dimanche 10 décembre 2023

Bibliothèque Fahrenheit 451 : LES ANARCHISTES ESPAGNOLS

 


Pendant dix ans, Murray Bookchin a enquêté sur le mouvement anarchiste espagnol, de son émergence jusqu’à la guerre civile, sur l’importance de ses modes d’organisation, son influence sur la vie des travailleurs et des paysans ordinaires, ses conflits internes, ses bonnes et ses mauvaises fortunes. Cet ouvrage est le fruit de ses recherches. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’attache à approfondir les tournants décisifs de l’histoire du mouvement, dont certains furent l’occasion « de créativité sociale qui pourrait revêtir de l’importance pour notre époque ».



C’est l’italien Giuseppe Fanelli qui, fin octobre 1868, chargé par Bakounine de rallier des ouvriers espagnols à l’AIT, électrise véritablement son auditoire, malgré la barrière de la langue, à l’occasion de plusieurs conférences à Barcelone et à Madrid, pendant lesquelles il va développer des idées qui seront les premières graines du mouvement à venir. Un jeune catalan, Pi i Margall avait déjà importé et largement répandu les idées fédéralistes de Proudhon, mais en s’opposant à la violence révolutionnaires, misant sur une mise en oeuvre réformiste et graduelle.
Murray Bookchin présente une « topographie » qui permet de comprendre combien les idées de Bakounine correspondaient aux besoins du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans d’Espagne, pays qui, du point de vue du libéralisme du XIXe siècle, devait mener une réforme foncière, développer son industrie et créer un État démocratique fondé sur une classe moyenne. Dans les montagnes bien irriguées du Nord, les traditions démocratiques de l'Espagne prémusulmane sont toujours bien ancrées. Les paysans indépendants, les métayers et les rentiers cohabitent de façon presque égalitaire. « Cette vie communale aux origines quasi néolithiques a engendré une mentalité profondément conservatrice qui a l'église catholique pour foyer spirituel et dont l'antéchrist est incarné par le monde industriel en émergence, avec ses valeurs dérangeante, ses produits étonnants et sa volonté d'empiéter sur l'autonomie villageoise. » Au sud de la Sierra Morena, en Andalousie subsiste une économie basée sur le latifundium, survivance de l’implantation romaine qui a duré plus longtemps que celle des Maures, « ulcère agraire du monde méditerranéen » qui ressemble à l’économie de plantation du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession. Il présente également les Basques et la Catalogne, porteurs de revendications économiques, politiques et culturelles qui menacent l'ensemble de la structure traditionnelle du pays. L’immense richesse acquise grâce à l’empire n’a jamais profité aux classes moyennes mais a rempli les coffres de la monarchie absolue avant d'être dilapidée dans des aventures impérialistes visant le contrôle de l’Europe, au lieu de contribuer au développement de l’industrie, renforçant considérablement la vie locale des pueblo et des régions. Cette propension au localisme, à la collectivité, à l'échelle humaine et à l'autogestion, a été transposée dans le tissu urbain, et s'est révélée perméable aux idées et aux méthodes libertaires.
Il serait fastidieux de proposer ici un résumé rigoureux du développement des différentes organisations et des principaux syndicats ouvriers. Depuis la section madrilène de l’Internationale qui compte 2000 membres à l’hiver 1870, jusqu’à la CNT et la FAI, Murray Bookchin nous raconte pourtant tout, non pour tendre à l’exhaustivité mais en identifiant plutôt les moments charnières et significatifs. Les principaux acteurs sont présentés, ainsi que les coalitions qui se succèdent au pouvoir. Il donne à voir la « luxuriance sauvage » du mouvement anarchiste au sud des Pyrénées, une véritable « passion révolutionnaire » à laquelle seule « la faux du fascisme » mettra un terme. Dès ces premières années, d’âpres débats font rage parmi ces militants qui veulent créer une contre-société qui ne doit pas être une « société parallèle ». Par exemple, les militants se démarquent du mouvement coopératif qui, à leurs yeux, faisait diversion dans l'objectif du renversement du capitalisme et de l’État. Ils souhaitent industrialiser l'Espagne sans détruire son héritage communal, ni avilir sa classe ouvrière et créer « une monstruosité abrutissante comme celle que la révolution industrielle a infligée à l'Angleterre ». Bookchin conteste d’ailleurs l’analyse de Marx qui plaçait dans la classe ouvrière tous ses espoirs et méprisait profondément les artisans (qui moururent par milliers en défendant la Commune de Paris) et les paysans. Ce n’est pas le mouvement ouvrier allemand centralisé et discipliné qui prit les armes contre le fascisme, mais bien cette classe « misérable » en Espagne, dont la contribution des Murcianos ruraux à l’enracinement de l’anarchisme à Barcelone est incontestable.
Grèves, congrès, insurrections se succèdent, immanquablement suivis par la répression. La période de prolifération des groupes pratiquant l’action directe dans les années 1880, comme Los Desheredados, est suivie par un engouement pour les questions d’éducation, avec le développement de l’École moderne par Francisco Ferrer – qui sera exécuté le 13 octobre 1909, accusé à tort d’avoir fomenté une insurrection – et l’essor du syndicalisme révolutionnaire qui ambitionne d’éliminer le capitalisme pour confier les pouvoirs économiques et sociaux aux producteurs.

