samedi 28 décembre 2019

Kafka et le socialisme libertaire partie 2


L'intérêt de l'épisode anarchiste dans la biographie de Kafka (1909-1912) c'est qu'il nous offre l'une des clés les plus éclairantes pour la lecture de l'oeuvre en particulier des écrits à partir de l'année 1912. Je dis bien l'une des clés, parce que le charme de cette oeuvre vient aussi de son caractère éminemment polysémique, irréductible à toute interprétation univoque. L' ethos libertaire s'exprime dans différentes situations qui sont au coeur de ses principaux textes littéraires, mais avant tout par la façon radicalement critique dont est représenté le visage obsédant et angoissant de la non-liberté : l'autorité. Un antiautoritarisme d'inspiration libertaire traverse l'ensemble de l'oeuvre romanesque de Kafka, dans un mouvement de « dépersonnalisation » et réification croissante : de l'autorité paternelle et personnelle vers l'autorité administrative et anonyme. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une quelconque doctrine politique, mais d'un état d'esprit et d'une sensibilité critique dont la principale arme est l'ironie, l'humour, cet humour noir qui est, selon André Breton, « une révolte supérieure de l'esprit ». Cette attitude a des racines intimes et personnelles dans son rapport au père. L'autorité despotique du paterfamilias est pour l'écrivain l'archétype même de la tyrannie politique. Dans sa « Lettre au Père » (1919) Kafka se souvient : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu'ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne ». Confronté au traitement brutal, injuste et arbitraire des employés par son père, il se sent solidaire des victimes : « Cela me rendit le magasin insupportable, il me rappelait trop ma propre situation à ton égard... C'est pourquoi j'appartenais nécessairement au parti du personnel». Les principales caractéristiques de l'autoritarisme dans les écrits littéraires de Kafka sont : L'arbitraire : les décisions sont imposées d'en haut, sans justification morale, rationnelle, humaine aucune, souvent en formulant des exigences démesurées et absurdes envers la victime. L'injustice : la culpabilité est considérée à tort comme évidente, allant de soi, sans nécessité de preuve et les punitions sont totalement disproportionnées à la « faute » (inexistante ou triviale). Dans son premier écrit majeur, Le Verdict (1912), Kafka met en scène uniquement l'autorité paternelle ; c'est aussi l'un des rares écrits où le héros (Georg Bendemann) semble se soumettre entièrement et sans résistance au verdict autoritaire : l'ordre intimé par le père à son fils de se jeter dans la rivière ! Comparant cette nouvelle avec Le Procès, Milan Kundera observe : « La ressemblance entre les deux accusations, culpabilisations et exécutions trahit la continuité qui lie l'intime « totalitarisme » familial à celui des grandes visions de Kafka *. » À ceci près que dans les deux grands romans (Le Procès et Le Château) il s'agit d'un pouvoir « totalitaire » parfaitement anonyme et invisible. L'Amérique (1913-1914) constitue à cet égard un ouvrage intermédiaire : les personnages autoritaires sont tantôt des figures paternelles (le père de Karl Rossmann et l'Oncle Jakob) et tantôt des hauts administrateurs de l'Hôtel (le Chef du Personnel et le Portier en Chef). Mais même ces derniers gardent un aspect de tyrannie personnelle, associant la froideur bureaucratique à un despotisme individuel mesquin et brutal. Le symbole de cet autoritarisme punitif surgit dès la première page du livre : démystifiant la démocratie américaine, représentée par la célèbre statue de la Liberté à l'entrée du port de New York, Kafka remplace dans ses mains la torche par une épée... Dans un monde sans justice ni liberté, la force nue, le pouvoir arbitraire semblent régner sans partage. La sympathie du héros va aux victimes de cette société : par exemple, le chauffeur du premier chapitre, exemple de « la souffrance d'un pauvre homme soumis aux puissants », ou la mère de Thérèse, poussée au suicide par la faim et la misère. Il trouve des amis et des alliés du côté des pauvres : Thérèse elle-même, l'étudiant, les habitants du quartier populaire qui refusent de le livrer à la police parce que, écrit Kafka dans un commentaire révélateur, « les ouvriers ne sont pas du côté des autorités " ». Du point de vue qui nous intéresse ici, le grand tournant dans l'oeuvre de Kafka c'est la nouvelle La colonie pénitentiaire, écrite peu après L'Amérique. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent l'autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier. Il ne s'agit pas du pouvoir d'un individu les Commandants (Ancien et Nouveau) ne jouent qu'un rôle secondaire dans le récit mais de celui d'un mécanisme impersonnel. Le cadre du récit est le colonialisme... français. Les officiers et commandants de la colonie sont français, tandis que les humbles soldats, les dockers, les victimes devant être exécutées sont des « indigènes » qui « ne comprennent pas un seul mot de français ». Un soldat « indigène » est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l'arbitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! ». Son exécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : « Honore tes supérieurs ». Le personnage central de la nouvelle n'est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l'officier qui préside à l'exécution, ni le Commandant de la colonie. C'est la Machine elle-même. Tout le récit tourne autour de ce sinistre appareil (Apparat), qui apparaît de plus en plus, au cours de l'explication très détaillée que l'officier donne au voyageur, comme une fin en soi. L'Appareil n'est pas là pour exécuter l'homme, c'est plutôt celui-ci qui est là pour l'Appareil, pour fournir un corps sur lequel il puisse écrire son chef-d'uvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de «beaucoup de florilèges et embellissements». L'officier lui-même n'est qu'un serviteur de la Machine, et finalement, se sacrifie lui-même à cet insatiable Moloch. À quelle «Machine de pouvoir» concrète, à quel «Appareil d'autorité» sacrificateur de vies humaines, pensait Kafka ? La Colonie pénitentiaire a été écrite en octobre 1914, trois mois après l'éclatement de la Grande Guerre... Dans Le Procès et Le Château on retrouve l'autorité comme « appareil » hiérarchisé, abstrait, impersonnel : les bureaucrates, quel que soit leur caractère brutal, mesquin ou sordide, ne sont que des rouages de ce mécanisme. Comme l'observe avec acuité Walter Benjamin, Kafka écrit du point de vue du « citoyen moderne qui se sait livré à un appareil bureaucratique impénétrable dont la fonction est contrôlée par des instances qui restent floues même à ses organes d'exécution, a fortiori pour ceux qu'il manipule». L'oeuvre de Kafka est à la fois profondément enracinée dans son environnement pragois comme l'observe André Breton, elle « épouse tous les charmes, tous les sortilèges» de Prague et parfaitement universelle. Contrairement à ce que l'on prétend souvent, ses deux grands romans ne sont pas une critique du vieil État impérial austro-hongrois, mais de l'appareil étatique dans ce qu'il a de plus moderne : son caractère anonyme, impersonnel, en tant que système bureaucratique aliéné, « chosifié », autonome, transformé en but en soi.
