La
Confédération générale du Travail est l’organisme central du
syndicalisme français. Elle est composée des Unions départementales
et des Fédérations d’industrie. Son siège est à Paris. Elle a
pour but de coordonner les efforts des ouvriers groupés à leurs
syndicats, unions locales, fédérations et unions départementales
pour l’action sociale du prolétariat. Elle adhère à
l’Internationale syndicale pour prolonger sur le plan international
l’action qui se déroule dans son propre pays, en liaison avec les
Centrales Nationales des autres pays. Cette définition a cessé
d’être exacte depuis la scission de 1921. Elle n’en reste pas
moins celle qui, un jour prochain, sous la pression croissante des
nécessités correspondra à nouveau à la réalité, lorsque les
tronçons épars du groupement ouvrier français se seront ressoudés.
L’histoire
de la C. G. T. c’est celle du syndicalisme avec ses luttes, ses
victoires et ses défaites. Son évolution, qui est aussi celle de la
société actuelle. Il faut rechercher l’une et l’autre à
l’origine, même si cet examen doit faire double emploi avec celui
que nous avons été obligés de faire pour exposer le caractère,
l’évolution et l’action des Bourses du Travail, principal
élément de la C. G. T., lors de sa constitution.
Nous
renoncerons cependant à examiner les luttes séculaires des
travailleurs toujours en révolte, à toutes les périodes de
l’Histoire, contre leurs oppresseurs, quelque visage qu’aient
ceux-ci et quelques forme qu’ait revêtue l’exploitation de
l’homme par l’homme.
Si
nous nous assignions ici une pareille tâche, c’est l’histoire du
monde, depuis là plus haute antiquité jusqu’à nos jours, qu’il
faudrait relater. Nous ne pouvons pour des raisons qu’on
comprendra, entreprendre pareille tâche.
Il
importe d’ailleurs assez peu qu’on fixe ici ou là telle époque
ou à telle autre époque, l’origine exacte du mouvement syndical
qui nous a conduits, de proche en proche, jusqu’à l’origine de
la C. G. T.
Nous
nous contenterons donc de prendre notre tâche - qui n’en reste pas
moins vaste - après la Révolution de 1789, après l’évanouissement
des corporations. L’écroulement du vieux système social, provoqué
par la Révolution, avait fait table rase des privilèges de toutes
natures et supprimé toutes les juridictions qui s’interposaient
entre l’individu et l’État. Après 1789, l’homme, quelle que
soit sa profession, ne relevait plus d’un patron, d’un seigneur,
d’un évêque ou du fisc. Il n’y avait, plus sujets du roi, des
nobles, des clercs, des paysans, plus de classes, d’ordres, de
droits, de dîmes, plus d’entraves, etc... Mais il n’y avait plus
non plus, dit Proudhon dans sa Capacité politique des classes
ouvrières (page 11) aucune de ces autorités locales, de ces chartes
particulières, de ces parlements, de ces corporations, de ces
prérogatives ou exemptions. Rien ne subsista que ces deux termes
extrêmes : l’État et le Citoyen. Rien ne demeura non plus, pour
amortir la domination directe du second par le premier.
Qu’arriva-t-il
?
Avec
les dépouilles des biens de la noblesse et du clergé, se constitua
une classe de propriétaires-paysans tandis qu’une immense majorité
du peuple ne voyait rien changer à sa condition première. Les
classes se formèrent presque spontanément, immédiatement. La lutte
fut d’autant plus vive que les non-possédants, les travailleurs,
se rendirent compte de la spoliation et de la trahison dont ils
étaient victimes de la part de leurs alliés de la veille : la
nouvelle bourgeoisie, qui avait utilisé au mieux de ses intérêts
la force populaire et ne rêvait que de l’asservir à nouveau pour
asseoir ses privilèges, cette classe dont l’appétit était
d’autant plus grand qu’il avait été plus longtemps contenu par
le régime disparu.
Il
y avait désormais la Bourgeoisie et le Prolétariat, la première
brimant le second, après avoir utilisé sa force libératrice et
révolutionnaire. La structure de l’État se trouvait modifiée.
Les formes constitutionnelles étaient changées, mais
l’exploitation, pour différente qu’elle, était, n’en
subsistait pas moins, plus brutale et plus cupide qu’avant.
C’était tout le résultat qui restait d’une révolution
politique, et qui n’avait pas modifié les termes généraux du
contrat social.
Alors
qu’on répandait partout, au dedans comme au dehors, des idées de
justice, d’égalité, de fraternité, c’était entre deux
catégories d’hommes une opposition sans cesse croissante qui se
développait du fait d’une sujétion politique et d’une
exploitation économique sans frein, que rien ne venait atténuer.
Doit-on,
comme Jouhaux l’affirme dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C.
G. T. (page 25) dire que la loi Le Chapelier, votée en 1790, ne
correspond pas réellement à l’esprit des hommes qui l’ont votée
? Nous ne le croyons pas. À notre avis, cette loi était bien
l’expression de leurs sentiments exacts. Le fait qu’elle ait été
votée par la Constituante au moment même où se produisaient à
Paris, des cessations concertées du travail, nous permet d’affirmer
qu’elle le fut en toute connaissance de cause.
On
voulait museler les travailleurs, au moment même où les
corporations disparaissaient ; le prolétariat était sans défense.
Le
texte du manifeste adressé à cette époque aux ouvriers parisiens
par le Conseil municipal le prouve avec évidence.
Voici
ce qu’on y lit :
«
Le Conseil municipal est instruit que les ouvriers de quelques
professions se réunissent journellement en très grand nombre, se
coalisent au lieu de s’employer à travailler et font des arrêts
par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées.
Tous les citoyens sont égaux en droit, mais ils ne le seront jamais
en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a jamais
voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent tous de faire les
mêmes gains.
Une
coalition d’ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à
des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à
cette fixation serait donc évidemment contraire à leurs propres
intérêts ; une pareille coalition serait une violation de la loi,
une atteinte à l’intérêt général ». Voilà ce qu’on osait
écrire au lendemain de la Révolution. N’est-ce pas
caractéristique d’un état d’esprit d’oppression ?
