samedi 31 mars 2018

Le syndicalisme en Europe de l'Est Partie 4




Roumanie

« Attributions de l'organisation syndicale :

Article 1 : L'organisation syndicale réunit dans ses rangs les salariés d'une entreprise, d'une organisation économique, d'une institution ou d'une commune, en leur qualité de propriétaires des moyens de production et de créateurs des biens matériels et spirituels. La tâche principale de l'organisation syndicale est d'assurer la participation du collectif de travail à la direction de l'activité économique et sociale, en vue de l'augmentation continue de la production, de la bonne gestion des moyens dont dispose l'unité respective, de la mobilisation de tous les membres du syndicat à l'élaboration et à la réalisation des plans de production annuels et de perspective. »

« Dans le domaine social et de l'élévation du niveau de vie :

Article 2 : Plaçant au centre de leur activité la réalisation du parti et de l'état, politique visant l'élévation continue du niveau de vie des travailleurs, les syndicats s'occupent en permanence de la solution des problèmes sociaux, afin d'améliorer sans cesse les conditions de travail et de vie des salariés. »

« Dans le domaine de l'activité culturelle-éducative et sportive :

Article 5 : Le syndicat s'occupe de l'élévation du niveau culturel-politique des travailleurs, s'occupe de former chez eux les traits moraux correspondant aux principes de l'éthique de la classe ouvrière, du parti Communiste Roumain . Le syndicat organise et répond de l'activité culturelle-éducative dans l'entreprise ou l'institution respective. En tant que large organisation de masse à caractère ouvrier, le syndicat doit jouer un rôle actif dans le développement de la conscience socialiste des travailleurs, déployer une large activité pour que tous les salariés connaissent à fond la politique intérieure et internationale de notre Parti et de notre État. »

Les membres du syndicat ont les obligations suivantes :

Article 10 : En leur qualité de propriétaires des moyens de production et de producteurs des biens matériels, les membres du syndicat sont directement intéressés à contribuer activement au développement économique de l'entreprise, à utiliser judicieusement les moyens de production, les matières premières et les matériaux mis à leur disposition ; à militer pour l'accomplissement en temps utile et dans de bonnes conditions des tâches professionnelles, pour la réalisation rythmique du plan d’état à tous les indices ; à contribuer à une meilleure organisation de la production et du travail ; à l'amélioration de la qualité des produits ; à l'introduction de la technique et de la technologie avancées dans le processus de production en vue de l'augmentation de l'efficacité économique ; à militer pour le respect de l'ordre et de la discipline socialiste du travail, des prévisions du règlement d'ordre intérieur. »





Traitement du gouvernement Civil de John Locke




137 «Un pouvoir arbitraire et absolu, et un gouvernement sans lois établies et stables, ne saurait s'accorder avec les fins de la société et du gouvernement. En effet, les hommes quitteraient-ils la liberté de l'état de nature pour se soumettre à un gouvernement dans lequel leurs vies, leurs libertés, leur repos, leurs biens ne seraient point en sûreté? On ne saurait supposer qu'ils aient l'intention, ni même le droit de donner à un homme, ou à plusieurs, un pouvoir absolu et arbitraire sur leurs personnes et sur leurs biens, et de permettre au magistrat ou au prince, de faire, à leur égard, tout ce qu'il voudra, par une volonté arbitraire et sans bornes; ce serait assurément se mettre dans une condition beaucoup plus mauvaise que n'est celle de l'état de nature, dans lequel on a la liberté de défendre son droit contre les injures d'autrui, et de se maintenir, si l'on a assez de force, contre l'invasion d'un homme, ou de plusieurs joints ensemble. En effet, supposant qu'on se soit livré au pouvoir absolu et à la volonté arbitraire d'un législateur, on s'est désarmé soi-même, et on a armé ce législateur, afin que ceux qui lui sont soumis, deviennent sa proie, et soient traités comme il lui plaira. Celui-là est dans une condition bien plus fâcheuse, qui est exposé au pouvoir arbitraire d'un seul homme, qui en commande 100 000, que celui qui est exposé au pouvoir arbitraire de 100 000 hommes particuliers, personne ne pouvant s'assurer que ce seul homme, qui a un tel commandement, ait meilleure volonté que n'ont ces autres, quoique sa force et sa puissance soit cent mille fois plus grande. Donc, dans tous les États, le pouvoir de ceux qui gouvernent doit être exercé selon des lois publiées et reçues, non par des arrêts faits sur-le-champ, et par des résolutions arbitraires : car autrement, on se trouverait dans un plus triste et plus dangereux état que n'est l'état de nature, si l'on avait armé du pouvoir réuni de toute une multitude, une personne, ou un certain nombre de personnes, afin qu'elles se fissent obéir selon leur plaisir, sans garder aucunes bornes, et conformément aux décrets arbitraires de la première pensée qui  leur viendrait, sans avoir jusqu'alors donné à connaître leur volonté, ni observé aucunes règles qui pussent justifier leurs actions. Tout le pouvoir d'un gouvernement n'étant établi que pour le bien de la société, comme il ne saurait, par cette raison, être arbitraire et être exercé suivant le bon plaisir, aussi doit-il être exercé suivant les lois établies et connues; en sorte que le peuple puisse connaître son devoir, et être en sûreté à l'ombre de ces lois; et qu'en même temps les gouverneurs se tiennent dans de justes bornes, et ne soient point tentés d'employer le pouvoir qu'ils ont entre les mains, pour suivre leurs passions et leurs intérêts, pour faire des choses inconnues et désavantageuses à la société politique, et qu'elle n'aurait garde d'approuver. »


140 « Il est vrai, d'un autre côté, que les gouvernements ne sauraient subsister sans de grandes dépenses, et par conséquent sans subsides, et qu'il est à propos que ceux qui ont leur part de la protection du gouvernement, paient quelque chose, et donnent à proportion de leurs biens, pour la défense et la conservation de l'État; mais toujours faut-il avoir le consentement du plus grand nombre des membres de la société qui le donnent, ou bien par eux-mêmes immédiatement, ou bien par ceux qui les représentent et qui ont été choisis par eux. Car, si quelqu'un prétendait avoir le pouvoir d'imposer et de lever des taxes sur le peuple, de sa propre autorité, et sans le consentement du peuple, il violerait la loi fondamentale de la propriété des choses, et détruirait la fin du gouvernement. En effet, comment me peut appartenir en propre ce qu'un autre a droit de me prendre lorsqu'il lui plaira? »