Un passage du Château est particulièrement éclairant de ce point de vue : c'est celui petit chef d 'oeuvre d'humour noir où le maire du village décrit l'appareil officiel comme une machine autonome qui semble travailler « par elle- même » : « On dirait que l'organisme administratif ne peut plus supporter la tension, l'irritation qu'il a endurées des années par la faute de la même affaire, peut-être infime en soi d'ailleurs, et qu'il prononce de lui-même le verdict sans le secours des fonctionnaires. » Cette profonde intuition du mécanisme bureaucratique comme engrenage aveugle, dans lequel les rapports entre individus deviennent une chose, un objet indépendant, est l'un des aspects les plus modernes, les plus actuels, les plus lucides de l'uvre de Kafka. L'inspiration libertaire est inscrite au coeur des romans de Kafka, qui nous parlent de l'État que ce soit sous la forme de l'« administration » ou de la « justice » comme d'un système de domination impersonnel qui écrase, étouffe ou tue les individus. C'est un monde angoissant, opaque, incompréhensible, où règne la non-liberté. On a souvent présenté Le Procès comme un ouvrage prophétique : l'auteur aurait prévu, avec son imagination visionnaire, la justice des États totalitaires, les procès nazis ou staliniens. Bertold Brecht, pourtant compagnon de route de l'URSS, observait, dans une conversation avec Walter Benjamin à propos de Kafka, en 1934 (avant même les procès de Moscou) : « Kafka n'a qu'un seul problème, celui de l'organisation. Ce qui l'a saisi, c'est l'angoisse devant l'État-fourmillière, la façon dont les hommes s'aliènent eux-mêmes par les formes de leur vie commune. Et il a prévu certaines formes de cette aliénation, comme par exemple les méthodes de la GPU.»
Sans mettre en doute la pertinence de cet hommage à la clairvoyance de l'écrivain pragois, il faut néanmoins rappeler que Kafka ne décrit pas dans ses romans des États « d'exception » : l'une des idées les plus importantes dont la parenté avec l'anarchisme est évidente suggérées par son uvre, c'est la nature aliénée et oppressive de l'État « normal », légal et constitutionnel. Dès les premières lignes du Procès il est dit clairement : « K. vivait bien dans un État de droit (Rechtstaat) , la paix régnait partout, toutes les lois étaient en vigueur, qui osait donc l'assaillir dans sa maison ? » Comme ses amis, les anarchistes pragois, il semble considérer toute forme d'État, l'État en tant que tel, comme une hiérarchie autoritaire et liberticide. L'État et sa justice sont aussi, par leur nature intime, des systèmes mensongers. Rien n'illustre mieux cela que le dialogue, dans le Procès, entre K. et l'abbé, au sujet de l'interprétation de la parabole sur le gardien de la loi. Pour l'abbé, « douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi » argument classique de tous les représentants de l'ordre. K. objecte que si l'on adopte cet avis, « il faut croire tout ce que dit le gardien », ce qui lui semble impossible : « Non, dit l'abbé, on n'est pas obligé de croire vrai tout ce qu'il dit, il suffit qu'on le tienne pour nécessaire.
« Triste opinion, dit K..., elle élèverait le mensonge à la hauteur d'une règle du monde»
Comme l'observe très justement Hannah Arendt dans son essai sur Kafka, le discours de l'abbé révèle « la théologie secrète et la croyance intime des bureaucrates comme croyance dans la nécessité pour soi, les bureaucrates étant en dernière analyse des fonctionnaires de la nécessité M ». Enfin, l'État et les Juges administrent moins la gestion de la justice que la chasse aux victimes. Dans une image qui est comparable à celle de la substitution de la torche de la Liberté par une épée dans L'Amérique, on voit dans Le Procès un tableau du peintre Titorelli censé représenter la déesse de la Justice se transformer, lorsque l'uvre est bien éclairée, en célébration de la déesse de la Chasse. La hiérarchie bureaucratique et juridique constitue une immense organisation qui selon Joseph K, la victime du Procès, « non seulement utilise des gardiens vénaux, des inspecteurs et des juges d'instructions stupides... mais qui entretient encore toute une magistrature de haut rang avec son indispensable cortège de valets, de scribes, de gendarmes et autres auxiliaires, peut-être même de bourreaux, je ne recule pas devant le mot M ».
En d'autres termes : l'autorité d'État tue Joseph K. fera la rencontre des bourreaux dans le dernier chapitre du livre, lorsque deux fonctionnaires le mettront à mort, « comme un chien ». Le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique sinon métaphysique : est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux autorités, quelles qu'elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l'avocat est un exemple typique : «Ce n'était plus là un client, c'était le chien de l'avocat. Si celui-ci lui avait commandé d'entrer sous le fit en rampant et d'y aboyer comme du fond d'une niche, il l'aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot du Procès), est celle d'être mort « comme un chien », en se soumettant sans résistance à ses bourreaux. C'est le cas aussi du prisonnier de La colonie pénitentiaire, qui n'essaye même pas de s'échapper et se comporte avec une soumission « canine » (hùndisch "). Le jeune Karl Rossmann, dans L'Amérique, est l'exemple de quelqu'un qui essaye sans toujours réussir de résister aux « autorités ». A ses yeux ne deviennent des chiens que « ceux qui veulent bien se laisser faire ». Le refus de se soumettre et de ramper comme un chien apparaît ainsi comme le premier pas vers la marche debout, vers la liberté. Mais les romans de Kafka n'ont pas de « héros positifs », ni d'utopies d'avenir : ce dont il s'agit, c'est de montrer, avec ironie et lucidité, hfacies hippocratica de notre époque.
Ce n'est pas un hasard si le mot « kafkaïen » est entré dans le langage courant : il désigne un aspect de la réalité sociale que la sociologie ou la science politique tendent à ignorer, mais que la sensibilité libertaire de Kafka avait merveilleusement réussi à capter : la nature oppressive et absurde du cauchemar bureaucratique, Vopacité, le caractère impénétrable et incompréhensible des règles de la hiérarchie étatique, tels qu'ils sont vécus par en bas et de l'extérieur contrairement à la science sociale qui s'est limitée généralement à examiner la machine bureaucratique de « l'intérieur » ou par rapport à ceux « d'en haut » (l'État, les autorités, les institutions) : son caractère « fonctionnel » ou « dysfonctionnel », « rationnel » ou « pré-rationnel M ». la science sociale n'a pas encore élaboré un concept pour cet «effet d'oppression» du système bureaucratique réifié, qui constitue sans doute l'un des phénomènes les plus caractéristiques des sociétés modernes, quotidiennement vécu par des millions d'hommes et de femmes. En attendant, cette dimension essentielle de la réalité sociale continuera d'être désignée par référence à l'oeuvre de Kafka...

