dimanche 29 juillet 2018

CONFEDERATION GENERALE DU TRAVAIL n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




La Confédération générale du Travail est l’organisme central du syndicalisme français. Elle est composée des Unions départementales et des Fédérations d’industrie. Son siège est à Paris. Elle a pour but de coordonner les efforts des ouvriers groupés à leurs syndicats, unions locales, fédérations et unions départementales pour l’action sociale du prolétariat. Elle adhère à l’Internationale syndicale pour prolonger sur le plan international l’action qui se déroule dans son propre pays, en liaison avec les Centrales Nationales des autres pays. Cette définition a cessé d’être exacte depuis la scission de 1921. Elle n’en reste pas moins celle qui, un jour prochain, sous la pression croissante des nécessités correspondra à nouveau à la réalité, lorsque les tronçons épars du groupement ouvrier français se seront ressoudés.

L’histoire de la C. G. T. c’est celle du syndicalisme avec ses luttes, ses victoires et ses défaites. Son évolution, qui est aussi celle de la société actuelle. Il faut rechercher l’une et l’autre à l’origine, même si cet examen doit faire double emploi avec celui que nous avons été obligés de faire pour exposer le caractère, l’évolution et l’action des Bourses du Travail, principal élément de la C. G. T., lors de sa constitution.
Nous renoncerons cependant à examiner les luttes séculaires des travailleurs toujours en révolte, à toutes les périodes de l’Histoire, contre leurs oppresseurs, quelque visage qu’aient ceux-ci et quelques forme qu’ait revêtue l’exploitation de l’homme par l’homme.
Si nous nous assignions ici une pareille tâche, c’est l’histoire du monde, depuis là plus haute antiquité jusqu’à nos jours, qu’il faudrait relater. Nous ne pouvons pour des raisons qu’on comprendra, entreprendre pareille tâche.
Il importe d’ailleurs assez peu qu’on fixe ici ou là telle époque ou à telle autre époque, l’origine exacte du mouvement syndical qui nous a conduits, de proche en proche, jusqu’à l’origine de la C. G. T.
Nous nous contenterons donc de prendre notre tâche - qui n’en reste pas moins vaste - après la Révolution de 1789, après l’évanouissement des corporations. L’écroulement du vieux système social, provoqué par la Révolution, avait fait table rase des privilèges de toutes natures et supprimé toutes les juridictions qui s’interposaient entre l’individu et l’État. Après 1789, l’homme, quelle que soit sa profession, ne relevait plus d’un patron, d’un seigneur, d’un évêque ou du fisc. Il n’y avait, plus sujets du roi, des nobles, des clercs, des paysans, plus de classes, d’ordres, de droits, de dîmes, plus d’entraves, etc... Mais il n’y avait plus non plus, dit Proudhon dans sa Capacité politique des classes ouvrières (page 11) aucune de ces autorités locales, de ces chartes particulières, de ces parlements, de ces corporations, de ces prérogatives ou exemptions. Rien ne subsista que ces deux termes extrêmes : l’État et le Citoyen. Rien ne demeura non plus, pour amortir la domination directe du second par le premier.
Qu’arriva-t-il ?
Avec les dépouilles des biens de la noblesse et du clergé, se constitua une classe de propriétaires-paysans tandis qu’une immense majorité du peuple ne voyait rien changer à sa condition première. Les classes se formèrent presque spontanément, immédiatement. La lutte fut d’autant plus vive que les non-possédants, les travailleurs, se rendirent compte de la spoliation et de la trahison dont ils étaient victimes de la part de leurs alliés de la veille : la nouvelle bourgeoisie, qui avait utilisé au mieux de ses intérêts la force populaire et ne rêvait que de l’asservir à nouveau pour asseoir ses privilèges, cette classe dont l’appétit était d’autant plus grand qu’il avait été plus longtemps contenu par le régime disparu.
Il y avait désormais la Bourgeoisie et le Prolétariat, la première brimant le second, après avoir utilisé sa force libératrice et révolutionnaire. La structure de l’État se trouvait modifiée. Les formes constitutionnelles étaient changées, mais l’exploitation, pour différente qu’elle, était, n’en subsistait pas moins, plus brutale et plus cupide qu’avant. C’était tout le résultat qui restait d’une révolution politique, et qui n’avait pas modifié les termes généraux du contrat social.
Alors qu’on répandait partout, au dedans comme au dehors, des idées de justice, d’égalité, de fraternité, c’était entre deux catégories d’hommes une opposition sans cesse croissante qui se développait du fait d’une sujétion politique et d’une exploitation économique sans frein, que rien ne venait atténuer.
Doit-on, comme Jouhaux l’affirme dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C. G. T. (page 25) dire que la loi Le Chapelier, votée en 1790, ne correspond pas réellement à l’esprit des hommes qui l’ont votée ? Nous ne le croyons pas. À notre avis, cette loi était bien l’expression de leurs sentiments exacts. Le fait qu’elle ait été votée par la Constituante au moment même où se produisaient à Paris, des cessations concertées du travail, nous permet d’affirmer qu’elle le fut en toute connaissance de cause.
On voulait museler les travailleurs, au moment même où les corporations disparaissaient ; le prolétariat était sans défense.
Le texte du manifeste adressé à cette époque aux ouvriers parisiens par le Conseil municipal le prouve avec évidence.
Voici ce qu’on y lit :
« Le Conseil municipal est instruit que les ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très grand nombre, se coalisent au lieu de s’employer à travailler et font des arrêts par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées. Tous les citoyens sont égaux en droit, mais ils ne le seront jamais en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a jamais voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent tous de faire les mêmes gains.
Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait donc évidemment contraire à leurs propres intérêts ; une pareille coalition serait une violation de la loi, une atteinte à l’intérêt général ». Voilà ce qu’on osait écrire au lendemain de la Révolution. N’est-ce pas caractéristique d’un état d’esprit d’oppression ?
