mardi 30 avril 2024

Treize cases du "JE". De Bernard Noël

 Je trouve que cet article est une explication, une sujétion d'explication qui nous permet de comprendre le travail de Hans Bellmer.

Je vous le livre.

"L'autre corps 

Vous êtes devant le miroir. Vous ne voyez que votre visage. C’est l’habitude. Mais le miroir, qui le voit? Qui y pense? Vous vous dites : je vais regarder le miroir – regarder sa surface et non pas mon reflet. Les yeux, très vite, font mal, ou les tempes, ou le creux des orbites. Vous insistez quand même. Alors monte un drôle de brouillard, qui rend toute chose indécise, tremblée, diffuse. Sans doute, vous abandonnez là, mais vous restez à la question. Aussi, un jour ou l’autre, vous recommencez l’expérience. Vous revoyez le brouillard, vous essayez de tenir encore, de voir plus loin. Et soudain, quelque chose vient : une forme, un visage d’après la mort, le vôtre. Peut-être ne recommencerez-vous jamais plus; peut-être apprendrez-vous à traverser votre peur. Toute rencontre, n’est-ce pas, se fait au milieu d’un pont. Qui vient là? Vous et Lui, de chaque côté, avez le même chemin à faire, le même temps pour vous reconnaître. Et voici à peu près ce qui vous arrive : du brouillard émerge une forme, de la forme émerge quelqu’un, de ce quelqu’un émerge Vous, et de Vous émerge un crâne vide – un squelette. Et chaque fois la forme remplacée s’en va disparaître vers le fond, mais comme un cercle sur de l’eau, en ridant tout l’espace vers l’extrême duquel elle s’efface, de telle sorte que, une seconde, ce qui n’est plus là est tout de même encore là. Quand vous revenez à vous, à l’habituelle vision de votre reflet, c’est à la manière dont le plongeur se retrouve sur le tremplin si l’on passe le film à l’envers. Vous pouvez jouer ainsi avec votre miroir, et apprendre à lire votre mort – apprendre à fixer les instants de la décomposition et de la recomposition. Vous pouvez également en tirer quelques principes. D’abord que l’espace n’est ni un contenant ni un contenu, mais le champ d’une tension; ensuite que le temps est lié tout entier à l’effacement : qu’il en est la trace. Le temps, c’est l’ombre de vous-même qui s’éloigne de vous et devient l’Autre, comment l’appeler? Un nom ne suffit pas. Il y faut une formule, celle-ci peut-être, qui est un peu barbare : Je ne suis pas je, je est l’Autre. Mais, sitôt posée, cette formule implique sa réversibilité, et vous voici tout à coup en possession de la seule clé qui pourrait rendre les choses fixes, remettre des yeux dans les orbites vides ou rendre un corps à votre amour perdu. Et si la réversibilité n’existe pas, ou bien si elle nous échappe, il n’y a qu’à l’IMAGINER. Qu’est-ce qui nous fait écrire des traits ou bien tracer des mots, sinon la nécessité de cette imagination-là? Et cela pour produire des choses qui commencent et re-commencent. Mais latente partout, cette imagination ne se donne à voir, ne devient évidente que chez un seul : Hans Bellmer. Bellmer ne représente pas ce qui est là, mais ce qui persiste; ce qui s’efface vers le fond du miroir ou, peut-être, en remonte. Il pose ce qui a déjà été, ou qui va être, à côté de ce qui est encore : l’autre corps à côté du corps. Mais qui est l’ombre de qui? Il y a simultanément dans l’espace deux images et, ICI, leur résultante qui s’écrit – leur résultante ou l’interférence de leur permutation. La page est comme un miroir, mais elle est seulement analogue à un instant du miroir, d’où l’immobilité de toutes les images, sauf justement chez Bellmer qui, le sachant, leur donne l’air de bouger parce qu’il a eu le génie de jouer de cette instantanéité pour les saisir dans tous leurs états. Le travail de Bellmer pourrait ne fournir qu’un « style » de plus, mais la représentation nouvelle qu’il produit entraîne un certain nombre de conséquences dans les domaines de l’érotisme, de l’écriture, de l’anatomie, du sacré et de l’expérience intérieure. Ces conséquences, bien sûr, ne sont pas séparables, bien qu’il faille les séparer pour les exposer. Mais rappelez-vous d’abord le miroir, et comment votre corps successivement s’y dédouble et s’y retrouve. Rappelez-vous la peur puis l’étrange plaisir quand l’envol et l’effacement de l’AUTRE CORPS vers le fond rendent tout à coup le temps visible comme une ombre – comme le déplacement d’une ombre. Si vous réussissez à fixer ce déplacement, vous entrez dans l’instant, qui est cette image où l’avant et l’après sont là en même temps. Et la tension de tout cela, à l’intérieur de l’instant, fait que l’espace, dirait-on, y est gonflé : qu’il s’érotise tout entier. Cette érotisation est la première loi de l’espace bellmérien. Elle se produit quel que soit le « sujet », car la représentation simultanée de l’espace et du temps (de la trace du temps), en rendant visible le dédoublement du corps ou de l’organe, écrit une persistance dont la simple inscription est égale au désir. Tout autre corps est notre corps pour peu que nous en fassions monter une image. Cette imagination détruit l’identité et sexualise tout ce qu’elle fait apparaître. Dès lors, le sexe n’a pas besoin d’être représenté pour être présent, et s’il est là, c’est plutôt comme un doigt visionnaire habile à déchiffrer la trace, ou bien comme une bouche avide d’être lue. L’image, ainsi, est un piège à temps, et le désir y reste pris. La lire, c’est retourner devant le miroir pour que tout ce qui, déjà, y est apparu recommence. Mais de quelle façon cela s’est-il écrit? L’écriture de Bellmer ne fixe ce qu’elle nous donne à voir qu’en coïncidant absolument avec lui. Elle constitue donc tout ce qu’elle représente. Elle est aussi bien l’acte que son dire. Et il s’ensuit, premièrement, qu’imaginer, c’est agir. Aussi (deuxièmement) faut-il en déduire que ce qui reste-là– le dessin – est à la fois de la trace et du corps. Et qu’écrire, c’est diffuser notre physiologie. Mais chaque geste est une écriture, et peut-être, à force d’en remplir invisiblement l’espace, y créons-nous une sorte d’anatomie inconsciente : un autre corps, dont pages et dessins ne sont, à leur tour, qu’un reflet, une trace. A vivre longuement avec les dessins de Bellmer, on en arrive à la notion de réversibilité généralisée. On est aussi bien celui qui sort derrière le miroir que celui qui reste devant. On y perd son identité. Et que devient alors la pensée – le phénomène pensée? Rien de « spirituel » en tout cas, simplement un élan parmi les organes, une transformation dans leur matière, une éclaircie transparente. Ou peut-être l’expression de la tension entre le corps et l’autre corps : celui qui, à la fin, nous enveloppe tant nous nous sommes projetés dans l’espace – nous enveloppe comme l’air enveloppe l’abîme. A moins qu’au croisement de nos désirs et de notre imagination ne s’écrive, à la longue, quelque enfilade de reflets bonne à nous faire confondre la répétition et l’infini, et à nous faire sacraliser ce petit jeu d’optique. Et si notre corps n’était que le dedans d’un autre corps? Ou bien si nous n’étions que la coque et l’autre l’amande? Mais nous savons maintenant permuter le dedans et le dehors, montrer notre âme aussi bien que notre derrière et en tirer la conclusion qu’il y a une singulière analogie entre l’expérience intérieure et l’exhibitionnisme, entre le silence et la parole, entre le phallus et le vagin : il suffit de les retourner. A la fin, toutefois, il reste deux termes qui ne sont pas réversibles : la vie, la mort. Tout le jeu, peut-être, consistait à l’oublier – à oublier que vous êtes devant le miroir et que, si vous fixez trop longtemps sa surface, c’est une tête de mort qui va remplacer votre tête. Alors, dessiner, écrire, pourquoi encore? Sans doute, comme le dit Bellmer, parce que l’expression est une douleur déplacée : chacun regarde son propre reflet pour ne pas voir l’autre; chacun fait son petit bruit pour couvrir le bruit de la mort. Pas d’œuvres, pas d’art, pas d’idées, pas d’actes, pas de religion, simplement une petite douleur déplacée. Et déplacée – pourquoi pas? – vers l’AUTRE CORPS : celui qui garde la trace des migrations successives de nos désirs. Celui qui est à la fois tout le passé et tout l’avenir, comme chaque femme est la somme de toutes les postures rêvées devant elle aussi bien que déjà connues avec toutes les femmes. Il n’y a pas d’autre fin que la fin, mais la fin même recommence dans le miroir. La putain est un ange et dieu un porc. La petite fille regarde surgir hors de sa bouche basse le sexe d’homme qu’elle rêvait d’y enfoncer. L’homme s’introduit dans son propre phallus à travers celle qu’il aime. Un reflet dépense tous les autres, mais le voyeur parfois en gèle la trace, et c’est un dessin ou un livre. La connaissance, veut-on nous faire croire, c’est la récupération de tout le connu. Mais, dit encore Bellmer, quand tout ce que l’homme n’est pas, s’ajoute à l’homme, c’est alors qu’il semble être lui-même. La connaissance, c’est la révolution du présent : c’est l’autre corps qui se détache du reflet et sort derrière le miroir pour aller baiser l’inconnu." 




