort n'a pas fait taire parce que son œuvre demeure plus que jamais vivante, hurler après lui, il s'était vu chômeur, il avait souffert avec les siens du froid, de la faim, de toutes les misères ouvrières. Il ne séparait pas les travailleurs les uns des autres, l'intellectuel du manuel, le savant du manœuvre, l'artiste de l'artisan : il ne divisait pas le peuple contre lui-même. Il ne craignait pas de dire qu'il voyait « parmi les ouvriers des hommes de grands mérites qui pour l'esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère ». Il avait dégagé la personnalité du peuple du fond des temps. Il l'avait découverte « parmi les désordres de l'abandon, les vices de la misère, dans une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rares dans les classes riches ». C'est dans « la faculté du dé les hommes » et juger du véritable héroïsme du peuple tant abusé par des maîtres égoïstes et criminels. Lorsqu'il se fut instruit par un labeur tenace, ce ne fut pas pour tirer un profit personnel d'une profession de pédant ; ce fut pour instruire les autres dans les voies de la vérité, de la liberté de l'esprit, où il s'était instruit luimême. Il apprit ainsi que « la difficulté n'est pas de monter, mais, en montant, de rester soi ». Il resta avec les Barbares, « les voyageurs en marche vers la Rome de l'avenir » et qui, s'ils n'ont pas la culture des classes supérieures momifiées dans un conservatisme corrompu, ont bien plus de « chaleur vitale » et apportent à la terre, avec leur sueur, leur « vertu vivante ». C'est de cette façon que Michelet travailla dans l'art à cette résurrection dont il donna une véritable formule « prolétarienne » que ne devraient pas oublier, aujourd'hui, les initiateurs d'un art prolétarien : « Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l'art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins un grand effort. Ils posent ordinairement le but plus haut, plus loin, que les autres, consultent peu leurs forces, mais plutôt leur cœur. » Et il ne craignit jamais, pour cela, de perdre des amitiés, de sortir d'une position tranquille, d'ajourner son « grand livre, le monument de sa vie », parce qu'il avait à parler et à dire ce que personne ne disait et ne dirait à sa place, à revendiquer pour ce peuple qu'il avait vu marcher, avec qui il marchait à travers la longue obscurité des siècles, le peuple de la Révolution dont l'Europe portait toujours en elle la « chaleur latente ». On pouvait encore parler de cette « chaleur latente », et des espoirs qu'elle entretenait en 1846, avant qu'on eût vu, en France, la République des capucins de 1848, le Coup d'Etat de 1851, la Commune, la IIIème République, et, dans toute l'Europe, la Révolution écrasée sous les bottes des cosaques et des hulans, les peuples conduits par leurs empereurs, leurs kaisers et leurs tsars, aux entreprises impérialistes puis, avec le concours des dictateurs démocrates, à la Boucherie Mondiale de 1914. On pouvait encore posséder à cette époque, où toute l'Europe bouillonnait de l'effervescence qui ferait surgir des barricades dans tous ses pays, cette conception mystique du peuple qui est la gloire de Michelet dans la pureté de son élan vers la fraternité. C'est le malheur de notre temps qu'une réalité odieuse lui interdise si sauvagement cette mystique, car l'humanité devra infailliblement y revenir, si elle ne veut pas disparaître dans l'ignominie définitive. Comme l'a écrit M. Monglond, Michelet possédait « cette faculté, qui fut chez lui prodigieuse, d'amalgamer sa propre vie, ses émotions, son âme solitaire, à l'âme de la France ». Visionnaire génial qui retrouva dans le passé le véritable destin du peuple et le lui montra dans l'avenir, il a été trop attaqué et il est toujours trop détesté par les hommes qui abusent le peuple pour ne pas avoir vu et dit juste. Pourquoi faut-il qu'il fasse contre lui l'accord du nationalisme et de l'internationalisme, le premier lui reprochant d'appartenir au second, le second lui faisant grief d'être du premier ? Aveuglement de la lutte des classes vue à travers l'ignorance des partis et la fureur des appétits ; produit convergent de la double mystique bourgeoise et ouvriériste (voir Ouvriérisme) aussi fausse d'un côté que de l'autre de la barricade, et qui ne tend qu'à mettre les uns à la place des autres dans la perpétuité de la haine et de l'exploitation de l'homme. La mystique de Michelet est au-dessus des deux autres, bourgeoise et ouvriériste, parce qu'elle est celle de la vérité. Par une voie qu'on pourrait appeler celle du « spiritualisme historique », celle du cœur et des sentiments, Michelet aboutit au même but que le « matérialisme historique » qui suit la voie de la raison et de l'expérience. Tous deux se rejoignent au même point ; Michelet l'appelle : « Fraternité ! », Karl Marx et Bakounine l'appellent : « Solidarité ! » Si Michelet a identifié les mots Peuple et Patrie, c'est en voyant dans la patrie la « grande amitié » de tous les travailleurs qui l'ont faite de leur intelligence et de leurs bras, et c'est en voyant cette « grande amitié » étendue au-delà des frontières, au-dessus des patries, dans la fraternité de tous les travailleurs de toutes les patries. Il ne lui venait pas à l'idée decomprendre dans cette « grande amitié » ceux qui avaient exploité et pressuré le peuple pour leur gloire malsaine et leurs appétits égoïstes, pas plus qu'il ne voulait y comprendre ceux qui avaient fait des idées de la Révolution un nouveau moyen de mystification du « peuple souverain ». La Patrie, et la « grande amitié » qui fait ricaner aujourd'hui tant de sots qui ne sont pas toujours des bourgeois, c'était la solidarité de tous ceux qu'unissait la volonté du bien commun opposée aux intérêts particuliers des rapaces. Solidarité admirable, si elle existait, mais utopique devant la réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, la Révolution qui devait unir tous les travailleurs les ayant divisés davantage ! Car la Révolution, au lieu de supprimer les grandes classes parasites, leur a seulement fait faire peau neuve, et elle a créé au-dessous d'elles, mais « collaborationnant » avec elles, de nouvelles classes de moyens et petits privilégiés qui ont multiplié les divisions. Aujourd'hui, malgré les théories démagogiques, le peuple ne forme plus qu’un mélange chaotique. D'une part ce sont, plus ou moins solidaires des parasites et des exploiteurs, des travailleurs qui ont accédé à la propriété et dont les intérêts ne sont plus ceux de leur classe. D'autre part, c'est une masse prolétarienne réduite à l'esclavage économique et pour qui il n'est d'égalité sociale que dans la mesure où ses composants peuvent en sortir individuellement pour devenir des travailleurs privilégiés. « Tout le monde travaille aujourd'hui ! » disent les démagogues. Mais voici : il y a les « travailleurs » milliardaires, et il y a ceux qui errent sans pain et sans abri ; il y a des « travailleurs » Citroën, Bata, Oustric, tous les nouveaux féodaux, et il y a les serfs de leurs entreprises qui demeurent les perpétuels esclaves. La réalité renverse les théories d'un démocratisme salivaire et périmé, car ce ne sont pas les théories qui font la réalité. Ce ne sont pas des théories qui ont