Combien de fois, depuis, avons-nous entendu tenir le même langage par te patronat et le « pouvoir » ? Combien de fois, hélas ! l’entendrons-nous encore, si, à la première occasion, nous ne proclamons pas d’abord les droits imprescriptibles du travail et des travailleurs, si nous renonçons à faire nos affaires nous-mêmes, pour les confier à des « génies, à des messies », à des maîtres nouveaux à qui nous remettrons le soin de faire notre bonheur politique en consacrant notre esclavage économique ?
Les révolutions de 1830, 1848 et 1871 ont pourtant, à cet égard, apporté une confirmation éclatante à ces faits de 1790, sans ouvrir les yeux, hermétiquement clos - il faut le croire - des travailleurs. En sera-t-il de même demain ? Il faut le craindre et faire l’impossible pour que cela ne soit point.
Comme on le voit, c’est au lendemain de la grande révolution française qu’il faut situer l’origine des classes et la naissance du mouvement syndical, placé hors des institutions soit disant révolutionnaires créées par la Bourgeoisie pour asseoir son pouvoir et conserver ses privilèges récents.
N’est-ce pas aussi à cette date qu’il faut placer la compréhension de la responsabilité ouvrière et l’affirmation de celui de la solidarité de classe ? Dès cette époque, on avait de la liberté du travail, une idée exacte et on condamnait aussi sévèrement qu’aujourd’hui l’acte de l’homme qui travaillait pendant que les autres revendiquaient. C’est de ce moment que date la vraie morale ouvrière qui veut que « quiconque ne participe pas à un effort ne soit pas digne d’en recevoir le prix et qui condamne sévèrement, mais justement, toute action qui tend à briser l’action revendicatrice des ouvriers ».
Les ouvriers d’ailleurs ne tinrent aucun compte du manifeste municipal. Les charpentiers, notamment, constituèrent un syndicat bien organisé. Leur exemple fut suivi par plusieurs corporations du bâtiment qui défendirent vigoureusement leurs salaires, sans oublier de poser le principe de la réduction de la journée de travail, qui fut ramenée de 14 à 12 heures (repos non compris).
Voyons ce que disaient de leur côté les patrons :
« Le prix de la journée, disaient-ils, est ainsi augmenté d’un sixième ; malgré les fortes réclamations qui se sont élevées contre ce désordre, il n’a pas été réprimé ».
Ne croirait-on pas entendre nos patrons modernes protester contre l’application de la journée de huit heures et l’augmentation des salaires ?
De même que la défense des intérêts heurte aujourd’hui ceux de la bourgeoisie et les conceptions juridiques du patronat ; cette tentative d’organisation pour modifier le contrat social, heurtait l’esprit des récents bourgeois de la Constituante. Inutile de tenter ou de faire croire que la loi Le Chapelier n’était pas l’expression exacte de l’état d’esprit de ceux qui la votèrent. Ils n’étaient ni des niais, ni des inconscients.
Tous leurs actes le prouvent, Donc lorsqu’ils acceptaient le projet de Le Chapelier qui disait dans un des considérants de son rapport introductif ; « C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier ; c’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’a occupé ». Le Chapelier exprimait une pensée concrète, claire pour tout le monde, a fortiori pour des représentants du Peuple. Et lorsqu’il ajoutait « C’est à la Nation de subvenir aux besoins des individus et de leur assurer du travail » cela voulait dire, que grâce à la loi nouvelle, ainsi motivée, le seul organe nécessaire à la satisfaction des travailleurs c’était l’État. Là encore, impossible de se tromper et ceux qui votèrent la loi Le Chapelier savaient parfaitement qu’ils mettaient ainsi hors la loi l’organisation spécifique des travailleurs livrés sans défense à l’exploitation du patronat et à la domination de l’État.
N’est-il pas suffisamment significatif cet article de la loi Le Chapelier qui énonçait : « L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens d’un même État étant une des bases fondamentales de la constitution française... l’association ouvrière, sous quelque forme et sous quelque prétexte que ce soit, est prohibée ». Et un, peu plus loin : « Toutes les conventions tendant à réformer de concert ou à n’accorder qu’à prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, tous règlements ou accords ainsi fixés sont déclarés inconstitutionnels, attentatoires à la liberté ou à la déclaration des Droits de l’Homme et de nul effet ». On avouera qu’il était difficile d’être plus cynique ou de se montrer plus réactionnaire.
Et, bien entendu, les délits étaient durement punis : amendes de 500 francs, privation de droits civiques, etc... Enfin pour bien démontrer que ce texte avait un véritable caractère de classe, la loi accordait aux employeurs un scandaleux privilège. Le Chapelier disait « qu’il n’entendait pas empêcher les commerçants de causer ensemble de leurs affaires ».
On sait ce que cela veut dire.
La loi consulaire de l’an XI (1803) instituait enfin le « livret ouvrier » qui n’était autre chose que la « mise en carte » des travailleurs. À part la création des juridictions prud’homales, le régime impérial ne fit que systématiser la sujétion des ouvriers. Les articles 414 et 416 du nouveau Code pénal, si durs pour les ouvriers, si indulgents pour les patrons, l’article 1781 du Code civil qui disait : Le maître est cru sur parole pour la quotité des gages, pour le paiement des salaires de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante, complétaient cette domestication de la classe ouvrière, sans que la moindre législation lui permît de se défendre contre l’adversaire.