Combien
de fois, depuis, avons-nous entendu tenir le même langage par te
patronat et le « pouvoir » ? Combien de fois, hélas !
l’entendrons-nous encore, si, à la première occasion, nous ne
proclamons pas d’abord les droits imprescriptibles du travail et
des travailleurs, si nous renonçons à faire nos affaires
nous-mêmes, pour les confier à des « génies, à des messies », à
des maîtres nouveaux à qui nous remettrons le soin de faire notre
bonheur politique en consacrant notre esclavage économique ?
Les
révolutions de 1830, 1848 et 1871 ont pourtant, à cet égard,
apporté une confirmation éclatante à ces faits de 1790, sans
ouvrir les yeux, hermétiquement clos - il faut le croire - des
travailleurs. En sera-t-il de même demain ? Il faut le craindre et
faire l’impossible pour que cela ne soit point.
Comme
on le voit, c’est au lendemain de la grande révolution française
qu’il faut situer l’origine des classes et la naissance du
mouvement syndical, placé hors des institutions soit disant
révolutionnaires créées par la Bourgeoisie pour asseoir son
pouvoir et conserver ses privilèges récents.
N’est-ce
pas aussi à cette date qu’il faut placer la compréhension de la
responsabilité ouvrière et l’affirmation de celui de la
solidarité de classe ? Dès cette époque, on avait de la liberté
du travail, une idée exacte et on condamnait aussi sévèrement
qu’aujourd’hui l’acte de l’homme qui travaillait pendant que
les autres revendiquaient. C’est de ce moment que date la vraie
morale ouvrière qui veut que « quiconque ne participe pas à un
effort ne soit pas digne d’en recevoir le prix et qui condamne
sévèrement, mais justement, toute action qui tend à briser
l’action revendicatrice des ouvriers ».
Les
ouvriers d’ailleurs ne tinrent aucun compte du manifeste municipal.
Les charpentiers, notamment, constituèrent un syndicat bien
organisé. Leur exemple fut suivi par plusieurs corporations du
bâtiment qui défendirent vigoureusement leurs salaires, sans
oublier de poser le principe de la réduction de la journée de
travail, qui fut ramenée de 14 à 12 heures (repos non compris).
Voyons
ce que disaient de leur côté les patrons :
«
Le prix de la journée, disaient-ils, est ainsi augmenté d’un
sixième ; malgré les fortes réclamations qui se sont élevées
contre ce désordre, il n’a pas été réprimé ».
Ne
croirait-on pas entendre nos patrons modernes protester contre
l’application de la journée de huit heures et l’augmentation des
salaires ?
De
même que la défense des intérêts heurte aujourd’hui ceux de la
bourgeoisie et les conceptions juridiques du patronat ; cette
tentative d’organisation pour modifier le contrat social, heurtait
l’esprit des récents bourgeois de la Constituante. Inutile de
tenter ou de faire croire que la loi Le Chapelier n’était pas
l’expression exacte de l’état d’esprit de ceux qui la
votèrent. Ils n’étaient ni des niais, ni des inconscients.
Tous
leurs actes le prouvent, Donc lorsqu’ils acceptaient le projet de
Le Chapelier qui disait dans un des considérants de son rapport
introductif ; « C’est aux conventions libres d’individu à
individu à fixer la journée pour chaque ouvrier ; c’est ensuite à
l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui
l’a occupé ». Le Chapelier exprimait une pensée concrète,
claire pour tout le monde, a fortiori pour des représentants du
Peuple. Et lorsqu’il ajoutait « C’est à la Nation de subvenir
aux besoins des individus et de leur assurer du travail » cela
voulait dire, que grâce à la loi nouvelle, ainsi motivée, le seul
organe nécessaire à la satisfaction des travailleurs c’était
l’État. Là encore, impossible de se tromper et ceux qui votèrent
la loi Le Chapelier savaient parfaitement qu’ils mettaient ainsi
hors la loi l’organisation spécifique des travailleurs livrés
sans défense à l’exploitation du patronat et à la domination de
l’État.
N’est-il
pas suffisamment significatif cet article de la loi Le Chapelier qui
énonçait : « L’anéantissement de toutes espèces de
corporations de citoyens d’un même État étant une des bases
fondamentales de la constitution française... l’association
ouvrière, sous quelque forme et sous quelque prétexte que ce soit,
est prohibée ». Et un, peu plus loin : « Toutes les conventions
tendant à réformer de concert ou à n’accorder qu’à prix
déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, tous
règlements ou accords ainsi fixés sont déclarés
inconstitutionnels, attentatoires à la liberté ou à la déclaration
des Droits de l’Homme et de nul effet ». On avouera qu’il était
difficile d’être plus cynique ou de se montrer plus réactionnaire.
Et,
bien entendu, les délits étaient durement punis : amendes de 500
francs, privation de droits civiques, etc... Enfin pour bien
démontrer que ce texte avait un véritable caractère de classe, la
loi accordait aux employeurs un scandaleux privilège. Le Chapelier
disait « qu’il n’entendait pas empêcher les commerçants de
causer ensemble de leurs affaires ».
On
sait ce que cela veut dire.
La
loi consulaire de l’an XI (1803) instituait enfin le « livret
ouvrier » qui n’était autre chose que la « mise en carte » des
travailleurs. À part la création des juridictions prud’homales,
le régime impérial ne fit que systématiser la sujétion des
ouvriers. Les articles 414 et 416 du nouveau Code pénal, si durs
pour les ouvriers, si indulgents pour les patrons, l’article 1781
du Code civil qui disait : Le maître est cru sur parole pour la
quotité des gages, pour le paiement des salaires de l’année échue
et pour les acomptes donnés pour l’année courante, complétaient
cette domestication de la classe ouvrière, sans que la moindre
législation lui permît de se défendre contre l’adversaire.