vendredi 26 avril 2024

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 

Je ne sais si, durant sa vie, Rousseau fut persécuté comme il le crut. Mais, puisqu’il n’a manifestement pas cessé de l’être après sa mort, s’attirant les passions hostiles et, jusqu’à ces dernières années, la haine, la fureur déformatrice et l’injure d’hommes apparemment raisonnables, il faut bien penser qu’il y eut du vrai dans cette conjuration d’hostilité dont il se sentit inexplicablement la victime. Les ennemis de Rousseau le sont avec un excès qui justifie Rousseau. Maurras, le jugeant, s’abandonne à la même impure altération qu’il lui reproche. Quant à ceux qui ne lui veulent que du bien et se sentent d’emblée ses compagnons, nous voyons, par l’exemple de Jean Guéhenno, combien il leur est malaisé de lui rendre justice. On dirait qu’il y a en lui quelque chose de mystérieusement faussé qui rend furieux ceux qui ne l’aiment pas et gênés ceux qui ne veulent pas lui faire tort, sans qu’ils puissent parvenir à être sûrs de ce défaut et précisément parce qu’ils ne peuvent en être sûrs.

J’ai toujours soupçonné ce vice profond et insaisissable d’être celui auquel nous devons la littérature.

Rousseau, l’homme du commencement, de la nature et de la vérité, est celui qui ne peut accomplir ces rapports qu’en écrivant ; écrivant, il ne peut que les faire dévier de la certitude qu’il en a ; dans cette déviation dont il souffre, qu’il récuse avec élan, avec désespoir, il aide la littérature à prendre conscience d’elle-même en se dégageant des conventions anciennes et à se former, dans la contestation et les contradictions, une rectitude nouvelle.

Bien sûr, tout le destin de Rousseau ne s’explique pas par là. Mais le désir et la difficulté qu’il eut d’être vrai, la passion de l’origine, le bonheur de l’immédiat et le malheur qui s’ensuivit, le besoin de communication renversé en solitude, la recherche de l’exil, puis la condamnation au vagabondage, enfin l’obsession de l’étrangeté font partie de l’essence de l’expérience littéraire et, à travers cette expérience, nous apparaissent plus lisibles, plus importants, plus secrètement justifiés.

Le remarquable essai de J. Starobinski me semble confirmer ce point de vue et le mettre en valeur avec une richesse de réflexions qui nous éclairent non seulement sur Rousseau, mais sur les singularités de la littérature qui prend naissance avec lui. Ceci est déjà manifeste : dans un siècle où il n’est presque personne qui ne soit grand écrivain et qui n’écrive avec une maîtrise aisée et heureuse, Rousseau est le premier à écrire avec ennui, et le sentiment d’une faute qu’il doit aggraver sans cesse pour s’efforcer d’y échapper. « … et dès cet instant je fus perdu. » Parole dont l’excès ne nous trouve pas incrédules. En même temps, si toute sa vie malheureuse lui semble sortir de l’instant d’égarement où il eut l’idée de concourir pour l’Académie, toute la richesse de sa vie renouvelée a son origine dans ce moment d’altération où il « vit un autre univers et devint un autre homme ». L’illumination de Vincennes, le « feu vraiment céleste » dont il se sent enflammé, évoque le caractère sacré de la vocation littéraire. D’un côté, écrire, c’est le mal, car c’est entrer dans le mensonge de la littérature et la vanité des mœurs littéraires ; d’un autre côté, c’est se rendre capable d’un changement ravissant et entrer dans un rapport nouveau d’enthousiasme « avec la vérité, la liberté et la vertu » : cela n’est-il pas très précieux ? Sans doute, mais c’est se perdre encore, puisque, devenu autre qu’il n’était — un autre homme dans un autre univers — le voilà désormais infidèle à sa vraie nature (cette paresse, cette insouciance, cette instable diversité qu’il préfère) et obligé de se laisser emporter dans une recherche qui n’a pourtant d’autre objet que lui-même. Rousseau est étonnamment conscient de l’aliénation qu’entraîne l’acte d’écrire, aliénation mauvaise, même si c’est une aliénation en vue du Bien, et très malheureuse pour celui qui la subit, comme tous les Prophètes avant lui n’ont pas manqué de s’en plaindre au Dieu qui la leur imposait.

J. Starobinski note parfaitement que Rousseau inaugure ce genre d’écrivain que nous sommes tous plus ou moins devenus, acharné à écrire contre l’écriture, « homme de lettres plaidant contre les lettres », puis s’enfonçant dans la littérature par espoir d’en sortir, puis ne cessant plus d’écrire parce que n’ayant plus la possibilité de rien communiquer.

jeudi 25 avril 2024

Manière de voir N°194 : immigration

 Article : La Libye, garde-chiourme de l'Europe


Lasse de supporter le coût financier et politique des vagues migratoires venues d'Afrique subsaharienne, l'Union européenne a mis sur pied un système de l'ombre destiné à stopper les migrants avant qu'ils n'atteignent ses côtes. Financés, formés et équipés par ses soins, les gardes-côtes libyens - un groupe à la structure quasi-militaire - sillonnent la Méditerranée pour saboter les opérations de sauvetage et capturer les migrants en partance pour l'Europe. Ces derniers sont ensuite envoyés dans les "goulags" libyens et détenus sans limite de temps ni procès. La plupart de ces geôles sont dirigées par l'une ou l'autre des nombreuses milices rivales du pays. Les organisations humanitaires internationales y recensent toutes sorte de mauvais traitements: électrocutions, viols d'enfants, extorsion de rançon, vente d'hommes et de femmes pour le travail forcé. "L'union européenne a mûrement réfléchi et planifié son projet: créer en Libye un véritable enfer dans le but de dissuader les migrants d'entreprendre la traversée", explique M. Salah Marghani, avocat spécialiste des droits humains et ministre de la justice libyen entre 2012 et 2014.