fait les classes actuelles de ceux qui possèdent et de ceux qui n'ont rien, de ceux qui peuvent faire eux-mêmes leur destinée dans une mesure plus ou moins large et de ceux qui sont réduits à subir celle qu'on veut bien leur faire. Prétendre qu'ils font tous partie du « peuple souverain », c'est se moquer du monde. Le mot peuple, dont la terminologie est de plus en plus vide de sens précis, est ainsi devenu une entité. Le mot patrie n'est pas moins une entité parce qu'il ne correspond pas davantage à une réalité. Il y a eu, jadis, dans une certaine mesure, le sol sacré des ancêtres où la « grande amitié » des travailleurs pouvait trouver des racines plus ou moins profondes, s'alimenter de véritables motifs sentimentaux : le coin de terre où les morts reposaient sous la protection pieuse des vivants, la vieille demeure où les générations se succédaient dans la vie et le travail familiaux, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres du bord de l'eau, tout ce qui limitait l'horizon, faisait l'univers de gens qui ne sortaient généralement pas de leur « trou », ou y revenaient pour mourir. Aujourd'hui, les derniers vieux qui restaient au village sont morts. Les jeunes s'en vont et ne reviennent plus. La vieille demeure, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres, ont été démolis, abattus, les morts eux mêmes ont été chassés de la terre bouleversée pour construire des usines, des banques, des cinémas où viennent travailler, tripoter, s'ébattre, faire fortune, des étrangers au village, à la ville et même au pays, gens de passage ou qui font souche d'Italiens, de Polonais, d'Arabes, de Chinois, mélangeant les races, les caractères, les mœurs du monde entier. Il n’y a plus de patries, il n'y a plus de petites ou de grandes « amitiés » de clocher et de corporation ; il y a des classes qui sont en luttes et dont les intérêts sont tels que : l'ennemi, pour le prolétaire, n'est pas le prolétaire étranger, mais le patron compatriote et, vice-versa : l'ennemi, pour le patron, n’est pas le patron étranger, mais le prolétaire compatriote. A l'encontre de toute la blagologie conservatrice, nationaliste et démocratique, il n'y a plus de nations, - ce qu'on appelle la « Société des Nations » n'est que l’assemblée du capitalisme international réunie pour discuter de l'exploitation du prolétariat international -, il y a deux Internationales dressées l'une contre l'autre. Les aventuriers de la politique, les charlatans du patriotisme et de la religion, les rapaces de la finance et des affaires, les proxénètes de l'art et de la littérature, les cabotins du snobisme, les valets de plume de la presse, entretiennent à l'envi la confusion dans le cerveau brumeux du « peuple souverain », grâce aux degrés et aux aspects infinis que prennent la propriété et le travail, grâce aux ratiocinations sur l'élasticité des ventres et leur capacité. Quand des marchands de mitraille sont prêts, pour s'enrichir, à faire tuer des millions de leurs compatriotes ; quand des hommes prétendant parler au nom du peuple n'attendent que le moment de commander la boucherie ; quand des favorisés peuvent « gagner » vingt-cinq millions par semaine en exploitant le travail de misérables qui s'exténuent sans pouvoir vivre décemment ; quand la morale civique et religieuse reconnaît qu'il est « nécessaire » aux besoins de cer un jour le prix de la vie de cent familles, et quand la « charité » des philanthropes réduit des êtres humains à chercher leur subsistance dans les poubelles ; il n'y a pas de « peuple souverain », pas plus que de « grande amitié » dans la Patrie, « d'amour sacré de la Patrie » et « d'union sacrée » pour la défense de la Patrie !... Le jour où tous les prolétaires sauront ne plus obéir à des entités favorables à leurs exploiteurs, mais toujours décevantes pour eux ; le jour où ils cesseront. de se déchirer entre eux pour le profit de leurs ennemis ; le jour où ils sauront s'entendre contre ces ennemis ; ce jour-là il pourra y avoir de nouveau le Peuple des travailleurs unis dans une « grande amitié » rayonnante. Mais, qu'on ne s'y trompe pas. Si le cœur ne collabore pas avec la raison, si la Révolution qui jaillira de cette entente ne fait pas s'accorder ensemble le « spiritualisme historique » de Michelet et le « matérialisme historique » de Karl Marx pour le succès de l'œuvre entreprise : il n'y aura rien de fait. Le Peuple, quelle que soit la nouvelle défroque idéologique qu'on mettra sur son dos, demeurera le troupeau des vaincus, et l'histoire du peuple continuera à être « l'histoire de la misère ». POPULACE Toutes les qualifications méprisantes données au peuple sont exprimées dans le terme collectif : populace. La populace, disent les dictionnaires, est le bas peuple, la racaille, rebut du peuple. Dans une société où certains jouissent aux dépens des autres de faveurs illégitimes, il y a inévitablement, par voie de conséquence, les disgraciés illégitimes. L'extrême puissance et l'extrême opulence sont faites de l'extrême servitude et de l'extrême misère de ceux sur qui elles règnent. La populace a été dans toutes les sociétés constituées suivant cet arbitraire, Tenue dans l’ignorance, condamnée au vice en même temps qu'à la servitude, cultivée comme l’engrais de la monstrueuse végétation parasitaire des privilégiés, elle a toujours été l'instrument des démagogues. A Rome, elle était la vox populi, la sordida pars plebis, et faisait escorte aux Nérons qui la payaient avec les spectacles ignominieux du cirque. Aujourd'hui, elle est la racaille des nervis du « milieu », souteneurs des proconsuls de bars de vigilance, des conquistadores de la flibusterie politique, qui ont les poches ouvertes à tous les profits et là conscience fermée à tous les scrupules. (Voir Politicien). Elle est la farouche légion du vice et du crime qui entraîne à l'ochlocratie les démocraties banqueroutières incapables de l'arracher à ses hontes, de l'élever en l'instruisant, de lui rendre une dignité humaine, de l'empêcher d'étendre ses turpitudes à tout l’organisme social comme un immense lupus. La populace est en haut comme en bas, plus corrompue, plus vile et plus pourrie en haut, dans l'opulence des palais, qu'en bas, dans la hideur des bouges. Toutes les essences de Coty, le parfumeur du régime, ne peuvent effacer la tache indélébile. La populace a souvent joué un rôle dans l'histoire, parfois héroïque et noble, le plus souvent lâche et odieux. Si elle a plus d'une fois sauvé Rome, comme a dit V. Hugo, et ce n'est pas ce qu'elle a fait de mieux, car Rome ne méritait pas de vivre quand elle n'avait que ce soutien, elle l'a encore plus sûrement perdue. Elle a été le peuple soulevé contre lui-même plus que contre ses ennemis, le peuple se faisant son propre bourreau dans l'explosion aveugle de son inconscience et de sa cruauté. Si tant de révolutions ne produisirent pas ce qu'on en attendait, c'est qu'elles furent des déchaînements de la populace exaspérée par la misère ou excitée par des perspectives de pillage, mais nullement éclairée sur des buts révolutionnaires précis et préparés. De populace on a fait l'adjectif populacier - ce qui est de la populace -, et un néologisme, populacerie, dont le besoin ne se faisait nullement sentir.

