lundi 30 mai 2022

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

TRAVERSER TCHERNOBYL

Depuis plus de vingt ans, Galia Ackerman hante la zone de Tchernobyl et rencontre ses habitants, ceux qui y ont vécu, ceux qui y passent encore, scientifiques, trafiquants et natifs incapables de vivre ailleurs malgré les risques encourus. Elle recueille leurs témoignages et les restituent pour construire une mémoire de cette catastrophe industrielle dont les conséquences se feront sentir encore pendant des dizaines de milliers d’années.

Elle se rend pour la première fois dans la zone interdite, à Pripiat, en 2004, accompagnée par le directeur de la Tchernobylinterinform, agence de communication sous la tutelle du ministère des Situations d’urgence. Elle découvre les vestiges du passé soviétique, délabrés mais intacts, « tel un Pompéi figé dans un passé immuable », visite le gigantesque radar, « L’Arc », voisin de la centrale, et Tchernobyl, l’une des plus vieilles villes d’Ukraine dont le nom vient de tchernobylnik (absinthe). Nombre de témoins racontent que leur environnement était contaminé avant la catastrophe : « Il n'y avait pas de contrôles radiométriques sur le territoire de l'URSS avant 1986. » Elle rencontre beaucoup d'habitants tolérés, les Samossioly, des vieilles personnes revenues dans leur maison et qui préfèrent vivre ici en dépit du danger : « Oh, la vodka aussi est dangereuse pour notre santé, et pourtant, tout le monde en boit ! » Elle évoque notamment Maria, « la Mowgli de Tchernobyl », une jeune fille née dans cette zone strictement interdite aux mineurs, en 1999, et toutes sortes de travailleurs, légaux et illégaux, qui y séjournent par intermittence. En effet, outre la construction et l’entretien des sites de stockage de déchets nucléaires et de la centrale à l’arrêt, l’exportation du bois (pour la fabrication de meubles et de parquet) et des métaux (volés par la mafia), bien que prohibée, est une activité florissante. Sont recensés plus de mille « points de localisation temporaires » dans lesquels sont enterrés les engins et les outils utilisés pendant les travaux de liquidation, mais aussi des villages entiers.
Elle rencontre Nikolaï Karpan, directeur adjoint à la science et à la sécurité nucléaire de la centrale entre 1979 et 1986, qui considère que le sarcophage en construction, chantier mené conjointement par Bouygues et Vinci, financé par la BERD, dont le coût initial évalué à 700 millions d’euros dépasse désormais 1,7 milliard, n'est qu’ « une grande supercherie » : « un parapluie qui protège de la pluie et du vent ; il n'est pas hermétique ». Le stockage du combustible usagé avait été initialement confié à Areva qui n'avait pas prévu son séchage et s'était trompé dans le diamètre de l’équipement.
Des ethnographes parcourent également la zone pour sauver une partie du patrimoine ukrainien, méconnu et négligé à l’époque soviétique, soucieux de démontrer son originalité et son ancienneté par rapport à celui de la Russie.

Galia Ackerman a été chargée d’organiser, à l’occasion du vingtième anniversaire de la catastrophe, une exposition au Centre de culture contemporaine de Barcelone, sur le thème de la relativité du temps : mesuré en secondes et en minutes juste après la catastrophe, puis en heure et en jours, en mois et en années lorsqu'il s'est agi de décontaminer, en décennies et en générations lorsqu'on considère les conséquences sanitaires, selon une dimension géologique quand on évoque les isotopes radioactifs du plutonium. Sa quête de photographies, d’archives et d’objets l’amène à rencontrer d’autres témoins encore. Sa recherche des enregistrements des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch pour son ouvrage La Supplication, dont elle avait d'ailleurs assuré la traduction en français, lui permet d’avoir confirmation des méthodes de la journaliste : pour les rendre plus spectaculaires elle n'hésite pas à les réécrire, sans jamais vérifier les faits rapportés. « En réalité, Svetlana est créatrice d'un genre littéraire original et novateur : le roman de voix, qui servent de “briques“pour bâtir un portrait collectif de gens soumis à une épreuve terrible et exprimer une clameur commune. » En 2005,  Galia Ackerman communique, lors d’un colloque à la Sorbonne, ses interrogations sur ce mélange de témoignages et de fiction, puis les éditions suivantes de l’ouvrage seront qualifiées de « roman » et non plus de « document ». Elle découvre également que le photographe Igor Kostine cherchait avant tout à prendre « les spectateurs aux tripes ». Ainsi sa soi-disant première photographie du réacteur explosé date vraisemblablement du mois de mai et non pas du jour de l’accident. Sa démarche est exactement inverse : pour elle, « [s]a traversée de Tchernobyl, c'est la tentative d'une indignée de raconter “ce qui arrive“, comme disait Paul Virilio : le passé et le présent d’un bout décimé de notre Terre. »


Galia Ackerman livre un compte rendu de ses visites, sensible et consciencieux, de la zone interdite autour de la centrale de Tchernobyl. Mêlant ses souvenirs de l’époque soviétique, qui lui permettent d’ailleurs de gagner bien souvent la confiance des témoins, aux récits de ceux-ci, elle dresse un panorama de ce monde à part, à la fois intime et fiable, raconte la vie quotidienne après la catastrophe par la voix même de ceux y sont restés et de ceux qui y retournent.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

TRAVERSER TCHERNOBYL
Galia Ackerman
250 pages – 10,90 euros
Éditions Premier parallèle – Collection poche – Paris – Janvier 2022
www.premierparallele.fr/livre/poche-traverser-tchernobyl
236 pages – 18 euros
Éditions Premier parallèle – Paris – Mars 2016

Lignes N 68. Jean Luc Nancy

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article tire du N 68: sans salut, être partout où est la vie.  Par Danielle Cohen-Levinas

Les larmes de la voix de JeanLuc, qui disait mieux sur n importe quel discours, combien la vie n était pas "une vie sans mort", selon la formule de Heidegger su il avait commenté en 2019, mais bien une vie ou mourir signifie mourir infiniment, sans relâche comme si mourir signifiait courir vers la vie, et y courir à bout de souffle. Extraordinaire retournement de m intentionnalité existentiale. La mort elle même est vulnérable devant la vie. La fragilité du monde n est pas que ce dernier va mourir, mais que "l homme passe infiniment l homme.". " On peut dire, écrit Jean Luc Nancy dans 

"La peau fragile du monde" que cette phrase a ouvert la scansion du temps qui nous vient".



dimanche 29 mai 2022

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 Rousseau :  « C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre. Je veux travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure…Je prends…Mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne m’attacherai point à le rendre uniforme ; j’aurai toujours celui qui me viendra, j’en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de la bigarrure…Mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire ».

 

« Constamment nous sentons qu’une interprétation dialectique des idées de Rousseau est possible : dans le « Contrat », dans « Emile » et jusque dans « Julie », mais constamment nous pressentons que la révélation de l’immédiat et dénaturation de la vie réfléchie n’ont de sens que par l’opposition où elles se définissent dans un conflit sans issue. On dira que c’est la maladie qui fige la pensée de Jean-Jacques dans une antithèse immobile. Je dirai que cette maladie est aussi la littérature dont, avec une ferme clairvoyance et un fort courage, il a discerné toutes les prétentions contradictoires, absurdes si on veut les penser, insoutenables si on les accueille. Quoi de plus déraisonnable que de vouloir faire du langage le séjour de l’immédiat et le lieu d’une médiation, le saisissement de l’origine et le mouvement de l’aliénation ou de l’étrangeté, la certitude de ce qui ne fait que commencer, et l’incertitude de ce qui ne fait que recommencer, la vérité absolue de ce qui, pourtant, n’est pas encore vrai ? »

Pensees essais maximes de Joseph Joubert Tome 1

 « La peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd, et quand on est sourd, je suis muet. »

 

« Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée. Je m’arrête à ce que la goutte de lumière dont j’ai besoin, soit formée et tombe de ma plume ».

 

« Je voudrais faire passer le sens exquis dans le sens commun, ou rendre commun le sens exquis ».

 

« J’avais besoin de l’âge pour apprendre ce que je voulais savoir, et j’aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que je sais ».

 

 

samedi 28 mai 2022

Pensees essais maximes de Joseph Joubert Tome 1

 Mais, en effet,quel est mon art? quel est le nom qui le distingue des autres? quelle fin se propose-t-il?que fait-il naîtrebet exister? que prétends-je et que veux-je, en l'exerçant? Est-ce d'écrire, en général, et de m'assurer d'être lu, seule ambition de tant de gens ? Est-ce là tout ce que je veux? Ne suis-je qu'un polymathiste,ou ai-je une classe d'idées qui soit facile à assigner, et dont on puisse déterminer la nature et le caractère, le mérite et l'utilité? C'est ce qu'il faut examiner attentivement, longuement, et jusqu'à ce que je le sache.


" J'ai beaucoup de formes d'idées, mais trop peu de formes de phrasés."


"S'il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c'est moi."


"L'attention est soutenue, dans les vers, par l'amusement de l'oreille. La prose n'a pas ce secours; pourrait-elle l'avoir? J'essaierais; mais je crois que non".


"Je voudrais tirer tous mes effets du sens des mots, comme vous les tirez de leur son; de leur choix, comme vous de leur multitude ; de leur isolement lui-même, comme vous de leurs harmonies; désirant pourtant aussi qu'il y ait entre eux de l'harmonie, mais une harmonie de nature et de convenance, non d'industrie, de pur mélange ou d'enchaînement."

jeudi 26 mai 2022

Le livre a venir. Par Maurice Blanchot

 Parlant de Rousseau

"Comment parler de soi, comment parler avec vérité de soi, comment en parlant s'en tenir à l'immédiat, faire de la littérature le lieu de l'expérience originelle? L échec est inévitable mais les détours de l'échec sont révélateurs, car ces contradictions sont la réalité de l'effort littéraire".

"Si écrire est bien l'étrange passion de l'incessant, qui nous le découvre mieux que cet homme l'a d'écrire, persécuté par la parole et, déçu de se taire, n'étant encore "à la hâte sur le papier quelques mots interrompus" qu'a peine il "le temps de relire, encore moins de corriger"?

"La vérité de l'origine ne se confond pas avec la vérité des faits: au niveau ou elle doit se saisir et se dire, elle est ce qui n est pas encore vrai, ce qui du moins n a pas de garantie dans la conformité avec la ferme réalité extérieure. Nous ne serons donc jamais sûrs d'avoir dit cette sorte de vrai, sûrs au contraire d'avoir toujours à la dire à nouveau, mais nullement convaincus de fausseté s'il nous arrive de l'exprimer en l'altérant car elle est plus réelle dans l'irréel que dans l'apparence d'exactitude où elle se fige en perdant sa clarté propre".


la cagoule , enquête sur une conspiration d'extrème droite.