Kafka et le socialisme libertaire de Michael Lowy Partie 1




Le mouvement anarchiste a non seulement formé l' avant-garde combative des travailleurs de plusieurs pays, mais a aussi laissé une trace profonde dans la culture moderne. L'oeuvre de Kafka en est une illustration frappante. Il va de soi que l'on ne peut réduire l'oeuvre de Kafka à une doctrine politique, quelle qu'elle soit. Kafka ne produit pas des discours, mais crée des individus et des situations, et exprime dans son oeuvre des sentiments, des attitudes, une Stimmung. Le monde symbolique de la littérature est irréductible au monde discursif des idéologies : l'oeuvre littéraire n'est pas un système conceptuel abstrait, à l'instar des doctrines philosophiques ou politiques, mais création d'un univers imaginaire concret de personnages et de choses \ Cependant, cela n'interdit pas d'exploiter les passages, les passerelles, les liens souterrains entre son esprit antiautoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies pour l'anarchisme d'une part, et ses principaux écrits de l'autre. Ces passages nous ouvrent un accès privilégié à ce qu'on pourrait appeler le paysage interne de l'oeuvre de Kafka. Trois témoignages de contemporains tchèques nous informent sur la sympathie que l'écrivain pragois portait aux socialistes libertaires tchèques et sur sa participation à certaines de leurs activités. Au début des années trente, lors de ses recherches en vue de la rédaction du roman Stefan Rott (1931), Max Brod recueillit des informations de l'un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha. Elles concernent la présence de Kafka aux réunions du Hub Mladych (Club des Jeunes), organisation libertaire, antimilitariste et anticléricale, fréquentée par plusieurs écrivains tchèques (Neumann, Mares, Hasek). Intégrant ces informations, Brod note dans son roman que Kafka « assistait souvent, dans le silence, aux séances du cercle ». Kacha le trouvait sympathique et l'appelait Klidas, ce qu'on pourrait traduire par « le taciturne », ou plus exactement, suivant l'argot tchèque, par « colosse de silence ». Max Brod n'a jamais mis en question la véracité de ce témoignage qu'il citera à nouveau dans sa biographie de Kafka . Le deuxième témoignage est celui de l'écrivain anarchiste Michal Mares, qui avait fait la connaissance de Kafka dans la rue (ils étaient voisins). Selon Mares dont le document fut publié par Klaus Wagenbach en 1958 Kafka était venu, sur son invitation, à une manifestation contre l'exécution de Francisco Ferrer, l'éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909. Au cours des années 1910-1912, il aurait assisté à des conférences anarchistes sur l'amour libre, sur la Commune de Paris, sur la paix, contre l'exécution du militant parisien Liabeuf, organisées par le « Club des Jeunes », l'association « Vilem Kôrber » (anticléricale et antimilitariste), et par le Mouvement anarchiste tchèque. Il aurait même, à quelques reprises, payé cinq couronnes de caution pour faire libérer son ami de la prison. Mares insiste, de façon analogue à Kacha, sur le silence de Kafka: « À ma connaissance, Kafka n'appartenait à aucune de ces organisations anarchistes, mais il avait pour elles les fortes sympathies d'un homme sensible et ouvert aux problèmes sociaux. Cependant, malgré l'intérêt qu'il portait à ces réunions (vu son assiduité), il n'intervenait jamais dans les discussions ».
Cet intérêt se manifesterait aussi dans ses lectures les Discours d'un rebelle de Kropotkine (cadeau de Mares lui-même), ainsi que des écrits des frères Reclus, de Bakounine et de Jean Grave et dans ses sympathies : « le destin de l'anarchiste français Ravachol ou la tragédie d'Emma Goldmann qui édita Mother Earth, le touchaient tout particulièrement ». Ce témoignage était apparu en 1946, dans une revue tchèque, sous une version quelque peu différente, sans attirer l'attention \ Mais c'est après sa publication en annexe du remarquable livre de Klaus Wagenbach sur la jeunesse de Kafka (1958) la première oeuvre à mettre en lumière les liens de l'écrivain avec les milieux libertaires pragois qu'il va provoquer une série de polémiques, visant à mettre en question sa crédibilité. Nous y reviendrons. Le troisième document sont les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, parues dans une première édition en 1951, et dans une deuxième édition, considérablement élargie, en 1968. Ce témoignage qui se réfère à des échanges avec l'écrivain pragois au cours des dernières années de sa vie (à partir de 1920), suggère que Kafka gardait sa sympathie pour les libertaires. Par exemple, sa définition du capitalisme comme « un système de rapports de dépendance » où « tout est hiérarchisé, tout est dans les fers » est typiquement anarchiste, par son insistance sur le caractère autoritaire de ce système et non sur l'exploitation économique comme le marxisme. Même son attitude sceptique envers le mouvement ouvrier organisé semble inspirée par la méfiance libertaire envers les partis et institutions politiques : derrière les ouvriers qui défilent « s'avancent déjà les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans modernes dont ils préparent l'accès au pouvoir... La révolution s'évapore, seule reste alors la vase d'une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l'humanité torturée sont en papiers de ministères . »
L'hypothèse suggérée par ces documents l'intérêt de Kafka pour les idées libertaires est confirmée par certaines références dans ses écrits intimes. Par exemple, dans son journal on trouve cet impératif catégorique : « Ne pas oublier Kropotkine !» ; et dans une lettre à Max Brod de novembre 1917, oû manifeste son enthousiasme pour un projet de revue (Feuilles de combat contre la volonté de puissance) proposé par l'anarchiste freudien Otto Gross *. Il est bien probable que ces divers témoignages surtout les deux derniers contiennent des inexactitudes et des exagérations. Klaus Wagenbach lui-même reconnaît (à propos de Mares), que « certains détails sont peut-être faux » ou du moins « exagérés ». De même, selon Max Brod, Mares, comme beaucoup d'autres témoins qui ont connu Kafka, « tend à exagérer », notamment en ce qui concerne l'extension des liens amicaux avec l'écrivain . Mais c'est une chose de constater les contradictions ou les exagérations de ces documents, et c'est une tout autre chose que de les rejeter en bloc, qualifiant de « pure légende » les informations sur les liens entre Kafka et les anarchistes tchèques. C'est l'attitude de certains spécialistes, parmi lesquels Hartmut Binder, Ritchie Robertson et Ernst Pawel auteurs tous trois de biographies de Kafka dont on ne peut nier la valeur. Leur tentative d'évincer l'épisode anarchiste dans la vie de Kafka mérite d'être discutée en détail, dans la mesure où elle a des implications politiques évidentes Hartmut Binder est celui qui, dans sa biographie détaillée et très erudite de Kafka, développe de la façon la plus énergique la thèse selon laquelle les liens entre Kafka et les milieux anarchistes pragois sont une « légende » qui appartient « au royaume de l'imagination ». Klaus Wagenbach est accusé d'avoir utilisé des sources « qui convenaient agréablement à son idéologie » (Kacha, Mares et Janouch), mais qui « manquent de crédibilité ou sont même des falsifications délibérées ». Selon Binder, « le simple fait que Brod n'ait appris ces prétendues activités que plusieurs années après la mort de Kafka, auprès de Michal Kacha, un ancien membre de ce mouvement anarchiste témoigne contre la crédibilité de cette information. Parce qu'il est presque inimaginable, que Brod {...J ait pu ignorer l'intérêt de son meilleur ami pour le mouvement anarchiste... ».