On
comprend dès lors, les difficultés que devait rencontrer le
prolétariat pour son organisation. Quelles qu’elles aient été,
la classe ouvrière sut cependant les vaincre dans une assez large
mesure et, souvent, elle se dressa contre le pouvoir de l’État. La
période de 1848 à 1871, assez mal connue, a vu des révoltes
terribles où le prolétariat a pu se croire enfin maître de ses
destinées. C’est alors que naquit la Première Internationale et
que vit le jour le socialisme utopique ou romantique. Cette époque
marque la fin de la bourgeoisie terrienne et l’avènement de la
bourgeoisie industrielle et bancaire. L’introduction du machinisme
créa de nouvelles conditions de vie sociale. En même temps qu’il
cesserait les liens entre les ouvriers, il entraîna une technique
nouvelle d’où découlèrent : le chômage et l’avilissement des
salaires. La misère atteignit des proportions effroyables. Il y
avait une désaxation totale de l’activité et le capitalisme
manifestait son impuissance à modifier les conditions de vie, à
suivre le rythme nouveau imposé par le machinisme. Les grands
mouvements de 1831 à Lyon, dont les salaires furent réduits de 4
francs à 18 sous par jour marquent le point culminant de cette
crise. C’est pendant les grèves sanglantes de cette époque que
les Canuts de la Croix Rousse inscrivirent sur leur drapeaux cette
devise restée de plus en plus d’actualité : Vivre en travaillant
où mourir en combattant. Il en fut de même à Paris et en province.
De nombreuses sociétés de résistance, auxquelles participèrent
des chefs d’ateliers, se constituèrent un peu partout. Ce
mouvement prit une « telle ampleur qu’il apeura le gouvernement
qui, par la loi du 25 mars 1834, prit de sévères mesures contre les
« Sociétés de résistance. ». (Syndicats de l’époque). Ce vote
alla à l’encontre du but poursuivi. Deux nouvelles insurrections
éclatèrent presque aussitôt : l’une à Lyon, à la suite de
poursuites pour faits de grèves, écrasée dans le sang, après 5
jours de lutte héroïque, et l’autre à Paris qui aboutit à un
effroyable massacre.
Thiers,
l’assassin des Communards fit peser sur la classe ouvrière un
régime de terreur écrasant.
Rien
n’arrêta pourtant l’élan du prolétariat et les journées de
juillet verront le prolétariat se dresser contre l’État,
serviteur de la bourgeoisie et massacreur des travailleurs.
C’est
à ce moment que s’éveille la conscience du prolétariat. Il
comprend qu’il n’arrivera à rien tant qu’il n’aura pas
démoli le pouvoir de l’État et détruit l’exploitation
nationale pour transformer la société. Sous l’influence de
Buonarotti survivant de la conspiration des Egaux, le socialisme
gagne les classes ouvrières, encore qu’elles ne se reconnaissent
guère dans le patois des doctrines Saint-Simoniennes,
phalanstériennes et étatiques de Louis Blanc. C’est alors que se
produisit dans ce bouillonnement d’idées la Révolution de 1848
qui fut un triomphe passager du Peuple et porta au Pouvoir en la
personne de Louis Blanc et d’Albert, le socialisme d’État.
Celui-ci
ne tarda pas à marquer son impuissance. Une fois de plus les
travailleurs furent trompés et déçus. Le salariat ne fut pas
supprimé, comme ils l’espéraient dans leur naïveté. Les
journées de février 1848 furent suivies d’une crise de chômage
effroyable. Les revendications ouvrières en vinrent en fin de
compte, à s’exprimer ainsi : « Le droit au travail ». Quelle
aubaine pour le patronat ! Quelques mesures inopérantes, les unes
platoniques, les autres vaines du gouvernement provisoire : la
suppression du tâcheronat, la réduction de la journée de travail
à dix heures à Paris et onze heures en province, n’étaient pas
de nature à donner satisfaction aux réclamations des travailleurs
et, moins encore, à solutionner les problèmes de l’heure.
C’est
à ce moment, le 28 février 1848 que le gouvernement provisoire
décida de créer les Ateliers Nationaux, pour parer au chômage
grandissant. Entreprise vouée à l’échec, voulue, d’ailleurs,
tentée en pleine crise économique et sociale, les Ateliers
Nationaux aboutirent à un lamentable fiasco qui prit fin le 19 juin
1848 par le vote de la loi Falloux qui ordonnait la dissolution des
Ateliers. Cette dissolution qui ne laissait aux ouvriers d’autres
alternatives qu’un chômage aggravé ou l’enrôlement dans
l’armée, aboutit à l’insurrection du 23 juin 1848 qui fut
réprimée avec une sauvagerie sans nom dont on ne retrouvera
l’équivalente qu’en 1871. Ces trois mois de misère du public
trouvèrent leur épilogue dans les fusillades, l’emprisonnement,
la déportation de milliers d’ouvriers, la suppression de la
liberté de la presse. OEuvre d’une réaction qui ne devait plus
cesser de s’aggraver. Le rêve ouvrier était encore une fois à
terre. Ainsi s’écroulaient à tout jamais les illusions du
socialisme utopique fraternitaire, ayant foi dans la bonne volonté
des classes adverses.
De
même disparaissait de la scène le socialisme autoritaire qui
attendait de l’action de l’État la réalisation de la justice
sociale.
De
cette longue et cruelle leçon devaient surgir les idées
prolétariennes modernes : Proudhon a aidé considérablement à leur
éclosion en publiant Les Contradictions économiques. Quelque
jugement qu’on porte sur son oeuvre si diverse, si touffue, si
contradictoire, que certains ont pu dire de lui qu’il était le «
Dieu de l’Anarchie », tandis que d’autres le traitaient de «
petit bourgeois », il n’en est pas moins vrai que Proudhon exerça
sur son époque, et longtemps après, une énorme influence.
Nous
lui devons cette formule prophétique : « L’Atelier fera
disparaître le gouvernement », dont la réalisation reste le souci
du syndicalisme moderne. Apôtre de la liberté dont il avait le
culte au plus haut degré, il lutta contre Marx et Engels qui étaient
les apôtres de l’Autorité. Aussi, à peine ces hommes, doués les
uns et les autres, d’une puissance de travail formidable, se
furent-ils rencontrés qu’ils se séparèrent et s’affirmèrent
d’irréductibles adversaires, comme le sont encore aujourd’hui
les partisans de ces deux doctrines.