On comprend dès lors, les difficultés que devait rencontrer le prolétariat pour son organisation. Quelles qu’elles aient été, la classe ouvrière sut cependant les vaincre dans une assez large mesure et, souvent, elle se dressa contre le pouvoir de l’État. La période de 1848 à 1871, assez mal connue, a vu des révoltes terribles où le prolétariat a pu se croire enfin maître de ses destinées. C’est alors que naquit la Première Internationale et que vit le jour le socialisme utopique ou romantique. Cette époque marque la fin de la bourgeoisie terrienne et l’avènement de la bourgeoisie industrielle et bancaire. L’introduction du machinisme créa de nouvelles conditions de vie sociale. En même temps qu’il cesserait les liens entre les ouvriers, il entraîna une technique nouvelle d’où découlèrent : le chômage et l’avilissement des salaires. La misère atteignit des proportions effroyables. Il y avait une désaxation totale de l’activité et le capitalisme manifestait son impuissance à modifier les conditions de vie, à suivre le rythme nouveau imposé par le machinisme. Les grands mouvements de 1831 à Lyon, dont les salaires furent réduits de 4 francs à 18 sous par jour marquent le point culminant de cette crise. C’est pendant les grèves sanglantes de cette époque que les Canuts de la Croix Rousse inscrivirent sur leur drapeaux cette devise restée de plus en plus d’actualité : Vivre en travaillant où mourir en combattant. Il en fut de même à Paris et en province. De nombreuses sociétés de résistance, auxquelles participèrent des chefs d’ateliers, se constituèrent un peu partout. Ce mouvement prit une « telle ampleur qu’il apeura le gouvernement qui, par la loi du 25 mars 1834, prit de sévères mesures contre les « Sociétés de résistance. ». (Syndicats de l’époque). Ce vote alla à l’encontre du but poursuivi. Deux nouvelles insurrections éclatèrent presque aussitôt : l’une à Lyon, à la suite de poursuites pour faits de grèves, écrasée dans le sang, après 5 jours de lutte héroïque, et l’autre à Paris qui aboutit à un effroyable massacre.
Thiers, l’assassin des Communards fit peser sur la classe ouvrière un régime de terreur écrasant.
Rien n’arrêta pourtant l’élan du prolétariat et les journées de juillet verront le prolétariat se dresser contre l’État, serviteur de la bourgeoisie et massacreur des travailleurs.
C’est à ce moment que s’éveille la conscience du prolétariat. Il comprend qu’il n’arrivera à rien tant qu’il n’aura pas démoli le pouvoir de l’État et détruit l’exploitation nationale pour transformer la société. Sous l’influence de Buonarotti survivant de la conspiration des Egaux, le socialisme gagne les classes ouvrières, encore qu’elles ne se reconnaissent guère dans le patois des doctrines Saint-Simoniennes, phalanstériennes et étatiques de Louis Blanc. C’est alors que se produisit dans ce bouillonnement d’idées la Révolution de 1848 qui fut un triomphe passager du Peuple et porta au Pouvoir en la personne de Louis Blanc et d’Albert, le socialisme d’État.
Celui-ci ne tarda pas à marquer son impuissance. Une fois de plus les travailleurs furent trompés et déçus. Le salariat ne fut pas supprimé, comme ils l’espéraient dans leur naïveté. Les journées de février 1848 furent suivies d’une crise de chômage effroyable. Les revendications ouvrières en vinrent en fin de compte, à s’exprimer ainsi : « Le droit au travail ». Quelle aubaine pour le patronat ! Quelques mesures inopérantes, les unes platoniques, les autres vaines du gouvernement provisoire : la suppression du tâcheronat, la réduction de la journée de travail à dix heures à Paris et onze heures en province, n’étaient pas de nature à donner satisfaction aux réclamations des travailleurs et, moins encore, à solutionner les problèmes de l’heure.
C’est à ce moment, le 28 février 1848 que le gouvernement provisoire décida de créer les Ateliers Nationaux, pour parer au chômage grandissant. Entreprise vouée à l’échec, voulue, d’ailleurs, tentée en pleine crise économique et sociale, les Ateliers Nationaux aboutirent à un lamentable fiasco qui prit fin le 19 juin 1848 par le vote de la loi Falloux qui ordonnait la dissolution des Ateliers. Cette dissolution qui ne laissait aux ouvriers d’autres alternatives qu’un chômage aggravé ou l’enrôlement dans l’armée, aboutit à l’insurrection du 23 juin 1848 qui fut réprimée avec une sauvagerie sans nom dont on ne retrouvera l’équivalente qu’en 1871. Ces trois mois de misère du public trouvèrent leur épilogue dans les fusillades, l’emprisonnement, la déportation de milliers d’ouvriers, la suppression de la liberté de la presse. OEuvre d’une réaction qui ne devait plus cesser de s’aggraver. Le rêve ouvrier était encore une fois à terre. Ainsi s’écroulaient à tout jamais les illusions du socialisme utopique fraternitaire, ayant foi dans la bonne volonté des classes adverses.
De même disparaissait de la scène le socialisme autoritaire qui attendait de l’action de l’État la réalisation de la justice sociale.
De cette longue et cruelle leçon devaient surgir les idées prolétariennes modernes : Proudhon a aidé considérablement à leur éclosion en publiant Les Contradictions économiques. Quelque jugement qu’on porte sur son oeuvre si diverse, si touffue, si contradictoire, que certains ont pu dire de lui qu’il était le « Dieu de l’Anarchie », tandis que d’autres le traitaient de « petit bourgeois », il n’en est pas moins vrai que Proudhon exerça sur son époque, et longtemps après, une énorme influence.
Nous lui devons cette formule prophétique : « L’Atelier fera disparaître le gouvernement », dont la réalisation reste le souci du syndicalisme moderne. Apôtre de la liberté dont il avait le culte au plus haut degré, il lutta contre Marx et Engels qui étaient les apôtres de l’Autorité. Aussi, à peine ces hommes, doués les uns et les autres, d’une puissance de travail formidable, se furent-ils rencontrés qu’ils se séparèrent et s’affirmèrent d’irréductibles adversaires, comme le sont encore aujourd’hui les partisans de ces deux doctrines.