Or, si cela est vraiment « presque inimaginable » (constatons tout de même que le «presque» laisse une marge au doute...), comment se fait-il que le principal intéressé, c'est-à-dire Max Brod lui-même, considérait cette information comme parfaitement fiable, puisqu'il l'a utilisée aussi bien dans son roman Stefan Rott que dans la biographie de son ami? Le même raisonnement vaut pour un autre argument de Binder : « Écouter, dans une brasserie enfumée, des discussions politiques d'un groupe agissant en dehors de la légalité... c'est une situation inimaginable pour la personnalité de Kafka ». Or cette situation n'avait rien d'étrange aux yeux de Max Brod, qui pourtant connaissait assez bien la personnalité de Kafka. En fait, rien dans l'oeuvre de Kafka ne laisse entendre un respect si superstitieux pour la légalité ,0. Pour tenter de se débarrasser une fois pour toutes du témoignage de Michal Mares, Binder se réfère avec insistance à une lettre de Kafka à Milena, où il est question de Mares comme d'une « connaissance de rue » : « Kafka souligne expressément que sa relation avec Mares est seulement celle d'une Gassenbekantschaft (connaissance de rue). Ceci est bien l'indice le plus net que Kafka n'a jamais participé à une réunion anarchiste ". » Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'entre la prémisse et la conclusion il y a un non sequitur évident ! Même si leur relation s'était limitée à des rencontres dans la rue (la maison de Kafka était proche du lieu de travail de Mares), cela n'aurait pas empêché Mares de lui passer des tracts et des invitations pour des réunions et manifestations, de constater sa présence dans certaines de ses activités, et même de lui faire cadeau, à l'occasion, d'un exemplaire du livre de Kropotkine. Mares possède, comme preuve matérielle de ses liens avec Kafka, une carte postale envoyée par l'écrivain, datée du 9 décembre 1910. Binder prend acte de l'existence de ce document, mais partant du fait que la carte était adressée à «Josef Mares» (et non Michal), il pense de tenir ici une nouvelle preuve des « fictions » du témoin : il serait tout à fait invraisemblable qu'une année après avoir fait la connaissance de Mares et participé à ses côtés à plusieurs soirées du Klub Mladych, Kafka « ne connaisse même pas son prénom ». Or, cet argument ne tient pas, pour une raison très simple : selon les éditeurs allemands de la correspondance entre Kafka et Milena, le vrai prénom de Kacha n'était pas Michal mais... Josef. L'ensemble de la discussion de Hartmut Binder sur ce sujet donne l'impression pénible d'une tentative délibérée et systématique faisant feu de tout bois pour débarrasser l'image de Kafka de la tache noire que serait aux yeux d'une vision politique conservatrice sa participation à des réunions organisées par les libertaires pragois. Quelques années plus tard, dans sa biographie de Kafka ouvrage par ailleurs tout à fait digne d'intérêt Ernst Pawel défend apparemment les mêmes thèses que Binder : il s'agit d'« enterrer l'un des grands mythes » attachés à la personne de Kafka, à savoir « la légende d'un Kafka conspirateur au sein du club Mladych (club de la Jeunesse) groupe anarchiste tchèque ». Cette légende serait due «aux souvenirs fertiles de l'ex-anarchiste Michal Mares, qui, dans ses Mémoires un peu fantaisistes », publiés en 1946, décrit Kafka comme un ami et un camarade qui participait à des réunions et à des manifestations anarchistes. Or, ce récit est « complètement démenti par tout ce que l'on sait de sa vie, de ses amis et de son caractère. Déjà peu crédible en conspirateur, comment aurait-il pu et même voulu dissimuler son engagement à des amis intimes qu'il voyait tous les jours ? » La « légende » est d'autant plus facile à démentir qu'elle ne correspond à aucune des sources en question : ni Kacha (non mentionné par Pawel), ni Mares ou Janouch et encore moins Wagenbach n'ont jamais prétendu que Kafka était un « conspirateur au sein du groupe anarchiste ». Mares insiste explicitement sur le fait que Kafka n'était membre d'aucune organisation. En outre, il ne s'agit pas de « conspiration » mais de participation à des réunions qui étaient, dans la plupart des cas, ouvertes au public. Quand à la « dissimulation à des amis intimes » c'est à dire Max Brod nous avons déjà montré l'inanité de cet argument. Ernst Pawel fournit une raison supplémentaire en faveur de sa thèse : il est « inconcevable » que « quelqu'un qui avait presque un statut de fonctionnaire » ait échappé à l'attention des indicateurs de police. Or, les dossiers de la police pragoise « ne contiennent pas la moindre allusion à Kafka M ». L'observation est intéressante, mais l'absence d'un nom dans les archives policières n'a jamais été en elle- ~ «me une preuve suffisante de non participation. Par ailleurs, il est peu probable que la police disposait du nom de tous ceux qui assistaient à des réunions publiques organisées par les divers clubs libertaires : elle s'intéressait aux « meneurs » de ces associations, plutôt qu'aux gens qui écoutaient en silence. Cependant, Pawel se distingue de Binder par sa disposition à reconnaître la validité des faits suggérés par ces témoignages, dans une version plus atténuée : « La vérité est plus prosaïque. Kafka connaissait effectivement Mares {...] et sans doute a-t-il pu assister à des réunions ou à des manifestations publiques, en tant qu'observateur intéressé. [...J Dans les années qui suivirent, il semble aussi avoir été intéressé par l'anarchisme philosophique et non violent de Kropotkine et d'Alexandre Herzen ". »
Nous ne sommes pas si loin des conclusions de Wagenbach. Examinons maintenant le point de vue de Ritchie Robertson, auteur d'un remarquable essai sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain juif pragois. À son avis les informations fournies par Kacha et Mares doivent être «traitées avec scepticisme ». Ses principaux arguments à ce propos sont repris à Binder : comment serait-il possible que Brod ne sache rien de la participation de son ami à ces réunions ? Quelle valeur peut-on attribuer au témoignage de Mares, considérant qu'il n'était qu'une Gassenbekanntschaft de Kafka? Bref, «pour toutes ces raisons, l'assistance de Kafka à des meetings anarchistes semble bien être une légende ». Inutile de revenir sur ces objections, dont j'ai déjà montré plus haut le peu de consistance. Ce qui est tout à fait nouveau et intéressant dans le livre de Robertson, c'est la tentative de proposer une interprétation alternative des idées politiques de Kafka, qui ne seraient, selon lui, ni socialistes ni anarchistes, mais romantiques. Ce romantisme anticapitaliste ne serait, selon lui, ni de gauche ni de droite " Or, si l'anticapitalisme romantique est une matrice commune à certaines formes de pensée conservatrices et révolutionnaires et dans ce sens il dépasse effectivement la division traditionnelle entre gauche et droite il n'en reste pas moins que les auteurs romantiques eux-mêmes se situent clairement dans un des pôles de cette vision du monde : le romantisme réactionnaire ou le romantisme révolutionnaire ". En fait, l'anarchisme, le socialisme libertaire, l'anarcho-syndicalisme sont un exemple paradigmatique d'« anticapitalisme romantique de gauche ». Par conséquent, définir la pensée de Kafka comme romantique ce qui me semble tout à fait pertinent ne signifie nullement qu'elle ne soit pas « de gauche », concrètement un socialisme romantique de tendance libertaire. Comme chez tous les romantiques, sa critique de la civilisation moderne est teintée de nostalgie pour le passé représenté à ses yeux par la culture yiddish des communautés juives de l'Europe de l'Est. Avec une intuition remarquable, André Breton écrivait : « tout en marquant la minute présente », [la pensée de Kafka] « tourne symboliquement à rebours avec les aiguilles de l'horloge de la synagogue " » de Prague.