vendredi 30 mars 2018

Syndicalisme et socialisme Dernière partie


Les Caractères du Syndicalisme français

Par VICTOR GRIFFUELHES

Citoyennes et Citoyens,
C'est un fait incontestable que le syndicalisme français est devenu une puissance que tout le monde reconnaît. Une réunion comme celle de ce soir en est une preuve de plus. Notre ami Labriola nous a dit combien le syndicalisme italien s'inspire de nos méthodes et de nos idées, et notre ami Michels nous a exposé comment le socialisme, en Allemagne, ne pourrait renaître qu'en utilisant l'expérience du mouvement syndicaliste français. Il y a là un phénomène frappant. Et, pour clôturer cette réunion,je voudrais rechercher avec vous pourquoi notre action a ainsi forcé l'attention de nos camarades de l'étranger et quels sont les caractères essentiels du syndicalisme français.
Pour répondre à cette question, je ne pourrai mieux faire que de comparer notre action à celle des ouvriers allemands, dont Michels vient de nous entretenir. En opposant ainsi la classe ouvrière française à la classe ouvrière allemande, nous opposerons les deux incarnations les plus typiques du syndicalisme et du socialisme politique.Ce qui ressort avec le plus de netteté, c'est l'opposition existant entré l'action
syndicale en France et l'action syndicale en Allemagne. En Allemagne, il y a une masse de syndiqués; en France, il y a un syndicalisme, théorie qui résume et contient toute l'action ouvrière.
Michels nous a montré que les ouvriers allemands ont peur de compromettre par une politique trop audacieuse le vaste mais fragile édifice de leur organisation socialiste et syndicale. Il nous a exposé leur défiance de toute action hasardeuse et leur amour immodéré de la modération. C'est bien cela. L'ouvrier allemand a peur et il craint. Il a peur de s'aventurer, de risquer, de s'engager dans la lutte. Il craint toutes les forces d'ordre, d'autorité, de hiérarchie. Il a le respect timoré de ses maîtres.
Je me souviens de deux faits significatifs, que j'ai connus au cours du voyage que je fis à Berlin, lorsque, en présence des bruits de guerre, provoqués par la question marocaine, j'allais proposer, de la part des syndicats français, une action concertée aux syndicats allemands. Comme je visitais une exposition du travail à domicile, qui avait lieu en ce moment, mon attention fut attirée par un superbe coussin qui s'étalait derrière une vitrine et sur lequel resplendissait une belle inscription en or. Je demandai ce que cela signifiait. On me répondit que c'étaient les mots: Vive l'Empereur! Je ne pus m'empêcher de marquer ma stupéfaction. Les camarades allemands qui m'accompagnaient me répondirent alors que ce coussin était exposé par les syndicats chrétiens. Je ne pus qu'observer Mais vous marchez donc avec les syndicats chrétiens?. Un autre fait, non moins caractéristique, est le suivant Dans un banquet de clôture de la construction de je ne sais plus quelle église, les ouvriers du bâtiment qui y assistaient, et qui comptent pourtant parmi les plus révolutionnaires de Berlin, ne purent s'empêcher, à la fin, de se lever et de pousser avec les autres, le cri sacro-saint de Vive l'Empereur! Voilà, si je ne me trompe, des actes qu'on obtiendrait difficilement des ouvriers français.
Mais l'ouvrier allemand ignore ce que c'est que l'esprit libre et frondeur qui est notre marque distinctive, et il est toujours retenu par la peur et la crainte. Sa lourdeur d'esprit rend son action lourde, lente à s'exercer par contre, ce qui se passe en France. Ce qui caractérise, chez nous, l'ouvrier, c'est qu'il est audacieux et indépendant.Rien ne l'épouvante. Il est au-dessus de toute autorité, de tout respect, de toute hiérarchie. Devant un ordre du pouvoir, tandis que le premier mouvement de l'ouvrier allemand est d'obéir, le premier mouvement de l'ouvrier français est de se révolter. II résiste et proteste; il critique et s'insurge. Et il passe à l'acte, immédiatement. Il ne se demande pas, avant d'agir, si la loi lui permet ou non d'agir. Il agit et voilà tout. C'est là le sens pro- fond de l'action directe, qui signifie l'action personnelle des ouvriers, s'exerçant en dehors de toute considération légalitaire et de toute autorisation d'en haut. Comme l'ouvrier allemand est loin de cette désinvolture ! Tout acte est, chez lui, longuement prémédité, mûrement réfléchi. Il pèse le pour et le contre, voit si c'est permis ou défendu, tourne et retourne, si bien qu'il finit par ne pas agir du tout et à rester, sans possibilité d'en sortir, dans le cercle vicieux où il s'enferme lui-même. Et vraiment, si l'on examine les exigences de l'action voit toute la supériorité de la décision et de l'initiative française sur la prudence et la pesanteur allemandes. A trop réfléchir, on n'entreprend jamais rien. Il faut aller de l'avant, se laisser porter par sa propre impulsion naturelle, ne se fier qu'à soi-même et se dire que ce n'est pas à nous à nous adapter à la légalité, mais à la légalité à s'adapter à notre volonté. Les objections que font de savants et sages intellectuels, à l'action spontanée et créatrice, nous laissent froids. Vraiment, étant données les complications de la vie moderne, comme tout se tient et dépend l'un de l'autre, on n'en finirait jamais d'examiner à la loupe chacune de nos moindres actions avant de la commettre. Et, d'ailleurs, on ne pourra jamais tout prévoir, si l'on commence à vouloir tout peser et repeser ! Là est l'originalité du syndicalisme français, qui ne connaît que l'action. Il ne se laisse pas paralyser, lui, par la peur et la crainte. Mais il attaque, il va par coups d'audace, prend ses ennemis prise par sur- et finit par triompher. C'est cette attitude décidée, cette audace incessante, cette énergie inlassable qui nous vaut, à cette heure, les coups du pouvoir. Le gouvernement le plus démocratique que nous ayons eu nous fait une chasse sans trêve et nous menace de toutes les persécutions. Je le regrette pour M. Clemenceau, mais il perdra son temps. Toutes ces poursuites,toutes ces persécutions, ne feront que nous fortifier, nous entraîner davantage à la lutte, et nous rendre plus redoutables pour ceux-là mêmes qui croient nous atteindre.


Syndicalisme et Socialisme Partie IV



Le Syndicalisme et le Socialisme en France

Par HUBERT LAGARDELLE

III

J'avoue d'ailleurs que, même si les rêves d'avenir du socialisme syndicaliste ne se réalisent jamais et nul de nous n'a le secret de l'histoire il me suffirait, pour lui donner toute mon adhésion, de constater qu'il est, au moment où je parle, l'agent essentiel de la civilisation dans le monde. C'est lui qui porte le progrès économique, en jetant le capitalisme dans les voies du plus haut perfectionnement possible.
Plus les exigences de la classe ouvrière sont pressantes, plus ses injonctions deviennent hardies, et plus le développement technique s'accélère et s'intensifie. Les conquêtes du prolétariat ne supportent pas une industrie routinière, attardée aux vieilles méthodes,sans initiative ni audace. Mais elles sont l'aiguillon qui stimule, qui empêche l'arrêt, qui pousse toujours en avant.
Heureux le capitalisme qui trouve devant lui un prolétariat combatif et exigeant Il ne connaîtra jamais le sommeil, la stagnation ni le marasme. Car de lui on peut dire qu'il entendra toujours, comme dans la prosopopée classique, une voix qui lui crie Marche Marche !
Or s'il est vrai que le progrès matériel du monde soit lié à la plus intensive production, le rôle du prolétariat révolutionnaire prend encore une plus haute signification. Il est dès lors prouvé que ce n'est point seulement ses propres intérêts que lèse une classe ouvrière craintive, n'attendant rien que du bon vouloir de ses maîtres ou de l'intervention tutélaire de l'État, mais aussi les intérêts généraux de la société. Non, ce n'est pas l'atmosphère débilitante de la paix sociale, mais l'air salubre de la lutte des classes, qui peut surexciter l'ardeur des maîtres de la production. Et il n'est pas un socialiste qui puisse y contredire, si vraiment, comme le veut le socialisme, le capitalisme ne peut être emporté que par un débordement des forces productives.
Mais le mouvement syndicaliste est plus encore un agent de progrès moral que de progrès économique. Dans un monde où le goût de la liberté est perdu, dans un temps qui n'a plus le sentiment de la dignité, il fait appel aux forces vives de la personne humaine et donné un exemple permanent de courage et d'énergie. C'est en ce sens qu'il fait l'éducation de la société. Il est comme un foyer ardent dont la chaleur rayonne dans l'ensemble du corps social. Quel prodige que celui d'avoir restauré le principe de l'initiative collective, du groupement social, par opposition aux déprimantes pratiques de l'intervention étatique ! Songez que même les hommes les plus façonnés pour l'autorité, pour la servitude, les fonctionnaires, tous ceux qui dépendent de l'administration et de la politique, ont esquissé le geste de la révolte et affirmé la souveraineté du travail libre ! Vraiment, au souffle de l'action prolétarienne, il y a quelque chose de changé, et là où l'on ne trouvait hier que des êtres asservis commencent à se lever des hommes.
Tout le socialisme est là. Qu'importent les vaines prophéties, si les idées socialistes agissent et vivent sous nos yeux, si par elles un peu plus de révolte germe au cœur des masses, si la liberté se réveille, si la personnalité humaine s'affranchit !