Au-delà du récit historique, l’ambition de Bookchin est bien d’offrir cette histoire en héritage. « Les conceptions de la commune, de l’autogestion et de l’innovation technologique que défendaient les anarchistes espagnols sont totalement incompatibles avec tout système fondé sur le pouvoir d’État et la propriété privé, et imperméables à tout compromis avec la société bourgeoise. » « La question fondamentale que soulève l'anarchisme espagnol consiste à savoir s'il est possible, pour les gens, d'acquérir un contrôle entier, direct et collectif sur leur vie quotidienne, de gérer la société à leur façon, c'est-à-dire non pas comme une “masse“ guidée par des dirigeants professionnels, mais comme des individus entièrement libres, dans un monde sans chefs ni subalternes, sans maître ni esclave. »
Ouvrage absolument essentiel, enfin disponible en français !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451: TUER N‘EST PAS ASSASSINER

 


Alors qu'un attentat contre le dictateur Oliver Cromwell vient d'échouer paraît un pamphlet qui appelle ouvertement à son assassinat, arguant de la légitimité de faire justice « par tout moyen possible ».
Imprimé clandestinement et distribué sous le manteau à Londres en 1657, Killing No Murder, paru initialement sous la signature de William Allen, est généralement attribué au colonel Edward Sexby, bien que l’identité de l’auteur effectif ne soit pas avérée, comme l’explique l’éditeur dans une préface érudite, nécessaire pour rappeler, par ailleurs, le contexte historique de sa parution.
Alors qu’ils avaient, comme lui, participé à la révolte contre Charles 1er, Oliver Cromwell intrigua pour écarter les Niveleurs. L’un d’eux, passé au camp royaliste par haine de cet usurpateur, rédigea donc ce libelle vengeur d’une plume trempée dans l’acide et le fiel. Il enjoint le tyran à réparer ses torts, se repartir et d’avoir « la hardiesse d’être ce qu’[il a] été » : « Je vous supplie de songer à votre serment et à vos actes, et de ne pas donner lieu à la postérité et à vos descendants eux-mêmes de déplorer votre abject abaissement ou de maudire votre courage malheureux et vos victoires, qui nous ont servi, par l'usage que vous en faites, qu’à nuire au bonheur public. » Puis, pour convaincre ceux qui « juge[nt] les choses et les nomme[nt] par ce qu’elles ont d’apparent, sans jamais se soucier d’en pénétrer la cause et la nature », il va développer sa démonstration. Car, « sans aucun doute, quand la populace entend dire que le protecteur devait être tué, elle en conclut, sans plus y songer, qu'un homme allait être assassiné et non pas qu’un malfaiteur allait être puni. C'est qu’en sa naïveté elle croit volontiers que les formes des choses sont les choses elles-mêmes, que ce sont le juge et l’huissier qui attestent la justice et que c'est la prison qui prouve la culpabilité du criminel. » En vérité, « dévaliser, extorquer et assassiner : voilà ce qu'un tyran appelle gouverner. »
Citant les philosophes de l’Antiquité, l’Ancien Testament et Machiavel, après avoir démontrer la tyrannie manifeste de « Monseigneur le Protecteur », il interroge la légitimité à l’occire et déploie une argumentation morale pour balayer les hésitations et encourager les bonnes volontés. « L’espérance de la justice est une illusion quand le malfaiteur a le pouvoir de condamner le juge. » Faute d’une justice impartiale, celui qui croit y échapper la trouvera dans la rue, car « celui qui s'arme contre tous les hommes arme chaque homme contre lui. »