« De quoi Sarkozy est-il le nom ? » par Alain Badiou

 « La corruption est un thème très classique de la propagande antiparlementaire, notamment d’extrême droite : scandale de Panama, affaire Stavisky sous la troisième république, trafic des piastres sous la quatrième, et , sous la cinquième, Tapie, Noir, Dumas, et tant d’autres, parmi lesquels, peut-être, Chirac en personne. « Tous pourris » est le résumé de ce genre de mise en scène médiatique des liens entre l’argent et les politiciens. Bien entendu, ce n’est pas du tout dans ce registre que je parle de corruption, pas plus que n’en parlait Robespierre. Ce n’est pas lui non plus qui impressionne durablement l’opinion, même électorale. On ne compte plus les maires, conseillers généraux et notables divers qui, accusés ou soupçonnés de corruption en ce sens restreint, ont été triomphalement réélus, le couple Balkany en est l’exemple canonique. En 2002, il était tentant d’opposer Jospin-le-vertueux à Chirac-le-(supposé)-corrompu. Ni cet éloge ni cette indignité n’ont empêché qu’au premier tour de l’élection présidentielle, ils aient été l’un et l’autre fort déconfis. Sans doute faut-il prendre les choses de plus loin. Et de plus haut.

Nous sommes en 1793, les périls assaillent la Révolution. Saint-Just demande : « Que veulent ceux qui n’acceptent ni la Terreur ni la Vertu ? » Question intimidante, à laquelle cependant la pratique des thermidoriens donne une réponse claire : ils veulent que soit admis comme normal un certain degré de corruption. Contre la dictature révolutionnaire, ils veulent « la liberté », ce qui veut dire : le droit de faire des affaires, et de mêler ces affaires à celles de l’état. Ils s’élèvent donc aussi bien contre la répression « terroriste » et « liberticide » des combines louches que contre l’obligation vertueuse d’avoir à ne considérer que le bien public. Déjà Montesquieu notait que la démocratie, accordant à tous une parcelle du pouvoir, est exposée à la confusion permanente des intérêts privés et du bien public. Il faisait de la vertu la disposition obligée des gouvernements de ce type. Mandatés sans autre garantie que le suffrage, les gouvernants doivent en quelque sorte s’oublier eux-mêmes et réprimer jusqu’à leurs propres penchants à n’exercer le pouvoir qu’en fonction de leur personnelle jouissance, ou de la jouissance des milieux dominants (les riches, en règle générale). »

 

« L’idée remonte en fait à Platon. Dans sa critique radicale du régime démocratique, Platon note qu’un tel régime considère que ce sur quoi une politique doit se régler est l’anarchie des désirs matériels. Et que , en conséquence, un gouvernement démocratique est inapte au service de quelque idée vraie que ce soit, parce que si la puissance publique est au service des désirs et de leur satisfaction, au service, finalement, de l’économie au sens large du mot, elle n’obéit qu’à deux critères : large du mot, elle n’obéit qu’à deux critères : la richesse, qui donne le moyen abstraite plus stable de cette satisfaction, et l’opinion, qui décide des objets du désir et de la force intime avec laquelle on croit devoir se les approprier. »

 

« Marx remarquait, dès les débuts de la démocratie représentative en Europe, qu’en vérité les gouvernements ainsi désignés par le suffrage n’étaient que des fondés de pouvoir du capital. Ils l’étaient pourtant bien moins qu’aujourd’hui ! C’est que si la démocratie est représentation, elle l’est d’abord du système général qui en porte les formes. Autrement dit : la démocratie électorale n’est représentative qu’autant qu’elle est débord représentation consensuelle du capitalisme, renommé aujourd’hui « économie de marché ». Telle est sa corruption de principe, et ce n’est pas pour rien qu’à une telle « démocratie », Marx, ce penseur humaniste, ce philosophe des Lumières, pensait ne pouvoir opposer qu’une dictature transitoire, qu’il appelait la dictature du prolétariat. Le mot était fort, mais il éclairait les chicanes de la dialectique entre représentation et corruption.

Au vrai, c’est la définition de la démocratie qui pose problème. Tant qu’on sera persuadé, comme les thermidoriens et leurs descendants libéraux, qu’elle réside dans le libre jeu des intérêts de groupes ou d’individus déterminés, on la verra s’abîmer, lentement ou promptement selon les époques, dans une corruption sans espoir. C’est que la démocratie véritable, s’il faut conserver, ce que je crois, ce concept, est tout autre chose. Elle est l’égalité devant l’idée, devant l’idée politique. Par exemple, pendant longtemps, l’idée révolutionnaire, ou communiste. C’est la ruine de cette idée qui identifie la « démocratie » à la corruption générale. »

 

« Je suis partisan de conserver un usage positif du mot « démocratie », plutôt que de l’abandonner entièrement à sa prostitution par le capitalo-parlementarisme. Je me suis expliqué sur ce point dans un chapitre de mon libre Abrégé de métapolitique. De façon générale, je préfère la lutte pour une nouvelle appropriation des noms à la pure et simple création de nouveaux noms, bien que cette dernière soit souvent requise. C’est pourquoi aussi je conserve sans hésiter, en dépit des sombres expériences du siècle dernier, le beau mot de « communisme »

 

« Et bien entendu, ce n’est jamais de l’imitation d’un modèle extérieur que vient le salut. Ces drapeaux ornés des allégories de l’élément faste, c’est nous qui les portons, acceptant cependant que tout autre, échappé du consensus pétainiste, soit au relais de ce transport. Ce fut un des aspects les plus déprimants de la dernière campagne électorale que de voir les deux protagonistes se réclamer de Blair. Il y a une expression chinoise que j’aime beaucoup pour parler de deux personnes qui sont complices d’un mauvais coup. Les chinois disent : « oui, ces deux-là ce sont les blaireaux de la même colline ». En définitive, Royal et Sarkozy, comme Blair et Bush, c’étaient des blaireaux de la même colline. Des Blair-eaux.

Négativement, il nous suffira donc de dire : ni rat, ni blaireau ».

Grèves sauvages : spontanéité des masses Rosa Luxembourg/ F. Mehring Partie III

 Lors de la première crise sérieuse du système capitaliste, la classe ouvrière allait connaitre le prix des illusions qu'elle avait entretenues. Alors que pendant la Commune, un prolétariat parisien, faible numériquement et socialement, réussit, sans organisation préalable à entrainer l'essentiel de la population à l'assaut du vieux monde en 1914 la classe ouvrière européenne, numériquement décuplée, dotée d'organisations puissantes, bien rodées, unifiées internationalement, capitule sans combattre devant la guerre européenne.

Comme Lénine l'avait parfaitement compris sur ce point, si la classe ouvrière s'avère incapable de s'attaquer aux racines de la domination capitaliste, quelle que soit sa puissance, son poids social, et sa conscience subjective, cette classe devra subir, tout comme la bourgeoisie, la logique abstraite du capitale. Or, la logique de la concurrence des capitaux dans la situation de l'époque conduisait à la guerre impérialiste. Incapable de détruire le capitalisme parce qu'empêtrée dans des illusions réformistes, la classe ouvrière européenne allait être conduite àç accepter et à subir la guerre. Des millions de cadavres, l'écrasement de la révolution européenne, l'isolement du prolétariat russe, donc l'échec de la révolution, la montée du stalinisme et du fascisme et finalement la seconde guerre mondiale constituent très exactement le prix des illusions réformistes et de la renonciation au projet communiste.

Aujourd'hui, alors que des menaces plus graves encore pèsent sur l'humanité entière, alors que l'incapacité manifeste des classes dominantes à contrôler les forces qu'elles sont censées gouverner confine au grotesque, il est fondamental pour le mouvement révolutionnaire de comprendre les causes, donc l'avenir, du réformisme.

Contrairement à l'analyse de Lénine, le réformisme et l'opportunisme ne sont pas le produit de la "trahison des chefs" et de l'intégration d'une mince couche de la classe (aristocratie ouvrière) à la société bourgeoise grâce aux "miettes" qu'elle obtient des super-profits impérialistes, m:ais bien le produit d'une transformation profonde de l'ensemble de la classe ouvrière, liée à une longue période de prospérité capitaliste. Les organisations ouvrières nées pendant cette période sont des institutions de la société bourgeoise, fondamentalement non-révolutionnaires. Ces organisations ne visent pas à la destruction du capitalisme par l'abolition du salariat mais à la défense d'une certaine catégorie de marchands à l'intérieur du système capitaliste: les marchands de force de travail. Elles visent à défendre et à élever le prix d'une marchandise particulière: la marchandise force de travail humaine. Produits spontanés du mouvement ouvrier à une époque où cette lutte est à la fois possible et nécessaire, et où la formidable puissance du capital rend la lutte révolutionnaire impossible, ces organisations sont très vite conduites de par leur nature à encadrer la classe ouvrière plus qu'à l'exprimer, à lutter contre les éléments révolutionnaires et à s'intégrer aux autres institutions de la société bourgeoise. Lorsque la classe bourgeoise, dans une autre période, entre en lutte et tend à déborder le cadre capitaliste pour s'attaquer aux racines mêmes de la société bourgeoise, ces organisations deviennent absolument et totalement contre-révolutionnaires. L'histoire en a maintenant fourni la démonstration éclatante. Lors de la révolution de 1918 en Allemagne, c'est le parti social-démocrate qui a été l'épine dorsale de la contre révolution. Noske et Scheidemann, dirigeants du parti, sont entrés dans l'histoire comme bourreaux de Spartacus. De nos jours, le caractère contre révolutionnaire de ces organisations est devenu évident, puisque le poids social de la classe ouvrière qu'elles ont réussi à encadrer a pu leur permettre, dans plusieurs pays européens, d'accéder au pouvoir comme honnêtes gérants du capital. Quant aux pays dits socialistes et aux partis dits communistes qui leur sont liés, leur caractère contre révolutionnaire est chaque jour plus évident.

Pourtant, à l'origine, ces organisations, partis et syndicats, ont été le produit de la lutte ouvrière. Souvent même, en dépit de leurs limitations réformistes. Il a fallu pour qu'elles voient le jour, le dévouement et l'énergie de camarades authentiquement révolutionnaires.