Le coup d’État du 2 décembre 1851 raffermit la réaction et il faut la venue d’éléments nouveaux pour que le prolétariat triomphe tant soit peu de la réaction. Le renouveau de l’action ouvrière ne se poursuivit qu’en 1862 après la visite des délégations ouvrières françaises à l’Exposition universelle de Londres, au cours de laquelle elle parut prendre contact avec les organisations anglaises.
L’année 1863 marqua une date importante dans le mouvement ouvrier français. C’est, en effet à ce moment que parut leManifeste des Soixante par lequel les ouvriers parisiens proclamaient la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie même républicaine.
Ce manifeste donna prétexte à Proudhon de publier son dernier livre : De la capacité politique des classes ouvrières. Pour la première fois, disait-il la plèbe a fait acte de personnalité et de volonté. Elle a bégayé « son idée ». C’était vrai. En cette année 63, l’agitation ouvrière s’accrut fortement. Elle fut surexcitée par les poursuites dirigées contre les grévistes de la typographie parisienne. Le gouvernement dut céder devant les organisations et l’opinion, en faisant voter la loi de 1864 qui reconnaissait le droit de coalition. C’était la conquête du droit de grève encore que la loi s’efforçât d’en restreindre autant que possible l’exercice. Dès lors, les événements se précipitent. En 1864, se constitue à Londres, la Première Internationale, l’Association Internationale des Travailleurs, fondée le 28 septembre après un meeting international à Saint-Martin’s Hall. Karl Marx en écrivit les statuts qu’on peut résumer ainsi : « Les travailleurs d’un même métier formaient une section, ces sections à leur tour une Fédération, et c’est de l’ensemble de ces Fédérations qu’était composée l’Internationale à la tête de laquelle se trouvait un Conseil central siégeant à Londres ». La section française fut formée en 1865. Elle eut son siège rue des Gravilliers. Le
premier congrès de l’Association Internationale des Travailleurs se tint à Genève en
1866. Il fut remarquable de tenue et de clarté. Pendant que la délégation française faisait admettre que le but de l’Internationale était : « La suppression du salariat et que celle-ci s’obtiendrait par l’association corporative des travailleurs, la délégation anglaise faisait accepter le principe de la journée de huit heures comme revendication générale du prolétariat ». On évoqua même, dès cette époque, l’idée de grève générale. Le deuxième congrès se tint à Lausanne en 1867. Il resta dans la tradition mutuelliste ; il déclara en outre « Que l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique et que l’établissement des libertés politiques est une mesure d’absolue nécessité ». Pour avoir osé émettre de semblables affirmations la section française fut poursuivie dans ce pays, sans que ces poursuites gênassent d’ailleurs en quoi que ce soit le développement de la Première A. I. T.
Les Congrès suivants : Bruxelles (1868), Bâle (1869), marquèrent une évolution très nette vers le collectivisme sous l’impulsion de César de Paëpe et de Karl Marx, dont l’influence ne devait pas tarder à se montrer prépondérante. À Bâle on décida « que la propriété collective était une nécessité sociale, que la société avait le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de la faire rentrer à la Communauté ».
Cependant que décroissait « Mutuellisme » modéré français et que montait l’influence de Karl Marx, une autre tendance, celle des « fédéralistes » s’affirmait sous l’impulsion de Michel Bakounine.
Marx et Bakounine ne devaient pas tarder à s’affronter. Pendant que les Marxistes déclaraient que la révolution sociale ne peut s’accomplir que par la prise de l’État et affirmaient indispensable la constitution du prolétariat en parti politique, les fédéralistes, avec Bakounine, voulaient supprimer l’organisation bourgeoise, désorganiser l’État actuel et reprendre la reconstitution sociale à la base par la Commune, cellule initiale, ce qui ne diffère guère de ce que veulent accomplir les syndicalistes fédéralistes d’aujourd’hui avec les Bourses du Travail et les Unions locales.
En ce qui concerne le rôle des syndicats, la divergence n’était pas moins sensible. En effet, pendant que les premiers prétendaient que les syndicats devaient restreindre leur action à la seule défense des intérêts corporatifs, les seconds voyaient en eux non seulement un instrument de lutte, mais encore une institution durable, dont le rôle serait, la révolution accomplie, de continuer la production et d’organiser le travail. On ne dit pas autre chose aujourd’hui.
Ces divergences eurent pour conséquence la scission d’abord, la fin de l’A. I. T. ensuite. Lorsque Marx parvint à se débarrasser de Bakounine en dominant complètement le Comité central, l’Association Internationale des Travailleurs, qui avait suscité tant d’espoirs, alla s’éteindre obscurément en Amérique, à New-York. Néanmoins, son influence et son rôle furent énormes. En le dotant de cette formule : L’Émancipation des Travailleurs sera l’oeuvre des Travailleurs eux-mêmes, elle a imprimé au mouvement syndical son véritable caractère. En même temps qu’elle a précisé les aspirations et les idées du prolétariat, elle a défini le but final de ses efforts. Elle l’a aussi débarrassé de la gangue nationaliste. C’est un résultat qui compte.
L’Association Internationale des Travailleurs joua, en France, un rôle considérable. Elle servit de point d’appui solide au mouvement revendicatif. C’est sur elle que s’appuyèrent les grèves des textiles de Roubaix, qui tournèrent à l’émeute, et celles des mineurs de la Ricamarie (Loire) pendant les dernières années de l’Empire. Puis ce fut la guerre de 1870-71 et la Commune où plusieurs des membres français du Conseil général de la Première Internationale, dont Varlin, jouèrent un rôle de premier plan.
Puis, après l’échec du mouvement communaliste vint la répression versaillaise avec Thiers et Galiffet qui exterminèrent, emprisonnèrent et déportèrent plus de trente mille personnes à Paris, cent dix mille dans la France entière.
OEuvre vaine, d’ailleurs, puisque les auteurs de ces méfaits abominables virent eux mêmes se reconstituer presque aussitôt le mouvement qu’ils avaient cru détruire à jamais. N’y a-t-il pas là, dans cette résurrection, de quoi anéantir tout le pessimisme d’aujourd’hui ?