Si Thomas de Quincey, 170 ans plus tard, déploiera toutes sortes de considérations esthétiques, seules les arguments moraux prévalent ici. Acérée comme la pointe qu’elle invite à saisir, cette critique de la domination justifie l’autodéfense contre les ennemis du bien public.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

samedi 9 décembre 2023

La Sociale: Théâtre français du XIX siècles: Edmond Rostand

La Sociale: Théâtre français du XIX siècles: Edmond Rostand:   Edmond Rostand , né le   1 er  avril 1868   à   Marseille   et mort le   2 décembre 1918   à   Paris , est un   écrivain ,   dramaturge , ...

mardi 5 décembre 2023

Bibliothèque Fahrenheit 451 : HAYMARKET

 


Chicago, mai 1886. Une bombe explose lors d’un rassemblement pour l’obtention de la journée de huit heures, à l’angle de Crane’s Alley, une ruelle faiblement éclairée par un lampadaire à gaz près de Haymarket Square. Des policiers sont tués, essentiellement par les tirs de leurs collègues paniqués. Huit hommes sont arrêtés, jugés et condamnés, sans preuve. Cinq sont pendus le 11 novembre 1887 après une parodie de procès, car « les puissants ne pardonnent jamais aux faibles de les avoir fait trembler ». Leur « martyr » aura des répercutions internationales et aboutira à la célébration de la Journée internationale des travailleurs, chaque 1er mai.
Martin Cennevitz raconte le parcours de chacun, le contexte de cet événement, son déroulement et ses conséquences, dans un habile récit choral qui embrasse l’histoire de Chicago, depuis la prophétie des Sept Feux des Potéouatamis jusqu’à l’érection d’un monument commémoratif au cimetière allemand de Waldheim en 1893, son développement extrêmement rapide, l’incendie d’octobre 1871 et le détournement de l’aide internationale pour la reconstruction par les riches industriels au profit de leurs entreprises, le chantier qui trace des rues en damiers dans une préoccupation hygiéniste et rationaliste, permettant au vent de s’engouffrer, sans résoudre les problèmes liés aux pollutions et à l’insalubrité, les crises économiques qui se succèdent et se ressemblent. Certains songent à leur enfance, leur vie en Europe et leur arrivée aux États-Unis, tandis qu’ils attendent dans leur cellule. D’autres sont évoqués par leurs descendants, comme Lucy Parson, la compagne d’Albert, qui, à 88 ans, en 1942, se souvient des lettres reçues ou Emma Goldman qui rend visite à Michael Schwab à l’hôpital, en 1898. Tous sont précocement confrontés aux injustices et, révoltés, militent dans les mouvements ouvriers. Les capitalistes sont hantés par « le spectre de la Commune de Paris ». Les répressions sont sanglantes.
Différentes périodes se croisent sans cesse sans jamais perdre le lecteur. Au-delà du récit de cet événement fondateur de l’histoire du mouvement social, du destin de ses protagonistes malgré-eux, c’est le tableau de toute une époque qui est dessiné, la vengeance grimée en parodie de justice qui est illustrée : quelques jours après l’exécution, « 300 capitaines d'industrie récompensent leurs héros en leur versant 475 000 dollars. Le procureur Grinnell touche 35 000 dollars, les jurés se partagent 100 000 dollars, la police et les faux témoins se répartissent le reste. »  La forme est audacieuse et l’exercice réussi. Passionnant.      

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451 : DULCIE

 


Le 29 mars 1988, Dulcie September, la représentante de l’ANC pour la France, est assassinée à bout portant, rue des Petites-écuries, à Paris. Pendant dix ans, Benoît Collombat, journaliste à la Cellule investigation de Radio France a accumulé de la documentation, enquêté, interrogé ses proches, rencontré ceux qui l’ont croisée ou approchée, militants anti-apartheid, proches collaborateurs mais aussi anciens employés d’entreprises stratégiques (EDF, SEP, filiale de la SNECMA, etc), pour comprendre quelles informations elle pouvait détenir, inquiétant certains au point de chercher à la faire taire.
Il revient sur son enfance, montre qu’elle n’a jamais accepté les règles qu’on lui imposait. Assignée à résidence alors qu’elle est enseignante (et militante), elle préfère l’exil, qui représente un bannissement à vie, et débarque tout d’abord à Londres où elle devient responsable de la ligue des femmes de l’ANC. Il raconte l’histoire récente de l’Afrique de Sud, depuis l’instauration de l’Apartheid en 1948, après la prise du pouvoir par les Afrikaners, celle du principal mouvement d’opposition et de ses leaders, et aussi celle des relations très ambiguës avec la France, notamment après l’arrivée de François Mitterand au pouvoir qui devait afficher un discours antiraciste fort pour faire oublier l’ampleur de la marche des Beurs, tout en veillant à ne pas nuire à « la bonne santé économiques » des entreprises françaises.
Malgré l’embargo international, la France entretenait des relations commerciales avec le régime raciste d’Afrique du Sud, notamment en matière d’armement et de coopération nucléaire. L’île de la Réunion servait de pivot aux livraisons discrètes de matériels stratégiques nécessaires à la fabrication des bombes atomiques, après transit par Israël.
L’enquête française s’est soldée par un non-lieu en 1992, sans que les coupables soient identifiés. Fausses pistes, écrans de fumée, rumeurs entretenues pas les services secrets, sociétés suspectes installées à proximité des bureaux de l’ANC (dont le loyer est payé par le Parti socialiste !), membres de la garde présidentielle des Comores, dirigée par Bob Denard – qui semble décidément lié à beaucoup d’ « affaires » de la Ve République –, Benoît Collombat explore chaque indice pour tenter de démêler l’écheveau. Bien qu’alertées des menaces qui pesaient sur elle, les autorités françaises ne l’ont pas mise sous protection.
Les illustrations en noir et blanc de Grégory Mardon permettent de mettre des visages sur des noms et rendent la lecture plus aisée que celle d’un simple essai documentaire. En reprenant des articles de journaux, des cartes ou des affiches, il prend en charge une partie de l’information et allège ainsi le texte déjà très dense.