POPULAIRE Cet adjectif désigne ce qui est du peuple, ce qui vient de lui, ce qui lui appartient, et ce qui est usité, répandu parmi le peuple. Sa signification suit celle de peuple dans toutes ses acceptions ; il est tout autant employé à faux quand on veut lui faire qualifier quelque chose de vulgaire, de bas. On appelle ainsi « art populaire » et « littérature populaire » un art et une littérature spécialement composés pour le peuple, qui affectent la vulgarité et la grossièreté populacières, et dont la niaiserie, l'infériorité, ne sont dignes que de la bassesse bourgeoise qui les produit. L'art et la littérature véritables, comme la pensée et le travail véritables, sont avant tout populaires, c'est demeurent que parce qu'ils viennent du véritable peuple, qu'ils expriment ce qui est véritablement humain. L'art et la littérature populaires sont de tous les temps, alors que ceux de l'aristocratie sont particuliers à des époques et périmés avec elles. (Voir Art et Littérature). Tout ce qui est humain est populaire, quelles que soient les conventions appelées « nobles » par lesquelles on veut détacher du peuple une partie de l'humain. Tout ce qu'ont produit les écoles philosophiques, artistiques, littéraires, n'a été durable, n'a mérité de fixer l'attention des hommes, que dans la mesure de ses attaches avec leur multitude, avec le peuple. On voit de nos jours se fonder des partis de « démocratie populaire » qui sont une sorte de contrepartie à d'autres dits d' « aristocratie républicaine » ! Cette abracadabrante terminologie politicienne, bien digne du muflisme qui y préside, ne fait que mettre en évidence les survivances des castes aristocratiques dans la prétendue démocratie où nous ne sommes pas fiers de vivre. (Voir Politique). On emploie substantivement le mot populaire à la place de peuple. On donne ce titre : Le Populaire à des journaux et… à des apéritifs! Populaire est plus familier que peuple. Plus familièrement encore on dit : le populo. Ce dernier mot ne vient pas de l'argot, comme on pourrait le croire. Le vieux langage français appelait populo un petit enfant gras et potelé. Dans la peinture et la sculpture allégoriques on voit fréquemment des populos portant des cornes d'abondance ou des guirlandes de fleurs. Parmi les dérivés de peuple et de populaire on a vu populicide, néologisme que la Révolution de 1789 produisit contre les ennemis du peuple, Popularisme - système de la popularité - est synonyme de démagogie. Populariser - rendre populaire - est synonyme de répandre, de vulgariser. –