Les premiers qui tentèrent de reconstituer le mouvement ouvrier, sous l’état de siège et l’ordre moral, n’étaient certes pas des révolutionnaires. Mutuellistes, républicains, ils se donnaient comme but : la conciliation du capital et du travail, comme les démocrates sociaux d’aujourd’hui. Ils n’en furent pas moins traqués. Preuve suffisante pour démontrer que le capital et le Pouvoir pratiquent, eux, constamment la lutte de classe, même lorsque le prolétariat tend à collaborer avec eux.
Faible au début, ce mouvement n’en prit pas moins rapidement une certaine ampleur. Par ses moyens propres, il réussit à envoyer une délégation de 90 membres à l’Exposition Universelle de Vienne (Autriche), en 1873.
La même année, il crée le Cercle de l’Union Syndicale, lequel donne des inquiétudes au pouvoir qui le supprime aussitôt constitué. En 1875, il y avait 135 Chambres Syndicales qui purent à nouveau envoyer une délégation à l’Exposition Universelle de Philadelphie, en 1876.
C’est alors que cette délégation lança à son retour un manifeste qui rappelait celui des soixante de 1863. On y lisait ces lignes qui, aujourd’hui encore, ne manquent as d’intérêt :
« Prolétaires, soyons bien persuadés que l’oeuvre de la civilisation réside en nous et qu’elle ne s’accomplira que par nous. À l’oeuvre, prolétaires ! Trop longtemps instruments de la puissance d’argent, tendons-nous la main et marchons, ainsi, à la conquête de nos instruments de travail, à la possession de la propriété qui, en toute justice, doit appartenir à nous ! Le Travail est le pivot de l’Humanité. Honneur aux travailleurs ! »
Quoique ce fût la pensée d’une minorité éclairée, assez faible, la tradition était renouée.
Les événements vont d’ailleurs se précipiter avec rapidité. À peine la délégation des Chambres Syndicales était-elle partie pour Philadelphie que fut lancée l’idée d’un Congrès ouvrier, accueillie avec un vif enthousiasme dans le pays entier.
Il se tint le 2 octobre 1876. 94 groupements (76 de Paris, 16 de province plus 2 Unions Centrales constituées à Lyon et à Bordeaux, se réunirent) à Paris, salle des Ecoles, rue d’Arras ; 360 délégués y participèrent. On a lu dans l’exposé historique des Bourses du Travail la façon dont Bonne (tisseur de Roubaix) ébauchait déjà le rôle à ce Congrès, le principal passage de la résolution qui y fut votée.
Certes, cette résolution n’était pas incendiaire. Loin s’en faut. Elle proclame cependant la nécessité de l’indépendance du mouvement ouvrier. De même elle se prononça contre le projet Lockroy, ce précurseur malhabile de Waldeck-Rousseau. Tranquillisés, les maîtres de l’heure purent croire que le mouvement ouvrier n’était plus à craindre. Ils se crurent débarrassés du « spectre rouge ». Ils devaient déchanter avant longtemps.
Les militants de l’école marxiste : Guesde, Lafargue, Chabert, rentrés d’exil, reprirent les doctrines du Conseil général de l’A. I. T. disparue. Ils tentèrent d’organiser un Congrès pendant l’Exposition Universelle de Paris, en 1878. Ils furent poursuivis et empêchés de le tenir.
Ils saisirent alors l’occasion qui leur était offerte de participer au 2° Congrès ouvrier qui se tint à Lyon, la même année. Malgré tous leurs efforts, les collectivistes ne purent influencer le Congrès qui ne se rendit pas à leurs idées.
C’est à ce Congrès que Balleret prononça son fameux discours contre l’électoralisme, la dictature et l’État, bien qu’il fut collectiviste. Il est vrai qu’à cette époque le collectivisme condamnait l’État, ce qui n’existe plus de nos jours chez les socialistes et les communistes qui ne voient de salut que dans une administration étatique centralisée.
Le 3ème Congrès se tint à Marseille, le 21 octobre 1879 : Les collectivistes y triomphèrent des mutuellistes qui furent écrasés.
Par 72 voix contre 27 le Congrès adopte pour but : la collectivité du sol, sous-sol, instruments de travail ; matières premières données à tous et rendues inaliénables par la Société à qui elles doivent retourner. Ce qui n’empêche nullement le Congrès d’invoquer la légalité et de déclarer que ce programme n’est réalisable que par la prise du pouvoir politique et de transporter dans l’arène politique l’antagonisme des classes. Décidément, dans un an, les collectivistes, parvenus à leurs fins, avaient fait du chemin, mais à rebours. C’est du Congrès de Marseille, en 1879, que date l’immixtion de la politique dans les syndicats. Ceux-ci s’en trouvèrent gênés jusqu’à la constitution de la C. G. T. en 1895.
L’unité ouvrière en fut retardée d’un quart de siècle. Et ce fut une suite de luttes terribles qui s’aggravèrent encore du fait des scissions qui se produisirent et se multiplièrent dans le Parti socialiste en se répercutant dans les Syndicats, comme aujourd’hui.
D’un côté, le socialisme faisant de l’État l’organe et la fin de la transformation sociale ; de l’autre, un assemblage de doctrines contradictoires qui s’efforçaient dans leur condensation difficile de se rapprocher du Bakouninisme et des Fédéralistes de l’Internationale.
Le fossé entre le Parti socialiste et les Syndicats se creusa sans cesse. Sentant que l’action politique compromettait leur unité et contrariait leur activité, les Syndicats s’en détournèrent.
Dans le Parti socialiste les choses se gâtèrent d’ailleurs rapidement. Une première scission se produisit en 1881. Brousse, Joffrin, Rouanet, Ferroul et Boyer se séparèrent des guesdistes pour former la tendance « possibiliste ». Pendant ces déchirements socialistes, les Syndicats poursuivirent une existence obscure.