Communisme libertaire Isaac Puente Partie 2


DEUX PARTAGES À FAIRE : RICHESSE ET TRAVAIL

Entre les habitants d’une même nation, il y a deux choses à partager : la richesse, c’est-à-dire les produits destinés à la consommation de tout le peuple, et le travail nécessaire pour la produire. Tel serait le problème devant la justice, l’équité et la raison. Mais dans la société capitaliste, la richesse s’accumule dans une classe, celle où l’on ne produit pas, et le travail incombe à une autre classe, celle qui ne mange pas à sa faim. C’est précisément le contraire de ce qui se passe dans le corps humain, qui toujours donne plus d’aliment, plus de sang, au membre ou à l’organe qui travaille.
La richesse nationale de l’Espagne se monte à une rente annuelle de 25.000.000.000 pesetas. Bien distribuée, il y en aurait assez pour bien alimenter le peuple espagnol qui compte 24 millions d’habitants, ce qui ferait pour chacun plus de 1.000 pesetas par an 1. Une famille de cinq individus aurait donc 5.000 pesetas annuellement, ce qui permettrait la généralisation d’un certain bien être. Mais comme en régime capitaliste, le capital doit produire au moins 5 % d’intérêt annuel, et que l’autorité doit se mesurer à la solde, pour que les uns puissent avoir des millions à gaspiller, il faut qu’il y ait des familles entières réduites à vivre avec la moitié moins de ce qui leur reviendrait en toute équité. En régime communiste-libertaire, il ne s’agit pas de pesetas, ni de se les partager. Il ne s’agit que de produits qui ne sont plus transformables en argent et ne peuvent donc s’accumuler, mais qui se distribuent entre tous selon les besoins. L’autre chose à partager est le travail. Et là encore, aujourd’hui, nous trouvons la même injuste et révoltante inégalité. Pour que quelques-uns puissent passer leur vie vautrés dans des fauteuils, d’autres doivent suer huit heures par jour, quand ce n’est pas dix ou quatorze. Aujourd’hui, sept millions de travailleurs sont occupés à produire toute la richesse, et il leur faut en moyenne huit heures de travail par jour. Si les quatorze millions d’habitants adultes travaillent tous, il leur faudrait seulement quatre heures par jour pour produire la même richesse ou une plus grande encore, car il n’y aurait ni fatigue, ni chômage. Telle est la résultante nette et claire d’une bonne et juste distribution du travail. Et telle l’utopie que veut réaliser l’anarchiste.