Le Fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne pour l'Afrique a été crée en 2015 lors du sommet de la Valette sur la migration et doté de 5 milliards d'euros, dont un cinquième à destination des pays d'Afrique du Nord afin de leur permettre de gérer eux-mêmes la crise migratoire. Ses promoteurs décrivent ce programme comme une initiative humanitaire tournée vers l'aide au développement et la lutte contre le trafic d'êtres humains. Il vise en réalité essentiellement à encourager un contrôle plus strict des mouvements de population entre les pays africains et à financer les opérations d'arrestation de migrants. Dans les faits, cela revient à déplacer la frontière de l'Union au nord du continent africain et à en sous-traiter la surveillance, parfois aussi à soutenir des agences d'état répressives. les Européens ont partagé les données personnelles de certains ressortissants éthiopiens avec les services de renseignement de leur pays, connus pour avoir exécuté des contestataires sous le gouvernement précédent. Au Soudan, l'argent européen a servi à créer un centre de renseignement à l'appui des forces de police chargées de réprimer les manifestations contre l'ancien président Omar Al-Bachir.

Principal point de départ pour les migrants en partance vers l'Europe, avec la Tunisie, la Libye, considérée comme un état failli, est devenue un partenaire-clé de l'Union. En 2017, un protocole d'accord signé entre l'Italie et les autorités libyennes réaffirmait "la détermination inébranlable [des deux pays] à coopérer pour trouver d'urgence des solutions au problème des migrants clandestins". En juin 2021, la contribution du Fonds fiduciaire aux efforts libyens de répression à l'encontre des migrants avait atteint 455 millions d'euros. "Est-ce que l'Union européenne est satisfaite? interroge M. Marghani. Aucun individu sain d'esprit ne peut être satisfait de ce qui se passe. Mais l'union poursuit un objectif politique: faire passer la Libye pour le méchant de l'histoire afin de camoufler ses mesures. Comme ça, les gentils Européens peuvent clamer qu'ils déboursent de l'argent pour rendre cet épouvantable système plus sûr". 

mardi 23 avril 2024

Lignes N°72 : Ce qui vient...

 Article : "Le navire à venir"  par Boyan Manchev


3. Ce qui survient : la foudre, le front, le nuage

Ce qui vient ne viendra pas. Ce qui vient ne viendrait pas, à moins que quelque chose qui a la puissance d'une foudre, d'une éruption, d'une jetée diagonale ne survienne.

Ce qui vient est ce qui surviendra, pour traverser la venue, d'un bout à l'autre.


Ce qui survient, survient de manière latérale ou bi-frontale.

C'est le survenir du front, la traversée de la foudre - cette diagonale complexe, ce zigzag effréné, la diagonale de la traversée tranchant toutes choses d'une seul coup.


Ce qui survient est le front - la nuée, le nuage de l'avenir. Il survient comme le corps gazeux qui touche de tous côtés à la fois: le toucher englobant de Néphélé la double. Io le connait.

Lignes N°72 : Ce qui vient…

 Article : « Le rejet des personnes contraintes à l’exil qui viennent à nous »  Par Claude Calame

 

« A cet égard, il faut également compter avec une large externalisation des frontières de l’UE notamment à partir de l’accord entre l’UE et la Turquie de mars 2016 ; aux termes de contrat ce pays retient sur son territoire les désormais quatre millions de réfugiés essentiellement syriens tentant de passer en Grèce. Ces mesures d’externalisation se sont multipliées jusqu’au récent accord de la Commission européenne avec le président de la Tunisie. Dans ce « partenariat stratégique sur l’immigration » est prévue une aide de 105 millions d’euros pour lutter contre « l’immigration irrégulière » ; en fait, selon les mots du président Sayed, il s’agit de repousser « les hordes de migrants subsahariens » destinés à altérer la « composition démographique » du pays…S’y ajoute de longue date et sous différentes formes une collaboration étroite de l’UE avec les garde-côtes de Libye, qui interceptent les migrantes et les migrants tentant de traverser la Méditerranée centrale, pour les enfermer dans de véritables camps de concentration ; elles et ils y sont les victimes racisées de violences, de viols, de rackets, de travail forcé quand elles et ils n’affrontent pas la mort. Et, en passant par le Maroc avec la répression dont les exilés subsahariens sont les victimes avec le soutien tacite de l’UE, l’externalisation des frontières de l’UE pour barrer la route aux personnes contraintes à l’exil s’étend jusqu’au Niger, avec la signature en juillet 2022 d’ »un partenariat opérationnel de lutte contre le trafic de migrants ».

 

« 1. Une politique discriminatoire et mortifère.

Depuis le tournant du millénaire, les conséquences pratiques de cette politique de fermeture des frontières de l’UE aux personnes contraintes d’une manière ou d’une autre à l’exil sont toujours plus mortelles. Pour nous limiter à ce même début d’été 2023, on vient d’évoquer en Tunisie le pogrom de migrants subsahariens brutalement repoussés en Libye. On se souvient aussi de la vedette en difficulté au large des côtes de Kalamata en Grèce, dûment identifiée par Frontex et que les garde-côtes grecs ont consciemment laissé couler, provoquant la disparition de plus de cinq cents personnes exilées, hommes, femmes et enfants. Et que dire de cette pirogue qui a chaviré au large du Sénégal entrainant dans son naufrage quinze jeunes migrants engagés sur la nouvelle « route des canaries » ? Ils ont rejoint ainsi les 1126 migrants-es disparus et morts en 2021 et 559 en 2022 (selon les tristes statistiques émises par l’OIM). Ces cadavres s’ajoutent aux 1553, puis 1417 personnes qui ont trouvé la mort en Méditerranée centrale pendant ces deux dernières années, avec une forte augmentation prévue en 2023. Rappelons à ce propos que, de manière globale, si l’on tient compte en particulier des 87 exilés morts en 2022 sur les routes du Sahara et les 27 morts par naufrage dans la Manche fin 2021 (six nouveaux morts en aout 2023), on parvient à un total de près de 20000 personnes exilées qui ont perdu la vie sur les routes à destination et au sein de l’Europe entre 2014 et 2022. Un crime contre l’humanité qui a été dénoncé à plusieurs occasions, notamment devant la Cour pénale internationale. »

lundi 22 avril 2024

Lignes N°72 : « Ce qui vient… »

 

Article : « Le poète à réaction »  de Christian Prigent   Partie 2

 

III.

Ce qui gêne les parlants aux entournures de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont formées et hantées par une é-normité qui échappe à la médiation symbolique.

Cette é-normité (cf Hoderlin, ci-dessus), nul ne peut la représenter : il n’est de représentation que limitée par ses codes (ses mesures).

Il n’en existe donc aucune représentation juste.

Pourtant c’est au rêve de cette justesse que s’accrochent les pensées et les œuvres des hommes.

L’histoire de l’art est l’histoire de cet acharnement.

Faire « poésie » : tenter de styliser un peu d’infini – de mettre dans le fini des représentations verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits.

Ce n’est qu’un vœu pieux, qu’une spéculation métaphysique fumeuse.

C’est ce que fait, concrètement, toute opération un peu sérieuse de poésie.

Langage poétique veut dire, a minima : hésitation calculée, passage de son à sens et vice versa (cf Mallarmé), polysémie maintenue (cf les etyms d’Arno Schmidt), découplage prosodie/sémantique, glissements de phrase à phrase, désarticulations et flottements syntaxiques, emportement rythmique de l’énonciation, dédoublement des significations par anagrammes subliminaux (cf Saussure) etc.

Autant de façons de franchir des limites, de faire vaciller la représentation, de mettre un peu d’infini dans le fini – et de faire par ce biais « effet de réel » : échappée sidérante aux configurations qu’impose l’assignation au code dans lequel on s’exprime.