Le
coup d’État du 2 décembre 1851 raffermit la réaction et il faut
la venue d’éléments nouveaux pour que le prolétariat triomphe
tant soit peu de la réaction. Le renouveau de l’action ouvrière
ne se poursuivit qu’en 1862 après la visite des délégations
ouvrières françaises à l’Exposition universelle de Londres, au
cours de laquelle elle parut prendre contact avec les organisations
anglaises.
L’année
1863 marqua une date importante dans le mouvement ouvrier français.
C’est, en effet à ce moment que parut leManifeste des Soixante par
lequel les ouvriers parisiens proclamaient la rupture entre le
prolétariat et la bourgeoisie même républicaine.
Ce
manifeste donna prétexte à Proudhon de publier son dernier livre :
De la capacité politique des classes ouvrières. Pour la première
fois, disait-il la plèbe a fait acte de personnalité et de volonté.
Elle a bégayé « son idée ». C’était vrai. En cette année 63,
l’agitation ouvrière s’accrut fortement. Elle fut surexcitée
par les poursuites dirigées contre les grévistes de la typographie
parisienne. Le gouvernement dut céder devant les organisations et
l’opinion, en faisant voter la loi de 1864 qui reconnaissait le
droit de coalition. C’était la conquête du droit de grève encore
que la loi s’efforçât d’en restreindre autant que possible
l’exercice. Dès lors, les événements se précipitent. En 1864,
se constitue à Londres, la Première Internationale, l’Association
Internationale des Travailleurs, fondée le 28 septembre après un
meeting international à Saint-Martin’s Hall. Karl Marx en écrivit
les statuts qu’on peut résumer ainsi : « Les travailleurs d’un
même métier formaient une section, ces sections à leur tour une
Fédération, et c’est de l’ensemble de ces Fédérations
qu’était composée l’Internationale à la tête de laquelle se
trouvait un Conseil central siégeant à Londres ». La section
française fut formée en 1865. Elle eut son siège rue des
Gravilliers. Le
premier
congrès de l’Association Internationale des Travailleurs se tint à
Genève en
1866.
Il fut remarquable de tenue et de clarté. Pendant que la délégation
française faisait admettre que le but de l’Internationale était :
« La suppression du salariat et que celle-ci s’obtiendrait par
l’association corporative des travailleurs, la délégation
anglaise faisait accepter le principe de la journée de huit heures
comme revendication générale du prolétariat ». On évoqua même,
dès cette époque, l’idée de grève générale. Le deuxième
congrès se tint à Lausanne en 1867. Il resta dans la tradition
mutuelliste ; il déclara en outre « Que l’émancipation sociale
des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique et
que l’établissement des libertés politiques est une mesure
d’absolue nécessité ». Pour avoir osé émettre de semblables
affirmations la section française fut poursuivie dans ce pays, sans
que ces poursuites gênassent d’ailleurs en quoi que ce soit le
développement de la Première A. I. T.
Les
Congrès suivants : Bruxelles (1868), Bâle (1869), marquèrent une
évolution très nette vers le collectivisme sous l’impulsion de
César de Paëpe et de Karl Marx, dont l’influence ne devait pas
tarder à se montrer prépondérante. À Bâle on décida « que la
propriété collective était une nécessité sociale, que la société
avait le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de la
faire rentrer à la Communauté ».
Cependant
que décroissait « Mutuellisme » modéré français et que montait
l’influence de Karl Marx, une autre tendance, celle des «
fédéralistes » s’affirmait sous l’impulsion de Michel
Bakounine.
Marx
et Bakounine ne devaient pas tarder à s’affronter. Pendant que les
Marxistes déclaraient que la révolution sociale ne peut s’accomplir
que par la prise de l’État et affirmaient indispensable la
constitution du prolétariat en parti politique, les fédéralistes,
avec Bakounine, voulaient supprimer l’organisation bourgeoise,
désorganiser l’État actuel et reprendre la reconstitution sociale
à la base par la Commune, cellule initiale, ce qui ne diffère guère
de ce que veulent accomplir les syndicalistes fédéralistes
d’aujourd’hui avec les Bourses du Travail et les Unions locales.
En
ce qui concerne le rôle des syndicats, la divergence n’était pas
moins sensible. En effet, pendant que les premiers prétendaient que
les syndicats devaient restreindre leur action à la seule défense
des intérêts corporatifs, les seconds voyaient en eux non seulement
un instrument de lutte, mais encore une institution durable, dont le
rôle serait, la révolution accomplie, de continuer la production et
d’organiser le travail. On ne dit pas autre chose aujourd’hui.
Ces
divergences eurent pour conséquence la scission d’abord, la fin de
l’A. I. T. ensuite. Lorsque Marx parvint à se débarrasser de
Bakounine en dominant complètement le Comité central, l’Association
Internationale des Travailleurs, qui avait suscité tant d’espoirs,
alla s’éteindre obscurément en Amérique, à New-York. Néanmoins,
son influence et son rôle furent énormes. En le dotant de cette
formule : L’Émancipation des Travailleurs sera l’oeuvre des
Travailleurs eux-mêmes, elle a imprimé au mouvement syndical son
véritable caractère. En même temps qu’elle a précisé les
aspirations et les idées du prolétariat, elle a défini le but
final de ses efforts. Elle l’a aussi débarrassé de la gangue
nationaliste. C’est un résultat qui compte.
L’Association
Internationale des Travailleurs joua, en France, un rôle
considérable. Elle servit de point d’appui solide au mouvement
revendicatif. C’est sur elle que s’appuyèrent les grèves des
textiles de Roubaix, qui tournèrent à l’émeute, et celles des
mineurs de la Ricamarie (Loire) pendant les dernières années de
l’Empire. Puis ce fut la guerre de 1870-71 et la Commune où
plusieurs des membres français du Conseil général de la Première
Internationale, dont Varlin, jouèrent un rôle de premier plan.
Puis,
après l’échec du mouvement communaliste vint la répression
versaillaise avec Thiers et Galiffet qui exterminèrent,
emprisonnèrent et déportèrent plus de trente mille personnes à
Paris, cent dix mille dans la France entière.