PREMIÈRES RÉALISATIONS

Le Communisme libertaire se base sur des organisations déjà existantes, grâce auxquelles il peut assurer la vie économique dans la ville et au village, en tenant compte des besoins particuliers de chaque localité. Ces organismes sont le syndicat et la commune libre. Le Syndicat réunit les individus selon la qualification du travail et la cohabitation quotidienne de l’atelier. Il réunit premièrement les ouvriers d’une usine, d’un chantier ou de n’importe quelle équipe de travail constituant la section syndicale la plus petite, avec autonomie dans tout ce qui lui est particulier. Ces sections réunies avec d’autres semblables forment la branche locale ou régionale d’une industrie déterminée. Les syndicats d’une même localité sont fédérés entre eux, y compris un syndicat des métiers divers ou variables, afin que soient organisés
1 [NdÉ] En transposant à la France de 2018, un PIB de 2.282 milliards d’euros pour 67,7 millions d’habitants fait plus de 33.000 euros par personne et par an.
ceux-là mêmes qui ne peuvent fonder leur propre syndicat. La Fédération locale est constituée par l’Assemblée générale de tous les syndiqués, en qui réside le maximum de souveraineté (à son défaut par une réunion des comités de chaque syndicat ou par une délégation de chacun de ces comités). La Commune libre, c’est l’assemblée des travailleurs d’une petite localité, village ou hameau, avec souveraineté pour traiter toutes les affaires communes. Cette institution des plus anciennes a été dépossédée par l’immixtion des institutions politiques, mais elle peut recouvrer son ancienne vigueur, en se chargeant de l’organisation de la vie locale. L’économie nationale résulte de l’harmonie entre les diverses localités qui composent le pays. Quand chaque localité en elle-même a son économie bien administrée et ordonnée, l’ensemble réalise le maximum d’harmonie et de perfection. Ceci ne doit pas être imposé par le haut, mais on veut la voir fleurir de la base, comme résultat spontané, non pas comme un ordre imposé. Si l’accord entre les individus s’établit par les relations entre eux, l’accord entre les localités est effet de relations du même genre. Ces relations sont périodiques et circonstancielles dans les assemblées et congrès, persistantes et continues dans les Fédérations d’Industrie (dont la mission spéciale est d’organiser les communications et les transports en ce qui concerne les industries dont l’importance dépasse le cadre local ou régional).

FONCTIONNEMENT DE L’ÉCONOMIE NATIONALE

Chaque syndicat doit s’efforcer de favoriser les initiatives qui ont pour conséquence un progrès dans le bien-être de tous, en particulier celles qui ont trait à la défense de la santé publique et à un aménagement plus sain et plus agréable du travail. La nécessité économique oblige l’individu à coopérer dans la vie économique de la localité. La même nécessité va se manifester sur les collectivités locales, les obligeant à coopérer dans l’économie nationale. Mais l’économie nationale ne doit pas dépendre d’un Comité central, ni d’un Conseil suprême, germes d’autoritarisme, facteurs de dictature et repaires de bureaucratie. Nous avons dit que nous n’avons que faire d’un pouvoir ordonateur ou d’un faiseur de plan étranger à l’accord mutuel entre les localités. Lorsque toutes les localités (villes, villages et hameaux) ont ordonné leur vie intérieure, l’organisation nationale atteint toute la perfection réalisable. Et nous pouvons en dire autant de la vie locale. Lorsque tous les individus qui la composent trouvent la satisfaction de leurs besoins, la vie économique de la Commune ou de la Fédération locale, elle aussi, sera parfaite. En biologie, pour qu’un organisme jouisse de « physiologisme » ou « normalité », il est nécessaire que chacune de ses cellules accomplisse sa tâche naturelle et pour cela, deux choses sont nécessaires : assurer la circulation du sang et les connexions nerveuses. La vie nationale de même, est naturelle ou normale, lorsque chaque localité remplit sa fonction assurant la circulation des produits dont on manque et se débarrassant de ce qui s’accumule. Ceci implique deux choses : les communications, qui mettent les localités au courant de leurs besoins mutuels, et les transports qui leur permettent de se venir en aide. Ici se manifeste la raison d’être des Fédérations nationales d’industries, organismes aptes à former la structure des services collectivisés, selon un plan national de communications et de transports (postes, télégraphe, téléphone ; réseaux routiers, fluviaux et ferroviaire). Au-dessus de l’organisation locale, il ne doit exister aucune superstructure, sauf celle correspondant à une fonction spéciale qu’il est impossible d’organiser localement. Les Congrès confédéraux sont les seuls interprètes de la volonté nationale, encore n’exercent-ils que circonstantiellement et transitoirement la souveraineté que leur confèrent les résolutions des assemblées de base. En plus de la Fédération des Transports et Communications, il peut être nécessaire de former des Fédérations régionales, lorsqu’il s’agit par exemple de distribution d’énergie, d’irrigation ou de rénovation forestière. Les Fédérations nationales ou régionales auront donc à transformer en propriétés communes les voies, réseaux, édifices, machines, appareils et ateliers relatifs aux grands services publics de communications, transports et distribution. Ils offriront gratuitement leurs services aux localités, groupements et individus qui de leur côté coopèrent de leurs efforts à l’économie nationale : 1° en livrant les produits et richesses qu’ils ont de reste ; 2° en s’offrant à surproduire ce dont la nation a besoin, lorsque cela entre dans leurs possibilités ; 3° en contribuant aux offres personnelles de travail, matériaux, etc. en faveur des services publics en question. C’est la mission des Fédérations nationales des communications et transports de mettre en relation toutes les localités, en assurant le transport entre les régions productrices et les régions consommatrices, et en faisant passer d’abord les produits périssables ou qui doivent se consommer de suite, comme le poisson, le lait, les fruits et la viande. Pour assurer le service des localités, répondre aux besoins et décongestionner les localités surproductrices, il s’agit avant tout de la bonne organisation des transports. Ni un cerveau unique, ni un trust des cerveaux, ne peuvent préordonner cette circulation. Les individus s’entendent en se réunissant, et les localités en entrant en relations mutuelles. Un guide de directions, avec la production particulière à chaque localité, permettrait de faciliter les approvisionnements en faisant connaître ce qui peut être demandé à une ville ou région et ce qu’on peut lui offrir. De même que le besoin oblige les individus à rassembler leurs efforts, pour contribuer à la vie économique des localités, de même le besoin aussi forcera les collectivités à réunir leurs activités dans un complexe économique national. C’est le système circulatoire (transports) et le système nerveux (communications) qui permettent l’établissement de ces relations interlocales. Ni la bonne marche de l’économie, ni la liberté de l’individu n’exigent d’autres complications.