C’est comme si le but était de nous (lecteur) perdre.

De nous donner la sensation d’une perte.

Et de faire consister dans cette sensation, comme en négatif, un toucher du réel – de donner forme, en creux, à l’intuition du sans limites.

 

 

IV

Pris sous un autre angle : il y a une rêverie « poétique » (celle du lyrisme le plus banal, le moins pensé) qui assigne à la parole le but de toucher au plus près une vérité de « nature ».

Cette rêverie prescrit qu’on désépaississe le plus possible la matière verbale qui donne corps à cette vérité : que ce soit direct, qu’à terme on fasse comme si les mots n’étaient pas là.

C’est cette discrétion qui rendra le poème intéressant, la poésie bonne fille.

En somme, il faudrait médiatiser sans médiation, saisir comme immédiatement l’immédiat pensif (des opinions précipitées) ou sensoriel (« nature », « intériorité », etc ) dont on prétend faire part.

Ainsi pensée, la poésie tend à s’abolir elle-même (en tant que médiation verbale) dans le temps même où elle se produit.

Quelle énervante contradiction !

Parmi ses conséquences : tout, pour les parlants, étant médiation, ce rêve poétique de médiation sans médiation est immédiatement la proie des médiations les plus conventionnelles (mièvrerie sentimentale, pathos de « l’authentique », idéalisation du « naturel », « éco-poésie » portée par l’air du temps, troc d’opinions en boucle dans les réseaux).

La poésie, assez souvent, prend du coup la vessie (la médiation, le décor toujours-déjà médiatisé dit « monde », le fini des représentations) pour la lanterne (l’expérience innommée et innommable : in-finie) dont elle prétend poursuivre la lumière de vérité pour la capturer dans quelques miroirs de mots.

Aujourd’hui, en régime de domination des vessies (en littérature comme ailleurs – et d’abord dans le champ politique), c’est cela (cette vulgate « réactionnaire ») qu’on voit occuper majoritairement l’espace dans les revues, les sites, les collections de « poésie ».

Raison de plus pour ne rien céder sur d’autres désirs ; et pour faire résolument autre chose, ailleurs.

Lignes N°72 : « Ce qui vient… » directeur edition Michel Surya

 

Lignes N°72 :  « Ce qui vient… »

 

Article : « Le poète à réaction »  de Christian Prigent   Partie 1

 

I.

En 1924, Picabia imagine un « thermomètre-Rimbaud » : introduit au bon endroit, cet appareil mesure la fière poétique d’une œuvre à l’aune de celle de Rimbaud. A cet examen, les dadaïstes pètent le plafond de la graduation, l’épigone mondain Jean Cocteau caille sous zéro.

Un siècle après, le thermomètre utilisé dans le milieu des poètes est gradué différemment : il ne mesure plus une fièvre d’invention (« grandes irrégularités de langage ») mais une conformité hygiénique à des prescriptions morales ou civiques.

C’est un effet, parmi d’autres plus dramatiques, de la réaction qui ne cesse d’aggraver les conséquences de la Restauration des années 1980.

 

L’ordre poétique aujourd’hui politiquement correct dit :

1/         la poésie sera « éco-poésie » ou ne sera pas. Consciente des enjeux écologiques, elle fera de cette conscience sa raison de parler. Elle sera donc de son temps. Mais renouera aussi avec sa vocation pastorale et sa tradition de sensibilité au bucolique. Elle s’y ressourcera après des décennies de formalismes maniérés et d’abstractions fumeuses. Et elle sera jugée sur ce critère : l’éco-poétique, nous prévient-on, évalue « les textes et les idées en fonction de leur cohérence et de leur utilité en tant que réponse à la crise environnementale ».

2/         Outre qu’utile (et pour l’être plus), le poème devra être « intéressant » et partager généreusement son pain de sensible. Il sera sympa et démocratique. Faute de quoi, son horizon utilitaire se bouchera, ennuagé d’intellectualité barbante et rhétorique biscornue. La prescription (la commande sociale) est donc : soyez attentifs au commun (à ce à quoi s’intéressent « les gens »), repérez les contenus sociopolitiques aujourd’hui intéressants, mettez-les en langue discrètement poétique et popularisez efficacement les résultats. Adieu, du même coup, et une bonne fois pour toutes, à la tradition moderniste (élitisme avant-gardiste, spéculations théoriques obscures, travail maniaque sur la langue, lubies « textualistes »…)

3/         contenu correctement éco-poétique + messagerie militante sans difficulté rébarbative= ambiance cool. Le poète ? – un soignant (« applaudissements »). La poésie ? – un médicament contre les blessures réelles et symboliques qu’inflige le monde (la cruauté sociopolitique et la déroute de la pensée devant cette violence) au monde (aux hommes privés d’avoir, de pouvoir, de sens et de jouissance). C’est en finir, également (mais c’est au vrai la même chose), avec les forcenés du « négatif », les obsédés du « mal », les pervers textuels polymorphes, les maniaques du « cap au pire », les remueurs du couteau poétique dans les plaies du chromo écologique. Il y a des auteurs (Sade, Joyce, Kafka, Bataille, Artaud, Genet, Beckett…) que les poètes ne citent plus que pour se faire peur et les critiques de poésie que comme des croquemitaines exotiques ou obsolètes.

 

II.

Que « l’homme habite en poète » est le mantra de l’enthousiasme éco-poétique.

On en fait la devise d’un retour à la poésie pastorale.

Voire : un slogan riche en supplément d’âme pour manif écolo.

Souvent, ça prend un ton impératif : habite donc en poète ! (= cesse de faire le mariole prosaïque et brutal, le ravageur des flores, la terreur de la faune).

Ou alors ça fait s’attendrir sur une image humiliée mais réconciliée de l’homme : si peu distinct au fond de la bête, à tu et à toi avec les arbres, décidément océanique, familier du cosmos.

Que dit en fait Holderlin ?

L’homme habite la terre d’une façon particulière qui n’appartient qu’à lui, à laquelle seul il appartient.

Cette façon est « poétique » : l’homme n’habite la terre qu’en y bâtissant sa demeure de langue.

Ce n’est pas une sinécure (Holderlin ; « le plus terrible des biens, la parole, à l’homme donné ») : ça isole dès que ça installe.

Si le parlant approche la terre, ce n’est qu’à l’abri du bâti des mots (Holderlin : « so birgt der dichter » : c’est ainsi que le poète s’abrite, et abrite autrui). Il vit derrière ces murs, dans l’espace mesuré par la puissance de nomination dont ils le dotent (Holderlin dit que la terre, au contraire, est sans mesure : « giebt auf erden ein mab ! es gigt keines »).

Soit : habiter « poétiquement » n’est pas adhérer à la terre, se confondre avec elle, se fondre en elle. C’est s’y reconnaitre étranger : maintenu à la distance à quoi contraint le fait que nous nous la représentons », que nous la parlons, que nos fictions y créent des mondes.

Holderlin, encore : « seul dans la vaste vie, séparé de la nature : l’homme ».


samedi 20 avril 2024

"De l'argent : la ruine de la politique" Par Michel Surya

 "L'étrange arrangement sur lequel on a vu à peu près tout le monde s'accorder a consisté à dire: convenons que la domination est sans parade, pourvu qu'on convienne que la politique existe encore. Si possible, que c'est à la politique qu'elle le doit.