Syndicalisme et Socialisme Partie IV



Le Syndicalisme et le Socialisme en France

Par HUBERT LAGARDELLE

II


La notion de la lutte de classe, qui est le commencement et la fin du socialisme, s'est d'abord précisée.
La classe est apparue comme radicalement différente du parti. Création du milieu économique, elle ne saurait, selon l'erreur des conceptions traditionnelles, se transporter de ses cadres naturels dans les cadres artificiels du groupement politique. Les syndicats, les bourses du travail, les fédérations de syndicats, etc., sont les organes propres du prolétariat, parce qu'ils ne groupent que des ouvriers, et qu'ils ne les groupent qu'en tant qu'ouvriers. Les hommes qui constituent, pour ainsi dire, la matière de la classe, ne se détachent pas ici du sol qui les porte, mais ils y adhèrent, au contraire, plus fortement que jamais.
Par opposition, voyez comment se forment les partis ce sont des organes extérieurs aux classes, composés d'éléments appartenant aux catégories sociales les plus disparates ouvriers, bourgeois, propriétaires, commerçants, etc. Nul lien économique commun ne maintient leur cohésion, qui ne repose que sur la base fragile d'une idéologie sans support matériel.
Les socialistes avaient donc fait un contresens en assimilant la lutte de classe à la lutte de parti et en identifiant l'action politique du prolétariat à l'action électorale et parlementaire.L'illusion avait pu durer tant que les producteurs n'avaient pas pris conscience d'eux-mêmes. Mais du jour où ils s'étaient aperçus que le parti socialiste était aussi étranger au monde du travail que l’État à la société, qu'il constituait un mécanisme extérieur à la réalité sociale, qu'il formait une superstructure artificielle sans rapport avec le fond économique, dès ce jour la lutte politique de la classe ouvrière devait prendre son véritable sens d'une lutte d'ensemble menée par les organes propres du prolétariat.
Par suite, le mouvement syndical passait du second plan, où on l'avait exilé, au premier plan de la politique ouvrière, et le parti socialiste descendait à la place naturelle qui convient à son rôle démocratique. Je ne veux pas insister ici sur ce que pourrait être ce « rôle démocratique », mais ce n'est pas, en tout cas, celui qu'il a joué jusqu'ici. Une inféodation plus ou moins formelle aux gouvernements radicaux, une imitation plus ou moins consciente de la politique sociale des « partis avancés », une glorification sans réserves du procédé électoral et du mécanisme étatique, voilà évidemment qui est exactement le contraire du socialisme. Mais la démocratie a deux
aspects si, sous son côté positif, dans sa pratique solidariste et dans son organisation politique, elle s'oppose à nous, nous l'utilisons au point de vue négatif. Elle est, ou plutôt elle peut être, le régime de la critique en permanence elle permet, plus que les régimes antérieurs, l'opposition au pouvoir et la défense des libertés individuelles. C'est sur ce terrain que je qualifierai de démocratie révolutionnaire, puisqu'il s'agit de se servir de la démocratie contre elle-même, que trouverait à s'exercer utilement, à mon sens, le parti socialiste.
Mais cela est en dehors de la lutte de classe et de la transformation sociale. Cette œuvre ne relève que des institutions ouvrières. On ne saurait trop insister sur ce fait que chaque classe se crée ses propre organes d'émancipation,par lesquels elle oppose aux institutions traditionnelles ses créations positives.
Les syndicats sont à la classe ouvrière ce que les communes furent à la bourgeoisie. Ils servent d'abri aux producteurs, non seulement pour la défense de leurs intérêts, mais surtout pour l'élaboration du droit nouveau qu'ils imposeront au monde.

Qu'est-ce à dire un droit nouveau ? C'est le droit du travail à s'organiser librement. Si, dans la société moderne, la liberté est serve, c'est que le travail est esclave. L'acte de la production, qui est la plus haute manifestation de la personne humaine, puisqu'il affirme sa puissance créatrice,est détourné de sa destination naturelle, qui est la libération de l'individu, pour servir d'armature à toutes les servitudes et à tous les parasitismes. Et ce n'est que dans la mesure où le travail s'affranchira,que la liberté se répandra dans le corps social.
Ce principe nouveau du travail libre dans la société libre, où prend-il corps, si ce n'est dans le groupement syndical? Je ne crois pas à l'efficacité de la prédication abstraite des conceptions socialistes et je ne peux pas concevoir que des idées se répandent dans le milieu ouvrier si elles ne sont pas la création de ce milieu lui-même. Un parti politique peut bien essayer de vulgariser telles ou telles notions qu'il adopte, mais ces notions n'ont de portée que si elles sont un produit de la vie concrète des masses. En vérité, cet idéal de la libération du producteur par l'organisation de la production n'aurait pas pu devenir comme la quintessence du socialisme ouvrier, s'il ne résultait pas de la pratique révolutionnaire des organisations prolétariennes. C'est cette mise en œuvre d'une pratique révolutionnaire qui caractérise les institutions ouvrières, par opposition aux institutions capitalistes. Elles constituent une organisation positive de la liberté et une négation concrète de l'autorité dans l'atelier, dans l’État, dans la société.
Dans l'atelier, les syndicats tendent à réduire de plus en plus le pouvoir patronal, et à organiser eux mêmes le travail. Tout le mouvement syndical n'a pas d'autre but que de substituer à la discipline imposée par le capitaliste,la discipline volontaire des producteurs, et toute la révolution sociale est contenue dans cette transformation intérieure de l'atelier. Dans l’État, qui donc tient en échec l'arbitraire du pouvoir, la force de l'armée, le principe même du gouvernement, si ce n'est le mouvement ouvrier organisé ? Il est la seule puissance avec laquelle ait sérieusement à compter l'impérialisme étatique l'unique agent de désorganisation réelle de l'absolutisme politicien l'obstacle principal à l'envahissement étouffant du mécanisme administratif.
Dans la société, où tous les groupements ont la tendance invincible à reproduire les formations autoritaires de l'atelier et de l’État, les syndicats révolutionnaires donnent l'exemple vivant d'une organisation fondée sur la liberté. L'extrême souplesse de la Confédération générale du travail,son fédéralisme, l'absence de pouvoir coercitif sont la meilleure preuve qu'on peut concilier l'esprit d'ordre et l'esprit d'indépendance. Le syndiqué libre dans le syndicat, le syndicat libre dans la fédération, la fédération libre dans la Confédération, voilà une leçon de choses dont l'efficacité ne peut pas être perdue. Et voilà comment le syndicalisme se donne tout à la fois comme l'incarnation réelle de la lutte de classe et la préparation pratique d'un régime de liberté. Le socialisme se fait ainsi un peu tous les jours, en attendant qu'il puisse se réaliser totalement. Il n'est plus envisagé comme une réalisation à la fois lointaine et instantanée, mais bien comme une création quotidienne, dont on peut suivre la marche lente et progressive. Il ne sera pas l’œuvre de l'intervention miraculeuse d'un deus ex machina, mais de l'effort patient des masses. La liberté ne descendra pas tout à coup du ciel, comme la Minerve armée sortit du cerveau de Jupiter. Sa conquête ne sera que l'universalisation de mille libertés conquises et l'acte de décès de mille autorités défuntes.
Par là, vous le voyez, se résout l'opposition de l'action pratique et de l'action révolutionnaire,qui a été pour les partis socialistes le problème de la quadrature du cercle. L'action quotidienne, humble, patiente et difficile, était restée jusqu'ici frappée de discrédit le socialisme traditionnel la considérait comme stérile, du moment qu'elle s'exerçait dans l'ambiance bourgeoise et qu'elle ne brisait pas du coup les cadres de la société présente. L'action révolutionnaire, par contre, était reléguée dans la splendeur de la catastrophe finale où doit sombrer le système capitaliste. Entre les deux il n'existait pas de compromis ou l'une ou l'autre.
Il en est résulté une dissociation de plus en plus grande de la pratique et de la théorie. Les esprits soucieux de réalité, las d'attendre une révolution toujours fuyante, se sont détournés d'un socialisme purement abstrait et se sont consacrés à des tâches positives. Mais, sans guide et sans principe, ils ont été absorbés par le milieu capitaliste et ils ont perdu tout sens socialiste. Quant aux autres, aux défenseurs du dogme, ils ont eu beau affirmer désespérément la valeur révolutionnaire de leurs formules, ils ont été impuissants à rendre la vie aux idées mortes, et, comme je l'ai rappelé plus haut, leur pratique désorientée est venue se confondre avec l'activité des réformistes. De sorte que, conduits au pur démocratisme par leur fraction réformiste et à l'abstraction dogmatique par leur fraction révolutionnaire, les partis socialistes se sont trouvés acculés à une impasse dont ils ne sortiront pas, du moins en suivant les errements traditionnels.
Pour le syndicalisme, la pratique et la théorie se confondent, et c'est l'action et non plus la phrase qui est révolutionnaire. Il s'agit ici d'une conduite immédiate et non d'une attente paresseuse. Les hommes se classent selon les actes et non selon les étiquettes. L'esprit révolutionnaire descend du ciel sur la terre, il se fait chair, se manifeste par des institutions, s'identifie avec la vie. L'acte quotidien prend seul une valeur révolutionnaire,et la transformation sociale, si elle vient un jour, ne sera que la
généralisation de cet acte. C'est pourquoi l'idée de la grève générale s'est si naturellement substituée, dans l'esprit des masses ouvrières, à l'idée de la révolution politique. La con- ception d'une amplification subite de cet acte journalier qu'est la grève rentre normalement dans la psychologie ouvrière. Pour le producteur, c'est là que quelque chose de sensible, de réel,qui non seulement ne sort pas du cadre familier de sa vie, mais qui encore est toute sa vie. Nul besoin de grandes spéculations théoriques pour qu'il sache l'effet d'une suspension de travail généralisée tout à coup Il n'a, par une opération spontanée de l'esprit, qu'à multiplier les con- séquences des incidents particuliers de la lutte de tous les jours, pour comprendre qu'à un moment, sans aucune intervention étrangère, par la seule puissance de l'effort concerté, la guerre sociale peut atteindre son maximum d'acuité et le dénouement se
produire.
De cela, d'ailleurs, les circonstances seront juges. Il n'y a ni date ni plan à assigner à la révolte ouvrière. Peu importe que ce heurt final, dont on entrevoit plus ou moins la possibilité dans le lointain, s'effectue tôt ou tard. L'action révolutionnaire de chaque jour ne s'en produira pas moins. L'essentiel, c'est que le passage de la société capitaliste à la société socialiste soit conçu par les masses ouvrières comme un acte réalisable, qui n'est que le prolongement et le couronnement à la fois d'une longue série d'engagements.Tout le problème se résout alors en une question de capacité de la classe ouvrière, que les événements permettront seuls d'apprécier. Quel contraste avec l'idée de la révolution politique! Ici, tout se ramène à la conquête de l'État par un personnel gouvernemental nouveau tout se passe en dehors du travail, de l'atelier, du groupement ouvrier; et le prolétariat n'est qu'un figurant du drame que d'autres jouent pour lui. Et vous comprenez maintenant pourquoi le syndicalisme se prétend dégagé de toute utopie et se rit de la manie prophétique des partis socialistes d'annoncer, chaque veille pour chaque lendemain, la révolution sociale. Il laisse à l'optimisme enfantin des conquérants de l'État le soin d'élaborer des plans détaillés, des descriptions minutieuses, et de formuler, pour reprendre un mot connu, les recettes de
cuisine pour les marmites de la société future. Pour le syndicalisme, la préoccupation du présent et le souci de l'avenir se confondent et c'est la même action pratique qui les engendre simultanément. Il lui suffit donc d'allier l'esprit de lutte et l'esprit positif pour pouvoir tranquillement remettre ses destinées aux soins de l'histoire.
Aussi bien, vous pouvez vous en rendre compte, il n'y a rien dans le syndicalisme qui rappelle le dogmatisme du socialisme orthodoxe. Celui-ci a résumé sa sagesse dans quelques formules abstraites, immuables et définitives, qu'il entend, de gré ou de force, imposer à la vie. C'est pourquoi il méprise si fort la pratique révolutionnaire ouvrière, qui a l'impudence de se moquer des savantes leçons de ses pédantissimes docteurs. Pour le syndicalisme, tout réside, au contraire, dans les créations spontanées
et toujours neuves de la vie, dans le renouvellement perpétuel des idées, qui ne peuvent pas se figer en dogmes, du moment qu'elles ne sont pas détachées de leur tige. Nous ne sommes plus en présence d'un corps d'intellectuels, d'un clergé socialiste, chargé de penser pour la classe ouvrière mais c'est la classe ouvrière elle-même, qui, au travers de son expérience, découvre incessamment des horizons nouveaux, des perspectives imprévues, des méthodes insoupçonnées, en un mot des sources nouvelles de rajeunissement.