Pourtant un vaste travail en vue d’une organisation plus grande se faisait sur le terrain économique. En 1883, une organisation, la corporative du Ve Arrondissement de Paris, appelait les salariés à l’union « entre tous ceux qui voulaient l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes ».
L’année suivante, en 1883, un groupe d’ouvriers publia une brochure dont quelques formules sont remarquables pour l’époque « Le Prolétariat, pour sa lutte émancipatrice, trouve aujourd’hui dans la corporation, sa base d’opération la plus sûre, comme jadis la bourgeoisie, pour son affranchissement, trouva la sienne dans la commune. Il s’agit d’ouvriériser la Société, de façon que, sur les ruines d’un monde où l’on tenait à honneur de vivre noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où chacun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La clef de la question sociale, c’est la corporation ». N’y a-t-il pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863, l’idée de la reconstruction sociale dont les Syndicats seront les cellules ? Bien que leur existence fût obscure, comme nous l’avons dit, l’organisation corporative ouvrière n’en progressait pas moins. En 1881, on comptait en France 500 Chambres Syndicales ouvrières, dont 150 à Paris, avec 60.000 adhérents ; les patrons avaient à cette époque 138 Associations groupant 150.000 membres, si l’on s’en tient au rapport d’Allain Targé à la Chambre sur l’abrogation des arts. 414, 415 et 164 du Code pénal en 1881. C’est en cette année 1881, que fut constituée la Fédération des Travailleurs du Livre. Celle des Charpentiers existait depuis 1880, de même que celle des mineurs. Les Fédérations lithographique et culinaire furent constituées en 1884. C’est à ce moment que le législateur sentit la nécessité d’introduire dans le Code la reconnaissance du droit syndical, de le codifier pour canaliser l’effort ouvrier, afin de faire des syndicats un contrepoids au patronat.
La loi du 21 mars 1884 fut l’oeuvre habile de Waldeck-Rousseau. Cette loi n’était, bien entendu, libérale qu’en apparence. Elle reconnaissait un fait sur lequel il était impossible de revenir. Elle établissait la séparation entre le droit de coalition et le droit syndical. De même, elle maintenait l’art. 414 et 415 du Code pénal - toujours en vigueur - sur les atteintes à la « liberté du travail » ; elle refusait le droit syndical aux fonctionnaires et ouvriers de l’État ; elle tendait à restreindre l’activité du groupement corporatif. Le seul fait nouveau était la reconnaissance légale des Syndicats.
Elle n’eut de valeur que par l’action tenace des ouvriers qui firent reconnaître leurs organisations par le patronat, malgré que celui-ci s’y opposât fortement. Elle permit au syndicalisme de se développer plus facilement et l’État ne perdait pas l’espoir d’utiliser cette force naissante contre le capitalisme industriel et bancaire qui tentait, chaque jour un peu plus de se substituer à lui.
La circulaire de Waldeck-Rousseau, adressée aux Préfets, montre bien tout le parti que le Gouvernement comptait tirer des Syndicats, s’il réussissait à les maintenir sous sa tutelle.
Pendant que le pouvoir tentait de réaliser ses desseins, le syndicalisme prenait force et vie. Les ouvriers acquéraient la notion de l’interdépendance des corporations. Ils saisissaient mieux aussi la généralisation indispensable de leurs Unions. Ils n’accordaient d’ailleurs à la loi de 1884 que sa valeur restreinte. Ils ne l’accueillirent que très fraîchement et en 1886, au Congrès de Lyon, ils la dénoncèrent comme un piège. Longtemps, ils ne s’y conformèrent que peu ou point. D’ailleurs si cette loi n’est plus combattue aujourd’hui avec la même vigueur, cela tient à ce que le Pouvoir a laissé tomber en désuétude la plupart des dispositions restrictives qu’elle contient. Nous sommes, aussitôt le vote de cette loi, en pleine confusion. À l’intrusion du Parti politique dans le mouvement syndical, il faut ajouter la scission du Parti socialiste, comme nous l’avons vu. Mais le morcellement ne devait pas s’arrêter là. Les « possibilistes » de la Fédération des Travailleurs socialistes devaient connaître une nouvelle scission. Les « allemanistes » sortirent de la Fédération pour former le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Il est impossible d’étudier ici toutes les querelles qui opposèrent les unes aux autres les fractions socialistes, mais on doit les mentionner pour aider à comprendre l’histoire du syndicalisme et les difficultés qu’il rencontrera par la suite, à partir de 1920.
Si ces scissions eurent pour conséquence de gêner considérablement le développement du syndicalisme, elles empêchèrent, par contre, un Parti d’accaparer
son action et de le mettre en tutelle. Il serait puéril cependant de nier l’influence du socialisme de cette époque sur le syndicalisme à peine organisé. Il ne faudrait pas non plus surestimer cette influence. Les syndicats non socialistes ne tardèrent pas, par exemple, à reconnaître l’impossibilité de concilier les intérêts des travailleurs avec ceux des patrons. L’esprit révolutionnaire ne tarda pas à se développer chez eux. Les divisions qui réduisaient le socialisme à l’impuissance eurent pour effet de rapprocher les ouvriers de l’action, spécifiquement syndicale qui prit sans cesse une plus grande place. Déjà, ils ne la subordonnaient plus aussi complètement à l’action politique, lorsque les « allemanistes » proclamèrent au X° Congrès, en 1891, « que l’action politique n’a guère que la valeur d’un moyen de propagande et d’agitation ».
Cette motion déclarait en outre : « Il y a nécessité d’envisager une levée en masse des travailleurs, qui par la grève générale nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves partielles ».