Or c'est l'évidence: il n'y a plus rien qui soit qui doive à la politique. Parce qu'il n'y a plus rien qui soit qui ne dépende de l'Organisation mondiale du Commerce. Le jour où le mur de Berlin est tombé, quelque pitoyable que fût devenu le monde qu'il ensevelissait, c'est le commerce qui a su alors qu'il disposait d'un espace que rien ne limitait plus. Qu'au contraire rien ne l'empêcherait plus de régenter tout entier. L'organisation mondiale du commerce s'est mise à décider des conditions des échanges comme on avait jusqu'alors décidé des conditions des souverainetés. Les souverainetés dont on décidait jusqu'alors au moyen de la politique étaient absurdes, sans doute, ou révolues; celles dans lesquelles on déciderait désormais de ce qui tiendrait lieu de politique ( c'est-à-dire le commerce) seraient cyniques. Et violentes."


"Le capital s'est sorti à son avantage de ce jeu.

Au point qu'on oublie qu'il n'est pas moins une idéologie que le communisme ne l'était. Qu'il est une idéologie comme le communisme l'était. Au point qu'on ne compte pas les morts qu'il a faits. On en est là. C'est étrange sans doute. L'histoire en est à ce moment, étrange entre tous, où l'on ne compte les morts que d'un côté.

Et c'est ce qu'il a fallu qu'on comptât. Il fallait que tous ceux qui ont intérêt à discréditer les révolutions puissent compter les morts que celles-ci ont faits. Pour dire à la fin que seules les révolutions ont fait des morts. Que c'est même à cela qu'il est possible de reconnaitre les révolutions : aux morts qu'elles ont faits."



mercredi 17 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

  1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 6 et fin


Cette structure perverse est entretenue par une éradication systématique du souvenir de la liberté. L'élite au pouvoir encourage, comme il se doit, l'adhésion servile aux coutumes dans la mesure où elles légitiment les stratégies d'oppression. Celles-là étouffent la raison dans ses efforts pour contrer la tyrannie et paralysent toute volonté d'être libre. Dans un monde asservi, le seul espoir de réveiller cette volonté réside dans la possibilité d'imaginer la liberté, possibilité qui est elle-même liée, selon La Boétie, à l'éducation. Mais les tyrans s'arrangent pour qu'il soit difficile de recevoir une éducation libératrice, et les rares qui arrivent à en bénéficier se sentent isolés dans des aspirations que, de surcroit, ils ont peur de partager. "Donc Momus, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l'homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au coeur, afin que par là on pût voir ses pensées." Pour le lecteur moderne, habitué aux techniques de surveillance des tyrannies de notre époque, l'image de cette "petite fenêtre", loin d'être amusante, fait froid dans le dos; car le droit de regard qu'elle assure pourrait facilement servir d'instrument abusif au tyran. Mais elle montre à quel point La Boétie souhaitait échapper à l'isolement, à la solitude à laquelle le condamnait ce que ses vues avaient de radical.

par la ferveur de son indignation, le "Discours" était l'instrument tout trouvé pour réveiller une volonté commune de liberté. Encore fallait-il que cet instrument soit largement diffusé. C'est ce que Montaigne s'était d'abord proposé de faire; mais il devait ensuite se raviser. Dans un geste tout à fait typique de la composition des "essais", Montaigne n'efface aucune trace de son changement d'attitude. S'il a changé d'avis, écrit-il, c'est parce qu'il a découvert que le "discours" avait été publié parmi les libelles séditieux, "qui cherchent à troubler et changer l'état de notre police, sans se soucier s'ils l'amenderont". Dans le climat empoisonné des guerres de religion, l'oeuvre de La Boétie semble à Montaigne plus dangereuse que libératrice. A la place qu'il avait prévue pour la critique héroïque de la servitude volontaire, il décide donc de publier d'inoffensifs sonnets d'amour de son ami.

"Mon frère, mon frère, me refusez-vous donc une place?" Montaigne, de fait, a refusé que l'œuvre la plus importante et la plus durable de son ami trouve sa place dans ses propres écrits. Mais, comme pour expier ce qu'un tel refus impliquait de différence politique, voire de trahison, Montaigne passera sa vie entière à essayer de faire ce que La Boétie n'avait pu que rêver: ouvrir une petite fenêtre dans son coeur et communiquer aussi candidement que possible ses pensées à autrui."

"De la lecture" par Denis Hollier

 1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 5


Pour La Boétie, tout désir de se rendre libre a disparu des masses: le peuple renoncerait plutôt à la liberté qu'à un bol de soupe. En l'absence de tout souvenir personnel ou collectif d'une existence indépendante et soustraite à la servitude, il voue une reconnaissance pathétique aux scélérats qui l'exploitent. Il lui manque, tout comme à ses chefs, ce qu'on pourrait appeler l'esprit de négation. Selon Montaigne, il y avait à l'origine de ce "discours" la remarque de Plutarque selon laquelle " les habitants d'Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est "Non". Au niveau le plus violent, cette négation peut prendre la forme d'un acte héroïque: l'antiquité offre plusieurs exemples de glorieux tyrannicides. mais La Boétie ne pense pas que la reconquête de la liberté passe nécessairement par la violence; le simple refus de servir peut suffire. Si la servitude est volontaire, elle peut être annulée par la suspension de l'acte volontaire qui engendre et qui maintient le tyran en place : "Il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien; il n'est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi". 

Dans un sursaut d'indignation, le jeune La Boétie a en fait conçu l'idée de la résistance non violente. Une résistance de ce type, pense-t-il, aurait un effet dévastateur pour les tyrans précisément parce que, à eux seuls, ils ne possèdent aucun pouvoir, aucune propriété : "Si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits, et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte." Il ne tient qu'au peuple de réclamer ce qui est à lui et il sera libre. Les institutions sous lesquelles les hommes gémissent, les images qu'ils adorent, les personnages devant lesquels ils s'agenouillent, tout cela est la création des opprimés eux-mêmes. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus et vous le verrez comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas et se rompre."

Si la libération est si facile à obtenir, pourquoi ne se produit-elle pas? La Boétie propose une explication de type pyramidal. le tyran est soutenu par cinq ou six personnages clés qui à leur tour sont entourés de six cents individus qui bénéficient du pouvoir de ceux-ci. Ces six cents hommes entretiennent à leur tour un réseau de six mille autres qu'ils paient en honneurs et en biens, et ainsi de suite. Finalement, le réseau de protégés et de subordonnés s'étend à des centaines de milliers et même à des millions d'individus tous persuadés que leur bien-être dépend de leur participation à cette pyramide d'intérêts. la majorité des habitants d'un pays peut être ainsi amenée à croire qu'elle a tout à gagner à renoncer à la liberté et que son intérêt réside dans la satisfaction des désirs du tyran.

mardi 16 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

 1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 4


La voix sévère que, dans ce projet initial, Montaigne envisageait de joindre à la sienne était celle d'un champion de la liberté qui se refusait à tout compromis. La Boétie commence son "Discours" en demandant comment il se fait que les hommes et les femmes de son temps consentent à se laisser abuser et opprimer, pourquoi ils remettent sans broncher les fruits de leur labeur à des maitres indignes, pourquoi la servitude est devenue la loi universelle. le fait de poser ces questions est déjà remarquable par lui-même: il présuppose une grande âme qui a pris ses distances par rapport au cynisme du pouvoir, qui s'est refusé à souscrire sans broncher aux compromis trop faciles de la vie quotidienne. de toute évidence, c'est à son éducation humaniste, bien qu'elle ne soit pas nécessairement synonyme d'engagement intellectuel, que La Boétie doit de dénoncer les arguments théologiques et politiques en faveur de la soumission et de jeter sur l'ordre social de son époque un regard singulièrement décapant : "Qui le croirait, s'il ne faisait que l'ouïr dire et non le voir? C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte sa franchise et prend le joug"

Si le texte de la Boétie est un plaidoyer contre la tyrannie (plusieurs de ces plaidoyers, imités des modèles antiques, circulaient à l'époque), il va au delà de la critique traditionnelle des mauvais princes. "Il existe, écrit froidement La Boétie, trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race". Selon cette définition, même les monarques dits légitimes sont en fait des tyrans; et ils le sont même si leurs sujets acceptent docilement leur loi au nom de l'obéissance à la coutume ou au droit. Cette acceptation par des hommes potentiellement libres de vivre  à genoux est précisément ce qui fascine et consterne La Boétie.