Mais la différence est grande, entre ceux qui comprennent que la défense au jour le jour des intérêts immédiats est la condition des assauts futurs et qui ne perdent pas de vue les intérêts historiques et les buts ultimes de la classe, et ceux pour qui " le mouvement est tout". Dans son comportement spontané et dans sa lutte concrète, la classe ouvrière ne sépare pas la lutte réformiste de la lutte révolutionnaire. Elle lutte pour "ce qui est possible" (et c'est parfois 5%) d'autres fois c'est l'insurrection armée et la destruction du capitalisme. Cela dépend avant tout de l'évolution du capitalisme lui-même. Dans les périodes où la lutte révolutionnaire n'apparait pas possible, elle adhère massivement aux organisations qui défendent efficacement son "bifteck" mais par la nature même de la lutte et des objectifs, les travailleurs sont conduits à adhérer passivement, à soutenir l'organisation, plus qu'à la prendre réellement en main.

C'est exactement le contraire qui se passe dans une période de lutte révolutionnaire et la première tâche du prolétariat consiste alors à détruire les organisations qui prétendent abusivement continuer à le représenter et dont le souci essentiel reste de le dominer.

Ainsi, pendant une phase relativement longue du développement du capitalisme, donc de son propre développement, la classe ouvrière dans sa majorité, a soutenu ou accepté les organisations syndicales et politiques réformistes. Il ne fait aucun doute que Marx et Engels, qui avaient parfaitement perçu et analysé le phénomène auraient considérablement sous-estimé sa durée. De nos jours, la classe ouvrière a pratiquement cessé d'accorder un quelconque soutien autre qu'électoral aux organisations politiques dites de gauche, mais elle continue, à l'échelle mondiale, à soutenir les organisations syndicales bien qu'un puissant mouvement d'organisation autonome du prolétariat se dessine dans tous les pays développé même pour mener des luttes simplement revendicatives. (grèves sauvages en Angleterre, Etats-Unis, Italie, France, Allemagne etc). Il est même vraisemblable, dans les pays ou la contre-révolution avait réussi provisoirement à écraser le mouvement ouvrier organisé, qu'il s'agisse de l'Espagne de Franco, ou des pays "bureaucratiques" dominés par la Russie que la classe ouvrière se dirige vers la revendication de "syndicats libres", c'est-à-dire vers la défense de ses intérêts immédiats face à l'exploitation capitaliste. La possibilité de sauter ou du moins de raccourcir cette étape dépend essentiellement du développement du mouvement révolutionnaire à l'échelle mondiale donc principalement dans les pays développés occidentaux où il n'offre que la continuation de la société actuelle à un moment où une fraction de la classe ouvrière ne s'en contente plus. Il peut par contre retrouver des possibilités de séduction ( très provisoire) là où il s'oppose au totalitarisme policier et à l'exploitation la plus brutale. Un examen attentif de la crise tchécoslovaque confirmerait cette hypothèse relativement pessimiste par rapport aux illusions optimistes de certains courants ultra-gauchistes après l'insurrection hongroise de 1956.

Cependant bien que le courant réformiste ait dominé et continue à dominer le mouvement ouvrier bien que les organisations  réformistes aient réussi à encadrer et à discipliner la classe ouvrière parfois à écraser ses mouvements insurrectionnels pour le compte de la légalité bourgeoise, jamais il n'a réussi à éliminer ni la critique théorique révolutionnaire, ni le mouvement pratique subversif du prolétariat auquel elle correspondait. Car le prolétariat est spontanément et irréductiblement opposé à la société capitaliste à la société marchande et à sa logique. Pour le prolétaire, ce Mode de production signifiera toujours que sa force de travail, c’est-à-dire ses facultés humaines concrètes, est une marchandise qui s’échange contre d’autres marchandises, et que toute sa vie d’homme est soumise à la logique de cet échange et à rien d’autre. Ce mode de production signifiera toujours que son travail vivant ne servira jamais, outre l’entretien de sa force de travail, de moins en moins créatrice, de plus en plus dominée, qu’à la reproduction et à l’accroissement d’un capital étranger et opposé à lui, et toujours plus insatiable de chair humaine.

Pendant une longue période, le prolétariat a semblé avoir cessé de vouloir détruire le capitalisme pour la simple raison qu’il avait cessé de pouvoir.

Tant que la logique de la marchandise peut dominer l’ensemble des activités humaines, tant que le capitalisme continue à être la forme adéquate du développement des forces productives, qu’il révolutionne les sociétés pré-capitalistes, détruit et assimile les couches marginales, tant que le cycle du capital s’accomplit sans trop de heurt, il réussit à soumettre la classe exploitée à sa loi, tout en développant les conditions de sa propre destruction. « Un mode de production donné ne disparait jamais avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’il est capable de contenir ».

Les crises nombreuses qui affectent son développement ne concernent que des aspects particuliers du capital. La lutte de la classe ouvrière qui répond à ses crises, ne vise que ces aspects particuliers ( luttes pour le niveau de vie, contre le chômage, la guerre, etc). Dans ces crises, une fraction de la classe prend conscience d’être le prolétariat et donc s’élève à une critique radicale. Elle tend spontanément, conformément à son Etre, à dépasser sa situation, à réaliser le programme qui est inscrit dans sa nature même, le programme communiste. Elle a jusqu’ici été vaincue, mais ces assauts répétés témoignent à quel point l’exigence révolutionnaire est inscrite au sein même de la situation prolétarienne. Le mouvement théorique lié à cette exigence révolutionnaire dans une période où le prolétariat a été vaincu, a été qualifié de « gauchisme » et « d’ultra-gauchisme » par ceux qui « la politique est l’art du possible », oubliant que quand la révolution est impossible les révolutionnaires ne peuvent que laisser le pouvoir à d’autres, ou rester au pouvoir et cesser d’être révolutionnaires.

Jusqu’ici le « gauchisme » a été la conscience prolétarienne malheureuse du développement du capitalisme et de la classe ouvrière précisèment parce qu’il conservait l’exigence révolutionnaire dans une période qui ne l’était pas. Réciproquement pour cette même raison, c’est à partir des éléments épars du « gauchisme » que se reconstitue de nos jours la théorie révolutionnaire prolétarienne capable d’appréhender le mouvement réel de la classe ouvrière car la crise qui s’annonce ne mettra pas en cause tel ou tel aspect particulier du capitalisme mais bien le mode de production capitaliste lui-même.

Dans cette crise, les révolutionnaires seront l’expression adéquate du mouvement spontané de la classe ouvrière, et n’auront donc pas besoin d’un appareil séparé de pouvoir et de propagande pour faire entrer les « idées justes » dans la tête des travailleurs.

Mais ce processus révolutionnaire par lequel la classe ouvrière prend conscience d’être le prolétariat et se constitue en parti, est bien évidemment lié à la crise du capitalisme. La compréhension de la nature de la crise du capitalisme est intimement liée à l’intelligence de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat et constitue le fondement de l’œuvre de Marx. Ce n’est donc pas par hasard si l’étude de la dynamique de la crise du capitalisme constitue le deuxième volet de la lutte de Rosa contre Bernstein. Mais cette question dépasse le cadre de ce texte.

 

Pierre Guillaume.


mercredi 25 mai 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 SACCAGE et autres pièces


Avec chacune de ces trois pièces de théâtre, Judith Bernard tente de faire apparaître une structure économique et sociale dictée par le capitalisme afin de nous soustraire à son emprise, en s’inspirant à chaque fois d’un théoricien contemporain (Frédéric Lordon, Bernard Friot, David Graeber) : successivement, le salariat, la dette puis l’État.





BIENVENUE DANS L’ANGLE ALPHA



Librement adapté de Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon (2010). 






Le salariat, « par un de ces retournements dialectiques dont seuls les grands projets d’instrumentalisation ont le secret », est la rencontre entre la liberté des uns d'utiliser les autres, et la liberté des autres de se laisser utiliser. Spinoza nomme conatus l’effort « par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être », « la force d’exister », « l'énergie du désir, qui jette le corps à la poursuite de son objet ». Le « capturat » c’est l’enrôlement d’autres êtres par le désir-maître : le patronat, mais aussi le metteur en scène qui recrute la puissance d’agir de ses acteurs, pour son spectacle, le chef de guerre, le dirigeant d’ONG qui s’approprie le travail de ses activistes ou le mandarin universitaire celui de ses assistants, etc. Le patronat dispose de l’argent pour faire s’activer des personnes « à la réalisation d’un désir qui n’est pas le leur », grâce à l’organisation de la société, qui repose sur la division du travail et rend impossible l’autonomie matérielle. L’ « angle alpha », mesure de l’écart entre le désir du capitalisme porté à des profits illimités et notre désir propre, selon un concept de Frédéric Lordon, est matérialisé sur scène par l’ouverture d’une échelle en ses différentes variations. Lorsque sa mesure est nulle, le désir enrôlé vit entièrement pour le désir-maître, comme dans le projet néolibéral. Lorsqu'il est droit, le conatus échappe complètement au désir-maître.

Les orateurs successifs exposent ; les agents commentent ; et soudain, tout s’explique : « L’obtention du salaire est le moment joyeux du rapport salarial », les « affects joyeux de la consommation » justifient toutes les transformations économiques contemporaines. « La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l’éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, affirmé comme le plus grand service susceptible d'être rendu aux individus – mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement. »

Les indications scéniques abondent et donnent une idée précise de l’ « illustration » donnée aux propos complexes et techniques, mais toujours parfaitement intelligibles. On comprend vraiment tout, jusqu’à l’angle alpha à 180°… qui remet « l’histoire en marche » !

Franchement, on pourrait difficilement être plus clair.

AMARGI ! L’ANTI-TRAGÉDIE DE LA DETTE



Sources d’inspiration : La Malfaçon de Frédéric Lordon, Dette, 5 000 ans d’histoire de David Graeber, La Monnaie entre confiance et violence d’André Orléan et Michel Aglietta, Émanciper le travail, entretiens de Bernard Friot avec Patrick Zech.

Les personnages jouent plusieurs situations, mettant en évidence les rapports de force dans le système économique contemporain. La spirale de l’endettement est rendue visible tout au long de la pièce par une installation modulables de cerceaux et de balles. Ainsi, on apprend qu’un prêt bancaire n’en est pas un mais un simple jeu d’écriture qui permet à la banque de créer de la monnaie temporairement et de générer des intérêts qui devront être « trouvés » dans l’économie par l’emprunteur. Le cynisme du mécanisme est mis en lumière de façon très vivante, jusqu’à la crise des subprimes, en passant par l’hyperinflation en Allemagne au début des années 1920, à cause des spéculateurs qui ont joué le mark à la baisse, « trauma primitif du peuple allemand » responsable de la configuration de l'euro en monnaie austéritaire. L’origine de la monnaie est également racontée, comme reconnaissance de dettes impossibles à rembourser, de « dettes de vie », comme « manière d’obtenir une forme de paix ». Puis l’invention de l’écriture est motivée, en Mésopotamie, par la nécessité de tenir une comptabilité, le compte des dettes, jusqu’à ce que soit décrété l’Amargi.