 

Edouard ROTHEN.

PENSIONNAT n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


 

« Maison d'éducation qui reçoit des internes », dit le Larousse. Plus exactement : établissement où l'on débite, à doses mesurées, de l'instruction, de l'éducation et du mauvais rata. But mercantile de la part du directeur de l'établissement. « Tant d'élèves à tant de bénéfice net par élève, égale : tant. » Conséquence : chercher à augmenter le nombre des pensionnaires et, pour cela, vanter la pension, sa situation géographique, son exposition, la qualité de l'enseignement, la discipline « paternelle », l'absolue liberté de conscience ou l'observation rigoureuse des devoirs religieux (selon la clientèle fréquentée par l'établissement), etc. Réclame dans les journaux, envoi de prospectus ; et puis façade soignée : parloir aux murs décorés de « travaux d'élèves », de diplômes et médailles. Bureau directorial parfois luxueux. Rien n'est négligé de ce qui doit faire bonne impression sur les parents. (Ainsi, pour certains restaurants dont on doit bien se garder d'aller visiter les cuisines, si l'on veut conserver son appétit). Car trop souvent il y a un lamentable envers de décor : classes petites et mal aérées, réfectoires puants, cour minuscule, dortoirs où s'entassent un trop grand nombre de lits. L'enfant est jeté là (caserne, vie collective, promiscuité, prison), au moment où sa nature réclame impérieusement l'air, la lumière, de l'affection et la liberté. Il en est pourtant qui s'adaptent presque aussitôt ; et bientôt, sous leur uniforme maquillé « à l'ancien », ils prennent l'allure de jeunes forçats résignés à subir leur temps. Pour d'autres : les tendres, les délicats, les sensibles, - une minorité, - la vie de pension est une atroce torture. Tout les choque profondément : le coudoiement de camarades grossiers, l'autorité du « pion », parfois le parti-pris de professeurs qui les ont jugés paresseux un peu à la légère et qui ne savent pas revenir de leur erreur : « Chez les natures d'enfant ardentes, passionnées, curieuses, ce qu'on appelle la paresse n'est le plus souvent qu'un froissement de la sensibilité, une impossibilité mentale à s'assouplir à certains devoirs absurdes, le résultat naturel de l'éducation disproportionnée, inharmonique qu'on leur donne. Cette paresse qui se résout en dégoûts invincibles est, au contraire, quelquefois, la preuve d'une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. » (O. Mirbeau.) Ceux-ci subissent, le plus souvent, les mystifications et les brimades des grands. Et ce genre de vie aboutit à créer, selon les tempéraments, soit des résignés, soit des rêveurs à l'intense vie intérieure, soit aussi des révoltés, poussés à la vengeance et aux évasions. Que dire de l'éducation et de l’instruction reçues dans les pensionnats, sinon qu'elles participent du plan général de dressage de la jeunesse en vue de perpétuer le régime ? Proudhon disait : « Ce que les bourgeois veulent pour le peuple, c'est tout simplement une première initiation aux éléments des connaissances humaines, l’intelligence des signes, une sorte de sacrement de baptême intellectuel ; consistant dans la communication de la parole, de l'écriture, des nombres, des figures, plus quelques formules de religion et de morale ; - cela pour que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l'âme, la dignité de la conscience, pour n'avoir pas trop à rougir de l'humanité. » (Capacité politique des classes ouvrières.) « L'école est une garderie, l'école est un guignol, l'école est un atelier, l'école est un vestiaire intellectuel, l'école est un vestiaire politique... », écrivait Albert Thierry (Nouvelles de Vosves). (Voir les mots Education, Ecole, Internat, Orphelinat, etc.). Le pensionnat répond cependant à une nécessité... pour les parents, qui sont ainsi débarrassés de leur progéniture. Qu'y gagne l'enfant ? L'expérience précoce de la vie sociale avec toutes ses turpitudes. Dans les rapports quotidiens de maîtres à élèves et d'élèves à élèves, il apprend ce que peuvent être le travail ennuyeux et imposé, la patience, la rébellion, l'amitié, l'hypocrisie, etc., et surtout (d'élèves à élèves) les vices, inévitables à l'âge où la puberté le tourmente. L'onanisme, la pédérastie, le saphisme sont monnaie courante dans les pensionnats. O. Mirbeau, dans Sébastien Roch nous a montré ce qui se passait à l'école des Pères Jésuites Saint-François Xavier, de Vanves. Nous trouvons dans A nous deux, Patrie, une scène édifiante, vue par Colomer, en 1909, dans un dortoir du Lycée Louis le Grand, et Sylvain Bonmariage, dans La Femme Crucifiée, nous décrit les moeurs lesbiennes au couvent des Oiseaux : « Le vice y existait et s'y prélassait comme dans son royaume. » Est-ce à dire que l'enfant gagnerait davantage à la vie familiale ? Rarement. La solution de l'avenir est sans doute encore dans le pensionnat. Mais dans un pensionnat rénové. Et là, il faudra certainement s'inspirer des principes de F. Ferrer, de la Ruche de Sébastien Faure, sans doute aussi de l'expérience russe. Là maisons des enfants » recueillent les enfants dont les parents sont occupés à l'oeuvre commune ; mais, parfois, l'enfant est la triste victime de cette expérience. Dacha, la militante, - nous conte Gladkov (Le Ciment) - voit sa petite Niourka fondre « comme une bougie à la flamme ». Et c'est une intolérable douleur. « L'enfant ne vit pas que de lait maternel, l'enfant se nourrit aussi de tendresse maternelle. L'enfant se fane et se dessèche si le souffle de la mère lui est refusé, si la mère ne le réchauffe pas de son sang, ne lui parfume pas le petit lit de son odeur et de son âme. L'enfant est une fleur printanière. Niourka était une fleur arrachée à la branche et jetée sur la route. » L'important serait justement de ne pas arracher « les fleurs à la branche », et le pensionnat futur pourrait être la vaste abbaye de Thélème que nous rêvons, la Cité nouvelle, très grande, lumineuse, gaie, pleine d'arbres et d'oiseaux où, dans un maximum de liberté, l'enfant irait, ici, cueillir la tendresse maternelle et là, développer toutes ses facultés. La mère d'un côté - quand elle mériterait son titre de mère, - les grands amis éducateurs de l'autre ; l'enfant entre eux, dans cette famille agrandie, restant soi-même toujours, mais heureux, parce que vivant dans une atmosphère de confiance et d'amour. –

 