Syndicalisme et Socialisme Partie IV




Le Syndicalisme et le Socialisme en France

Par HUBERT LAGARDELLE

Citoyennes et Citoyens, Dans quelques mois se réunira, à Stuttgart, en Allemagne, le septième congrès socialiste international. Ce n'est pas être grand prophète que de prédire le peu de rapport qu'il y aura entre ses résolutions et les idées émises ici ce soir. Pas plus que moi, vous n'ignorez que le socialisme officiel tourne toujours dans le même cercle de formules et reste fermé à toute idée neuve.

Et pourtant, il serait faux de conclure que la pensée socialiste est morte et qu'on n'aperçoit aucun symptôme de renouvellement. La réunion de ce soir et les discours que nous venons d'entendre témoignent du contraire. Il se produit à cette heure, dans tous les pays, un sourd travail de révision des idées traditionnelles,et, sous des formes variées et avec un rythme différent, des tendances nouvelles se font jour partout où s'accuse la décomposition des conceptions anciennes.
C'est de France que le mouvement est parti.
Labriola, Michels, Kritchewsky viennent tous de nous rappeler l'influence dominante de la pratique ouvrière française sur ces courants de pensée syndicaliste qui traversent leurs pays respectifs. Et c'est précisément parce que les uns et les autres, tout en affirmant la valeur internationale du syndicalisme, ont mis en relief l'importance de ses formes françaises, que je voudrais en retracer brièvement la genèse.