« L’animatrice : Quand les dettes se sont accumulées partout, que les enfants sont placés en gage chez les créanciers, que la colère gagne parce que les pauvres s’appauvrissent, à cause d'une mauvaise récolte, qu’ils y sont pour rien, le roi fait Amargi.

L'endettée : Sinon les paysans se mettent à quitter la cité pour aller rejoindre les nomades des confins du désert, ils menacent la ville de revenir y faire des pillages, c’est dangereux alors le roi, il a pas le choix, il fait Amargi. Ça veut dire liberté.

L’animatrice : Enfin, littéralement, ça veut dire “retour chez la mère“. Parce que tout les enfants retenus pour dettes peuvent rentrer à la maison.

L'endettée : On efface tout : on brise les tablettes d’argile, ardoises à zéro !

Le marchand : Il est bien, votre roi.

L’animatrice : Tous nos rois font ça, depuis, je ne sais pas, depuis toujours, sinon ça marcherait pas.

L'endettée : Sans Amargi, les dettes s’accumuleraient, se transmettraient de génération en génération, les pauvres seraient de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, on n’en sortirait pas !

Rire général des moissonneurs devant l'absurdité d'une telle hypothèse.

L’animatrice : Ce serait horrible, t’imagines ? Et tellement absurde !

L'endettée : On pourrait travailler toute une vie, si le ciel n’y met pas un peu du sien, que les pluies ou la sécheresse jouent de malchance, on se retrouverait asservis pour dette à jamais, esclaves à vie ! Et nos enfants après nous !

L’animatrice : Faut vraiment être barbare.

Le marchand : Tu m’étonnes ! »

En Grèce, plutôt que d’institutionnaliser les amnisties, on a choisi la politique d’expansion, en envoyant les pauvres fonder des colonies militaires outre-mer. La monnaie est frappée pour payer la solde des soldats, lesquels la diffusent dans l’économie, les populations conquises ne pouvant s’acquitter des taxes et des impôts à l'Empire qu’avec elle.

Enfin, est montrée une société débarrassée du capitalisme, dans laquelle la propriété d’usage a remplacé la propriété lucrative, les salaires sont indexés sur les compétences et la valeur produite, celle-ci étant définie par « ce qui vaut vraiment ».

En quelques tableaux et seulement cinq comédiens, Judith Bernard parvient à rendre intelligibles 8 000 ans d’histoire économique et aussi à représenter des futurs désirables, sans provoquer le moindre bâillement. Pièce à inscrire au programme de tous les étudiants en économie, dès le lycée et à jouer absolument partout.

Alimenté par les BD de Zerocalcare et Alessandro Pignocchi.


Récit de quelques destructions plus ou moins récentes : d’une école innovante aux cabanes de Notre-Dame-des-Landes. Des espaces emblématiques d’expérimentation, d’alternatives à l’État sont visités, puis saccagés : la victoire de la ZAD qui oblige à rentrer dans le cadre des réglementations, la fac de Vincennes, en 1970, qui doit cogérer son budget avec le ministère, le confédéralisme démocratique du Rojava, la clinique de la Borde dans les années 1950,… C’est la mécanique du saccage qui est cette fois mise en scène.

Ces retours d’expériences d’autogestion et de ce qui les a entravées, finissent par monter en généralité, par dénoncer une politique de sabotage systématique de tout ce qui révèle l’inutilité de l’État. Une belle démonstration.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier




SACCAGE

Et autres pièces

Judith Bernard

274 pages – 10 euros

Éditions Libertalia – Montreuil – Octobre 2020

editionslibertalia.com/catalogue/la-petite-litteraire/saccage




 


Voir aussi :


DETTE : 5 000 ANS D’HISTOIRE

KOBANE CALLING

LA RECOMPOSITION DES MONDES



Pour info je vous informe que sur le site de bibliothèque Fahrenheit vous trouverez des vidéos de ces prestations.






 




mardi 24 mai 2022

Premières pages de "l'éternel retour" Roman de Michel SUrya

 Je cherche à penser, dis-je à Dagerman, je cherche à penser que penser peut décider de tout. Non pas peut-être tout toujours, mais tout une fois au moins. S'il y a rien que je puisse vouloir encore, c'est cela. Voilà pourquoi je suis ici. Voilà pourquoi j'ai, pour un moment au moins, tout arrêté. Parce que je veux croire que penser ne vaut pas moins, pour celui qui pense, que croire pour celui qui croit. N'est pas moins fait pour emporter ce qui reste avec soi. Si je suis ici, venu vite, pour je ne sais pas combien de temps, c'est pour penser, dis-je à Dagerman, quand bien même je ne sais pas qu'il faut que je pense ni si je le puis. C'est parce que je crois que penser est possible et n'est pas indifférent. C'est parce que je crois que je penserai différemment selon que je serai ici ou selon que je serai à Paris. Je dis ceci aussi: je me mets à la merci de la pensée. Je veux en faire l'expérience. Dagerman dit: l'expérience de la pensée, ce n'est pas cela dont il n'y a personne à ne se croire capable, c'est ce dont il n'y a personne à réellement croire capable la pensée. Que veulent ceux qui pensent? Que penser les justifie. Que ne veulent-ils pas? Que penser coûte à ce qu'ils sont la justification qui les fait l'être. J'ai connu, dit-il, des personnes qui ne doutaient pas que la pensée fut de nature à entrainer la vie elle-même, mais je n'en ai pas connu qui l'ont cru assez pour leur fut entrainée par elle. C'est comme l'amour, dit Dagerman. Vois comme l'amour tient dans l'attente tous ceux qui le cherchent, dans une attente de bête. Il n'y a rien qui ne devrait s'en trouver changé n'est ce pas, s'il survenait. S'il survenait, il aurait ce caractère de miracle qu'on prête à ce qu'on attend sans croire qu'il puisse arriver jamais. C'est ce qu'ils disent. Et vois comme il y en a peu qui permettent à l'amour de faire d'eux les bêtes que leur attente portait. La fidélité des bêtes, c'est ce qu'on imagine que les hommes sont prêts à donner à l'amour. N'est ce pas le moins que l'amour demande? Or l'amour se présente-t-il, et la bête se rétracte en eux, s'y réfugie, et il faut alors qu'ils doutent même que c'est l'amour qui est venu; et il faut alors qu'ils se mettent à croire en ce qui n'est pas fait pour être cru: ce qui n'est pas fait pour être cru, c'est la déception même de l'attente dans laquelle ils étaient. Il n'y a personne aussi à ne se soustraire à ce que l'espérance de la pensée demande. A ce qu'il arrive qu'elle demande dès l'instant qu'on la prend au mot. Dès l'instant qu'on la prend au mot autant qu'il y a à prendre au mot l'amour qu'ils attendent. Il n'y a personne pour dire qu'il n'y est prêt. Or c'est l'évidence qu'il n'y a personne à l'être. Le prix en est trop grand. C'est ce qu'on ne dit pas. Ou c'est ce qu'on ne sait pas. On ne dit pas ou on ne sait pas de quel prix il faut payer l'intention qu'on montre de tenir si peu que ce soit pour déterminante la volonté de penser.

C'est ce que démontre pourtant l'expérience de Nietzsche, n'est-ce pas dit Dagerman? N'est-ce pas que c'est ce que démontre et demande l'expérience de Nietzsche? Que penser demande à chacun d'être Nietzsche, si peu qu'il puisse l'être (une fois déjà, Dagerman m'avait dit: chacun peut être Nietzsche, au moins en partie; il n'y a pas de partie de Nietzsche qui ne soit accessible à chacun, du moins par moments). Pense aux trattoria où il mangeait comme il imaginait que mangeaient les Dieux, alors qu'il n'y a nulle part où les dieux eussent moins volontiers mangé. Je veux dire, dans une solitude moins faite pour être supportée longtemps. Même par les dieux. Je veux dire encore: c'est ainsi que Nietzsche s'imaginait qu'est le bonheur des dieux comme on s'imagine aujourd'hui que fut le bonheur de Nietzsche. Pense à ses promenades dans l'Engadine, ou dans l'arrière-pays niçois, où il dit qu'il respira un air que les humains n'auraient pas pu supporter, alors que c'est lui qui ne pouvait plus supporter l'air qu'il fallait respirer aux humains. Toujours la même inversion, en fait; toujours la même inversion faite pour que paraisse grand, après coup, ce qui n'était en réalité qu'un malheur ou qu'une impossibilité supplémentaires pour Nietzsche lui-même. En réalité, cette pensée est faite pour l'enfance. Peut-être d'ailleurs que c'est toute pensée qui est trop vieille pour cette enfance qui se tient au devant d'elle. Qui ne s'est jamais autant tenue devant elle qu'avec Nietzsche. Il n'est pas impossible que toute pensée n'ait jamais été que la tentation pour tout homme d'être vieux à son tour. Il n'est pas impossible que toute pensée n'est jamais que la résignation de l'homme à sa vieillesse. Peut-être qu'il faut faire en sorte que ce à quoi il faudra se résigner passe pour une tentation. Et que ce soit ce qu'on a appelé pensée. L'esprit est coutumier de ces accommodements, n'est-ce pas? Et l'intrépidité de Nietzsche serait alors, essentiellement, une intrépide enfantine, dit Dagerman. Elle ne serait pas faite, sans doute, pour qu'on soit à jamais un enfant mais elle serait peut-être faite pour que l'enfance puisse continuer de juger ce qu'on devient, en la trahissant.

Ce n'est pas par acrimonie, dit Dagerman, que je dis que Nietzsche est un enfant, mais c'est à l'enfance que chacun est appelé s'il cherche si peu que ce soit à penser au sens où Nietzsche a pensé, insista-t-il. C'est-à-dire, il faut consentir avec lui, ou comme lui l'a fait, à faire de la pensée un jeu. Comme les enfants font eux-mêmes, de tout ce qui est, avec tout ce qui est, un jeu. Parce qu'il faut que la convention qui règle les rapports entre ce qui est et ce qu'on voudrait être puisse être renversé. Qu'une seconde convention double celle qui s'impose. C'est ce que j'appelle l'enfance de Nietzsche. Il n'est pas sûr que penser le nécessite. Je pense même le plus souvent le contraire. Mais je n'ai pas oublié que j'ai pu moi-même penser que penser consistait à renverser tout, établissant de nouvelles conventions, comme Nietzsche l'a fait, ou comme il l'a tenté, et comme je sais que tu es toi-même porté à le vouloir, comme je sais que tu es toi-même porté au moins à le tenter, à son tour. Je veux bien que tu penses cela, même que tu le tente. Mais le penser et le tenter est onéreux; c'est ce que je voulais dire quand je disais que je n'étais pas sûr que tu y sois prêt; je voulais dire, en réalité, que je ne suis pas sûr que tu y sois plus prêt que la plupart."

lundi 23 mai 2022

extraits Article sur Michel Surya, écrivain, philosophe et éditeur dans "Le matricule des anges"

 

"Tout dire est donc un devoir, et une littérature qui ne s'attellerait pas à cette injonction se fourvoierait ( et de fait, c'est chaque jour qu'elle se fourvoie, le contraire est l'exception). Dieu mort, c'est aussi toute idée de consolation qui est retirée à l'homme (du moment que rien ne vient combler cette absence: ni lendemains qui chantent, ni promesses, ni idéologie) et le miroir que lui tend Guyotat ( mais avant lui Beckett que Surya n'évoque que peu, mais toujours avec admiration) est propre à l'effarer: tout dire "à quelque point qu'en frémissent les hommes".