C’était la première fois que l’idée de la grève générale était formulée d’une façon claire et nette. Elle devait faire son chemin. À côté des « allemanistes », les « blanquistes » du Comité révolutionnaire central (fondé en 1881) avec Vaillant, tendaient à reconnaître au mouvement syndical une certaine autonomie pendant que les anarchistes-communistes, dont le rôle ne tardera pas à être prépondérant, affirmaient déjà la nécessité de l’indépendance du syndicalisme.
C’est sous de tels auspices que se réunit le Congrès de Lyon, le 11 octobre 1886. Alors que les socialistes pensaient que les Syndicats étaient acquis « au socialisme parlementaire », ceux-ci s’affirmèrent au contraire nettement « révolutionnaires ». Pour différencier les deux sections du mouvement ouvrier, le Congrès décida la constitution d’une Fédération des Syndicats qui permettrait de distinguer les deux actions : économique et politique.
Il vota, à ce sujet la résolution suivante :
« La Fédération nationale des Chambres Syndicales se déclare soeur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considèrent comme une armée tenant une autre aile de la bataille ; ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun. » À vrai dire c’était là une affirmation assez équivoque de l’autonomie des mouvements. La prédominance du Parti y était à peine masquée. On s’en aperçut bien au Congrès de Montluçon en 1887 et on le vit mieux encore lorsque la Fédération des Syndicats et groupes corporatifs ouvriers de France tint ses assises dans les mêmes villes et avec les mêmes éléments, en même temps que l’organisation politique à la remorque de laquelle elle traîna une existence peu brillante, malgré quelques velléités d’indépendance, comme à Bordeaux en 1888. Elle disparut d’ailleurs assez vite de la scène. Sans programme bien à elle, machine politique au service de l’action électorale, elle était d’avance vouée à l’impuissance. Sa disparition fut encore hâtée par l’apparition des Bourses du Travail, fait capital de cette époque du mouvement syndical.
On a trouvé dans l’étude consacrée à la Bourse du Travail toute l’histoire de celle-ci et son origine. Nous n’y reviendrons donc pas ici. Nous nous bornerons à constater que la première Bourse fut créée à Paris en 1886, après l’adoption du projet Mesureur. Les Bourses se multiplièrent rapidement. II y en avait 14 en 1892. Elles eurent tout naturellement l’idée de se fédérer entre elles et mirent leur projet à exécution à Saint-Étienne, le 7 février 1892.
Leur but, leur constitution furent définis à ce Congrès. De cette époque date la deuxième phase évolutive du syndicalisme qui va sans tarder affirmer son caractère de mouvement spécifique de classe.
Le Syndicat socialiste sentant le danger que représentait pour eux la jeune Fédération des Bourses, repoussa la proposition d’un Congrès commun à la réunion des Syndicats de la Fédération des Syndicats à Marseille en 1892.
Ce Congrès de Marseille de la Fédération des Syndicats eut à se prononcer sur la résolution votée à la Conférence régionale de Tours qui s’était tenue quelques jours auparavant et avait adopté la grève générale comme seul moyen révolutionnaire. Malgré tout le talent de M. Aristide Briand - qui depuis... - le Congrès de Marseille
marqua sa rupture avec les Syndicats en repoussant leur suggestion.
C’est alors que se tint à Paris, en 1893, un autre Congrès des Bourses qui fut retardé en raison de la fermeture de la Bourse du Travail de Paris par Charles Dupuy, président du Conseil, à qui l’activité des Bourses portait ombrage. Ce Congrès se tint le 12 juillet 1893. Il eut tout de suite le caractère d’une protestation véhémente contre le coup de force gouvernemental. Un grand nombre de délégués, y compris ceux représentant les Centres inféodés au Parti, y assistaient. La discussion sur la question d’union des forces ouvrières se termina par le vote de la résolution ci-dessous :
« Tous les Syndicats ouvriers existants devront, dans le plus bref délai, adhérer à leur Fédération de métier ou en créer, s’il n’en existe pas ; se former en Fédérations locales ou Bourses du Travail, puis ces Fédérations et ces Bourses du Travail devront se constituer en Fédérations nationales. À cet effet, le Congrès émet le voeu que la Fédération des Bourses du Travail de France et la Fédération nationale des Chambres Syndicales se fondent en une seule et même organisation.
Il sera fondé un Comité Central composé de deux délégués par Fédération de métier et quatre pour la Fédération nationale des Bourses du Travail et les Chambres Syndicales. »
Ce ne fut, hélas !, qu’un voeu. L’organisation unique ne devait surgir que deux ans plus tard, en 1895, après la disparition effective de la Fédération des Syndicats en 1894, après le Congrès de Nantes.
L’idée concrète de l’Unité au mouvement syndical n’en date pas moins de ce Congrès. Elle devait trouver sa matérialisation assez rapidement. Elle se fera pressante jusqu’au point d’apparaître comme la préoccupation dominante de la classe ouvrière.
Un recul suivit pourtant cette décision du Congrès de 1893. Le Congrès avait bien nommé une Commission de neuf membres dite « d’organisation de la grève générale », mais elle fit aucun travail vraiment positif. Il convient d’ailleurs d’ajouter que le Parti ouvrier français ne lui ménagea pas les ennuis et il fit si bien qu’au Congrès de Nantes, en 1894, les deux Fédérations (Bourses et Syndicats), organisèrent deux Congrès séparés. La Bourse du Travail, sollicitée par les deux groupements, leur déclara qu’il ne lui semblait pas nécessaire d’organiser ces deux Congrès et leur proposa de fusionner. Tandis que la Fédération des Bourses acceptait aussitôt, celle des Syndicats donna son adhésion d’assez mauvaise grâce, après avoir tenté de tenir son Congrès à Saint-Nazaire. C’était, pour le Parti ouvrier français un échec incontestable. Aussi, décida-t-il, pour la première fois, que le Congrès politique précéderait celui des Syndicats. Il espérait qu’en se prononçant contre la grève générale, il influencerait le Congrès des Syndicats. Il n’en fut rien.