Alors que Montaigne est particulièrement sensible à la richesse des faits sociaux, à l'infini variété des coutumes et des croyances, La Boétie démystifie cette plénitude, dépasse la diversité superficielle des pratiques légitimantes pour révéler la vérité honteuse d'une soumission presque universelle à une exploitation sans merci. les gouvernants modernes ne valent pas mieux que les empereurs romains: ils ne "font guère mal aucun, même de conséquence, qu'ils ne fassent passer devant quelque joli propos du bien public et soulagement commun". Il se trouve toujours des sujets assez naïfs pour se laisser leurrer par ces hypocrisies; mais la "servitude volontaire" peut aussi être cultivée par des moyens qui flattent l'amour-propre ou exaltent l'appétit pour les plaisirs. "Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c'étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude". des appâts semblables sont utilisés pour endormir le peuple à l'époque de La Boétie.

lundi 15 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

 1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 3


Montaigne savait bien que la chose ne dépendait pas seulement de lui ; mais pendant les quelques trente années qui suivirent, jusqu’à sa propre mort en 1592, sa vie fut étrangement hantée par la responsabilité de « faire une place » posthume à Etienne de La Boétie. Lez mourant lui avait légué sa bibliothèque et ses manuscrits. De la première, Montaigne a fait le noyau de la célèbre « librairie » qu’il a installée dans sa tour ; les livres de La Boétie se sont ainsi fait une place au centre du monde personne que Montaigne s’était construit et à partir duquel il s’est embarqué dans sa vaste méditation. Quant aux manuscrits, Montaigne a décidé de les publier. « Je souhaite merveilleusement, écrit-il en 1570, qu’au moins après lui, sa mémoire, à qui seule meshui je dois les offices de notre amitié, reçoive le loyer de sa valeur et qu’elle se loge en la recommandation des personnes d’honneur et de vertu ». Ces lignes proviennent de la lettre-dédicace écrite pour l’édition des poèmes latins de La Boétie. Elles seront répétées presque mot pour mot dans les autres volumes des œuvres de La Boétie que Montaigne fera imprimer religieusement : les poèmes français et la traduction de certains ouvrages de Plutarque et de Xénophon. On en retrouve l’écho plus intime, plus profond, dans les « essais » de Montaigne et surtout dans le célèbre chapitre « de l’amitié ».

Ce que la plupart des lecteurs ont retenu de cet essai est le caractère absolu qu’il donne au sentiment d’unité spirituelle entre amis. Pourtant, Montaigne avait initialement conçu cette expression d’une fusion parfaite – « ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne » - comme l’introduction à un texte que La Boétie avait écrit plusieurs années avant leur rencontre. Le chapitre « de l’amitié » devait servir de préface au plus important des manuscrits laissés par La Boétie, le « discours de la servitude volontaire », également connu sous le nom du « Contr’un ». C’est cette dissertation, entreprise peut-être comme un exercice purement rhétorique alors que La Boétie n’avait que seize ou dix-huit ans, qui a servi, comme le dit Montaigne ayant lu une des copies qui en circulaient avant de rencontrer son auteur. Publié à la suite de l’essai sur l’amitié, le « discours » aurait occupé la place d’honneur, au centre du premier livre des « Essais », qu’il devait « honorer » de sa présence

"De la lecture" par Denis Hollier

1563, 18 aout Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie Partie 2


Au cours de ces jours d’agonie, La Boétie a tenu son rôle avec tout le brio que Montaigne pouvait espérer de lui, c’est-à-dire sans jamais laisser la douleur le détourner du texte idéal que leur amitié leur avait fait concevoir. Montaigne rapporte pourtant un incident étrange survenu dans les ultimes moments. A la surprise des assistants, la Boétie, dans un état d’extrême faiblesse, s’est mis à se convulser avec violence sur son lit et à lancer d’une voix haute, un dernier appel désespéré à son ami. A plusieurs reprises, « avec une extrême affection », le mourant supplie Montaigne « de lui donner une place ». Ce dernier lui répond doucement que « ces mots [nesont ] pas d’homme bien rassis », mais La Boétie persiste : « Mon frère, mon frère, me refusez-vous donc une place ? ». De toute évidence, ces paroles anxieuses, troublantes, avec leur ton blessé, comme d’un reproche, ne faisaient pas partie du scénario imaginé par les deux amis. Elles donnent lieu à une discussion philosophique, au bord de la tombe. « Il me contraignit de la convaincre par raison et de lui dire que puisqu’il respirait et parlait et qu’il avait corps, il avait par conséquent son lieu ». Si c’est le corps physique qui assure à l’homme une place dans le monde matériel, il n’était dans le pouvoir de Montaigne d’accorder ou de refuser une place à son ami –puisque son corps lui appartenait en vertu même de la vie. Mais cette vie était sur le point de s’évanouir. « Quand tout est dit, déclare le mourant, je n’ai plus d’être » et le lieu où souffre son corps « n’est pas celui qu’il me faut ». En réponse, Montaigne suggère à La Boétie de diriger ses soupirs vers une « place » au-delà de ce monde, une place que seul Dieu peut lui accorder. « Qu’y fussé-je déjà réplique La Boétie. Il y a trois jours que j’ahanne pour partir ». Quelques heures plus tard, il était mort.

Montaigne parvient ainsi à transformer les derniers moments de La Boétie. Ce qui était l’expression pathétique d’un reproche fraternel suggère l’impatience avec laquelle il attend d’être enfin délivre du corps respirant et parlant qui lui avait jusqu’ici assuré une place dans ce monde. C’est cette transformation qui confère aux derniers moments de La Boétie ce statut exemplaire que le mourant et son ami voulaient pour eux. Elle donne pourtant le sentiment d’une sorte de trahison. On peut difficilement accuser Montaigne d’avoir failli à son amitié : pourtant, les étranges paroles par lesquelles La Boétie remet entre les mains de Montaigne le sort de la « place » qui lui reviendra dans le monde donnent le sentiment, même si c’est de façon fugitive et sans vraisemblance, que Montaigne pourrait refuser d’accorder cette place à l’homme qu’il a aimé le plus au monde.


dimanche 14 avril 2024

"De la lecture" par Denis Hollier

 Cela fait suite à la réflexion sur la mort qui s'est entamé après la projection de La séance curieuse N°35


1563, 18 aout  Montaigne assiste à la mort de son ami Etienne de La Boétie     Partie 1


Un pamphlet contre la tyrannie

 