L'injonction Sadienne, qui intimide déjà les lecteurs ( qui cherche aujourd'hui l'effroi dans ses lectures?) a de quoi assécher la plume de tout écrivain. Qu'est ce qui aujourd'hui peut encore être scandaleux dans la littérature? Quel chemin faut-il faire vers la folie pour atteindre à ce tout dire qui ne soit pas un déjà dit? Mais, comme si cela ne suffisait pas à rendre plus impossible encore la production littéraire, une injonction sinon contraire du moins contradictoire est apparue avec Auschwitz : reconnaitre l'impossibilité de dire les camps. La phrase d'Adorno, Surya y revient souvent pour dire qu'elle est presque toujours citée de manière erronée. Il y revient trop souvent et trop souvent avec la même colère pour qu'on ne soupçonne pas que cette phrase fait peser la menace de l'impossible. Et peut-on écrire, être philosophe et écrivain, vouloir tout dire et accepter, qu'après Auschwitz, une limite soit mise à ce tout dire? Evidemment non, si cette limite est dictée par une quelconque autorité. Evidemment oui, si cette injonction du tout dire provient d'une société qui érige la transparence comme mode de pensée et le devoir de mémoire comme dédouanement rapide."

Edito du N° 36 de "Le matricule des anges"

 Jamais plus qu'au moment de la rentrée le monde littéraire ne montre sa capacité à faire des génuflexions. Il s'agit de se plier du mieux que l'on peut aux exigences de la médiatisation sans laquelle pourtant la littérature a toujours su exister. On voit ici  des écrivains se prêter, sourires béats, aux pires contorsions souhaitées par des photographes venus de la publicité. On comprend qu'ici, un accord commercial a prévalu à l'établissement de tel reportage, de telle couverture. On ne dira rien des affaires montées de toutes pièces auxquelles chacun fait mine de croire: il en va du remplissage des tiroirs-caisses. Ce spectacle semblait voué à une disparition proche: on ne peut pas, tout de même, à chaque rentrée nous ressortir les ficelles grosses comme des cordes à linge de la jeune génération, du livre qui fait scandale, du génie tout juste sorti de la maternelle, de la belle tailleuse de plumes qui s'est mise à s'en servir différemment. Ben si. Ce manque d'imagination qui tourne au ressassement montre, s'il en était besoin, une chose: les maisons d'édition passées aux mains des services commerciaux sont dirigées par des hommes et des femmes qui ne lisent pas, qui n'ont pas plus d'imagination qu'un exemplaire du journal officiel. Cela ne serait pas grave si cette aphasie pâteuse n'était contagieuse. Cette rentrée 2001 propose trop de mauvais livres écrits par de bons écrivains pour ne pas y voir un signe décourageant. Il y a de la précipitation éditoriale à vouloir tirer le plus vite possible le jus d'un auteur remarqué un an ou deux auparavant. Et du côté des auteurs une trop grande précipitation à en faire partie de cette rentrée médiatique. Trop de livres sentent aujourd'hui la commande pour faire entendre une once de nécessité à celui qui l'a écrit pourquoi le serait-il à celui qui le lit?

Imperceptiblement, ou plutôt: spectaculairement, on insinue l'idée que la littérature n'est plus, ne peut plus être, que loisir, divertissement. Autrement dit quelque chose d'insignifiant. Cette insignifiance, éprouvée par la littérature elle-même, la rend que plus dévouée, serviable, auprès de ceux qui font preuve d'un peu de mansuétude intéressée à son égard: la télévision, les médias, qui lui accordent encore une petite place entre les rubriques "spectacle" et "nécrologie". Belle inversion des forces en présence: la superficialité l'emporte sur la profondeur, l'image sur la vie.

On serait bien prétentieux d'affirmer aujourd'hui savoir où se trouve la littérature. On a quelques idées, ces certitudes de l'enthousiasme. On peut se tromper. Mais du moins convient-il de prendre la littérature pour ce qu'elle est et non pour ce que certains voudraient qu'elle soit: un jeu de hasard, une duperie cynique. La littérature ne nous divertit pas ou alors elle nous divertit du divertissement, elle nous "détourne de nos habitudes" comme le dit Kossi Efoui sur le site du Matricule. Elle déssille nos regards. Il est possible aussi qu'elle nous effare. Mais l'effroi sera toujours plus vivant que l'abrutissement.


dimanche 22 mai 2022

Grèves sauvages : spontanéité des masses Rosa Luxembourg/ F. Mehring Partie II

 Pendant cette phase, la classe ouvrière n'attendait rien du capitalisme parce qu'il n y avait rien à en attendre. La durée du travail augmentait, l'intensité du travail augmentait, le despotisme de fabrique se faisait plus absolu, les salaires n'augmentaient pas et les crises récurrentes condamnaient périodiquement au chômage, donc à l'insécurité et à la misère. Les premières organisations de défense ouvrière qui voient le jour dès cette époque sont réformistes mais sont le fait d'une minorité privilégiée. L'immense majorité n'attend rien que de la destruction du capitalisme.

Après la Commune de Paris, il n'en va pas de même. La répression féroce qui s'ensuivit détruisit un grand nombre de militants révolutionnaires, révéla la puissance formidable du capital et découragea de larges fractions de la classe ouvrière. Mais surtout, le capitalisme lui-même se transformait. le développement des forces productives, l'augmentation de la productivité du travail entraine la réduction du temps de travail nécessaire ( à la reproduction par l'ouvrier de la valeur équivalente à son salaire). Autrement dit, le capitalisme peut accorder aux travailleurs des augmentations de salaires, une réduction du temps de travail et divers avantages et garanties sociales, tout en augmentant le taux d'exploitation, donc la plus-value, et finalement ses profits. Cette transformation, qui se combine avec le développement de l'impérialisme, crée, dans le structure même du capital, la possibilité objective du réformisme. Il suffit de relire actuellement "la condition des classes laborieuses en Angleterre" d'Engels, ou tout autre ouvrage décrivant d'une manière objective la condition des travailleurs d'un quelconque pays d'Europe, pour mesurer l'ampleur des avantages non négligeables arrachés au capitalisme par la classe ouvrière, à la suite de luttes sévères et parfois sanglantes. Ces nouvelles conditions entrainent une modification profonde de la mentalité et de la pratique de cette classe.

Dans son ensemble, la classe ouvrière se rend compte qu'elle peut réellement obtenir des avantages non négligeables. C'est toujours une période de luttes intenses et brutales, mais la classe ouvrière reste sur le terrain de la société bourgeoise. Loin de n'avoir "rien à perdre que ses chaines" elle espère au contraire obtenir de la société bourgeoise elle-même, une amélioration de sa condition, et ses espérances sont vérifiées et dans une certaine mesure satisfaites. La lutte de classes continue avec une grande intensité mais ne vise plus la destruction des rapports marchands, mais seulement la défense de la condition et du statut des travailleurs. La classe ouvrière reste donc reliée pratiquement et idéologiquement à la société bourgeoise. Prolétariat et classe ouvrière ne coïncident plus. Ces concepts recouvrent des réalités différentes et de larges fractions de la classe ouvrière n'ont pas conscience d'être le prolétariat. La révolution prolétarienne est impossible. Il faut pour qu'elle redevienne possible que le mouvement même du capital et de sa crise (c'est la même chose) contraigne la plus grande partie de la classe à reprendre conscience des réalités.

De même que dans la période précédente, Marx et Engels ont été les principaux théoriciens, jusqu'ici non dépassées, du prolétariat révolutionnaire, dans cette nouvelle phase, Bernstein devient le théoricien de la classe ouvrière réformiste. Pour ce faire, il doit s'attaquer à tous les éléments de la conception marxiste. c'est pourquoi on trouve dans l'oeuvre de Bernstein, la totalité des thèmes et des arguments ultérieurement utilisés par les divers critiques de Marx, y compris par ceux qui se revendiquent du marxisme pour mieux trahir la perspective révolutionnaire.

Cependant, à la puissance vision de Bernstein, honnêtement et explicitement exposée, le mouvement ouvrier officiel, officiellement "marxiste" n'oppose la plupart du temps qu'une fade exégèse de ce qu'il est capable de retenir l'oeuvre de Marx, transformé en penseur génial, fondateur d'une orthodoxie qui a ses prêtres et ses inter-prêtres certifiés conformes. La révolution prolétarienne et le socialisme deviennent l'objet des discours dominicaux des "chefs socialistes" cependant que la pratique quotidienne du parti "marxiste orthodoxe" est conforme aux principes de Bernstein que l'on continue à vilipender le dimanche. Seule le courant de gauche, à l'intérieur de la social-démocratie, principalement illustré par Rosa Luxembourg et Pannekoek, défend l'essentiel de la théorie révolutionnaire. A cette phase correspond le développement des énormes institutions, partis et syndicats de la deuxième internationale, chargés de "défendre les intérêts des travailleurs". Les formes d'organisation du mouvement ouvrier de cette époque sont totalement différentes de celles du mouvement prolétarien de l'époque antérieure.

Il est important à cet égard de remarquer, en vue d'une appréciation correcte de l'oeuvre de Lénine ( à ne pas tout à fait confondre avec le crétinisme des léninistes) que celui-ci, bien qu'il effectue à partir de 1914, et sur la question de la guerre, une rupture effectivement révolutionnaire avec la deuxième internationale. jusqu'en 1914, il s'oppose à la gauche et se comporte en fidèle disciple russe de Kautsky. Ses thèses sur l'organisation et sur le prolétariat sont en tout point les thèses officielles de la social-démocratie allemande, bien qu'il ait été contraint de reconnaitre, sous la poussée du prolétariat russe dans la crise de 1917, que la classe ouvrière "était spontanément plus à gauche que tous les partis" et qu'il ait conformé sa pratique à cette analyse qui démentait toutes ses thèses passées (et futures). Cela restera son imprescriptible mérite de militant révolutionnaire.