I

Le syndicalisme français est né de la réaction du prolétariat contre la démocratie. Je ne veux pas dire par là que la classe ouvrière rêve le retour aux régimes politiques antérieurs ni qu'elle méconnaisse la supériorité relative du régime actuel. J'entends indiquer simplement que ce qu'elle combat dans la démocratie, c'est la forme populaire de la domination bourgeoise.
Ah ! sans doute, il y a là, en apparence, une attitude paradoxale. Comment la classe ouvrière peu telle s'insurger contre le gouvernement idéal du peuple par le peuple ? La démocratie n'a-t-elle pas toujours été la fin suprême des aspirations populaires ? Certes, j'avoue que cette désaffection des travailleurs français pour l'État devenu républicain, me paraît le fait culminant de l'histoire de ces derniers temps.
Où donc en trouver la cause? Il faut la chercher dans l'expérience démocratique elle-même. Les ouvriers de France ont vu le pouvoir populaire à l’œuvre, et ils ont constaté que ni le changement de personnel gouvernemental ni la transformation des institutions politiques n'avaient modifié l'essence de l'État. La forme s'est renouvelée, mais le fond a persisté, et là machinerie étatique demeure toujours la même puissance de coercition au service des détenteurs de l'autorité politique. Et c'est précisément la déception que les travailleurs français ont éprouvée, en constatant l'identité de l'État sous la diversité de ses formes, qui leur a dévoilé la vraie nature du pouvoir.
Dès ce moment,ils ont résolu,non plus de changer le gouvernement, mais de le supprimer. Voilà pourquoi, tandis que les producteurs de la plupart des autres pays accusent de leurs maux le mécanisme insuffisamment populaire de l'État, tandis qu'ils
attendent encore leur salut de la venue d'hommes politiques favorables, les prolétaires de France,qui ont épuisé tous les modes du pouvoir, se révoltent contre le dernier et non le moins trompeur de ses aspects.
C'est en considérant cette avance historique, que la démocratie leur donne sur les travailleurs de presque tous les autres pays, qu'il faut juger les sentiments politiques des militants ouvriers français. Ah ! je ne m'explique que trop les difficultés que les prolétaires des nations à régime impérialiste ou monarchique éprouvent à comprendre le côté extra démocratique de l'action syndicaliste. Tant que les masses ouvrières n'ont pas obtenu l'égalité politique, le suffrage universel, le régime parlementaire, elles luttent sans trêve ni merci pour la conquête du gouvernement populaire, et ce n'est que du moment où elles le possèdent que, pouvant en mesurer la valeur, elles s'en détachent. Du moins, en France, c'est seulement du jour où la démocratie a été atteinte qu'on a songé à la dépasser. Bien entendu,je ne prétends pas dire loin de moi cette pensée ! qu'il y ait là une loi qui commande le développement politique de la classe ouvrière. Je me borne à constater qu'à la différence de presque toutes les autres nations occidentales sauf l'Italie, et pour les mêmes raisons ce qui a permis, chez nous, au prolétariat de rompre avec la démocratie, c'est l'épreuve même de la démocratie.
Mais quels sont les faits qui ont plus particulièrement provoqué ce divorce ? C'est en même temps la « parlementarisation » des partis socialistes et l'avènement au pouvoir des partis démocratiques.
La stupéfaction fut grande, dans les milieux socialistes, au mois de juin 1899, lorsqu'on apprit tout à coup qu'un député du parti venait d'entrer dans le ministère Waldeck-Rousseau. C'était le renversement subit de toutes les conceptions anciennes. Sans doute, la prise de possession du pouvoir central était le point fondamental du programme socialiste, mais c'était une main-mise globale et collective qu'on avait eu toujours en vue. Or, voici que la conquête s'opérait, en dehors des règles prévues, par voie fragmentaire et individuelle. On s'apercevait soudain, avec effroi, que la lutte de classe se transformait en collaboration des classes, l'opposition socialiste en solidarité ministérielle, l'état de guerre en état de paix. Ce fut un tel désarroi des consciences qu'on se serait cru au crépuscule du socialisme.
Ce n'était que l'émoi d'une première surprise. L'imprévu de l'événement s'est atténué par sa répétition. Après Millerand, Briand; après Briand, Viviani; après Viviani. d'autres viendront. Et ce qui, en 1899, semblait une anomalie, est devenu aujourd'hui un phénomène normal de la vie parlementaire. Il paraît logique que, dans un régime pleinement démocratique, tous les partis aient accès au pouvoir, et que, suivant le jeu changeant des majorités, leurs chefs se succèdent au gouvernement. Lorsque les militants s'aperçurent que la pénétration des socialistes dans l’État ne changeait rien à leur sort que les rapports des classes restaient identiques que les organes de coercition, l'armée, la police, la justice, l'administration, etc., fonctionnaient comme par le passé qu'au contraire, le pouvoir nouveau n'avait pour but que de corrompre et asservir les organisations ouvrières que sa politique industrielle n'était qu'une politique de paix sociale lorsque tout cela fut clair pour la conscience ouvrière, il y eut dans le prolétariat comme une brusque commotion, qui se traduisit par une double réaction contre le socialisme parlementaire et l'État démocratique. Tout d'abord, en y regardant de plus près, les militants ouvriers s'avisèrent que, comme je viens de le dire, la participation ministérielle n'était au fond que la conséquence naturelle du socialisme parlementaire. Elle leur parut, non plus un accident fortuit, mais bien le terme ultime de la conquête des pouvoirs publics, telle que les partis socialistes l'avaient pratiquée jusque là. Et quelles convictions auraient pu résister à l'éloquente démonstration des faits?
L'évolution était trop claire pour en douter. Ah certes, au début, les diverses fractions s'étaient constituées sur des bases ouvrières et révolutionnaires. Parti ouvrier, parti de classe, le parti socialiste n'avait entendu recruter, à ses origines, que des prolétaires, puisque les prolétaires forment la seule classe en opposition irréductible d'intérêts avec l'ordre capitaliste.
Parti de révolution, il avait déclaré n'utiliser l'action électorale que pour la propagande et il avait renié l'usage régulier de l'action parlementaire. Mais ce n'étaient là que des rêves de jeunesse qu'avait dissipés l'âge mûr. De parti ouvrier, il était devenu vite parti populaire, englobant toutes les classes exploitées, quelle que fut leur place dans l'ensemble de la production petits bourgeois, petits propriétaires, commerçants, intellectuels, fonctionnaires etc. Sans tenir compte de leurs conceptions économiques et de leurs aspirations sociales, il avait appelé indistinctement à lui tous les mécontents susceptibles d'apporter leurs votes et d'assurer son triomphe.
De parti révolutionnaire, il s'était naturellement transformé, et par la même voie, en parti parlementaire.
Son premier grand triomphe législatif, en 1893, avait été aussi sa première grande défaite révolutionnaire. Désormais, emporté par la vitesse acquise, il avait perdu de plus en plus toute vertu propre et n'avait constitué, à la Chambre, qu'un parti démocratique de plus, pareil à tous les autres.
Ce n'étaient pas seulement, en effet, les hommes nouveaux, les Jaurès et les Millerand, les arrivés d'hier du radicalisme, c'étaient aussi des militants anciens, comme Guesde, le théoricien de la lutte de classe, qui avaient affirmé, du haut de la tribune. leur foi légalitaire, et apporté leur concours aux ministères de gauche. Il ne faut pas oublier que, dès 1895, le gouvernement de M. Léon Bourgeois avait obtenu le plus systématique appui de Guesde et de ses amis. Et qui ne se souvient encore de ce vote fameux par où ils s'opposèrent à l'abrogation des lois scélérates pour sauver le ministère ? Plus tard, le ministère Combes devait pousser plus loin la concentration et
grouper autour de lui l'unanimité des réformistes et des révolutionnaires du socialisme.
Depuis, toutes les fois que la situation politique l'a exigé, le bloc démocratique des partis de gauche s'est plus ou moins apparemment reconstitué. Et si, au moment où je parle, il n'en est pas ainsi, cela tient moins aux socialistes parlementaires qu'à M. Clémenceau.
Ce sont là des faits dont le prolétariat militant ne pouvait pas ne pas tirer des conclusions pratiques. Comment n'aurait-il pas vu que les partis socialistes, en suivant leur marche régulière, s'étaient progressivement incorporés à l'État et avaient tourné le dos à toute activité révolutionnaire ? Si les faits que je viens de rapporter n'avaient pas suffi, d'autres d'ailleurs étaient là, plus probants encore. La politique de paix sociale, inaugurée par Millerand, loin de lui être personnelle, n'était que la mise en œuvre de la politique traditionnelle du parti socialiste. C'est là une considération qu'on néglige trop souvent. Les conseils du travail, le conseil supérieur du travail, toute cette législation qui a pour but de rapprocher patrons et ouvriers dans des délibérations communes, mais qui donc, plus que Guesde et ses amis, s'en étaient faits, avant Millerand, les protagonistes ? Il n'y a pas jusqu'à ce projet de loi sur l'arbitrage obligatoire, qui a fait couler tant d'encre, dont l'idée, sinon la forme, n'ait été primitivement conçue par Guesde lui-même ? Ces errements sont explicables, sans doute, et je ne récrimine pas contre les personnes. En l'absence d'une politique propre, le parti socialiste devait fatalement imiter celle des partis voisins. Mais il n'en est pas moins vrai que par là devenait éclatante, aux yeux des ouvriers conscients, la double infirmité du socialisme parlementaire qui, non content d'emprunter à la démocratie son mécanisme étatique, copiait encore son programme d'action.
On comprend que cette identification pratique de la démocratie et du parti socialiste ait été la raison dominante du discrédit du socialisme parlementaire dans les milieux ouvriers. Vraiment, les militants du prolétariat auraient pu conserver leur confiance à un parti politique qui n'était qu'un État démocratique rouage de cet désormais sans prestige à leurs yeux? Car, s'il est un résultat inappréciable autant qu'inattendu du ministère Waldeck-Rousseau, c'est bien cette haine de l'État qu'il a fait naître au cœur des masses organisées. Qui aurait cru que ouvriers, ces qui de tout temps s'étaient instinctivement tournés, implorants et crédules, vers cet être mystique et providentiel qui s'appelle l'État, lui déclareraient un jour la guerre? Il a suffi des fusillades de Chalon et de La Martinique, des conseils du travail, du projet de loi sur les grèves, de
quelques « soirées ouvrières » au ministère du commerce, de quelques bureaux de tabac donnés à de pauvres diables de traîtres, de quelques tentatives de corruption de secrétaires de syndicats, pour que s'opérât le miracle.
Et c'est ainsi, citoyennes et citoyens, que, délivrée de toute superstition étatique, la partie consciente de la classe ouvrière n'a plus attendu sa libération de l'intervention magique du pouvoir et a refusé de lier son sort aux destinées des partis politiques. Je sais bien qu'on peut justement rappeler que la critique de l'État et du parlementarisme avait été poussée fort loin par les anarchistes et que ceux-ci avaient en un sens prévu tout ce qui allait se passer. Je reconnais volontiers la clairvoyance de la critique anarchiste, mais elle aurait été impuissante, à elle seule, à transformer si profondément la conscience ouvrière. La négation abstraite de l'État, l'exaltation de l'idéologie pure, l'appel à la révolte individuelle, le dogmatisme anti-parlementaire,tout cela n'était pas fait, à la vérité, pour influencer les masses. Or, c'est d'un mouvement de masses qu'il s'agit, d'une action collective intuitivement sentie, d'une orientation pra- tique spontanée, que l'expérience seule pouvait déterminer En effet, en même temps qu'il subissait l'épreuve négative de la démocratie, le prolétariat faisait l'épreuve positive de son action de classe, et ce sont ces deux expérimentations simultanées et contraires qui ont fait son éducation syndicaliste. Ce furent des agitations improvisées,comme celle qui eut lieu pour la suppression des bureaux de placement payants, qui révélèrent à la classe ouvrière toute la valeur de son effort personnel. Survenus à un autre moment, ne coïncidant pas avec son détachement de la démocratie et du socialisme parlementaire, ces incidents n'auraient peut-être pas pris cette signification générale. Mais se produisant à l'instant même où les masses cessaient d'espérer en la bienveillance de l'État et en l'intervention des partis, ils revêtirent une valeur symbolique et devinrent l'illustration typique de tout mouvement extra-légal. Pour reprendre l'exemple que je viens de citer, que s'était-il donc passé lors de l'agitation contre les bureaux de placement ? Las d'attendre du pouvoir législatif une interdiction toujours promise et jamais réalisée, les syndicats intéressés, ceux surtout des coiffeurs et des ouvriers de l'alimentation, s'étaient livrés à des manifestations violentes et répétées, qui avaient surpris et intimidé le gouvernement. Effrayé, le ministère Combes avait au plus vite déposé un projet de loi que, sans perdre haleine, votèrent, en trois jours, la Chambre et le Sénat. Ce que vingt
années de discussions parlementaires n'avaient pu faire, une agitation de quelques moments l'avait obtenu.
Faut-il rappeler à quel degré la leçon de ce simple fait et d'autres semblables a été efficace? De plus en plus résolue à devenir le seul artisan de son destin, la classe ouvrière a, dans ces dernières années, définitivement pris en mains sa propre cause et exercé directement son action sur l’État et le patronat. Ah je sais bien que la pression sur l’État, qui détermine toujours plus ou moins une intervention législative, présuppose encore, dans une certaine mesure, la croyance en l'opportunité de la loi, et semble en contradiction avec la pure action directe, qui supprime tout intermédiaire entre le patronat et le prolétariat. Cela est vrai, sans doute, mais c'est aussi conforme à la nature complexe des choses. L'action directe n'est pas un dogme elle signifie simplement la volonté de la classe ouvrière de régler personnellement ses propres affaires, au lieu de s'en remettre, par délégation et mandat, à des tiers chargés d'intervenir à sa place. Et que ce soit contre l’État, représentant du patronat, ou contre le patronat lui-même, peu importe, pourvu que le prolétariat agisse lui-même, s'éduque et se transforme.
D'ailleurs, il me suffira d'évoquer le souvenir des grands mouvements grévistes récents, de ces formidables levées en masse, de ces agitations tumultuaires qui ont eu lieu un peu partout en France, pour marquer en quel sens le prolétariat entend surtout user de son action directe. Et cette mobilisation générale du 1er mai 1906, qui a si fortement épouvanté le pouvoir et la classe bourgeoise, qu'a-t-elle été sinon la manifestation la plus démonstrative du désir qu'ont désormais les producteurs de conquérir eux-mêmes, en l'arrachant de haute lutte à leurs patrons, la journée de huit heures? Ainsi donc, voilà comment, en France, se sont trouvés aux prises deux principes d'action contraires : l'action indirecte, qui est le principe de la démocratie et de son succédané le socialisme parlementaire, et qui substitue le représentant au représenté; et l'action directe, qui est le principe du syndicalisme, et qui, éliminant l'intermédiaire, ne conserve que l'intéressé. Il s'en est suivi, dans les idées socialistes, une révolution dont il me reste maintenant à retracer en quelques mots les termes.