En aout 1563, Etienne de la Boétie est mourant. Il a trente-deux ans. Les médecins ont prescrit divers remèdes contre les violents maux d’estomac et la diarrhée qui affligent le magistrat bordelais, mais les symptômes ne font qu’empirer et ses proches ne tardent pas à désespérer de sa guérison. Pour un homme de la Renaissance, une maladie grave ne relevait qu’en partie de la médecine : la douleur, la peur et la préparation à la mort constituaient des faits moraux aux yeux des témoins comme des malades. C’est ainsi qu’au plus profond de son angoisse et de son chagrin, Montaigne, au chevet de son ami, lit les évènements qui se déroulent sous ses yeux comme une série de signes, une succession de scènes dont le protocole répond d’une manière à la fois apaisante et douloureuse à son attente. « Je prévoyais bien, écrit Montaigne à son père, qu’il ne lui échapperait rien, en une telle nécessité, qui ne fut grand et plein de bon exemple » (« extrait d’une lettre que Monsieur le conseiller de Montaigne écrit à Monseigneur de Montaigne son père, concernant quelques particularités qu’il remarqua en la maladie et mort de feu Monsieur de La Boétie » 1563 ?, in œuvres complètes p 1046). Les circonstances d’une mort peuvent bien sur interdire au malade ce type d’attitude exemplaire, par exemple lorsqu’elles lui ôtent la possibilité de s’exprimer, mais quand elles ne le font pas, le vivant et le mourant peuvent se rejoindre dans une intense admiration réciproque. « Ainsi, dit Montaigne, je m’en prenais le plus garde que je pouvais. »

Dans le récit de Montaigne, ce sentiment est porté à un degré exceptionnel. Il regrette que de plus nombreux témoins n’aient pu assister aux derniers moments de son ami. Celui-ci a , en effet, fait preuve d’un courage qui, dit-il « servirait d’exemple pour jouer ce même rôle à son tour. » Mais la mort de La Boétie n’est pas seulement l’objet d’une mise en scène sur laquelle de futures représentations du même drame pourront se calquer, elle procède aussi d’un scénario que les deux amis avaient réglé entre eux, au cours de leurs études et de leurs conversations humanistes. Une bonne mort (dans un monde qui ne disposait d’aucune des protections que nous connaissons aujourd’hui contre les horreurs de l’agonie) est une mort qui scelle, au plus secret de l’individu, l’authenticité d’une philosophie. Elle permet aussi de donner à cette philosophie une place d’honneur qui affirmera aux yeux du monde la gloire à l’individu. Montaigne publiera le compte rendu qu’il avait fait à son père de la mort de La Boétie à la fin de l’édition des « œuvres » de son ami en 1570 : cette mort devenait ainsi la dernière et peut-être la plus sublime des œuvres de la Boétie.

La séance curieuse N°35 : Hubert Selby Jr 2 ou 3 choses de Ludovic Cantais

 


 

La séance curieuse est une rencontre autour de la projection d’un film documentaire ou cinématographique sur un sujet. La projection est suivie d’un débat soit avec un invité en lien avec la projection soit avec Raphael Allain autour du sujet de celle-ci.

Cette fois-ci, il s’agissait de parler de deux sujets d’abord le contenant c’est-à-dire le documentaire en lui-même et ensuite sur le contenu c’est-à-dire Hubert Selby Jr. Cette projection clôturait un cycle sur la culture underground américaine par la littérature subversive de cet écrivain.

Le contenant, c’est-à-dire, le documentaire. Celui-ci date de 2000 et l’auteur est déjà âgé de 71 ans. C’est-à-dire que c’est un vieillard qui n’est plus ce personnage sulfureux qui fit trembler l’Amérique par ses écrits. Etant prévu pour un passage à la télévision, le format est de 53 minutes et laisse très peu de temps pour entrer dans les détails. Il faut faire un choix sur les questions abordés et sur l’angle d’attaque de ce documentaire. N’étant pas un spécialiste du cinéma, je ne peux faire que des critiques de néophyte.

Pour ma part, nous n’avons pas assez fouillé son écriture qui ne fut pas si sulfureuse que cela. A part quelques lignes que l’auteur nous lit lui-même, ou par une voix off ; nous n’avons que peu d’exemple pour se faire une idée. Donc pour une présentation de l’auteur en tant qu’auteur subversif, cela laisse un peu à désirer. Tout au plus nous a –t-on montré un vieil homme, au corps partiellement endommagé par des maladies enfantines mais qui avait une élégance particulière. Comme pour nous prouver que les pires auteurs peuvent être élégants alors que les gens les pensent dans des grottes, mangeant des chauves-souris, tuant des enfants ou on ne sait quoi. Nous avons eu aussi nos élégants sulfureux : Georges Bataille, Pierre Guyotat ou Bernard Noël au travers de son récit « Le château de Cène ». L’idée du réalisateur, adorateur de cet écrivain, nous dit vouloir le montrer tel qu’il est or je m’étonne que quand celui-ci veut être torse nu parce qu’il a chaud, le réalisateur lui demande de mettre un tee-shirt, je m’étonne.

Bref, je n’ai que peu de chose à raconter sur le contenant.

 

Par contre, vers la fin du documentaire, on nous montre cet homme qui ne croyait en rien, qui vivait comme un mécréant, se tourner vers la spiritualité. Et alors, m’est venue cette réflexion : Je n’ai encore connu personne qui avait eu le courage de supporter se peur de la mort jusqu’à l’arrivée de celle-ci. Toujours à un moment, le mourant tente de croire en quelque chose, et je pense que sa croyance soudaine est exactement à la hauteur de la puissance de sa peur. Mais alors, lorsqu’il revendique toute sa vie la valeur de la liberté, c’est-à-dire de ne croire en rien de spirituel, que la vie se termine et qu’après il n’y a plus rien, à cause de la peur, il meurt en homme asservie, suppliant.

Mais cela ne veut pas dire ou laisser croire que je serais capable de mourir comme j’ai vécu, c’est-à-dire en incroyant. Cela pose aussi la question du Dieu, de la valeur de la croyance en un Dieu que l’on a renié toute sa vie et que l’on tente de persuader à la dernière minute de sa foi. Et ce Dieu miséricordieux, ne peut croire en la valeur de cette foi soudaine et intéressée mais pour faire du chiffre, il accepte.

Et pour le croyant, que pense-t-il lorsqu’il constate que toute sa vie il n’a pas vécu tout ce qu’il voulait vivre parce que son Dieu lui a dit que ce n’était pas bien et il se rend compte que celui qui soudain croit parce qu’il va mourir aura le même traitement que lui, les mêmes places, et les mêmes délices. Comment pourra-t-il continuer à aimer ce Dieu ?

 

Cela m’a amené à la question que je me pose plus globalement sur le fait d’assumer ces actions jusqu’au bout, sans les renier, en les assumant et en assumant le fait que toutes actions a des conséquences à un moment ou un autre. C’est ce que reproche Maurice Blanchot à Heidegger, de ne pas avoir assumé jusqu’au bout son adhésion à l’idéologie nazie. Ce qui peut paraitre comique, c’est que lui-même est resté dans la presse d’extrême droite jusqu’en 1942-43 sans que lui-même ne l’ai jamais reconnu officiellement, jusqu’à s’isoler jusqu’à la fin de sa vie.

Cette question est dans un autre genre mais elle relève de la même mécanique.

Au tribunal de Nuremberg, il y a eu ce procès immense sur les crimes nouvellement inventés pour l’occasion (génocide, crime contre l’humanité) avec un panel de dignitaires nazis. Ces gens ont passé des années (1933 – 1944) a revendiqué leur haine des juifs et de toutes « les sous-races » qu’ils détestaient. Et alors qu’ils se trouvent devant un auditoire mondial ils se sont tous rétractés derrière la bureaucratisation de l’extermination. Ils n’étaient que des fonctionnaires zélés qui obéissaient à des ordres.

Les seuls qui ont assumés jusqu’au bout c’est Goebbels et Hitler qui ne voulaient en aucun cas être jugés par des juifs ou leurs amis, n’attendant et ne voulant demander aucun pardon, ils se sont donnés la mort.

Donc la question finale que je me pose : vivre comme on l’entend, mourir comme on est, c’est-à-dire, croyant ou incroyant, est-ce une question de courage.

 

Pour en revenir à Selby, ou autres, il n’est pas question de juger, il est question de s’interroger, et d’arriver à ce qui m’intéresse : vais-je réussir à avoir ce courage ?