Grèves sauvages : spontanéité des masses Rosa Luxembourg/ F. Mehring Partie I

 Préface:

La polémique qui s'est instauré à l'intérieur de la social-démocratie, principalement en Belgique et en Allemagne, à la suite des grèves générales belges de 1902 et 1913 ne nécessite pas de présentation historique. Les textes que nous publions permettent de saisir l'essentiel du contexte politique de l'époque, et n'importe quel travailleur, n'aurait-il aucune connaissance de l'histoire de la Belgique, comprendra de quoi il est question car les mêmes problèmes se posent actuellement au monde ouvrier, singulièrement en France, après l'expérience des grèves généralisées de Mai 1968. C'est aussi ce qui donne à ces textes leur valeur actuelle. Peu nous importe de faire oeuvre d'historien. Nous espérons seulement contribuer à la clarification des idées et à l'identification des ennemis passés, présents, et futurs de la révolution prolétarienne.

Dans cette polémique, Mehring et surtout Rosa Luxembourg critiquent la pratique et les conceptions de la direction du parti belge. Ces textes nous concernent, parce que contre le leader réformiste Vandervelde, Rosa analyse ce qui constitue le fondement même de la théorie révolutionnaire: la spontanéité révolutionnaire du prolétariat. Or, ce point a toujours constitué, et constitue encore, le nœud de l'affrontement entre réformistes et révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. Tous les éléments qui caractérisent les deux positions sont déjà présents à l'époque, et peuvent se résumer en peu de mots: le prolétariat est-il une masse brute et inerte que les chefs socialistes formés à la théorie mènent au combat comme une armée disciplinée? Ou au contraire, le prolétariat est-il poussé spontanément par sa situation à une pratique "socialiste", et la théorie révolutionnaire n'est-elle que la compréhension du sens de sa situation de classe, et l'intelligence de la logique de sa pratique? Dans ce cas, loin de viser à encadrer le prolétariat, les révolutionnaires sont ceux qui visent à systématiser son activité" créatrice et spontanée.

Notons tout de suite que Rosa Luxembourg ne tombe à aucun moment dans le faux dilemme de la pensée bureaucratique qui constitue la tarte à la crème de la littérature groupusculaire actuelle, le dilemme organisation-efficacité/ inorganisation-spontanéité. Plutôt que de montrer l'inconscience théorique des conceptions qui opposent spontané à organiser, bornons-nous à constater que dans une période où le réformisme domine le mouvement ouvrier, les révolutionnaires sont conduits à juste titre à s'identifier aux manifestations marginales de débordement, par une minorité, des organisations bureaucratiques. Parce que l'organisation est aux mains de l'adversaire, la lutte à ses débuts prend la forme de l'indiscipline organisationnelle. Mais dès que la lutte atteint un certain niveau, la classe ouvrière tend spontanément et organiquement à s'unifier, à se centraliser et à créer les organismes adéquats de direction. C'est ce que démontre Marx en étudiant la Commune de Paris, c'est ce que prouve la création en 1905 et 1917, des soviets en Russie, et en Allemagne en 1918 etc. Mais ceci n'est pas seulement valable dans les périodes de lutte révolutionnaire ouverte. L'histoire de la Ligue des Communistes et de la première internationale; la création de Spartacus en Allemagne, puis du K.A.P.D. comme la création de la quatrième internationale ( pas celle de Trotsky, la vraie, celle de 1920) démontre cette tendance spontanée du mouvement révolutionnaire à l'organisation. Il est cependant évident qu'à cette époque, Rosa surestime la possibilité de redresser les organisations réformistes, partis ou syndicats. Mais les thèses qu'elle développe sont dans la ligne des positions de Marx; elles visent à appréhender le mouvement réel de la classe ouvrière, et n'ont rien de commun avec la critique "morale" de la bureaucratie et l'idéologie spontanéiste.

Un demi siècle plus tard, les termes de cette polémique restent profondément actuels, et deux conclusions symétriques s'imposent: les ennemis de la révolution prolétarienne à l'intérieur du mouvement ouvrier ont la vie beaucoup  plus dure que les révolutionnaires  ne le pensaient; ses partisans aussi, qui ont survécu à toutes les contre-révolutions, à tous les massacres, et qui ressurgissent chaque fois que la classe ouvrière se met à lutter.

Pourtant, l'histoire ne se répète pas. Les conditions de la lutte se sont profondément transformées, du fait de l'évolution du capitalisme et du fantastique développement des forces productives ( et de la principale force productive, la classe ouvrière elle-même).

Dès l'apparition du capitalisme, donc du prolétariat, et dans la première phase de son développement, les rêveries réformistes ont coexisté dans le mouvement ouvrier avec la critique radicale. Dès l'origine, coexistent dans la classe, ceux qui veulent améliorer la participation de la classe ouvrière à la forme bourgeoise de la richesse (Proudhon -philosophie de la misère) et ceux qui veulent abolir la forme bourgeoise de toute la richesse produite  par le travail humain, la forme marchande (Marx - Misère de la philosophie). Pendant la première  phase du développement du capitalisme et approximativement jusqu'à la Commune de Paris, les révolutionnaires expriment, en dépit d'une extrême faiblesse numérique et organisationnelle, le mouvement de l'ensemble de la classe ouvrière. Le poids social social énorme des classes contre-révolutionnaires  interdit la plupart du temps à la classe ouvrière  de s'exprimer et de se manifester, mais chaque fois qu'une rupture se manifeste dans le système d'oppression et dans la cohérence de la classe dominante, la classe ouvrière saisit l'opportunité et traduit dans ses actes l'ampleur de la rupture qu'elle a globalement effectuée d'avec la société bourgeoise. L'insurrection des canuts de Lyon, les insurrections de 1848, la Commune de Paris, sont l'expression d'une classe, peut-être trop faible numériquement et socialement pour vaincre dans le contexte de l'époque, et donc successivement écrasée, manipulée, et de nouveau écrasée, mais qui est en possession dans son ensemble et dans sa pratique spontanée, de la totalité du projet révolutionnaire communiste, et qui n'attend rien du capitalisme. La classe ouvrière dans son ensemble a conscience d'être le prolétariat. Classe ouvrière et prolétariat coïncident. C'est pourquoi les révolutionnaires en sont l'expression authentique. En 1871, le prolétariat parisien réalise dans les faits le manifeste communiste, anticipe par certains aspects de sa pratique ( la dictature du prolétariat) la critique révolutionnaire d'alors, tout en restant en retrait sur d'autres plans ( la banque de France et Versailles n'ont pas été attaqués), alors que l'influence d'une théorie et d'une organisation révolutionnaires explicites et cohérentes est très faible. (Pendant la Commune, à peine une dizaine de personne à Paris étaient sous l'influence directe de la première Internationale).



samedi 21 mai 2022

L' écriture du désastre. Par Maurice Blanchot

 "Il n 'est d'explosion qu'un livre. » Un livre : un livre parmi d'autres, ou un livre renvoyant au Liber unique, dernier et essentiel, ou plus justement le Livre majuscule qui est toujours n'importe quel livre, déjà sans importance ou au-delà de l'important. "Explosion », un livre ; ce qui veut dire que le livre n'est pas le rassemblement laborieux d'une totalité enfin obtenue, mais a pour être l'éclatement bruyant, silencieux, qui sans lui ne se produirait (ne s'affirmerait pas), tandis qu'appartenant lui-même à l'être éclaté, violemment débordé, mis hors être, il s'indique comme sa propre violence d'exclusion, le refus fulgurant du plausible, le dehors en son devenir d'éclat. C'est le mourir d'un livre en tous livres qui est l'appel auquel il faut répondre : non pas en prenant seulement réflexion sur les circonstances d'une époque, sur la crise qui s'y annonce, sur le bouleversement qui s'y prépare, grandes choses, peu de choses, même si elles exigent tout de nous (comme le disait déjà Hölderlin, prêt à jeter sa plume sous la table, afin d'être tout à la Révolution). Réponse qui pourtant concerne le temps, un autre temps, un autre mode de temporalité qui ne nous laisse plus être tranquillement nos contemporains. Mais réponse nécessairement silencieuse, sans présomption, toujours déjà interceptée, privée de toute propriété et suffisance : tacite en ce qu'elle ne saurait être que l'écho d'une parole d'explosion. Peut-être faudrait-il citer, avertissement toujours inédit, les mots vivifiants d'un poète très proche : ( Écoutez, prêtez l'oreille : même très à l'écart, des -livres aimés, des livres essentiels ont commencé de râler. » ( René Char. )


 

Par Maurice Blanchot

 "Ecrire, certes, c'est renoncer à se tenir par la main ou à s'appeler par noms propres, et en même temps ce n'est pas renoncer, c'est annoncer, accueillant sans le reconnaître l'absent - ou, par les mols én leur absence, être en rapport avec ce dont on ne peut se souvenir, témoin du non-éprouvé, répondant non seulement au vide dans le sujet, mais au sujet comme vide, sa disparition dans l'imminence d'une mort qui a déjà eu lieu hors de tout lieu. " 


"• Je voudrais me contenter d'une seule parole, maintenue pure et vive dans son absence, si, par elle, je n'avais à porter tout l'infni de tous langage."

 

"Garder le silence, c'est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant. "

L écriture du desastre. Par Maurice Blanchot

 "Nietzsche contre le surhomme : « Nous sommes dénitivement éphémères. » « L'humanité ne peut accéder à un ordre suPérieur. » Considérons « l'urne funéraire du dernier homme ». Ce refus d'un homme au-delà de l'homme (dans LJAurore) va de pair avec tout ce que Nietzsche dit contre le danger qu'il y aurait à se confer à l'ivresse et à l'extase comme à la vraie vie dans la vie : de même, son dégoût pour « les forcenés divagants, les extatiques qui recherchent des instants de ravissement dJoù ils tombent dans la détresse de l'esprit de vengeance ». L'ivresse a le tort de nous donner un sentiment de puissance . "


"Quoi que dise Gérard Génette contrairement peut-être à ce que lui-même pense, le refus ascétique de Hermogène n'est pas stérile, puisqu'on lui doit la possibilité d'un savoir linguistique et que nul écrivain n'écrit s'il ne l'a en tête afn de repousser, même s'il y cède, toutes les facilités mimétiques et afn d'en venir à une tout autre pratique "


L écriture du desastre. Par Maurice Blanchot

 " Il y a une lecture active, productive - produisant texte et lecteur, elle nous transporte. Puis la lecture passive qui trahit le texte, en paraissant s'y soumettre, en donnant l'illusion que le texte existe objectivement, pleinement, souverainement : unitairement. Enfin, la lecture non plus passive, mais de passivité, sans plaisir, sans jouissance, échapperait et à la compréhension et au désir : c'est comme la veillée nocturne, l'insomnie « inspiratrice » où s'entendrait le « Dire » au-delà du tout est dit et où se prononcerait le témoignage du dernier témoin . "



vendredi 20 mai 2022

L' écriture du désastre par Maurice Blanchot

 "Le don d'écrire est précisément ce que refuse l'écriture. Celui qui ne sait plus écrire, qui renonce au don qu'il a reçu, dont le langage ne se laisse pas reconnaitre, est plus proche de l'inexpérience inéprouvée, l'absence du "propre" qui, même sans être donne lieu à l'avènement. Qui loue le style, l'originalité du style exalte seulement le moi de l'écrivain qui a refuse de tout abandonner et d'être abandonné de tout. Bientôt, il sera notable; la notoriété le livre au pouvoir: lui manqueraient l'effacement, la disparition. Ni lire, ni écrire, ni parler, ce n'est pas le mutisme, c'est peut-être le murmure inouï: grondement et silence."