CONCLUSIONS

Le communisme libertaire est le point de départ nécessaire pour que la société s’organise spontanément et librement, et pour que l’évolution sociale, sans déviation artificielle, s’accomplisse pour le bien de tous. C’est la solution la plus rationnelle du problème économique, car il répond à une distribution équitable de la production et du travail socialement nécessaire pour l’obtenir. Personne ne doit se soustraire au besoin de coopérer avec son effort à la production, puisque c’est la nature elle-même qui nous impose cette dure loi du travail dans les climats où les aliments ne se produisent pas spontanément. La contrainte économique trouve son expression dans l’organisation sociale. Mais elle est et doit être aussi la seule contrainte que la collectivité puisse légitimement exercer sur l’individu. Toutes les autres activités culturelles, artistiques, scientifiques, doivent rester en marge du contrôle de la collectivité et entre les mains des libres groupements mettant en œuvre les diverses passions et tendances. Comme la journée de travail obligatoire n’épuisera pas, ainsi qu’elle fait aujourd’hui, la capacité de travail du producteur, il y aura place dans la vie en marge de la production contrôlée, pour une activité complètement spontanée, fruit de la joie et de l’enthousiasme, et qui trouvera en elle-même satisfaction et récompense. Dans cette production joyeuse est en germe une vie nouvelle : celle que l’anarchisme exalte et propage. Et quand elle remplira les besoins de la société, il n’y aura plus nul besoin de la tutelle économique des organisations sur les individus.


Communisme libertaire Isaac Puente Partie 1



Isaac Puente Amestoy naît en 1896 à Abanto-Zierbena au Pays basque espagnol. Outre son activité de médecin rural, il contribue à de nombreuses revues libertaires. En 1930 il devient membre de la Confédération nationale du travail (CNT), organisation anarcho-syndicaliste, et de la Fédération anarchiste ibérique (FAI). Ses thèses communistes libertaires sont d’une grande influence dans les résolutions de la CNT qui sont mises en œuvre pendant la révolution de 1936. Il est fusillé par les fascistes dans la nuit du 31 août 1936.

LES DEUX ASPIRATIONS FONDAMENTALES

L’homme, par l’effet de son mode d’existence et de sa nature profonde, a deux aspirations inépuisables : « Le pain », c’est-à-dire ce qu’il faut pour satisfaire ses besoins économiques (nourriture, vêtement, habitation, instruction, assistance sanitaire, moyens de communications, etc.) et « la liberté », c’est-à-dire la disposition de ses propres actions. Une obligation extérieure ne nous répugne pas comme telle, puisque nous transigeons avec celles que nous imposent les lois de la nature. Mais nous la rejetons et nous nous révoltons lorsqu’elle est le produit du caprice, de la volonté arbitraire d’autres hommes. Il est si vif, si intense, ce sentiment de liberté, cette aspiration à disposer de nous-même, qu’il a fait passer en proverbe le cas de l’hidalgo espagnol, qui pour la conserver, traîne sa misère sur les chemins, renonçant au pain assuré, à la tranquillité et à la chaleur de l’asile, parce qu’en échange on lui demande de se soumettre à une discipline de caserne. Le communisme libertaire doit rendre compatible la satisfaction des nécessités économiques avec le respect de cette aspiration à la liberté. Par amour pour la liberté, nous répudions un communisme de couvent et de caserne, de termitière ou de ruche, un communisme de troupeau comme celui de la Russie soi-disant « soviétique ».

LA RACINE DU MAL SOCIAL

La misère est le symptôme, mais le mal, c’est l’esclavage. — Si nous nous en tenons aux apparences, nous serons tous d’accord pour signaler que le pire de la société actuelle, c’est la misère. Et cependant, le pire n’est pas la misère, mais bien l’esclavage qui oblige l’homme à succomber devant elle, en l’empêchant de se révolter. De même le pire n’est pas le Capital, qui exploite l’ouvrier et s’enrichit à ses dépens, mais l’État, qui le maintient sans défense et le met en ceinture avec les fusils de la force publique et la réclusion dans les cachots. Toute la méchanceté que nous déplorons dans la société présente (ce n’est pas ici le lieu de le démontrer par le détail) trouve sa source dans l’institution du Pouvoir (c’est-à-dire de l’État) et dans l’institution de la Propriété privée (dont l’accumulation constitue le Capital). L’homme est le jouet de ces maléfices sociaux, supérieurs à sa volonté. Par la richesse, il devient vil, malfaisant et égoïste ; par l’autorité, il se change en brute cruelle, insensible à la douleur humaine. La misère dégrade et la richesse pervertit. L’obéissance réduit l’homme à l’abjection et l’autorité déforme ses sentiments. Rien n’a fait couler plus de larmes et de sang que le capital vorace et insatiable de profits. Toute l’histoire est pleine des crimes et des tortures commises par l’autorité. Nous acceptons une restriction que nous croyons juste, après que nous avons pu la juger telle. Mais nous la repoussons de toutes nos forces quand on nous l’impose, en nous refusant le droit de la discuter.
L’accumulation de richesse ou l’accumulation de pouvoir aux mains de quelques uns, ne peut s’accomplir qu’en dépouillant les autres. Pour détruire la misère comme pour empêcher la servitude, il n’y a qu’à s’opposer à l’accumulation de propriété et de pouvoir, de manière que personne ne puisse prendre au-delà de ses besoins, ni s’arroger le droit de commander sur son semblable.