 

J’espère avoir la réponse le plus tard possible.

samedi 13 avril 2024

Atelier Bernard Noël

 

        La bibliothèque idéale

Bernard Noël a été un lecteur hors du commun, tant par l’abondance de ses lectures que par ses capacités à assimiler les textes en profondeur et à les mémoriser. Les livres qui ont jalonné sa vie tracent un parcours dans le temps très représentatif de sa génération.

Lectures de jeunesse

La passion de Bernard Noël pour les livres naît dès ses premières années, grâce à son grand-oncle Paul qui lui fait régulièrement la lecture. Comme l’enfant n’est jamais rassasié, l’oncle l’incite à apprendre à lire et il y parvient avec Robinson Crusoé vers l’âge de quatre ans. La première bibliothèque est donc celle de Paul Noël, ancien notaire né en 1863, qui possède un exemplaire de La Divine Comédie dont les gravures impressionnent beaucoup l’enfant. La deuxième est celle de l’école du village d’Alpuech qui lui permet de dévorer les récits de voyages du capitaine Cook et de Bougainville. Il se passionne également pour les romans de Jules Verne. Il a neuf ans quand la guerre éclate. Il lit des numéros de L’Illustration datant de 14-18 conservés dans la maison familiale, en rêvant d’héroïsme devant les images de combats, de tranchées et de blessés. Pendant les années de collège, à Espalion, l’adolescent se plonge dans les Classiques pour tous édités par Hatier ainsi que dans les textes latins et grecs. Il découvre la poésie contemporaine grâce à un surveillant qui lit aux élèves le début de Poésie ininterrompue d’Éluard composé d’une suite d’adjectifs, ce qui constitue alors pour lui une “fenêtre ouverte [1]”. En 1946 paraissent Les Belles Lectures, un nouveau journal qui propose chaque semaine des romans complets : douze pages par feuille qu’il faut découper pour reconstituer le livre. Noël en est un lecteur assidu. Il est fortement marqué par L’Enfant de Jules Vallès, d’où naîtra son intérêt pour la Commune, et par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

Source gallica.bnf.fr

Il poursuit ses études au lycée de Rodez. Antonin Artaud vient de quitter l’asile de la ville mais sa présence est encore vive parmi les habitants. Bernard Noël s’essaye à l’écriture. Le Journal des voyages, auquel il est abonné, publie l’un de ses poèmes en alexandrins consacré au vent. Après le baccalauréat, il rompt avec son milieu familial et part vivre à Paris à l’automne 1949. Les deux livres qu’il achète à son arrivée dans la capitale sont La Haine de la poésie de Bataille et Précis de décomposition de Cioran, deux titres qui disent bien son désir d’anticonformisme. Au même moment, il découvre Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, par le Club Français du Livre auquel il est abonné. C’est un choc et ce roman à la forme tournoyante sera désormais pour lui le modèle de récit à atteindre.

Édition de 1949

Bien que désargenté, le jeune Noël réussit à se forger un savoir littéraire très étendu grâce à la Bibliothèque Nationale où il lit, entre autres, Faulkner, Genet, Beckett et Dos Passos à qui il consacre son premier texte critique. La modernité poétique lui semble être incarnée par Michaux et Artaud plutôt que par Char ou Breton. La parution de Poésie noire, poésie blanche, en 1954, lui fait voir en Daumal une sorte de frère ; dès lors il se passionne pour le Grand Jeu, bien plus intéressant à ses yeux que le surréalisme. En ces années où règne une littérature engagée qui ne lui correspond pas, la lecture des premiers auteurs du Nouveau Roman − en particulier L’Emploi du temps de Michel Butor (1956) − lui laisse espérer qu’une autre voie d’écriture est possible. De 1957 à 1967, Bernard Noël travaille comme rédacteur pour les encyclopédies Laffont-Bompiani. La nécessité de se documenter l’oblige à passer l’essentiel de ses journées à la Bibliothèque Nationale et sa culture générale s’en trouve considérablement augmentée. Il rédigera plusieurs centaines d’articles.

Magie de la bibliothèque

À la fin des années 1960, Bernard Noël consacre de plus en plus de temps à l’écriture tout en occupant des fonctions éditoriales dans différentes maisons. Quand Flammarion lui confie la direction de “Textes”, il aimerait que cette collection “soit une bibliothèque [2].” Au fil des ans, sa notoriété s’accroît. De nombreux auteurs lui envoient leurs livres et il s’efforce de les lire, en plus de ses lectures personnelles. Si le texte d’un écrivain étranger lui semble important, il s’en procure différentes traductions, si bien qu’en quelques années, sa maison de Mauregny-en-Haye compte “plus de livres que n’importe quelle librairie du département [3]”, estime Thierry Guichard. Les ouvrages s’empilent partout et ce dans plusieurs pièces. Bernard Noël se déplace “entre des tranchées de livres qui forment une espèce de monde flottant parce qu’il est toujours branlant [4].” Il devient expert dans la fabrication de rayonnages et il conseille Jean Daive à ce sujet : « Tu dois toujours visser, jamais clouer, et toujours cheviller. Inventer les chevilles. La cheville est mon rêve, elle est magique, elle vient de l’origine de l’humanité [5].”

L’une des bibliothèques de Mauregny-en-Haye, 2013, DR

L’écrivain confère aux livres d’étranges pouvoirs, liés à ce qu’il nomme leur “rayonnement”. Classés par auteur ou par thème sur les étagères, ils sont à ses yeux des présences vivantes, semblables à des champs magnétiques qui provoquent des “phénomènes d’aimantation” variables selon les moments. Les écrivains favoris constituent des foyers particulièrement actifs. “À l’intérieur de la bibliothèque règne une espèce d’animisme qui me conforte”, dit Noël. Il lui arrive de pratiquer la bibliomancie : “Si on ouvre un livre au hasard, on y trouve très souvent une réponse qui correspond à ce que vous êtes en train de faire ou qui apporte la pièce manquante du puzzle [6].”

Le rayon “Commune” © Éliane Kirscher

Lorsqu’on demande à Bernard Noël quels sont ses poètes préférés, il cite Eliot et Rilke. Invité par Catherine Martin-Zay à évoquer, en 2006, sa “bibliothèque idéale”, il écrit : “Y a-t-il une bibliothèque idéale ? J’en doute pour la raison que la lecture ne s’arrêtant qu’avec la vie, cette continuité fait varier l’idéal au gré des découvertes. J’ai placé durablement au centre de mes lectures la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal parce qu’elle renouvelle mes doutes à l’égard de ce qui occupe ma vie. Pour le reste, j’ai choisi d’énumérer quelques lectures marquantes dans leur ordre chronologique : La Haine de la poésie de Georges Bataille, Les Liaisons dangereuses de Laclos, Mon cœur mis à nu de Baudelaire, Précis de décomposition de Cioran, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, Absalon ! Absalon ! de Faulkner, Le soleil se lève aussi de Hemingway, l’Histoire de France de Michelet, La Fin de Satan de Hugo, L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, toutes les œuvres d’Artaud, de Bataille, de Daumal, de Gilbert-Lecomte, de Nerval et de Mallarmé, celles de Shakespeare, de Genet et pour le présent dans lequel je vis, celles de Jacques Dupin, de François Bon, de Claude Ollier et de Michel Surya [7]…”
Beaucoup d’autres titres ont été marquants et cette liste pourrait s’allonger à l’infini. Pourquoi avoir accumulé tant de livres tout au long d’une vie ? Bernard Noël révèle son “but secret” : “faire surgir l’Unité – autrement dit ce qui de tous ces livres fait LE livre [8].”