"Ecrire est incessant, et pourtant le texte ne s'avance qu'en laissant derrière lui lacunes, trouées, déchirures et autres solutions de continuité, mais les ruptures elles-mêmes dont rapidement réinscrits, du moins aussi longtemps que..."(Roger Laporte). "Ecrire...pourrait constituer bien plus qu'un genre nouveau". Mais "si écrire exige et pourtant récuse toute écriture, toute typographie, tout livre, comment écrire?"..."Je ne comprends plus comment j'ai pu si longtemps m'identifier au projet esthétique de créer un genre nouveau." "Ecrire n'a été biffé sur un trait oblique: il me faut parachever le travail de destruction". (R.L.)"


"...sauver un texte de son malheur de livre;"  Lévinas

jeudi 19 mai 2022

Celui dont le signe astral était la mer Par M.A. Partie VIII

 

Ces jours-là, je savais que j’allais passer une journée de merde.

L’infirmière passait son temps à m’engueuler parce tous les instruments étaient débranchés tellement je bougeais. Eh oui, infirmière de malheur, je bouge encore. Je suis en vie. Il se peut même que pour l’embêter le plus possible, je me déhanche de plus belle. Je me contorsionne. Je me trémousse. Ce que j’aime aussi quand c’est elle qui me fait la toilette, c’est bander. Alors, je la vois fuir ce honteux outil dressé. Faire en sorte de ne pas le toucher, de ne même pas l’effleurer. Et je bande. Je défais le drap et tout est dehors. Il y a même une fois j’ai réussi à éjaculer devant elle sans me toucher, sans qu’elle me touche. C’était euphorisant. Il a bien fallu qu’elle attrape mon sexe pour le nettoyer et essuyer le sperme qui avait giclé sur mon torse. Je l’ai même vu mettre un doigt dans sa bouche pour en goûter une goutte. Je pense qu’elle va finir par me branler. Il va falloir avant que je meure.

En fait, sa visite me remettait dans le temps que j’ai passé à l’hôpital suite à ma chute. Ce temps, découpé d’une partie de ma vie. Cette partie qui ne m’a plus appartenu et que chacun s’est approprié pour en faire la vérité qu’il aurait voulu impose à ma vie. Ils amenaient leurs réflexions tentant de me l’imposer, oubliant purement et simplement que j’en étais le héros fatigue principal. Et ils m’en voulaient presque sur leur vérité n’était pas celle que j’avais vécu. Je devais me plier à leurs injonctions. « Mais non, souviens toi, tu nous racontais ça et ça, donc forcément ». Parfois, lorsque je les écoutais, je les entendais développer leurs théories. « Oui, quand on voit le parapet en contrebas et la façon dont il est placé, et l’endroit où il a atterri, il a forcément été poussé. Ce n’est ni un accident, ni un suicide… ». Et puis, le silence qu’il faut au moment qu’il faut… « C’est une tentative de meurtre…évidemment. ». Alors, à ce moment-là, il n’est plus possible que j’intervienne pour remettre les choses dans l’ordre, rétablir la vérité. Ce que j’ai vécu, les suites d’évènements qui avaient construit, briques après briques, le parcours de cette journée. C’était évidemment une impasse sans possibilité de faire demi-tour. L’issue était la chute. D’une manière ou d’une autre, il n’y avait qu’une issue, je n’avais même pas à me débattre.

Bon, cette infirmière me ramenait donc à cet hôpital où je fis cet arrêt au stand pendant trois semaines. La description que l’on me dit de ma personnalité à ce moment, m’a troublé, ce personnage ignoble avec, tous et chacun, m’a dérouté mais je me dis et le clame haut et fort : il n’y a à avoir aucun regret. Sans doute était-ce toute ma souffrance que je crachais à la gueule de tous. Je vous haïssais de la maudire alors que je souffrais de savoir la perdre tellement elle m’était nocive. La désintoxication est une panse de libération toxique, douloureuse, eh bien, vous allez tous souffrir avec moi puisque vous m’aimez dites-vous. Je fus sans doute le patient le plus infect de tout l’hôpital au point où ils dirent m’attacher au lit la nuit. Et les infirmières, comme un gage de la qualité de leur travail m’exhibait leur patience, leurs sourires, leurs beaux visages. Et moi, dans la douleur de mon inconscience d’être abandonné par celle que j’aimais, je passais mon temps nu, vulgaire, sale. Je ne voulais aucune trace d’humanité auprès de moi alors que la souffrance infinie était en moi. Je regrettais peut-être d’avoir survécu et donc de souffrir, je leur en voulais de me maintenir dans cet état que je haïssais. Mais laissez-moi donc partir, faite une faute professionnelle lors d’une opération qu’en finisse de souffrir.

L écriture du desastre. Par Maurice Blanchot

 "♦ « La poésie, mesdames, messieurs " une parole d'infini, parole de la mort vaine et du seul Rien » (Celan). Si la mort est vaine, la parole de la mort l'est aussi, y compris celle qui croit le dire et déçoit en le disant. Ne comptez pas sur la mort, la vôtre, la mort univer selle, pour fonder quoi que ce soit, pas même la réalité de cette mort si incertaine et si irréelle qu'elle s'évanouit toujours par avance et qu'avec elle s'évanouit ce qui la prononce. Les deux formulations « Dieu est mort », « l'homme est mort », destinées à sonner à la volée pour les oreilles crédules et qui se sont renversées aisé ment au bénéfce de toute croyance, montrent bien, montrent peut-être que la transcendance - ce mot, ce grand mot qui devrait se ruiner et garde cependant un pouvoir majestueux - l'emporte toujours, fût-ce sous une forme négative. La mort reprend à son compte la transcendance divine pour surélever le langage au-dessus de tout nom. Que Dieu soit mort a pour suite que la mort est de Dieu; à partir de quoi la phrase imitative « l'homme est mort » ne met nullement en échec le mot homme entendu comme notion transitoire, mais annonce soit une surhumanité avec tous ses semblants avntureux, soit la dénonciation de la fgure humaine pour que s'annonce, à nouveau et à sa place, l'absolu divin qu'importe la mort, en même temps qu'elle l'em porte. De là que nous soyons appelés à tenir compte de ce que, ironiquement (( mesdames, messieurs »), Celan voudrait nous dire. Le pouvons-nous? Je retiens qu'il met en rapport, par une relation d'énigmatique juxtapOSItlon, la parole l'infni, la parole la mort vaine, celle-ci redoublée par le Rien comme terminaison déci sive : le rien fnal qui pourtant est sur la même ligne (sans précession ni succession) que la parole qui vient de l'infni, où l'infni se donne, retentit infniment. Parole d'infni, parole de rien : est-ce que cela va ensemble? Ensemble mais sans accord, sans accord mais sans discordance, car il y a parole de l'un et de l'autre, ce qui laisse penser qu'il n'y aurait pas de parole poétique si l'entente infnie ne se donnait à entendre comme le retentissement strictement délimité de la mort en son vide, proximité d'absence qui serait le trait même de tout donner. Et j'en viens à cette supposition : « Dieu est mort », « l'homme est mort », par la présomption de ce qui voudrait s'affirmer là en faisant de « l'être-mort » une possibilité de Dieu, comme de « l'être-mort » une possibilité humaine, sont peut-être seulement le signe d'un langage encore trop puissant, souverain en quelque sorte, qui ainsi renonce à parler pauvrement, vainement, dans l'oubli, la défaillance, l'indigence - l'extinction du souffle : seules marques de poésie. {Mais « seules »? Ce mot, dans son dessein d'exclusion, manque à la pauvreté qui ne saurait se défendre, et doit à son tour s'éteindre. ) "


"• On peut douter d'un langage et d'une pensée qui doivent recourir, sous des fo rmes variées, à des déterminatifs de négation pour introduire des questions jusque-là réservées. Nous interrogeons le non-pouvoir, mais n'est-ce pas à partir de la puissance? l'impossible mais comme l'extrême ou le jeu du possible? Nous nous rendons à l'inconscient sans réussir à le séparer de la conscience autrement que négativement. Nous discou rons sur l'athéisme, ce qui a toujours été une manière privilégiée de parler de Dieu. En revanche, l'infni ne se gagne que sur le fni qui n'en fnit pas de fnir et se pro longe sans fn par le détou' ambig de la répétition. Même l'absolu, comme afration massive et solitaire, porte la marque de ce avec quoi il a rompu, étant le rejet de la solution, la mise à distance de toute liaison ou de tout rapport. Même enfn ce qu'un discours phi losophique ou post-philosophique nous a donné en accentuant l'aléths grec, désigné étymologiquement comme non-caché, non-latent, laisse entendre la pri mauté du caché par rapport au manifeste, du latent au regard de l'ouvert, de sorte que, si l'on se refuse à mettre au travail le négatif à la façon de Hegel, il y aurait dans ce que l'on nommera par la suite vérité, non pas le trait premier de tout ce qui se montre en présence, mais la privation déjà seconde d'un dissimulé plus ancien, d'un se retirer, se soustraire qui ne l'est pas par rapport à l'homme ou en lui-même, qui n'est pas destiné à la divulgation, mais qui est porté par le langage comme le secret silencieux de celui-ci. D'où l'on conclura que, à interroger d'une manière nécessairement abusive, le savoir « étymologique » d'une langue (ce n'est après tout qu'un savoir particulier), c'est aussi par abus qu'on en vient à privilégier le mot présence entendue comme être, non pas qu'il fa ille dire le contraire, à savoir que la présence renverrait à une absence toujours déjà refu sée ou encore que la présence, présence d'être et comme telle toujours vraie, ne serait qu'une manière d'écarter le manque, plus précisément de lui manquer, mais que peut-être il n'y aurait pas lieu d'établir un rapport de subordination ou quelque rapport que ce soit entre absence et présence, et que le « radical » d'un terme, loin d'être le sens premier, le sens propre, ne parvien drait au langage que par le jeu de petits signes non indé pendants et par eux-mêmes mal déterminés ou incertainement signifcatifs, déterminatifs qui fo nt jouer l'indétermination (ou indéterminants qui déterminent) et entraînent ce qui voudrait se dire dans une dérive générale où il n'est plus de nom qui comme sens appar tienne à soi-même, mais n'a pour centre que la possi bilité de se décentrer, de se décliner, s'infèchir, s'exté rioriser, se dénier ou se répéter : à la limite se perdre. (On peut encore proposer cette remarque à la réfexion, même si la mode s'en empare pour mettre en valeur comme index commode ce qui dans le langage ne s'in dique pas, la neutralisation répétitive. ) "

