L’homme
est un animal complexe et, jeté dans la vie, il se perd parfois dans
le tourbillon social ; arraché de droite et de gauche, il cherche sa
voie et il lui arrive de traverser son existence sans la trouver.
Incapable de prendre une décision, s’attachant à des niaiseries
sans apercevoir les faits importants qui illustrent chaque jour
l’histoire des sociétés, il est perdu dans le monde et dans les
idées, subit l’influence des uns et des autres sans prendre de
décisions propres et particulières ; en un mot, il est égaré et
ne sait pas ce qu’il veut et ce qu’il peut. C’est un homme
faible qui n’a pas de « ligne de conduite ».
Un
homme fort doit se tracer un chemin. La ligne droite est le chemin le
plus court d’un point à un autre. Il faut prendre la ligne droite
si l’on ne veut pas se perdre dans les broussailles de la vie, et
c’est ce que peu d’individus font en réalité. Il faut
évidemment chercher sa voie, ne pas partir aveuglément ; mais une
fois trouvée, une fois que l’on a la conviction d’être sur la
bonne route, l’hésitation est un mal qui détruit tous les effets
d’une inspiration heureuse et rend inutile toute l’énergie que
l’on est à même de dépenser.
L’individu
vient au monde chargé des vices et des tares de l’hérédité ;
sitôt que sa raison est susceptible d’absorber quelque nourriture,
il est accaparé par une société qu’il n’a pas conçue, qui lui
applique ses lois, bonnes ou mauvaises, qui lui enseigne sa morale et
qui cherche à en faire sa chose ; s’il est d’esprit assez
éveillé, il regarde, il observe, il analyse et cherche à se
détacher de ce milieu qui veut le comprimer ; mais dans une certaine
mesure, il lui est impossible de ne pas subir l’influence du
milieu.
S’il
se laisse attacher et accaparer par ce milieu, c’est un homme perdu
qui ira grossir le rang du troupeau, incapable de penser et juger par
lui-même ; il deviendra une chose qui, associée à d’autres
choses semblables, lui fermeront « la chose publique » qui se
laisse gouverner par les coquins et les voleurs.
Renan
nous dit : « La moindre action moléculaire retentissant dans le
tout, et l’homme étant cause au moins occasionnelle d’une foule
d’actions moléculaires, on peut dire que l’homme agit dans le
tout d’une quantité qui équivaut à la petite différentielle
qu’il y a entre ce qu’est le monde avec la terre habitée et ce
que serait le monde avec la terre inhabitée. »
Et
Renan a raison. Bien que l’homme soit déterminé, et en
conséquence irresponsable, il lui incombe cependant, et aussi faible
soit elle, une part de responsabilité dans tous les événements qui
se déroulent, et si nous nous plaçons au point de vue social, c’est
de sa ligne de conduite que dépend la transformation continuelle de
la société.
Certes,
il est bien difficile de définir ce que devrait être la ligne de
conduite de chaque individu, surtout si nous nous plaçons sur le
terrain philosophique, où nous sommes obligés de reconnaître que
le bien et le mal n’existent pas. Pourtant, si nous nous plaçons
sur le terrain de la sociologie, nous pouvons nous permettre de faire
une petite entorse à l’absolu philosophique pour discerner - sans
pour cela légitimer la répression quelle qu’elle soit -le bien du
mal.
Considérons
donc comme bien tout ce qui est utile à la collectivité et à
l’individu, et mal tout ce qui est néfaste à l’une et à
l’autre. Peu-être, de cette façon, sera-t-il possible de
rechercher quelle doit être la ligne de conduite de l’individu.
Les Anarchistes veulent transformer le milieu social actuel, qu’ils
considèrent comme mauvais. Plus que tous les autres, il est donc
indispensable qu’ils aient une ligne de conduite conforme à leurs
aspirations. On ne peut concevoir, par exemple, un individu luttant
ou plutôt critiquant la forme d’exploitation actuelle, et qui lui
même se rendrait complice de cette exploitation ; on ne peut pas
plus concevoir un ivrogne s’élevant contre l’alcoolisme et
absorbant lui-même plus de liquide qu’il n’en peut contenir.