jeudi 29 mars 2018

Syndicalisme et Socialisme Partie III




Article de Robert Michels ( syndicaliste allemand)

« L'Allemagne moderne est un moule à l'empreinte duquel se façonnent toutes ses parties composantes par tout,c'est la même régularité accomplie, le même travail acharné pour l'objet auquel on est attaché, la même fidélité,la même discipline. A la vérité, on comprend comment notre organisation ouvrière soit devenue, d'un moyen qu'elle devait être, un but en elle-même,une machine qu'on perfectionne pour son embellissement et non pour les services qu'elle aurait pu rendre. Toucher à cet organisme centralisé et lourd serait, aux yeux des socialistes et des ouvriers allemands, une action criminelle. Les malheureux ! Ils ne voient pas que sur ce terrain l'organisation de l'État sera toujours plus puissante que la leur, quel que soit le temps qu'ils aient mis à l'édifier et quelque soin qu'ils prennent de la fortifier. Vous sentez que, dans un tel milieu, il n'y a guère de place pour le syndicalisme, l'action directe, la grève générale. Les préoccupations démocratiques d'une part, et de l'autre l'amour de l'organisation pour l'organisation et la tactique purement parlementaire ne sont pas précisément favorables aux divers modes d'action ouvrière révolutionnaire. Sans compter que le caractère « bien élevé » de nos masses, soucieuses de copier les « bonnes façons » de la bourgeoisie pacifique,ne peut guère produire une psychologie
de révolte morale et le sens de l'opposition brutale des classes ».

«Tel est notre devoir, à nous autres syndicalistes allemands, et c'est en nous inspirant de votre action courageuse, camarades de France, que nous pourrons proclamer assez haut qu'en Allemagne comme partout le socialisme ne renaîtra que par le syndicalisme! »








Syndicalisme et Socialisme Partie II




Article de Arturo labriola

«Et le parti socialiste devint un parti démocratique comme les autres, uniquement préoccupé de luttes parlementaires et de cuisine électorale, et ne menant la lutte économique que dans la mesure où elle pouvait servir à fortifier sa situation électorale. La coopération elle-même, si prosaïque et si froidement économique qu'elle apparaisse, fut considérée comme une simple roue du char électoral du parti. Le socialisme devint une démocratie sociale, c'est-à-dire un phénomène qui n'a pas laissé que d'exciter bien souvent la douce hilarité de ce prosaïque économiste qui s'appelait Karl Marx ».


« Et c'est ainsi qu'il est arrivé à la littérature socialiste de devenir une chose aussi peu intéressante. Le socialisme, comme mouvement, est devenu, par suite de ces faits, une simple machinerie parlementaire au service de quelques politiciens ».

« A quoi aboutirent les apostasies, les compromissions et les transactions ministérialistes du socialisme ? Jamais la société socialiste ne parut aussi éloignée de sa réalisation que lorsque les socialistes s'approchèrent du pouvoir. Si la conquête du pouvoir, c'est le fait pour quelques socialistes de mettre les pieds là où il n'y avait à rencontrer auparavant que des bourgeois, il faut dire sans ambages que la conquête du pouvoir est une réjouissante turlupinade » .

« Le parti, étant un organe exclusivement politique, devait nécessairement incliner au compromis, aux transactions. Nous comprimes que le socialisme ne peut conserver son esprit de classe qu'à la condition de se renfermer dans des organisations de classe. Nous ne vîmes plus qu'un organe accessoire et subordonné de la lutte de classe, utile pour certaines besognes déterminées, mais incapable d'incarner les aspirations révolutionnaires du prolétariat. Les intérêts du parti ne coïncidant pas avec ceux de la classe, nous comprîmes comment le parti pouvait devenir, à un certain moment, un obstacle au développement de la classe elle-même ».

« Je conclurai rapidement. Nous, syndicalistes, nous nous proclamons volontiers les héritiers du socialisme officiel, non; bien entendu, dans ce sens que nous voulions nous substituer au parti socialiste ou lui enlever sa clientèle électorale (nous savons bien que plus il deviendra un parti démocratique, plus grands seront ses succès politiques), mais dans ce sens que nous en avons conservé l'esprit, la tendance originale et les traditions. Nous n'avons ni dogmes ni idéaux tout prêts à réaliser. L'unique réalité que nous reconnaissions est l'existence de la lutte de classe. Le seul but que nous nous proposions est d'approfondir cette réalité autant que nous pourrons. Les méthodes tactiques dont nous nous servons dans les différents pays sont précisément inspirées par la nécessité d'approfondir la lutte de classe. Du choix et de l'application de ces méthodes, c'est l'expérience locale et l'habileté des conducteurs du prolétariat qui doivent seuls en décider.
Le développement de la lutte de classe porte en germe la constitution autonome de la classe ouvrière, comme classe distincte de toutes les autres. Or, constitution autonome de la classe ouvrière veut dire pour nous une classe ouvrière qui se suffise à elle même, c'est-à-dire une classe ouvrière qui n'ait pas besoin de chercher hors d'elle la règle de la production et de l'échange et le principe de la conduite sociale. Notre idéal de l'atelier autonome dérive du fait même de la lutte de classe, qui sépare l'ouvrier du reste de la société et fait de lui le mettre de son propre destin. Ce n'est donc pas une « cité future » que nous édifions, mais nous nous contentons de prévoir le résultat final d'un mouvement qui s'actualise dès aujourd'hui. Naturellement,peu nous importe de savoir comment cet idéal se réalisera.
Dans le syndicalisme, il n'y a pas place pour les querelles byzantines au sujet de la concentration de la propriété, de l'accroissement de la misère, de la fin des crises catastrophiques ou non. Nous nous bornons à dire que là où il y a fabrique capitaliste, il y a possibilité de syndicalisme et possibilité d'ateliers sans maîtres. Mais nous ajoutons que cet idéal ne pourra être atteint que lorsque la classe ouvrière sera assez forte moralement et intellectuellement pour assumer les fonctions accomplies jusqu'ici par la classe bourgeoise, et assez puissante matériellement pour renverser cette organisation de la force qui protège la fabrique capitaliste et qui s'appelle l'Etat ».