Ch. BOUSSINOT.

PENSÉE (ET ACTION) encyclopedie anarchiste de Sébastien Anarchique

 


Bien qu'elle soit rédigée en style lapidaire, la Déclaration des Droits de l'Homme est loin de définir d'une façon précise les conditions dans lesquelles pourra s'exercer la liberté de la pensée. A l'article 11, il est dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Que doit-on entendre par abus ? Plus loin, au nombre des dispositions fondamentales garanties par la Constitution, il est répété : « la Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : 5° la liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ou inspection avant leur publication... » Et, peu après : « comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir taire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant la sécurité publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société. » Les droits d'autrui, quand il est faible, ont toujours été fort mal préservés par la justice. Par contre, le vague des termes, sûreté publique, société, a laissé la porte ouverte à l'arbitraire, que l'on prétendait bannir de nos institutions. Ce n'est pas seulement, de ce fait, la possibilité d'expression de la pensée qui est mise en péril, mais la pensée même. Les préjugés spiritualistes de l’époque empêchaient de s'en rendre compte, et cette vérité est encore trop méconnue à notre époque. Ainsi, dans un récent article de Revue, nous lisons : « Soit dit en passant, sans paradoxe, dans toutes les sociétés, sous tous les régimes politiques, la liberté de pensée a régné, aucune société n'a véritablement violé la liberté de conscience, phénomène purement intérieur ; tous les régimes se sont montrés tolérants... parce qu'ils ne pouvaient faire autrement par la nature des choses. L'on n'a jamais violé que la liberté des manifestations extérieures : discours, cris, chansons, ports d'emblèmes, écrits, cortèges. Cette liberté-là, toutes les sociétés l'ont violée, tous les régimes la violeront. » Ces phrases expriment une erreur que l'examen des conditions du fonctionnement de l'esprit doit dissiper. Liberté de pensée et liberté de manifester sa pensée sont inséparables. Proudhon l'avait bien aperçu, lorsqu'il écrivait : « L'idée, avec ses catégories, naît de l'action et doit revenir à l'action, à peine de déchéance pour l'agent... contrairement à ce qu'enseignent l'orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, qui font de l'idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l'industrie n'est plus ensuite qu'une application. » Tout être vivant est un faisceau de tendances. « Sans arrêt, depuis sa naissance, avant cela même, dans le développement du germe, la vie consiste en ces mouvements spontanés et dirigés, que le milieu extérieur ne fait que stimuler, qui aboutissent à le modifier aussi à quelque degré, mais toujours se suscitent l'un l'autre en vertu de nécessités intérieures ; on peut les nommer indifféremment, et selon les points de vue, fonctions, instincts ou tendances. » (D. Parodi.) En nous assimilant à l'être que nous voyons vivre sous nos yeux, nous pouvons dire que l'aspect intérieur qu'ont pour lui ces mouvements spontanés répondant aux stimulations extérieures qui libèrent son énergie propre, est l'élément primordial, la substance de sa pensée. Activité et pensée sont les deux faces complémentaires du comportement de l'être, les composantes de sa vie. « L'activité de l'esprit consiste dans la vie des idées ; les idées sont des êtres vivants, c'est-à-dire qu'elles ne s'épuisent ni dans leur apparition, ni même dans leurs transformations intérieures ; elles agissent ; même elles sont elles-mêmes une action extérieure, un mouvement. Concevoir une lettre adressée à un ami, c'est déjà commencer à lui écrire, réaliser les actes nécessaires pour faire ce qui est imaginé. L'action extérieure est la prolongation de l'idée, l'idée elle-même vue du dehors. » (L. Brunschvicg.) L'effet du stimulus extérieur est de provoquer l'attention corrélative à la sensation. Or, l'attention est la prise d'une attitude, la suspension de mouvements en cours, une nouvelle orientation de la tête et du regard, l'activation de certains muscles. A des mouvements presque imperceptibles, l'observateur exercé reconnaît l'éveil d'une pensée. On a dit que les tendances de l'être vivant inclinaient toutes également, en dernière analyse, à conquérir l'univers à multiplier sa formule individuelle, à imposer au milieu son propre rythme. C'est sans doute là l'aspect extérieur de la vie. Au dedans, l'activité se traduit par la recherche de l'équilibre avec le milieu, absorption et assimilation quand la chose est possible, harmonisation des rapports dans le cas le plus général, harmonie constamment compromise, constamment rétablie. Dans la vie psychique, cela se traduit par la persuasion d'autrui, la propagation de son idée ou l'assimilation de la pensée des autres, en un mot, par l'échange libre des pensées. Toute idée, aussitôt conçue, se manifeste-t-elle par un acte ? Ce qui caractérise les êtres les plus élevés en organisation, c'est la faculté de différer l'action, de freiner les mouvements instinctifs non rationnels pour les corriger en tenant compte de l'expérience passée. L'énergie activée par l'impression venue du dehors est tenue en réserve, associée à d'autres pour n'être libérée qu'au moment le plus favorable ; le geste automatique ne s'accomplit pas. « Brusquement, l'idée de l'acte se sépare du mouvement organique et attire l'attention de l'esprit. Au lieu d'être une source d'impulsion vers le dehors, elle revient en quelque sorte sur ellemême, et devient le point de départ de la réflexion. L'action à laquelle conduit la tendance est alors une action intellectuelle ; elle consiste à coordonner par rapport à l'idée initiale d'autres idées secondaires qui sont en relation avec elle... L'intervention de la réflexion a ainsi transformé et élargi le caractère de la tendance. A l'idée initiale est suspendue maintenant une série de mouvements successifs... » (L. B. déjà cité.)