OEuvre
vaine, d’ailleurs, puisque les auteurs de ces méfaits abominables
virent eux mêmes se reconstituer presque aussitôt le mouvement
qu’ils avaient cru détruire à jamais. N’y a-t-il pas là, dans
cette résurrection, de quoi anéantir tout le pessimisme
d’aujourd’hui ?
Les
premiers qui tentèrent de reconstituer le mouvement ouvrier, sous
l’état de siège et l’ordre moral, n’étaient certes pas des
révolutionnaires. Mutuellistes, républicains, ils se donnaient
comme but : la conciliation du capital et du travail, comme les
démocrates sociaux d’aujourd’hui. Ils n’en furent pas moins
traqués. Preuve suffisante pour démontrer que le capital et le
Pouvoir pratiquent, eux, constamment la lutte de classe, même
lorsque le prolétariat tend à collaborer avec eux.
Faible
au début, ce mouvement n’en prit pas moins rapidement une certaine
ampleur. Par ses moyens propres, il réussit à envoyer une
délégation de 90 membres à l’Exposition Universelle de Vienne
(Autriche), en 1873.
La
même année, il crée le Cercle de l’Union Syndicale, lequel donne
des inquiétudes au pouvoir qui le supprime aussitôt constitué. En
1875, il y avait 135 Chambres Syndicales qui purent à nouveau
envoyer une délégation à l’Exposition Universelle de
Philadelphie, en 1876.
C’est
alors que cette délégation lança à son retour un manifeste qui
rappelait celui des soixante de 1863. On y lisait ces lignes qui,
aujourd’hui encore, ne manquent as d’intérêt :
«
Prolétaires, soyons bien persuadés que l’oeuvre de la
civilisation réside en nous et qu’elle ne s’accomplira que par
nous. À l’oeuvre, prolétaires ! Trop longtemps instruments de la
puissance d’argent, tendons-nous la main et marchons, ainsi, à la
conquête de nos instruments de travail, à la possession de la
propriété qui, en toute justice, doit appartenir à nous ! Le
Travail est le pivot de l’Humanité. Honneur aux travailleurs ! »
Quoique
ce fût la pensée d’une minorité éclairée, assez faible, la
tradition était renouée.
Les
événements vont d’ailleurs se précipiter avec rapidité. À
peine la délégation des Chambres Syndicales était-elle partie pour
Philadelphie que fut lancée l’idée d’un Congrès ouvrier,
accueillie avec un vif enthousiasme dans le pays entier.
Il
se tint le 2 octobre 1876. 94 groupements (76 de Paris, 16 de
province plus 2 Unions Centrales constituées à Lyon et à Bordeaux,
se réunirent) à Paris, salle des Ecoles, rue d’Arras ; 360
délégués y participèrent. On a lu dans l’exposé historique des
Bourses du Travail la façon dont Bonne (tisseur de Roubaix)
ébauchait déjà le rôle à ce Congrès, le principal passage de la
résolution qui y fut votée.
Certes,
cette résolution n’était pas incendiaire. Loin s’en faut. Elle
proclame cependant la nécessité de l’indépendance du mouvement
ouvrier. De même elle se prononça contre le projet Lockroy, ce
précurseur malhabile de Waldeck-Rousseau. Tranquillisés, les
maîtres de l’heure purent croire que le mouvement ouvrier n’était
plus à craindre. Ils se crurent débarrassés du « spectre rouge ».
Ils devaient déchanter avant longtemps.
Les
militants de l’école marxiste : Guesde, Lafargue, Chabert, rentrés
d’exil, reprirent les doctrines du Conseil général de l’A. I.
T. disparue. Ils tentèrent d’organiser un Congrès pendant
l’Exposition Universelle de Paris, en 1878. Ils furent poursuivis
et empêchés de le tenir.
Ils
saisirent alors l’occasion qui leur était offerte de participer au
2° Congrès ouvrier qui se tint à Lyon, la même année. Malgré
tous leurs efforts, les collectivistes ne purent influencer le
Congrès qui ne se rendit pas à leurs idées.
C’est
à ce Congrès que Balleret prononça son fameux discours contre
l’électoralisme, la dictature et l’État, bien qu’il fut
collectiviste. Il est vrai qu’à cette époque le collectivisme
condamnait l’État, ce qui n’existe plus de nos jours chez les
socialistes et les communistes qui ne voient de salut que dans une
administration étatique centralisée.
Le
3ème Congrès se tint à Marseille, le 21 octobre 1879 : Les
collectivistes y triomphèrent des mutuellistes qui furent écrasés.
Par
72 voix contre 27 le Congrès adopte pour but : la collectivité du
sol, sous-sol, instruments de travail ; matières premières données
à tous et rendues inaliénables par la Société à qui elles
doivent retourner. Ce qui n’empêche nullement le Congrès
d’invoquer la légalité et de déclarer que ce programme n’est
réalisable que par la prise du pouvoir politique et de transporter
dans l’arène politique l’antagonisme des classes. Décidément,
dans un an, les collectivistes, parvenus à leurs fins, avaient fait
du chemin, mais à rebours. C’est du Congrès de Marseille, en
1879, que date l’immixtion de la politique dans les syndicats.
Ceux-ci s’en trouvèrent gênés jusqu’à la constitution de la
C. G. T. en 1895.
L’unité
ouvrière en fut retardée d’un quart de siècle. Et ce fut une
suite de luttes terribles qui s’aggravèrent encore du fait des
scissions qui se produisirent et se multiplièrent dans le Parti
socialiste en se répercutant dans les Syndicats, comme aujourd’hui.
D’un
côté, le socialisme faisant de l’État l’organe et la fin de la
transformation sociale ; de l’autre, un assemblage de doctrines
contradictoires qui s’efforçaient dans leur condensation difficile
de se rapprocher du Bakouninisme et des Fédéralistes de
l’Internationale.
Le
fossé entre le Parti socialiste et les Syndicats se creusa sans
cesse. Sentant que l’action politique compromettait leur unité et
contrariait leur activité, les Syndicats s’en détournèrent.
Dans
le Parti socialiste les choses se gâtèrent d’ailleurs rapidement.