« Le Parti socialiste, dans la mesure où il participe à la vie des institutions présentes, devient pour ces institutions, un élément de conservation. Il ne peut entrer dans les ministères ou faire partie des majorités parlementaires sans défendre l’État. Du reste, l'expérience montre qu'il n'y a pas de pires réactionnaires que les socialistes, dès que ceux-ci arrivent au pouvoir ».

« Mais il est indiscutable aussi que plus l'action démocratique du parti socialiste ira se développant, et plus elle entrera en contradiction avec les exigences révolutionnaires du mouvement ouvrier, c'est-à-dire avec ses propres principes théoriques. Notre œuvre, à nous, c'est, en transfusant ces « principes » au sein des syndicats ouvriers, transformés en organes de l'intégrale lutte de classe, de les faire passer dans la pratique quotidienne et de les sauver de l'inévitable putréfaction à laquelle les condamne le socialisme officiel ».



Syndicalisme et Socialisme Partie I



Préface Hubert Lagardelle

I Si là lutte de classe est tout le socialisme, on peut dire que tout le socialisme est contenu dans le syndicalisme,puisque hors du syndicalisme, il n'y pas de lutte a de classe.
La lutte de classe implique une rupture totale entre le prolétariat et la bourgeoisie, c'est-à-dire entre deux mondes qui ont de la vie une notion contraire. Elle suppose que la classe ouvrière, animée d'un esprit permanent de révolte contre les maîtres de la production et de la politique, est parvenue à s'isoler dans ses cadres naturels et à se créer de toutes pièces des institutions et une idéologie propres. A cette condition seulement, le socialisme de la lutte de classe conçoit comme réalisable le passage d'une société asservie à une société libre. • Or, ce double mouvement de négation du présent et de préparation de l'avenir, les deux formes extrêmes du socialisme traditionnel le socialisme parlementaire et le socialisme anarchiste, ont été impuissantes à le réaliser.
Le socialisme parlementaire tant sous ses aspects révolutionnaires que réformistes a vécu de cette, l'illusion que les partis sont l'expression politique des classes et que ces dernières trouvent dans le parlement le mécanisme enregistreur de leurs forces respectives.
Mais l'expérience a montré que les partis, loin d'être le décalque des classes, sont un mélange hétéroclite d'éléments empruntés à toutes les catégories sociales, et qu'il n'y a pas non plus de rapport entre l'influence politique des partis socialistes et la puissance réelle de la classe ouvrière. En fait, non seulement le socialisme parlementaire n'a pas opéré de scission irréductible entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais il est devenu un des facteurs constitutifs de l'État et un des agents de l'action solidariste de la démocratie. Le socialisme anarchiste, malgré ses audacieuses révoltes, n'a pas eu des classes et de la lutte de classe une conception claire. Dans sa méconnaissance des choses de l'économie, il s'est adressé à tous les hommes indistinctement et a fait porter son principal effort sur la réforme individuelle par le procédé illusoire de l'éducation littéraire, rationaliste et scientifique. Mais la négation sentimentale et abstraite du principe d'autorité et de l'État, est incapable de réduire la force dépressive de tous les pouvoirs de coercition, qui ne peuvent être éliminés que par les créations concrètes du prolétariat révolutionnaire. Il est arrivé ainsi à beaucoup d'anarchistes, grisés de culture idéologique et de superstition livresque, de se nourrir à leur insu de la substance intellectuelle de la bourgeoisie et de se rattacher par la communauté des idées au monde dont ils se séparaient par l'énergie des actes.
Le syndicalisme, au contraire, saisit la classe ouvrière dans ses formations de combat. Il la considère comme la seule classe qui puisse, par les conditions de sa vie et les affirmations de sa conscience, renouveler le monde, mais à la condition qu'elle reste étrangère à la société bourgeoise. Il prend les producteurs dans les cadres mêmes de l'atelier et des groupements qui le prolongent syndicats, fédérations, bourses de travail, etc., et il organise leur révolte contre l'autorité patronale; en niant le pouvoir et la loi, en enrichissant de fonctions les institutions ouvrières, il disloque l'État et le dépouille de ses prérogatives; par la grève, par la propagande pour la grève générale, il détruit, heure par heure, au fur et à mesure qu'elle se produit, l’œuvre mensongère d'union des classes que poursuit la démocratie;. il donne corps enfin aux idées spécifiques du prolétariat, c'est-à-dire à cet ensemble de sentiments juridiques nés au cœur de la lutte et qui constituent la base du droit nouveau; du droit d'une société sans
maîtres. La rupture est ici totale, la lutte de classe est faite. Par Aucune des valeurs traditionnelles ne peut survivre à ce travail de destruction progressive. Nous sommes vraiment en face d'une classe qui n'utilise que ses acquisitions et qui est emportée par une formidable volonté de puissance. Elle entend être l'unique artisan de sa destinée et n'avoir de protecteur qu'elle-même. Où trouver force révolutionnaire plus active ?

« tout, au contraire, dans le milieu national, tend systématiquement à briser le libre élan de l'individualité et à l'enfermer dans les cadres rigides d'une organisation savamment autoritaire ».

« III Le syndicalisme est vide de tout utopisme, en ce sens qu'il subordonne son triomphe à tout un ensemble de conditions préalables, et qu'en attendant il joue dans le monde un rôle rénovateur.

Plus de dogmes ni de formules; plus de discussions vaines sur la société future plus de plans compendieux d'organisation sociale mais un sens de la lutte qui s'avive par la pratique, une philosophie de l'action qui donne la première place à l'intuition, et qui proclame que le plus simple ouvrier engagé dans le combat en sait davantage que les plus abscons doctrinaires de toutes les écoles.
II n'y a pas place dans une telle conception pour rêveries utopiques qui annoncent à date fixe le bouleversement de la société. Mais les producteurs engagés dans la lutte syndicaliste savent d'instinct qu'il ne s'accomplira pas de changement en dehors de leur volonté et de leur organisation, et que les créations spontanées de la vie seront toujours plus riches que les plus merveilleuses inventions des fabricateurs de systèmes. Il suffit que les facultés guerrières du prolétariat soient sans cesse tenues en éveil et qu'il ne perde jamais l'énergie aventureuse qui fait les conquérants. Par cette exaltation des forces vives de la classe ouvrière, par cet appel aux sentiments les plus émouvants de la personne humaine, le syndicalisme rend au socialisme le rôle civilisateur qu'il avait perdu. Partout où les idées nouvelles ont apparu,c'est comme un rajeunissement de la pensée socialiste et comme un clair réveil après un sommeil dogmatique. Ce soufre de printemps nouveau doit rendre confiance aux socialistes qui, sans trop espérer, ne désespèrent pas. »

mercredi 28 mars 2018

La légende Noire de Georges Sorel Partie 4



...Sorel, malgré sa prudence, a momentanément perdu de vue que le but de la politiques est tout autre : il attendait que la politique servit l'utopie, alors que l'utopie, comme toujours, sert la politique.


« Je concède, écrit Bernstein a ce propos, que la lutte politique ait la tendance d'aboutir au radicalisme plutôt qu'au socialisme et plutôt à la corruption des masses qu'a leur éducation morale ; mais cela n’empêche pas qu'elle soit en même temps un moyen puissant d'éducation intellectuelle et un réveilleur de la conscience publique. Je vois donc mon devoir dans l'attaque, pas de la chose même, mais de la valeur exagérée qu'on lui adjuge ».

Berstein répond à Sorel sur la politique dans les syndicats.

« Sans doute, écrit Sorel, pour obtenir des reformes sociales, il peut être utile d'avoir a la chambre un groupe de députes socialistes ; mais il ne faut pas se faire trop d'illusions sur le rôle qu'il peut y jouer. Un éminent social-démocrate d'Allemagne a bien voulu me dire qu'il reconnaît le danger de la politique pour le mouvement ouvrier, qu'il trouve qu'on attribue trop d'importance a la lutte politique, mais il ne voit pas comment on pourrait s'en passer. Je suis parfaitement d'accord avec lui : la politique est un pis-aller, contre lequel il faut prendre des précautions. » « La crise du socialisme », Revue politique et parlementaire, XVIII, décembre 1898, p. 608. L'article avait été écrit des le mois d’août, cf. la lettre a Lagardelle du 31.8.1898, loc. cit., p. 321.]