Ainsi, le freinage de l'acte impulsif, lorsqu'il a son point de départ dans l’individu impressionné lui-même, loin d'être un renoncement à l'activité, est, au con traire, la préparation à une activité extérieure plus intense et plus efficace. Que va-til advenir si l'arrêt vient de la rencontre d'une force extérieure prépondérante abolissant la tendance individuelle? Ce qui réalise le mieux la suppression de l'activité de l'homme, c'est son retranchement du milieu social où il vit normalement : la réclusion. Or « l'homme ne peut se suffire à lui-même en plein isolement. Son intelligence est incapable de se développer pleinement si, par les messages de la parole, de l'écriture, elle n'entretient correspondance avec les intelligences contemporaines et proches... » En cas de réclusion, « l'expérience a montré que c'était là une insigne cruauté et que les condamnés mouraient bientôt ou sombraient dans la démence » (Dr Desfosses). Plus l'individu est inculte, plus la séquestration le dégrade. Chez l'homme civilisé, le geste symbolique, le geste descriptif sont l'accompagnement ordinaire de la parole. Chez le primitif, ils sont l'essentiel du langage : sans mimique pas de compréhension réciproque. Bien plus, le langage tout entier est une action dramatique évoquée par la voix et le geste, devant l'interlocuteur. Un Boschiman est bien accueilli et embauché en qualité de pâtre par un blanc qui ensuite le maltraite. Il s'enfuit et est remplacé par un autre qui se sauve à son tour. Voici, d'après Wundt, comment il raconte le fait : « Boschiman-là-aller, ici-courir-vers-blanc, blanc-donner-tabac, Boschiman-aller-fumer, blanc-donner-viande, Boschimanaller-manger-viande, se-lever-aller-maison, Boschiman-aller-faire-paître mouton blanc, blanc-aller-frapper-Boschiman, Boschiman-crier-fort-douleur, Bos aller-courir-loin-blanc, Boschiman-ici-autre, lui-faire-paître-moutons, Boschimantout-à-fait-partir. » La phrase n'est qu'une suite de simulacres d'actions, une succession d'images concrètes, de faits vécus. Une foule se comporte comme un homme primitif ; pour qu'une pensée commune naisse chez elle aussi bien que pour qu'elle s'exprime, il faut les cris, les gesticulations, les manifestations d'ensemble. Faire obstacle à l'expression tumultueuse chez celle-là, c'est stériliser la pensée. Si, au contraire, chez l'homme cultivé, l'idée non productrice d'effets immédiats se réfléchit, se multiplie, le résultat, bien que différé, finit pourtant par être le même lorsque aucune voie ne s'ouvre à l'expansion du flot d'énergie mentale qui s'est accumulé. La déchéance intellectuelle est fatale. La suppression totale de l'activité n'est pas la seule manière de réduire la sphère intellectuelle ; c'est même la moins usitée. La coutume, la loi, l'opinion publique atteignent au même résultat, en imposant à l’homme des actes monotones, des gestes rituels qui, même s'ils ne sont pas en opposition avec ses tendances naturelles, envahissent le champ de la conscience, au détriment des autres aspirations. Religions, castes, Etats usent de ce procédé pour assurer leur empire. Obligation d'avoir une attitude respectueuse en présence de cérémonies publiques multipliées à dessein - c'est ainsi que sous l'Ordre Moral, on courait quelque risque à ne pas se découvrir au passage d'une procession -, application apportée dès l'enfance à la répétition fréquente des gestes et paroles rituels ; attention ramenée périodiquement sur des conceptions mystiques par des appels bruyants, telles sont les contraintes que les clergés ont toujours imposées à l’élargissement de l'horizon intellectuel. En milieu confiné, la pression d'un voisinage routinier achève de comprimer toute imagination novatrice. Tous les groupements autoritaires ont eu recours à l'exécution de manœuvres standardisées, de gestes mécaniques pour conduire la pensée dans une voie unique. La recherche de cette fixation fut le véritable motif pour lequel, contre tout bon sens, les dirigeants ont toujours réclamé la prolongation du service militaire. C'est à cet assujettissement auquel ont été soumises deux générations qu'il faut attribuer pour une large part l'affaissement intellectuel et moral des civilisés européens. Dans d'autres castes : administration, magistrature, des cérémonies mondaines au déroulement stéréotypé, détournaient leurs membres de l'étude et d'un développement original, et atteignaient le même but moins sûrement cependant. Ce qui agit dans le même sens sur la population ouvrière, c'est la rationalisation irrationnelle en vogue aujourd'hui, mais inaugurée dès l'introduction du machinisme. Ici encore nous sommes en présence d'une répétition automatique d'actes monotones qui ne tardent pas à perdre tout intérêt pour qui les accomplit. Les défenseurs de la rationalisation prétendent que précisément cet automatisme libère l'esprit qui peut vaguer à son aise. Erreur : une succession d'images n’est qu'un simulacre de pensée lorsqu'elle envahit un cerveau astreint à ne pas détourner son attention d'un mouvement ininterrompu. L'idée n'est nullement indépendante du jeu de l’appareil musculaire. Notons, en effet, que bon nombre de physiologistes contemporains admettent que l'énergie nerveuse, aliment de tout psychisme, s'élabore autant dans le muscle que dans le système nerveux qui serait avant tout un organe de concentration et de conduction. Même si ces vues ne représentaient pas encore toute la vérité, il reste que le fonctionnement du nerf et celui du muscle sont accordés quant à leur rythme A la contrainte de l'opinion, de la coutume, de la caste, de la pratique industrielle, vient s'ajouter celle de l'Etat et de sa législation répressive. Nous ne mentionnerons que les lois du 16 mars 1893, 12 décembre 1893 et 28 juillet 1894, dites lois scélérates. Il suffit de préciser qu'elles punissent la manifestation la plus discrète, la plus intime de la pensée : une simple conversation, dénoncée par un seul interlocuteur sans autre appui à cette unique déclaration qu"un ensemble de charges dont la nature et le poids sont laissés à l'appréciation du juge. La loi frappe des conceptions intellectuelles, apologie de certains actes en général, sans viser quiconque, alors que les opinions exprimées ne sont traduites ni par des actes ni par des faits dommageables à autrui. Oppressives pour la pensée, ces lois ne sont pas moins dangereuses pour la société. Exprimée, discutée, contredite, l'idée, si elle est fausse, est abandonnée par son auteur qui, tout au moins, perd confiance dans la possibilité de sa réalisation. Ruminée, dans la solitude par quelqu'un qui a plus de caractère que de jugement, elle aboutit à des conséquences désastreuses pour tous. La propagande, à notre