« Le fascisme n'est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution en temps de crise. » Cette citation de Bertold Brecht, fameuse, a été mise en exergue de cet ouvrage, lui donnant une toute autre portée, notamment aujourd’hui où ressort de son placard « la bête immonde » (voir Arturo Ui) : les malversations pour « raison d’État » dans des pays supposés démocratiques, seraient le premier pas vers le totalitarisme, en sanctuarisant et opacifiant, hors de tout contrôle, les liens entre les sphères économiques et politiques.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

bibliothèque Fahrenheit 451 : LE BATEAU-USINE

 


Décédé le 20 février 1933, après avoir été torturé par la police, l’écrivain japonais Takiji Kobayashi était la figure majeure de la littérature prolétarienne, depuis la parution de son Bateau-usine en 1929. Inspiré de faits réels, celui-ci décrit les conditions de travail inhumaines des pêcheurs et ouvriers à bord du Hakkô-maru, navire où ils sont chargés pendant plusieurs mois de conditionner en boîte les crabes récoltés en mer d'Okhotsk, près du Kamtchatka.
Dévorés par les poux, les puces et les punaises, imbibés de jus de crabe sans pouvoir se laver plus de deux fois par mois afin d’économiser l’eau, affamés, fourbus de fatigue et battus par Asakawa, l’intendant, leur vie compte moins que les chaloupes sur lesquelles ils vont pêcher même pendant les pires tempêtes. Dans les dortoirs, le « merdier », ils « grouill[ent] comme des porcs. À l’odeur aussi, une odeur à faire vomir, on se serait cru dans une soue ».
Galvanisés par les discours patriotiques encensant leurs tâches au nom de l’autosuffisance alimentaire et de l’Empire face « aux Russkofs », brutalisés et soumis, ils acceptent sans (trop) broncher ces conditions. Lorsqu’un navire proche lance un SOS, Asakawa, représentant de l’entreprise à bord, contraint le capitaine à ne pas se dérouter pour ne pas ralentir la cadence : « Et puis le Chichibu-maru, il est assuré pour une somme astronomique qu’il ne vaut même pas. Ce rafiot rapportera plus en faisant naufrage. » C’est d’ailleurs ce qu’il fera, avec 425 hommes à bord. Alors qu’ « en métropole, les capitalistes étaient confrontés à des travailleurs devenus “arrogants“ qui ne se laissaient plus faire assez facilement », « dans ces contrées, chacun pouvait sans vergogne se livrer à l'exploitation la plus “primitive“ et s’en mettre ainsi plein les poches ».Les bateaux-usines, butins estropiés et délabrés de la guerre russo-japonaise, ne sont pas soumis aux lois sur la navigation ni à celles sur les établissements industriels. Pourtant, petit à petit, les injustices laissent des traces et la colère gronde. Des débrayages imperceptibles s’organisent, faisant chuter la production à vue d’oeil. Puis la révolte éclate…

Parmi de nombreuses scènes saisissantes, dignes du Cuirassé Potemkin, signalons celle où l’équipage d’une chaloupe naufragée est recueilli par une famille russe sur les côtes du Kamtchaka qui tente de leur inculquer une conscience de classe malgré la barrière de la langue : « Riches font vous ça. (Il fait le geste de s’étrangler.) Riches, plus en plus gros. (Il sort le ventre.) Vous, on n'y peut rien, vous pauvres… Comprendre ? Le Japon pas bien. Gens qui travaillent, comme ça. (Il imite un malade, le visage tordu de douleur.) Gens qui travaillent pas, comme ça : éhé, éhé ! (Il fait mine de parader.) »