« Puisque l'occasion s'en présente, je crois utile de faire connaître aux camarades l'opinion de l'un des principaux écrivains de la social-démocratie allemande, qui habite l'Angleterre depuis longtemps; il m’écrit qu'il redoute le jour ou l’État ou la Commune seraient charges d'assurer aux citoyens leur moyen d'existence, qu'il est grand partisan de la coopération et du trade unionisme, que ces institutions tendent a développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d'annihiler. Voila donc un marxiste très authentique qui ne comprend pas du tout le socialisme comme M. Webb. ≫ [≪ L’histoire du trade-unionisme anglais ≫, l’Ouvrier des deux mondes,
II, 23, décembre 1898, p. 337. Sorel développe dans ce texte les thèses de l’Avenir socialiste des syndicats après sa lecture du livre des Webb, livre dont l'article est la critique.]

Ayant été pendant 22 ans fonctionnaire d'un grade assez élevé pour pouvoir observer les vrais rouages de l'administration, j'ai une grande expérience des choses dont je parle. J'ai été, durant toute ma vie, écœure par les bassesses et les ignominies que je voyais commettre, sans le moindre scrupule, pour ne pas ne pas avoir en dégoût les personnages politiques... La politique produit a la longue une décomposition morale. » [≪ Dove va il marxismo ? ≫, Rivista critica del socialismo, I, 1, janvier 1899, p. 18]

« ... Je ne crois pas que nous soyons d'accord sur tous les points de la théorie et pratique marxistes, mais je crois que nous approchons ces questions dans le même état d'esprit. État d'esprit qu'on pourrait caractériser ainsi : acceptation des principes fondamentaux de la théorie, répudiation des conclusions hâtives et simplistes. Pour moi, l'affixe « scientifique » au mot « socialisme » signifie une demande ou obligation, plus qu'une constatation. Le socialisme n'est scientifique qu'à la condition qu'il renonce a donner la vérité finale, c'est-à dire en tant qu'il reste recherche. Le parti militant peu et doit de temps en temps mettre son programme en harmonie avec la marche de la recherche, mais comme représentant d’intérêts et force de lutte, il ne peut pas, a chaque moment donne, prétendre ou même aspirer a cet état libéral qui convient a la recherche scientifique. Ici, il y a pour moi division de travail et de rôle, et partout ou les rôles ont été confus, vous trouverez aussi confusion d’idées, même chez les esprits les plus clairs.
Je vois d’après votre brochure que vous n’êtes pas politicien, moi, je ne le suis pas non plus. Mais vous abhorrez la politique et je ne suis pas encore arrive a votre point de vue. Je dois confesser que je suis « en route ». J'en vois bien les dangers surtout pour le mouvement ouvrier, mais je ne vois pas encore la possibilité de nous en débarrasser. C'est pourquoi, je me borne a combattre l'estimation exagérée de la lutte politique, – lutte dont j'admets la nécessité temporaire et l’utilité limitée. Je concède que la lutte politique ait la tendance d'aboutir au radicalisme plutôt qu'au socialisme et plutôt a la corruption des masses qu'a leur élévation morale ; mais cela n’empêche pas qu'elle soit en même temps un moyen puissant d’éducation intellectuelle et un réveilleur de la conscience publique. Je vois donc mon devoir dans l'attaque, pas de la chose même, mais de la valeur exagérée qu'on lui adjuge. Mais déjà ce criticisme limite mène dans la direction ou vous vous trouvez. Je cherche moins à remplacer la lutte que de la suppléer par des organisations capables de remédier aux tendances corruptrices de la politique. Et c'est pourquoi je suis de longtemps adhèrent du mouvement syndical et depuis quelque temps aussi du mouvement coopératif. Ceux-ci ont la tendance de développer le sentiment de responsabilité que la politique menace d'annihiler, et je suis assez loin du philistin ou du petit bourgeois pour craindre le jour ou tout le monde s'en rapporte a l’État ou a la Commune comme les grands nourriciers du genre humain. De l'autre cote, je me suis convaincu que la société moderne est beaucoup plus compliquée et composée que ne le supposait la théorie socialiste tirée des écrits de Marx et Engels. A côté des tendances et forces caractérisées par eux, il y а d'autres assez fortes agissant dans une direction opposée. Nous n'avons pas seulement a faire avec un mouvement de concentration économique, et même ou il y a de cette concentration, il y a des différences de degrés et de résultats. Par exemple, concentration d'industries ne dit pas toujours nivellement de la classe productrice. Au contraire, dans un établissement industriel moderne vous trouvez assez souvent plus de différenciation qu'on ne trouva dans l'usine manufacturière ou de métier. En tout cas, même dans les pays les plus avances, le nombre des établissements industriels (sans parler de l'agriculture) est encore si grand que ça serait une idée monstrueuse que de vouloir les diriger ou ≪ administrer ≫ pour le compte de la nation, représentée je ne sais par quel nombre de comités spéciaux. Et que devrait être cette administration nationale de l'industrie dans une époque révolutionnaire, ou toutes les convoitises sont excitées, toutes les passions
déchaînées, toute discipline sapée, – je ne peux pas m'imaginer. C'est pourquoi je me suis dit (et je me suis senti oblige de le dire publiquement) que si les choses ne vont pas a ce grand cataclysme social préconise auparavant, ce ne sont pas les socialistes qui ont a s'en plaindre, et qu'il serait une grande faute de former notre programme d'action d’après cette vieille théorie de \la~\ catastrophe. Et il va sans dire que si on laisse tomber cette idée, la force des choses mène à s'occuper plus des organisations économiques et industrielles de la classe ouvrière dans la société actuelle. Voila mon idée principale ; il me manque le temps d'entrer dans les détails. Du reste, je crois que dans les questions de détail, il y a beaucoup de consentement entre vous et moi. Je ne partage pas tout a fait votre opinion sur les syndicats, je crois qu'eux aussi sont soumis à beaucoup d'erreurs et de séductions, et je n'en [n'y] vois qu'une force ou élément d'action de la future [société] socialiste, mais j'ai lu votre brochure avec un grand plaisir, et j'y ai trouve un grand nombre d'observations- qui me paraissent très justes et très profondes. Je partage votre idée que les démagogues bourgeois sont un grand danger pour le mouvement ouvrier, et je m'oppose de l'autre côté a la déification du prolétaire moderne telle qu'on la trouve souvent dans la presse socialiste. L'ouvrier est après tout un être humain avec les qualités mais aussi les vices de sa situation sociale. Je ne peux pas dire que ce soit ≪ l'influence modératrice de l'Angleterre ≫ qui me fait revenir des opinions plus unilatérales que j'ai préconisées autrefois. Il est vrai que ce que j'ai vu du mouvement ouvrier et socialiste anglais a eu une influence sur mes idées du mouvement en général, et comment cela pourrait-il être autrement ? Ici le mouvement ouvrier est moins imbu et fausse du combat contre le gouvernement qu'il n'est dans aucun autre pays ; il n'est pas tout a fait libre de l'influence des partis ou politiciens bourgeois, mais il n'est pas sous leur domination, et pour cela il est très instructif et très apte a corriger les conceptions tirées de ce mouvement quand il était plutôt radical que socialiste et syndical. Si j'ai le droit de dire que c'est justement moi qui retourne a l'esprit de Marx, je ne sais pas. Marx n’était pas le même a des temps différents, il a eu ses passions et son évolution comme nous autres. Ce que je m'efforce [de faire], c'est de tirer de sa doctrine principale les conséquences en accord avec les faits tels qu'ils sont et d’élaborer la théorie en tant que mes facultés m'y rendent apte. Mais c'est toujours comme l'a dit Goethe : ≪ Du gleichst dem Geist, den du begreifst ≫ (Tu ressembles a l'esprit tel que tu le comprends). Marx était au moins pour une plus grande partie de sa vie beaucoup plus près du blanquisme révolutionnaire que je ne le suis. Pour lui, c’était tout naturel, si l'on considère les conditions et influences sous lesquelles il a élaboré sa théorie et pris son parti politique. Mais s'il est sûr qu'il ait eu son évolution ultérieure, il n'est pas tout a fait sur jusqu’à quel degré ses idées de jeunesse sont restées...
Eduard Bernstein »

Lettre de Berstein dont l'originale a été perdue et qui est recopiée par Lagardelle.