avis, ne s'est pas assez obstinément appliquée à poursuivre l'abolition de ces lois. Jusqu'ici, les gouvernants n'ont pas osé en faire une application intégrale ; mais le fascisme est là, guettant l'occasion. Si l'action est le germe et l'accompagnement obligé de la pensée, il paraît tout aussi évident que l'action· sans la pensée est inconcevable. Cependant, cela n'a pas été aperçu de tout temps : « Dès l'abord, l'action de l'homme s'est, pour l'essentiel, appliquée au réel. » C'était, nous l'avons vu, la condition préalable de la manifestation de la pensée réfléchie. Mais l'erreur, à certaines époques, fut de regarder comme étrangers l'un à l'autre le domaine de la Pensée et celui de l'Action. Tout montre que, au contraire, la pensée s'est d'abord exercée de préférence sur le fictif et l'imaginaire... Les mots, les sens que l'homme leur a forgés... ont engendré bien des pseudo-problèmes, dont certains encom inutile, non seulement la philosophie, mais jusqu'à la science... Seule, la parole a permis à l'activité technique de se transmettre et d'assurer son progrès ; seul, le progrès des techniques a contraint la parole à abandonner ses illusions et à limiter le monde verbal à ce rôle de substitut, d'équivalent maniable du monde réel, dans lequel il est indispensable au libre et plein exercice de la pensée. » (Dr Ch. Blondel, mars 1931.) De nos jours, l'école pragmatiste a prôné encore le primat de l'action. Elle n'arrive qu'à justifier le succès obtenu par tous les moyens, l'odieux arrivisme. Contre elle maintenons notre conception, héritée de Proudhon, à la fois réaliste et idéaliste : pas de pensée qui n'ait son point d'appui dans l'action ; pas d'action qui ne puisse trouver sa justification dans la mise en œuvre d'une pensée logique et créatrice. C'est, d'ailleurs, d'un processus semblable que découle toute notre connaissance. Elle part d'une synthèse intuitive, perception d'un ensemble que notre esprit analyse pour reconstituer finalement l'objet, grâce à une nouvelle synthèse élaborée. Dans le champ de la perception, l'objet est saisi comme un ensemble, et d'autre part chez tout homme, et plus visiblement chez l'enfant, la perception est accompagnée d'un désir, d'une tendance, d'un mouvement de préhension. L'esprit décompose cet ensemble, découvre des similitudes entre les parties disjointes, aussi bien qu’avec les éléments analogues issus d'analyses précédentes. Il reconstitue enfin, par une ultime synthèse, l'objet primitif, en acquiert la compréhension, c'està-dire l'incorpore à sa personne aux fins d'utilisation d'instrument d'un acte ou immédiat ou différé. La contemplation que l'activité n'accompagne pas aboutit à l'anéantissement de l'être. Toutes les démarches de notre esprit peuvent se représenter par la même formule, symbole d'expansion, de mouvement et non de contrainte, d'immobilité. - G. GOUJON. PENSEE (LA LIBRE) Il existe, chez beaucoup de militants d'extrême avant-garde, une sorte de prévention contre la Libre Pensée. Non pas, certes, contre son idéal ou ses conceptions, mais contre le groupement en lui-même. On commence pourtant à s'apercevoir que l'organisation est nécessaire - et presque indispensable - dans tous les domaines de l'action. Sans organisation, il est bien difficile de coordonner les efforts, de les intensifier, de travailler avec méthode et d'obtenir des résultats durables et féconds. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la Libre Pensée, c'està-dire pour l'action anticléricale et antireligieuse ? Si le groupement a fait la preuve de son utilité sur les terrains coopératif, syndical, politique, pourquoi ne serait-il pas appelé à rendre également des services aux adversaires des Eglises ? Leur besoin de s'associer devrait être, au contraire, d'autant plus vif, qu'ils ont à combattre un adversaire très puissant, très riche et surtout très discipliné. L'Eglise romaine, en particulier, tire les trois quarts de sa force de son organisation autoritaire et de sa hiérarchie sévère. Ses dogmes puérils et ses légendes grossières se seraient écroulés depuis longtemps, si les croyants et les prêtres n'étaient aussi savamment embrigadés. Il est un peu enfantin d'imaginer que l'on pourra venir à bout d'un tel adversaire sans se grouper et sans s'organiser. Certains diront : « Je n'ai pas besoin des prêtres ! J'ai perdu la Foi. Je n'éprouve nul besoin de fréquenter les églises. Cela me suffit. A quoi bon « faire de la Libre Pensée » ? Je laisse le croyant libre, puisque je suis moi-même libre de ne pas croire... » Il faut se rappeler deux choses : 1° Nous ne prétendons nullement gêner ou amoindrir la liberté du croyant. Nous voulons le convaincre, l'éclairer et non le violenter ; 2° la liberté de l'incroyant (très relative au surplus !) restera précaire et menacée aussi longtemps que la société sera ce qu'elle est. Les incroyants ne doivent pas oublier que leur liberté est sans cesse limitée et combattue, que l'Eglise est intolérante par principe et par nécessité. Pendant des siècles, les athées et les penseurs libres n'ont-ils pas été contraints de se plier devant des dogmes et des coutumes que leur conscience avait rejetés ? Et puis, lorsqu'on a compris que la religion est fausse, que le fanatisme est malfaisant, comment ne pas éprouver le besoin de faire du prosélytisme et de répandre les vérités que l'on a découvertes, afin de les propager et d'en faire bénéficier son semblable ? Ce sont ces considérations qui ont conduit les libres Les premières sociétés de Libre soixantaine d'années (c'est à la fin du Second Empire que le mouvement librepenseur et anticlérical se développa sérieusement, dans la presse indépendante et plus tard par les groupements), au moment où la liberté d'association commença à ne plus être tout à fait un vain mot. A ce moment surtout, elles étaient nécessaires. L'un de leurs premiers soucis fut d'obtenir la liberté des funérailles (sanctionnée seulement par la loi de 1887) et d'organiser, dans des conditions parfois très difficiles, les premiers enterrements civils. Les sociétaires tenaient à honneur d'assister en nombre aux obsèques de leurs collègues décédés, résistant aux manœuvres de pression, d'intimidation et quelquefois même de violence et de persécution, que les cléricaux exerçaient sur les familles, particulièrement dans les campagnes. Les groupes de Libre Pensée ont rempli un rôle bienfaisant. Ils ont travaillé et préparé les esprits, très activement, pendant les trente années qui ont précédé la guerre. C'est, dans une large mesure, grâce à leur activité, que la superstition a perdu du terrain, que les lois laïques ont pu être votées, que la puissance de l'Eglise fut (trop légèrement, hélas !) battue en brèche.