Une première scission se produisit en 1881. Brousse, Joffrin,
Rouanet, Ferroul et Boyer se séparèrent des guesdistes pour former
la tendance « possibiliste ». Pendant ces déchirements
socialistes, les Syndicats poursuivirent une existence obscure.
Pourtant
un vaste travail en vue d’une organisation plus grande se faisait
sur le terrain économique. En 1883, une organisation, la corporative
du Ve Arrondissement de Paris, appelait les salariés à l’union «
entre tous ceux qui voulaient l’affranchissement des travailleurs
par eux-mêmes ».
L’année
suivante, en 1883, un groupe d’ouvriers publia une brochure dont
quelques formules sont remarquables pour l’époque « Le
Prolétariat, pour sa lutte émancipatrice, trouve aujourd’hui dans
la corporation, sa base d’opération la plus sûre, comme jadis la
bourgeoisie, pour son affranchissement, trouva la sienne dans la
commune. Il s’agit d’ouvriériser la Société, de façon que,
sur les ruines d’un monde où l’on tenait à honneur de vivre
noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où
chacun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La
clef de la question sociale, c’est la corporation ». N’y a-t-il
pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863,
l’idée de la reconstruction sociale dont les Syndicats seront les
cellules ? Bien que leur existence fût obscure, comme nous l’avons
dit, l’organisation corporative ouvrière n’en progressait pas
moins. En 1881, on comptait en France 500 Chambres Syndicales
ouvrières, dont 150 à Paris, avec 60.000 adhérents ; les patrons
avaient à cette époque 138 Associations groupant 150.000 membres,
si l’on s’en tient au rapport d’Allain Targé à la Chambre sur
l’abrogation des arts. 414, 415 et 164 du Code pénal en 1881.
C’est en cette année 1881, que fut constituée la Fédération des
Travailleurs du Livre. Celle des Charpentiers existait depuis 1880,
de même que celle des mineurs. Les Fédérations lithographique et
culinaire furent constituées en 1884. C’est à ce moment que le
législateur sentit la nécessité d’introduire dans le Code la
reconnaissance du droit syndical, de le codifier pour canaliser
l’effort ouvrier, afin de faire des syndicats un contrepoids au
patronat.
La
loi du 21 mars 1884 fut l’oeuvre habile de Waldeck-Rousseau. Cette
loi n’était, bien entendu, libérale qu’en apparence. Elle
reconnaissait un fait sur lequel il était impossible de revenir.
Elle établissait la séparation entre le droit de coalition et le
droit syndical. De même, elle maintenait l’art. 414 et 415 du Code
pénal - toujours en vigueur - sur les atteintes à la « liberté du
travail » ; elle refusait le droit syndical aux fonctionnaires et
ouvriers de l’État ; elle tendait à restreindre l’activité du
groupement corporatif. Le seul fait nouveau était la reconnaissance
légale des Syndicats.
Elle
n’eut de valeur que par l’action tenace des ouvriers qui firent
reconnaître leurs organisations par le patronat, malgré que
celui-ci s’y opposât fortement. Elle permit au syndicalisme de se
développer plus facilement et l’État ne perdait pas l’espoir
d’utiliser cette force naissante contre le capitalisme industriel
et bancaire qui tentait, chaque jour un peu plus de se substituer à
lui.
La
circulaire de Waldeck-Rousseau, adressée aux Préfets, montre bien
tout le parti que le Gouvernement comptait tirer des Syndicats, s’il
réussissait à les maintenir sous sa tutelle.
Pendant
que le pouvoir tentait de réaliser ses desseins, le syndicalisme
prenait force et vie. Les ouvriers acquéraient la notion de
l’interdépendance des corporations. Ils saisissaient mieux aussi
la généralisation indispensable de leurs Unions. Ils n’accordaient
d’ailleurs à la loi de 1884 que sa valeur restreinte. Ils ne
l’accueillirent que très fraîchement et en 1886, au Congrès de
Lyon, ils la dénoncèrent comme un piège. Longtemps, ils ne s’y
conformèrent que peu ou point. D’ailleurs si cette loi n’est
plus combattue aujourd’hui avec la même vigueur, cela tient à ce
que le Pouvoir a laissé tomber en désuétude la plupart des
dispositions restrictives qu’elle contient. Nous sommes, aussitôt
le vote de cette loi, en pleine confusion. À l’intrusion du Parti
politique dans le mouvement syndical, il faut ajouter la scission du
Parti socialiste, comme nous l’avons vu. Mais le morcellement ne
devait pas s’arrêter là. Les « possibilistes » de la Fédération
des Travailleurs socialistes devaient connaître une nouvelle
scission. Les « allemanistes » sortirent de la Fédération pour
former le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Il est
impossible d’étudier ici toutes les querelles qui opposèrent les
unes aux autres les fractions socialistes, mais on doit les
mentionner pour aider à comprendre l’histoire du syndicalisme et
les difficultés qu’il rencontrera par la suite, à partir de 1920.
Si
ces scissions eurent pour conséquence de gêner considérablement le
développement du syndicalisme, elles empêchèrent, par contre, un
Parti d’accaparer
son
action et de le mettre en tutelle. Il serait puéril cependant de
nier l’influence du socialisme de cette époque sur le syndicalisme
à peine organisé. Il ne faudrait pas non plus surestimer cette
influence. Les syndicats non socialistes ne tardèrent pas, par
exemple, à reconnaître l’impossibilité de concilier les intérêts
des travailleurs avec ceux des patrons. L’esprit révolutionnaire
ne tarda pas à se développer chez eux. Les divisions qui
réduisaient le socialisme à l’impuissance eurent pour effet de
rapprocher les ouvriers de l’action, spécifiquement syndicale qui
prit sans cesse une plus grande place. Déjà, ils ne la
subordonnaient plus aussi complètement à l’action politique,
lorsque les « allemanistes » proclamèrent au X° Congrès, en
1891, « que l’action politique n’a guère que la valeur d’un
moyen de propagande et d’agitation ».
Cette
motion déclarait en outre : « Il y a nécessité d’envisager une
levée en masse des travailleurs, qui par la grève générale
nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves
partielles ».