mercredi 18 mai 2022

celui dont le signe astral était la Mer. Par M.A. Partie VII

 Elle est arrivée parmi nous sans que l’on s’en rende compte. Je l’apercevais à peine puisque j’étais paumé à attendre celle qui était partie, qui avait fui, celle qui ne m’avait jamais été destinée. Celle que j’ai confondue comme une évidence. Elle fut le repère perdue qui me força à échouer sur tout, sur tous. Son voile néfaste a tout recouvert d’une même teinte et je ne pouvais plus rien distingué. J’avançais dans ces moments-là comme des semaines en attente. Ce ne sera pas celle-là mais l’autre d’après, mais comme ces jours devenait infernaux, interminables. Et le lundi suivant, c’était la même désillusion qui se perpétuait comme un jour sans fin.

Un instant indéterminé, comme une brèche dans le temps continue de la descente sans filet, j’ai ouvert les yeux. Nous étions dans le métro et elle était en face de moi. Je pus enfin m’excuser de l’observer. Et je l’ai observée. Je ne l’ai pas oublié. Je ne veux pas l’oublier. Je ne veux pas l’oublier car je pense que je l’aime encore. Je l’aime comme un regret ou comme une histoire qui ne s’est pas finie puisqu’elle n’avait jamais commencé.

Alors, elle était assise en face de moi et elle me fixait.

Au fait, que faisais-je sur cette ligne ?

Je lui avais surement dit oui lorsqu’elle m’avait demandé de boire un verre chez elle. Elle m’avait demandé ou c’est moi qui avais fait le pas. Et pourquoi aurais-je fait le pas puisque je n’avais qu’une pensée et elle n’en faisait pas partie. Donc j’avais accepté. C’était un vendredi, un vendredi soir à Paris. Dans l’attente du retour le lendemain dans ma province.

De toute façon, ça n’avait aucune importance, je pouvais boire avec n’importe qui pour patienter.

J’ai repris la même table que d’habitude, sauf que celle qui était en face de moi n’était pas celle que j’aimais, pas celle qui voulait me voir mort, celle qui ne m’avait jamais dit qu’elle vivrait avec moi. Celle qui…On a parlé, sans doute mais de quoi ? De quoi pouvais-je parler avec celle qui était en face de moi ? D’ailleurs, quel était son prénom ?

« Ton prénom ?

-Valérie.

-A la tienne »

Il n’y avait aucun effort à faire puisque ça ne devait pas durer, je ne voulais pas que ça dure. Il fallait que je me force pour que ça ne dure pas. Je voulais qu’elle ne soit qu’une passade. Je m’inventais des témérités, des instants de bravoure qui se perdaient dans le temps, l’alcool et dans l’absence de quelqu’un qui n’aurait jamais dû être dans mon éphémère existence. Je parcourais toutes ces distances sans m’apercevoir que mon immobilisme mobilisait toute mon énergie. Mes énergies. Mes facultés de conscience, d’inconscience étaient dans des brumes épaisses dans lesquelles je n’arrivais pas à naviguer. Sauf à vue. Sauf à vie.

Pourtant, elle était belle. Oui, cette Valérie était belle et je suis persuadé aujourd’hui, du haut de ma mort prochaine qu’elle aurait pu être celle qui est dans la cuisine actuellement. Et peut-être n’aurais-je pas voulu mourir alors ? Ou alors, j’en aurais eu la force et pas la souffrance. Ou alors oui, j’aurais su souffrir afin qu’elle soit heureuse que je meure. Ou de me voir mourir. Valérie de Rennes. Toute une évidence. Toute une jeunesse qui fuit son adolescence et qui s’offre en femme.

Elle m’amena chez elle. Et nous continuâmes à boire. Elle eut bien voulu m’exhiber sa nudité mais comme j’en avais envie. Envie de me retenir d’avoir envie avant de prendre le train. Se dire que j’avais résisté à une envie de voir une femme nue avant de prendre un train. Un train qui me ramenait vers un monde dans lequel je n’avais pas le droit d’avoir des femmes nues. Il n’y avait aucune envie de nudité dans le patelin dans lequel j’habitaisDes femmes qui avaient envie de me montrer leur nudité. Et je me dis » j’ai sans doute raté quelque chose ». Et je me dis encore : « lorsque je reviendrais lundi je retournerais voir celle qui me disait qu’elle avait envie de me montrer son corps. Et peut-être de me donner, de me l’offrir. Enfin, que mes mains pétrissent ce  qu’il y avait à pétrir, et boire ce qu’il y avait à boire. Comme j’avais envie de boire toutes les liqueurs qu’elle pouvait m’offrir. Valérie…

Je pouvais souffler son nom comme une bouée qui allait me sauver de la noyade. Mais avais-je envi d’être sauvé.

Le lundi, j’entrais dans mon centre avec une envie irrésistible de ne plus penser à rien car celle qui allait peut-être devenir une aire de repos…en attendant que l’autre revienne…pourvu qu’elle ne revienne pas…Plus…que la vie ne m’apporte plus son regard mort…vide…dans lequel il n’y avait pas mon reflet.

Et elle vint vers moi…Valérie…Elle n’est pas venue vers moi dès le début, suffisamment pour me tendre jusqu’à l’appel…de mon corps…un appel silencieux de bête affamée…apeurée…Je ne crains pas de le dire que je n’avais plus rien de l’humain…Elle me regarda et me dit ces quelques mots : « on pourrait aller boire un verre, j’ai quelque chose à te dire ».

Je ne cherchais pas à comprendre, à analyser…à identifier un avenir qu’elle avait dessiné d’une main délicate…C’était une jeune femme délicate, comme une fleur ensanglantée que l’on a posé à côté de son vase et qui se meure…Je la regarde, elle s’éloigne…Et dire, que je n’ai même pas tenter de l’embrasser…Je ne tenterais jamais de l’embrasser…Je venais de déclarer le plus absurde serment de tous les temps…Personne ne l’a entendu, personne ne l’a entendu et pourtant chacun pouvait se rendre compte que, en quelques secondes, j’étais devenu le plus con de tous les hommes…

« Peux-tu venir avec moi jusqu’au rendez-vous ?

-Pourquoi ?

-J’ai peur.

-De quoi peux-tu avoir peur ?

-Je ne veux pas avoir peur tout seul…je veux que quelqu’un m’aide à porter ma peur…ma stupide peur…

-D’accord, je serais là… »

 

Elle fut déclarée irrecevable aujourd’hui mais elle devint un petit point lumineux dans le fond de la toile. Un jour…Plus tard…

Aujourd’hui, je meure et je ne peux même pas me rappeler précisément ce visage. Je ne crois pas que j’aurais pu encore survivre sans la revoir encore une fois.

Elle est en face de moi…je la regarde et j’attends patiemment ce qu’elle a à me dire. Mais que peut-elle me dire d’autre qu’elle m’aime et qu’elle veut sortir avec moi ? Je lui dis oui parce que je n’ai rien d’autre à faire. Il y a la place vacante de celle que j’aime et qui m’impose son absence. Alors, je me venge, je souffre et je me venge. Et je vais faire souffrir car je me venge. Je me suis vengé mais je souffre, et elle n’a toujours pas avec moi et elle, Valérie, celle qui espérait être toujours à mes côtés, toujours près de moi, en moi, je l’ai blessé définitivement. Salement. Egoïstement. Héroiquement ? Non, comme un lâche, comme un infect lâche. Je ne pense pas que j’ai fait plus de mal qu’à cette femme. Cette fleur ensanglantée que l’on a posée à côté de son vase et qui se meure.

« J’ai envie de sortir avec toi…Tu me plais…

-D’accord. »

 

Et la nuit nous a absorbés. Nous a conduit jusqu’à chez elle. Chez elle comme un foyer que l’on fuit lorsque l’on est con et que l’on tente de faire croire que l’on veut vivre autre chose. Je la regarde et elle est heureuse. Et je ne le suis pas. Je lui impose sa face rictus alors qu’elle veut me faire les plus beaux sourires. Je veux m’enfuir et je me retrouve dans son lit nu. Elle se met nue devant moi. Pas de fausse pudeur. Je suis à elle, elle est à moi donc, elle est nue et s’offre. S’offre. Offrande vexatoire de la fidélité à l’invisibilité. Je ne pense pas que je perdrais plus que j’ai perdu ces jours-là. Regarde là marcher devant moi. Elle est chez elle, nue, son homme est dans le lit nu, comme des promesses qui se font attendre patiemment. Attentes qui seront déçues. Nous aurions du envisager cette merveilleuse aventure comme un projet pour plus tard. Pour une époque qui lui aurait été destiné. Je vais le dire aujourd’hui pour ne jamais plus le dire. Mais je le ressentirais alors que la mort me mord les tripes.

Valérie…Son visage n’est plus là, mais il place autour de moi comme une vague réminiscence. Je ne cherche même pas à lutter. Même plus. Je l’ai devant moi. Elle vient se coucher à côté de moi. Elle se colle. Elle empreinte mon corps que je tente d’anesthésié. Rien ressentir. Rien trahir. Rien affermir. Elle pose sa tête sur mon torse et c’est le début de deux semaines de vie commune. Je ne peux même pas fuir ce confort que je n’aurais jamais apprécié si je n’étais pas déjà mort de son absence.

Valérie…Je répète son prénom comme une punition, une punition que j’oblige à prononcer comme avec un espoir de voir ce visage se redessiné devant mes yeux… 

Valérie…Je ne peux en dire plus pour le moment, j’en souffre encore, j’en souffre encore…

Je me retourne et je m’endors. Je crois même que je pleure…Demain, l’infirmière…