Nous
n’ignorons pas que le milieu nous étreint et que nous sommes à
tous moments obligés de lui faire des concessions ; celui qui se
refuserait à toute concession envers le milieu n’aurait plus qu’à
mourir. Mais cependant, chaque individu doit se tracer cette « ligne
de conduite », minimum pourrait-on dire et, en la suivant, consentir
le moins possible à la société moderne pour donner le plus qu’il
peut à la société qu’il veut réaliser. La « ligne de conduite
» de l’individu sain et sincère doit l’orienter vers le but
qu’il poursuit, et il ne doit s’en détourner que lorsqu’il
considère qu’il fait fausse route, et que l’expérience lui a
démontré l’erreur de ses espérances.
Si
chacun voulait adopter comme « ligne de conduite » : de ne jamais
être nuisible à autrui, l’humanité serait bien vite réformée
et les individus pourraient être libres et heureux. Hélas, les
hommes en lutte constante les uns contre les autres se dévorent, et
chacun ne recherche que son bonheur particulier sans se préoccuper
de son prochain. C’est l’égoïsme qui domine en, notre siècle
de luxe et de misère ; cependant, tous ceux qui peinent et qui
souffrent, qui sont toujours les victimes d’une société marâtre
seront bien obligés un jour de se tendre la main pour combattre
l’ennemi commun. Et ce jour-là, la conduite des opprimés sera
assez énergique pour que disparaissent à jamais de la surface du
globe : l’exploitation qui abaisse et l’autorité qui tue. la
Constituante au moment même où se produisaient à Paris, des
cessations concertées du travail, nous permet d’affirmer qu’elle
le fut en toute connaissance de cause.
On
voulait museler les travailleurs, au moment même où les
corporations disparaissaient ; le prolétariat était sans défense.
Le texte du manifeste adressé à cette époque aux ouvriers
parisiens par le Conseil municipal le prouve avec évidence.
Voici
ce qu’on y lit :
«
Le Conseil municipal est instruit que les ouvriers de quelques
professions se réunissent journellement en très grand nombre, se
coalisent au lieu de s’employer à travailler et font des arrêts
par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées.
Tous les citoyens sont égaux en droit, mais ils ne le seront jamais
en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a jamais
voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent tous de faire les
mêmes gains. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de
leurs journées à des prix uniformes et forcer ceux du même état à
se soumettre à cette fixation serait donc évidemment contraire à
leurs propres intérêts ; une pareille coalition serait une
violation de la loi, une atteinte à l’intérêt général ».
Voilà
ce qu’on osait écrire au lendemain de la Révolution. N’est-ce
pas caractéristique d’un état d’esprit d’oppression ? Combien
de fois, depuis, avons-nous entendu tenir le même langage par te
patronat et le « pouvoir » ? Combien de fois, hélas !
l’entendrons-nous encore, si, à la première occasion, nous ne
proclamons pas d’abord les droits imprescriptibles du travail et
des travailleurs, si nous renonçons à faire nos affaires
nous-mêmes, pour les confier à des « génies, à des messies », à
des maîtres nouveaux à qui nous remettrons le soin de faire notre
bonheur politique en consacrant notre esclavage économique ?
Les
révolutions de 1830, 1848 et 1871 ont pourtant, à cet égard,
apporté une confirmation éclatante à ces faits de 1790, sans
ouvrir les yeux, hermétiquement clos - il faut le croire - des
travailleurs. En sera-t-il de même demain ? Il faut le craindre et
faire l’impossible pour que cela ne soit point.
Comme
on le voit, c’est au lendemain de la grande révolution française
qu’il faut situer l’origine des classes et la naissance du
mouvement syndical, placé hors des institutions soit disant
révolutionnaires créées par la Bourgeoisie pour asseoir son
pouvoir et conserver ses privilèges récents.
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