C’était
la première fois que l’idée de la grève générale était
formulée d’une façon claire et nette. Elle devait faire son
chemin. À côté des « allemanistes », les « blanquistes » du
Comité révolutionnaire central (fondé en 1881) avec Vaillant,
tendaient à reconnaître au mouvement syndical une certaine
autonomie pendant que les anarchistes-communistes, dont le rôle ne
tardera pas à être prépondérant, affirmaient déjà la nécessité
de l’indépendance du syndicalisme.
C’est
sous de tels auspices que se réunit le Congrès de Lyon, le 11
octobre 1886. Alors que les socialistes pensaient que les Syndicats
étaient acquis « au socialisme parlementaire », ceux-ci
s’affirmèrent au contraire nettement « révolutionnaires ». Pour
différencier les deux sections du mouvement ouvrier, le Congrès
décida la constitution d’une Fédération des Syndicats qui
permettrait de distinguer les deux actions : économique et
politique.
Il
vota, à ce sujet la résolution suivante :
«
La Fédération nationale des Chambres Syndicales se déclare soeur
de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les
considèrent comme une armée tenant une autre aile de la bataille ;
ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur
jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun. » À
vrai dire c’était là une affirmation assez équivoque de
l’autonomie des mouvements. La prédominance du Parti y était à
peine masquée. On s’en aperçut bien au Congrès de Montluçon en
1887 et on le vit mieux encore lorsque la Fédération des Syndicats
et groupes corporatifs ouvriers de France tint ses assises dans les
mêmes villes et avec les mêmes éléments, en même temps que
l’organisation politique à la remorque de laquelle elle traîna
une existence peu brillante, malgré quelques velléités
d’indépendance, comme à Bordeaux en 1888. Elle disparut
d’ailleurs assez vite de la scène. Sans programme bien à elle,
machine politique au service de l’action électorale, elle était
d’avance vouée à l’impuissance. Sa disparition fut encore hâtée
par l’apparition des Bourses du Travail, fait capital de cette
époque du mouvement syndical.
On
a trouvé dans l’étude consacrée à la Bourse du Travail toute
l’histoire de celle-ci et son origine. Nous n’y reviendrons donc
pas ici. Nous nous bornerons à constater que la première Bourse fut
créée à Paris en 1886, après l’adoption du projet Mesureur. Les
Bourses se multiplièrent rapidement. II y en avait 14 en 1892. Elles
eurent tout naturellement l’idée de se fédérer entre elles et
mirent leur projet à exécution à Saint-Étienne, le 7 février
1892.
Leur
but, leur constitution furent définis à ce Congrès. De cette
époque date la deuxième phase évolutive du syndicalisme qui va
sans tarder affirmer son caractère de mouvement spécifique de
classe.
Le
Syndicat socialiste sentant le danger que représentait pour eux la
jeune Fédération des Bourses, repoussa la proposition d’un
Congrès commun à la réunion des Syndicats de la Fédération des
Syndicats à Marseille en 1892.
Ce
Congrès de Marseille de la Fédération des Syndicats eut à se
prononcer sur la résolution votée à la Conférence régionale de
Tours qui s’était tenue quelques jours auparavant et avait adopté
la grève générale comme seul moyen révolutionnaire. Malgré tout
le talent de M. Aristide Briand - qui depuis... - le Congrès de
Marseille
marqua
sa rupture avec les Syndicats en repoussant leur suggestion.
C’est
alors que se tint à Paris, en 1893, un autre Congrès des Bourses
qui fut retardé en raison de la fermeture de la Bourse du Travail de
Paris par Charles Dupuy, président du Conseil, à qui l’activité
des Bourses portait ombrage. Ce Congrès se tint le 12 juillet 1893.
Il eut tout de suite le caractère d’une protestation véhémente
contre le coup de force gouvernemental. Un grand nombre de délégués,
y compris ceux représentant les Centres inféodés au Parti, y
assistaient. La discussion sur la question d’union des forces
ouvrières se termina par le vote de la résolution ci-dessous :
«
Tous les Syndicats ouvriers existants devront, dans le plus bref
délai, adhérer à leur Fédération de métier ou en créer, s’il
n’en existe pas ; se former en Fédérations locales ou Bourses du
Travail, puis ces Fédérations et ces Bourses du Travail devront se
constituer en Fédérations nationales. À cet effet, le Congrès
émet le voeu que la Fédération des Bourses du Travail de France et
la Fédération nationale des Chambres Syndicales se fondent en une
seule et même organisation.
Il
sera fondé un Comité Central composé de deux délégués par
Fédération de métier et quatre pour la Fédération nationale des
Bourses du Travail et les Chambres Syndicales. »
Ce
ne fut, hélas !, qu’un voeu. L’organisation unique ne devait
surgir que deux ans plus tard, en 1895, après la disparition
effective de la Fédération des Syndicats en 1894, après le Congrès
de Nantes.
L’idée
concrète de l’Unité au mouvement syndical n’en date pas moins
de ce Congrès. Elle devait trouver sa matérialisation assez
rapidement. Elle se fera pressante jusqu’au point d’apparaître
comme la préoccupation dominante de la classe ouvrière.
Un
recul suivit pourtant cette décision du Congrès de 1893. Le Congrès
avait bien nommé une Commission de neuf membres dite «
d’organisation de la grève générale », mais elle fit aucun
travail vraiment positif. Il convient d’ailleurs d’ajouter que le
Parti ouvrier français ne lui ménagea pas les ennuis et il fit si
bien qu’au Congrès de Nantes, en 1894, les deux Fédérations
(Bourses et Syndicats), organisèrent deux Congrès séparés. La
Bourse du Travail, sollicitée par les deux groupements, leur déclara
qu’il ne lui semblait pas nécessaire d’organiser ces deux
Congrès et leur proposa de fusionner. Tandis que la Fédération des
Bourses acceptait aussitôt, celle des Syndicats donna son adhésion
d’assez mauvaise grâce, après avoir tenté de tenir son Congrès
à Saint-Nazaire. C’était, pour le Parti ouvrier français un
échec incontestable. Aussi, décida-t-il, pour la première fois,
que le Congrès politique précéderait celui des Syndicats. Il
espérait qu’en se prononçant contre la grève générale, il
influencerait le Congrès des Syndicats. Il n’en fut rien.