Je ne veux pas insinuer, en parlant ainsi, que l'action des Sociétés librespenseuses ait toujours été intégralement admirable, et irréprochable. Comme tous les autres groupements, même les plus révolutionnaires, la Libre Pensée a servi souvent de tremplin électoral. Nombre d'arrivistes l'ont utilisée comme un marche pied - et se sont empressés de l'oublier, voire de la trahir, dès qu'ils eurent décroché la timbale ! L'un des plus illustres exemples à invoquer est celui de M. Henry Bérenger, collaborateur de Victor Charbonnel aux temps héroïques de la Raison et de l'Action, vigoureux et talentueux militant anticlérical, devenu un des plus cyniques caméléons du Sénat, associé aux trafiquants de la Haute Banque et acoquiné aux représentants de la pire réaction. Ainsi que notre regretté ami Brocher l'a exposé dans une précédente et substantielle étude, les groupes de Libre Pensée n'ont consenti que lentement, difficilement, à se rassembler dans une même fédération nationale. On se contentait de s'unir dans une localité, ou dans un canton, et l'on ne regardait guère plus loin, ni plus haut. Les réunions étaient rares, la propagande nulle. Un banquet de temps à autre, et particulièrement le vendredi dit saint, en guise de légitime protestation contre un usage inepte, quelques conférences publiques... Très peu de bibliothèques, très peu de propagande éducative par la brochure, le livre ou le tract (à part quelques exceptions). Il faut reconnaître que, depuis la guerre, la Libre Pensée a évolué d'une façon plutôt heureuse. Au lendemain de l'armistice, elle était complètement désorganisée, désagrégée. D'abord, parce que la plupart des militants avaient été mobilisés ou dispersés par les événements. Les Sociétés avaient cessé de se réunir et de fonctionner, et, quand la tuerie eut pris fin, il fut très difficile de regrouper les éléments épars. La difficulté fut d'autant plus grande que la Libre Pensée avait à lutter contre un préjugé tenace et dangereux. La guerre avait passé, avec son « Union Sacrée ». Les querelles religieuses paraissaient périmées. Le vent était à l'apaisement, à la concorde. Nul ne consentait à réveiller le combisme, en dépit des avertissements des rares libres penseurs qui n'avaient pas oublié les leçons de l'histoire. L'Eglise travaillait inlassablement à reconquérir ses privilèges. Elle noyautait l'enseignement avec ses infectes « Davidées ». Elle intriguait au Parlement pour la non-application des lois laïques, en attendant leur abrogation. Le rétablissement de l'ambassade au Vatican, le vote de la loi liberticide contre les néo-malthusiens, le retour des Congrégations (retour illégal, mais complaisamment toléré par les gouvernements complices), le maintien du régime concordataire et de l’enseignement confessionnel en Alsace, autant de succès pour la politique vaticanesque, laquelle s'évertuait, d'autre part, à leurrer les masses populaires et à désarmer les légitimes méfiances dont elle était l'objet, en jouant la comédie de la démocratie chrétienne, en condamnant l'Action française, en affirmant son amour de la Paix, de la Justice et de la Liberté et en créant la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et les Syndicats Catholiques ! Malgré tout cela, la plupart des politiciens persistaient à nier l'évidence et se refusaient à reprendre le salutaire et indispensable combat contre les exploitants de la crédulité. Lisez les professions de foi et les programmes des candidats, cette année encore, et vous pourrez constater que l'anticléricalisme (ou la « défense laïque, comme on dit aujourd'hui, afin de moins effrayer les timorés, sans doute) y tient fort peu de place ! La plupart des hommes politiques qui furent, avant la guerre, des militants bruyants de la Libre Pensée n'en font à présent même plus partie. Et les jeunes débutants se garderaient bien d'y venir, craignant de compromettre leur carrière. A quelque chose malheur est bon ! Le départ des habiles et des ambitieux a permis à la Libre Pensée de se consacrer à une œuvre plus profonde - et plus féconde. Au lendemain de la guerre, l'Union fédéraliste des Libres Penseurs de France et des Colonies (fondée en 1905) se réorganisait de son mieux, mais ne parvenait à grouper que de maigres effectifs. En 1921, nous avions fondé, à Lyon, une Fédération Nationale de Libre Pensée et d'Action Sociale, qui devint rapidement assez forte. Sans être inféodée à aucun parti, chapelle ou système, cette Fédération estimait que la question religieuse est inséparable du problème social et que la Libre Pensée doit œuvrer à l'édification d'un monde meilleur, pour la disparition des privilèges et des exploitations. En 1925, la fusion se fit entre l'Union fédérative et notre fédération d'Action Sociale et le nouvel organisme prit le nom de « Fédération Nationale des Libres Penseurs de France et des Colonies », adhérent à l'Internationale de la Libre Pensée. Grâce à la fusion, la Libre Pensée a pris un développement rapide. Elle possède aujourd'hui, en France, plus de 400 groupes en pleine activité et pénètre dans une soixantaine de départements. Elle publie un journal, dont je suis le rédacteur depuis la fondation, c'est l'Antireligieux, puis l'Action Antireligieuse et enfin La Libre Pensée). Assurément, il reste encore en dehors de la Fédération Nationale, un certain nombre de groupes autonomes. Ce ne sont pas généralement les plus actifs, tant s'en faut. Il subsiste également une fédération dissidente, la Libre Pensée prolétarienne, d'inspiration nettement communiste, qui essaie de concurrencer la Fédération Nationale, en la qualifiant avec dédain de Libre Pensée bourgeoise (?). En réalité, notre Fédération Nationale ne veut être asservie à aucun parti, quel qu'il soit. Elle ne demande à ses adhérents que d'être sincèrement et authentiquement libres penseurs, de ne participer à aucune cérémonie religieuse, sous peine de radiation immédiate et d'assurer le respect de la conscience de leurs enfants. Hors de la Libre Pensée, chaque adhérent peut librement participer à la propagande de son choix : communiste ou radicale, socialiste ou libertaire, etc., etc. Pour montrer que notre Fédération Nationale est loin de posséder une mentalité bourgeoise, il me suffira de reproduire la déclaration de principes qui figure en tête de nos statuts nationaux : Les membres déclarent accepter les principes suivants : « Les libres penseurs de France proclament la nécessité de raffermir et de réorganiser leurs groupements afin de donner un nouvel élan à la propagande antireligieuse, trop délaissée depuis la guerre. Ils tiennent à rappeler que la libre pensée n'est pas un parti, qu'elle n'apporte aucun dogme et qu'elle vise au contraire à développer chez tous les hommes l'esprit critique et l’amour du libre examen. Les religions restent le pire obstacle à l’émancipation de la pensée. Elles propagent une conception laide et étriquée de la vie : elles maintiennent l'humanité dans l'ignorance, dans la terreur abrutissante de l'au-delà, dans la résignation morale et la servitude. « Les libres penseurs réagissent contre les tyrannies quelles qu'elles soient, contre tout ce qui vise à subordonner ou à amoindrir l'individu. L'esprit de caste, l'appétit des oligarchies et les provocations nationalistes leur semblent aussi néfastes que l’obscurantisme religieux. La libération humaine doit être réalisée dans tous les domaines pour être vraiment efficace. Privilèges politiques, ambitions capitalistes, abus et crimes du militarisme et de l'impérialisme, toutes les injustices et toutes les iniquités doivent être combattues par la Libre Pensée, pour que la liberté de conscience cesse d'être un vain mot et que le règne de la laïcité soit assuré. « Indépendante de tous les partis et de toutes les tendances, la Libre Pensée tait appel à tous les hommes d'avant-garde sans exception. Fraternellement unis pour la lutte antireligieuse, associant leurs efforts con dogmes, contre l'alcoolisme qui dégrade et la superstition qui abêtit, ils auront surtout en vue de faire de l'éducation et de répandre une morale rationnelle, génératrice de bonheur, de dignité et de justice sociale. « La Libre Pensée, basée sur le libre examen et sur l'esprit scientifique, est une des méthodes les plus efficaces de perfectionnement individuel et de rénovation sociale, par la recherche et l'étude, par la tolérance et la fraternité. Elle s'attache à déjouer les visées dominatrices des Eglises et fait appel à la conscience et à la raison des hommes pour réaliser un idéal élevé, nullement dogmatique, basé sur l'évolution et sur le progrès continu de l'humanité, pour l'instauration d'une société libre, sans exploitations ni tyrannies d'aucune sorte. » Cette « déclaration » suffit à établir que le champ d'action de la Libre Pensée est illimité et que toutes les bonnes volontés peuvent y collaborer. En terminant, je dirai deux mots de la situation internationale. Sur ce terrain, les difficultés ont été peut-être plus grandes encore que sur le terrain national. Dans beaucoup de pays, l'action de la Libre Pensée, comme en Italie, est impossible et même interdite par les Lois. Dans d'autres pays, la Libre Pensée est sacrifiée aux préoccupations politiques. Et puis, la division a fait son œuvre mauvaise, là comme ailleurs. Il y a deux internationales. Celle de Bruxelles, à laquelle nous adhérons, et celle de Vienne (Libre Pensée prolétarienne). Mais, à Berlin, en 1931, une nou organisation a été fondée, née de la fusion entre l’Internationale de Bruxelles et une très importante faction de celle de Vienne, qui s'est détachée de la Libre Pensée prolétarienne pour se joindre à la nôtre. Notre internationale a ainsi gagné de gros effectifs, en particulier en Allemagne, où la Libre Pensée groupe plusieurs centaines de milliers d'adhérents. Le président est toujours le docteur Terwagne, de Bruxelles, mais le siège du secrétariat est en Allemagne. La vieille Eglise ne veut pas mourir. Possédant de formidables richesses, une organisation unique avec des ramifications multiples dans tous les pays, triturant les cerveaux dans ses maisons d'enseignement, intriguant dans le monde politique et parlementaire, dominant la plupart des femmes par leur inconscience et un grand nombre d'hommes par leur veulerie, elle veut essayer, avec une audace inouïe, de dominer le monde et de l'assujettir à sa loi. Ce sera la tâche admirable de la Libre Pensée, dans les années qui viendront, de réveiller l'action anticléricale pour déjouer ce funeste dessein (beaucoup plus politique que religieux !) et pour écraser, enfin, l'infâme... –

 

André LORULOT.