Takiji Kobayashi personnalise peu ses personnages, les présentant selon leur condition sociale (pêcheur, ouvrier, étudiant,…) et leur origine géographique, leur attribuant à la rigueur un surnom, un nom lorsqu’ils meurent. Il parvient ainsi à créer une sorte de héros collectif. Il montre ainsi
la construction d’une conscience de classe face à un capitalisme obscène dont il met à jour les rouages.

La postface d’Évelyne Lesigne-Audoly, la traductrice, permet de découvrir la vie et l’œuvre de cet auteur. Après une analyse rapide de l’ouvrage, elle raconte l’étonnante réception de ce roman : publié clandestinement et rapidement devenu culte au Japon, sa dimension politique a été étouffée sous son statut de classique (que personne ne lit !) avant d’être redécouvert par la jeunesse en 2008 et de devenir tardivement un best-seller.

Par la description saisissante des conditions de travail de la pêche industriel, Takiji Kobayashi fournit une implacable critique du capitalisme et de l’impérialisme, du colonialisme et de son indéfectible allié, le militarisme : « Moi aussi, j’ai été stupéfait d’apprendre ça, mais on m’a raconté qu’en fait, toutes les guerres menées par le Japon, si on gratte un peu pour voir ce qui se cache au fond du fond, eh bien dans tous les cas, elles ont toujours été décidées par deux ou trois gros riches (mais alors des très très riches) et pour le prétexte, il trouve toujours quelque chose. » Attention : chef-d’œuvre !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451: ENVOYEZ LA BRAV-M SUR CES IMBÉCILES !

 


Recueil de textes et de dessins à propos des derniers mois éprouvants du monde tel qu’il est. Des cortèges contre la réforme des retraites ou contre les mégabassines, des émeutes de colère après l’exécution d’un adolescent, la répression s’abat sans pitié contre ceux qui contestent la recherche de plus en plus décomplexée du profit.

Dans un texte incisif et très pédagogique, Fanny Taillandier explique que l’objectif des gouvernants n’est jamais l’équilibre, mais l’excédent. Le système des retraites comme les hôpitaux, et les pauvres mêmes (qui « travaillent très bien »), doivent dégager des bénéfices. Peu rationnels, « les gens » préfèrent du temps libre, des fleurs et des forêts, prendre soin du bien reçu et le transmettre, au lieu de dégager des profits. C’est pourquoi, comme dans d’autres contrées, pour imposer pillages et extractions en tous genres, ils répriment tout mouvement réclamant repos, égalité ou vie digne.
Pourtant, ces demandes légitimes sont le propre des imaginaires depuis la nuit des temps, irriguant les mythes et les contes. « C'est comme ça qu'ils arrivent à regrouper plus de 80 % des gens contre leur projet : parce que nous autres les gens, nous croyons aux histoires de génération, de genèse, de génie, pas aux tristes chiffres. » « Désolés, gouvernants : Rafiki, Yoda et les Moires sont avec nous, et votre récit n'est cru par personne. La force de la loi, au sens noble de ce qui nous guide collectivement parce que nous y ajoutons fois collectivement, est de notre côté. »

Croquis pris sur le vif de diverses mobilisations par Loïc Sécheresse, dessins sarcastiques dénonçant la vision officielle de l’écologie d’Aurélie William Levaux, affichage sauvage de slogans désabusés invitant à de « petits remplacements » par Quentin Faucompré et Cyril Pedrosa, le cahier d’images donne autant à sourire qu’à réfléchir.


 

Quant à Nathalie Quintane, elle relate en quelques pages une expérience à peine futuriste dans un établissement scolaire soumis à une « nouvelle laïcité ».

Pour en rire, plutôt que d’en pleurer. Car l’humour et l’autodérision permettent souvent de faire entendre des propos qui, trop sentencieux resteraient inaudibles. À glisser au pied des sapins.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

ENVOYEZ LA BRAV-M SUR CES IMBÉCILES !
Fanny Taillandier et Nathalie Quintane
Illustrations de Catherine Meurisse, François Olislaeger, Cyril Pedrosa, Iris Pouy, Loïc Sécherese, Aurélie William Levaux
64 pages – 9,50 euros
Éditions du Seuil – Collection Libelle –  Paris – Octobre 2023