Les
éléments des Syndicats du Parti furent complètement défaits et
c’est par 67 voix contre 37 que le Congrès se prononça contre la
thèse du Parti ouvrier français. La cassure était consommée et
l’Unité, un moment entrevu semblait s’éloigner à nouveau. Ces
perspectives alarmantes disparurent assez vite en raison du rôle
réduit que joua désormais la Fédération des Syndicats.
Ombre
d’elle-même, elle tint un Congrès à Troyes en 1895. Elle
anathématisa contre la grève générale et repoussa l’idée de la
grève générale, mais elle ne put empêcher que la Confédération
Générale du Travail naisse à Limoges en cette même année 1895.
D’autres
faits allaient concourir à soustraire le mouvement syndical à
l’influence des partis politiques. Guesde, en effet, réagit
vigoureusement contre cette séparation du syndicalisme et du
socialisme parlementaire, et le Congrès international socialiste de
Londres (1895) eut à examiner longuement cette question. Déjà, il
avait pris la précaution, dans un précédent Congrès international
tenu à Zurich, de faire voter avec ses amis de l’Internationale,
une résolution qui excluait tous les adversaires de l’action
parlementaire
Cette
résolution disait : « Toutes les Chambres Syndicales seront admises
au Congrès, et aussi les Partis et les organisations socialistes qui
reconnaissent la nécessité de l’organisation des travailleurs et
de l’action politique. Par l’action politique on entend que les
organisations des Travailleurs cherchent autant que possible à
employer ou à conquérir les droits politiques et le mécanisme de
la législation, pour amener ainsi le triomphe des intérêts du
prolétariat par la conquête du pouvoir politique. »
On
comprend aisément qu’ainsi préparé, le Congrès de Londres ne
fut qu’une violente réaction des politiciens contre le
syndicalisme affirmant sa maturité. La bataille commence par la
discussion sur la validation des mandats. Les politiques contestèrent
ceux des délégués ouvriers en rappelant la décision de Zurich.
Les deux thèses s’affrontèrent avec force. Ce fut Guesde qui
engagea la bataille.
Tranchant
comme à son habitude, il déclara : L’action corporative est une
simple interprétation de l’ordre capitaliste. La classe ouvrière
ne peut se désintéresser du gouvernement. C’est au gouvernement,
c’est au coeur qu’il faut frapper. Dans ce Congrès, il n’y a
pas de place pour les ennemis de l’action politique. Ce n’est pas
de l’action corporative qu’il faut attendri la prise de
possession des grands moyens de production. Il faut d’abord prendre
le gouvernement qui monte la garde autour du capitalisme. Ailleurs,
il n’y a que mystification, il y a plus, il y a trahison... Ceux
qui rêvent une autre action n’ont qu’à tenir un autre Congrès.
Comme
on le voit, la condamnation était formelle, sans réplique. Aveuglé
par son dogmatisme politique, Guesde ne pouvait comprendre que c’est
par l’action simultanée de destruction du pouvoir bourgeois et de
prise des moyens d’échange et de production que le prolétariat,
toutes forces réunies, mettra fin au régime capitaliste.
Il
n’en fut pas moins suivi par tous les représentants socialistes
français : Jaurès, Gérault-Richard, Viviani, Deville, Rouanet et
Millerand, dont la majorité devait, par la suite, faire une si
brillante carrière dans le sein de la bourgeoisie, avec Guesde
lui-même.
Les
représentants socialistes étrangers ne furent d’ailleurs pas
moins catégoriques.
Nous
sommes, proclament Wilhem Liebknecht, avec les « collectivistes »,
contre les « anarchistes ».
C’était
le renouvellement des luttes de la 1ère Internationale, les mêmes
que celles que nous connaissons aujourd’hui.
Les
délégués syndicaux français se défendaient d’assister à ce
Congrès en tant qu’anarchistes. Ils n’étaient que des délégués
ouvriers et rien de plus, quelles que soient, affirmaient-ils, leurs
pensées personnelles.
C’étaient,
parmi les plus marquants, Pelloutier, secrétaire des Bourses ;
Allemane, leader du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire ;
Vaillant, député de la Seine ; Pouget, rédacteur du « Père
Peinard » ; Guérard, des cheminots ; Tortelier, un des précurseurs
du syndicalisme. Tous se réclamaient purement et simplement de leur
mandat syndical.
Ce
mandat se traduisait ainsi : S’abstenir de toute discussion, de
toute déclaration politiques ; sur ce point, ils étaient neutres,
si bien qu’ils s’abstinrent dans le vote excluant les anarchistes
proprement dit. Ils ne voulaient faire que de l’action syndicale.
La
délégation française se sépara en deux parties à peu près
égalés : 57 contre, 56 pour.
Furieux,
les socialistes français firent claquer les portes et se retirèrent,
en dénonçant comme une manoeuvre de la réaction - déjà - cette
indifférence des syndicats pour la conquête du pouvoir qui livrait
le socialisme à l’ennemi.
Le
Congrès se montra lui-même, si possible, plus intransigeant encore.
La tendance politique s’y affirma nettement... « L’action
législative et parlementaire » fut considérée « comme l’un des
moyens nécessaires » pour arriver « à la substitution du
socialisme au régime capitaliste ». En conséquence, déclarait
Wilhem Liebknecht, dans sa motion, les anarchistes seront exclus.
Ces
décisions du Congrès de Londres eurent pour résultat d’accentuer
la séparation des deux mouvements en France. C’était le rôle que
devait jouer le Ie Congrès de l’I. S. R. en 1922.
«
Tous les militants de l’action syndicale, écrivait aussitôt
Pelloutier, vont exploiter l’intolérance stupide de la majorité
pour élargir le fossé qui séparait déjà les syndicats des
politiciens ». Il en fut ainsi jusqu’en 1906, après que les
partisans de l’action politique eurent multiplié leurs assauts
jusqu’au Congrès d’Amiens en 1906.
La
résolution de Londres n’eut pas des effets qu’en France. Elle
paralysa longtemps, et jusqu’à la guerre, l’activité de
l’Internationale syndicale. C’est un chapitre qui sera étudié
plus loin.
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