Les éléments des Syndicats du Parti furent complètement défaits et c’est par 67 voix contre 37 que le Congrès se prononça contre la thèse du Parti ouvrier français. La cassure était consommée et l’Unité, un moment entrevu semblait s’éloigner à nouveau. Ces perspectives alarmantes disparurent assez vite en raison du rôle réduit que joua désormais la Fédération des Syndicats.
Ombre d’elle-même, elle tint un Congrès à Troyes en 1895. Elle anathématisa contre la grève générale et repoussa l’idée de la grève générale, mais elle ne put empêcher que la Confédération Générale du Travail naisse à Limoges en cette même année 1895.
D’autres faits allaient concourir à soustraire le mouvement syndical à l’influence des partis politiques. Guesde, en effet, réagit vigoureusement contre cette séparation du syndicalisme et du socialisme parlementaire, et le Congrès international socialiste de Londres (1895) eut à examiner longuement cette question. Déjà, il avait pris la précaution, dans un précédent Congrès international tenu à Zurich, de faire voter avec ses amis de l’Internationale, une résolution qui excluait tous les adversaires de l’action parlementaire
Cette résolution disait : « Toutes les Chambres Syndicales seront admises au Congrès, et aussi les Partis et les organisations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l’organisation des travailleurs et de l’action politique. Par l’action politique on entend que les organisations des Travailleurs cherchent autant que possible à employer ou à conquérir les droits politiques et le mécanisme de la législation, pour amener ainsi le triomphe des intérêts du prolétariat par la conquête du pouvoir politique. »
On comprend aisément qu’ainsi préparé, le Congrès de Londres ne fut qu’une violente réaction des politiciens contre le syndicalisme affirmant sa maturité. La bataille commence par la discussion sur la validation des mandats. Les politiques contestèrent ceux des délégués ouvriers en rappelant la décision de Zurich. Les deux thèses s’affrontèrent avec force. Ce fut Guesde qui engagea la bataille.
Tranchant comme à son habitude, il déclara : L’action corporative est une simple interprétation de l’ordre capitaliste. La classe ouvrière ne peut se désintéresser du gouvernement. C’est au gouvernement, c’est au coeur qu’il faut frapper. Dans ce Congrès, il n’y a pas de place pour les ennemis de l’action politique. Ce n’est pas de l’action corporative qu’il faut attendri la prise de possession des grands moyens de production. Il faut d’abord prendre le gouvernement qui monte la garde autour du capitalisme. Ailleurs, il n’y a que mystification, il y a plus, il y a trahison... Ceux qui rêvent une autre action n’ont qu’à tenir un autre Congrès.
Comme on le voit, la condamnation était formelle, sans réplique. Aveuglé par son dogmatisme politique, Guesde ne pouvait comprendre que c’est par l’action simultanée de destruction du pouvoir bourgeois et de prise des moyens d’échange et de production que le prolétariat, toutes forces réunies, mettra fin au régime capitaliste.
Il n’en fut pas moins suivi par tous les représentants socialistes français : Jaurès, Gérault-Richard, Viviani, Deville, Rouanet et Millerand, dont la majorité devait, par la suite, faire une si brillante carrière dans le sein de la bourgeoisie, avec Guesde lui-même.
Les représentants socialistes étrangers ne furent d’ailleurs pas moins catégoriques.
Nous sommes, proclament Wilhem Liebknecht, avec les « collectivistes », contre les « anarchistes ».
C’était le renouvellement des luttes de la 1ère Internationale, les mêmes que celles que nous connaissons aujourd’hui.
Les délégués syndicaux français se défendaient d’assister à ce Congrès en tant qu’anarchistes. Ils n’étaient que des délégués ouvriers et rien de plus, quelles que soient, affirmaient-ils, leurs pensées personnelles.
C’étaient, parmi les plus marquants, Pelloutier, secrétaire des Bourses ; Allemane, leader du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire ; Vaillant, député de la Seine ; Pouget, rédacteur du « Père Peinard » ; Guérard, des cheminots ; Tortelier, un des précurseurs du syndicalisme. Tous se réclamaient purement et simplement de leur mandat syndical.
Ce mandat se traduisait ainsi : S’abstenir de toute discussion, de toute déclaration politiques ; sur ce point, ils étaient neutres, si bien qu’ils s’abstinrent dans le vote excluant les anarchistes proprement dit. Ils ne voulaient faire que de l’action syndicale.
La délégation française se sépara en deux parties à peu près égalés : 57 contre, 56 pour.
Furieux, les socialistes français firent claquer les portes et se retirèrent, en dénonçant comme une manoeuvre de la réaction - déjà - cette indifférence des syndicats pour la conquête du pouvoir qui livrait le socialisme à l’ennemi.
Le Congrès se montra lui-même, si possible, plus intransigeant encore. La tendance politique s’y affirma nettement... « L’action législative et parlementaire » fut considérée « comme l’un des moyens nécessaires » pour arriver « à la substitution du socialisme au régime capitaliste ». En conséquence, déclarait Wilhem Liebknecht, dans sa motion, les anarchistes seront exclus.
Ces décisions du Congrès de Londres eurent pour résultat d’accentuer la séparation des deux mouvements en France. C’était le rôle que devait jouer le Ie Congrès de l’I. S. R. en 1922.
« Tous les militants de l’action syndicale, écrivait aussitôt Pelloutier, vont exploiter l’intolérance stupide de la majorité pour élargir le fossé qui séparait déjà les syndicats des politiciens ». Il en fut ainsi jusqu’en 1906, après que les partisans de l’action politique eurent multiplié leurs assauts jusqu’au Congrès d’Amiens en 1906.
La résolution de Londres n’eut pas des effets qu’en France. Elle paralysa longtemps, et jusqu’à la guerre, l’activité de l’Internationale syndicale. C’est un chapitre qui sera étudié plus loin.

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