CE QU’EST LE « COMMUNISME LIBERTAIRE »

Définition : LE COMMUNISME LIBERTAIRE est l’organisation de la société sans État et sans propriété privée. Pour le réaliser, il n’est pas nécessaire de rien inventer ni de créer aucun organe social nouveau. Les noyaux d’organisation autour desquels s’organisera la vie économique future, sont déjà présents dans la société actuelle : ce sont le Syndicat et la Commune libre. Dans le syndicat se groupent spontanément les ouvriers des usines et de toutes les entreprises où se combine le travail de plusieurs. Dans la commune libre, assemblée dont l’usage antique remonte aux origines mêmes de l’humanité, se groupent avec la même spontanéité les habitants d’une même localité. Par là un chemin est ouvert à la solution de tous les problèmes de cohabitation sur la base locale. Ces deux organismes, avec des normes fédératives et démocratiques, seront souverains dans leurs décisions, sans être soumis à la tutelle d’aucun organisme supérieur. Toutefois, ils seront amenés à se confédérer en vue de l’action commune, et à établir des organes de relation et de communication, constituant des Fédérations d’Industrie. Ainsi, le syndicat et la commune libre prennent possession collective ou commune de tout ce qui aujourd’hui est de propriété privée : ils règlent dans chaque localité la production et la consommation, c’est-à-dire la vie économique. L’association des deux mots (communisme et libertaire) indique aussi la fusion de deux idées : l’une collectiviste, qui tend à produire un ensemble harmonieux par la contribution ou coopération des individus, mais au dépens de leur indépendance ; et l’autre individualiste, qui se préoccupe précisément de garantir à l’individu le respect de sa liberté. Le travailleur de l’usine, du chemin de fer ou du bateau, ne pouvant accomplir à lui seul une œuvre complète trouve dans le groupement avec ses compagnons de travail, le moyen de mener à bien l’œuvre commune et de défendre ses intérêts propres par l’intermédiaire du syndicat. Par contre, l’artisan et le travailleur des champs, qui peuvent vivre indépendants et même se suffire à eux-mêmes, ont à cause de cela un penchant tenace à l’individualisme. Le syndicat représente la nécessité de l’organisation collectiviste, et la commune libre interprète mieux le sentiment individualiste du paysan.

L’ORGANISATION ÉCONOMIQUE : BASE DE LA SOCIÉTÉ

Le Communisme Libertaire se base sur l’organisation économique de la société, l’intérêt économique étant l’unique lien qui soit commun à tous les individus, et où puisse s’établir la coïncidence des forces. L’organisation sociale n’a dès lors pas d’autre but que de mettre en commun ce qui constitue la richesse sociale, c’est-à-dire le matériel et l’outillage de production, et les produits eux-mêmes. Elle fait également communes l’obligation de contribuer à la production, chacun suivant ses aptitudes, et la jouissance ou l’usage des produits, dans la mesure des nécessités individuelles. Tout ce qui n’est point fonction ou activité économiques, reste en dehors de l’organisation et en marge de son contrôle. C’est là le domaine inaliénable des initiatives et des activités particulières. Entre l’organisation à base politique, commune à tous les régimes qui se fondent sur l’autorité de l’État et l’organisation à base économique, propre au régime communiste-libertaire, l’opposition est on ne peut plus radicale ni plus complète. Pour la faire ressortir, nous dresserons parallèlement le tableau comparatif suivant :

ORGANISATION POLITIQUE


Organisation Politique

(Parlementarisme)
Organisation Economique

(communisme libertaire)
1/ Elle considère le Peuple comme mineur et incapable de s’organiser, ni de se gouverner sans tutelle de l’État
1. Chaque collectivité professionnelle étant admise à organiser son activité propre, l’État devient superflu.
2. Toutes les vertus sont monopolisées par l’État : en matière d’économie et d’enseignement, dans l’administration de la justice, dans l’interprétation du droit, dans la distribution des richesses, et dans l’organisation de toutes les fonctions.
2. L’initiative passe aux organisations professionnelles : le contrôle de l’enseignement aux instituteurs, celui de santé aux professions sanitaires, celui des communications aux techniciens et employés des transports. Le régime intérieur d’une usine est réglé par les techniciens et ouvriers réunis en Assemblée et le contrôle de la production est exercé par la Fédération des syndicats.
3. L’État est souverain ; il a entre ses mains la force (armée, police, magistrature et prisons). Le peuple est sans défense et désarmé. Ce qui n’empêche pas les démocraties de l’appeler le peuple souverain.
3. La force revient à son origine, de la société au groupe, du groupe à ses composants, et n’étant pas accumulée par quelques individus au nom de la société, chaque individu en possède une part égale, et chaque assemblée la somme de ce qui lui en est concédé par tous.
4. Les hommes se groupent selon les idées politiques, religieuses ou sociales, c’est-à-dire par là où les points de coïncidence sont minimes, puisque c’est précisément dans ce domaine que les divergences et les dissentiments entre les hommes sont innombrables.
4. Les hommes se groupent par l’identité de leurs préoccupations et nécessités professionnelles dans les syndicats, et par la cohabitation locale et la communauté des intérêts dans la commune libre. Là, les points de coïncidence sont en nombre maximum.
5. L’État, qui est une minorité exigüe, prétend avoir plus de force, plus de capacité et de savoir que les diverses collectivités sociales : « Un seul homme en sait plus long que tous les autres réunis ».
5. L’assemblée (syndicale, communale) réunit en elle le maximum de force, de capacité et de savoir dans ce qui professionnellement lui incombe, ou dans ce qui circonstantiellement lui appartient. À eux tous, ils savent plus qu’un seul homme, même d’une intelligence très avancée.
6. L’État, s’appuyant sur une norme fixée une fois pour toutes (Constitution ou Code), compromet l’avenir et fausse la vie sociale qui est multiple et changeante.
6. Dans l’organisation syndicale, la norme de conduite à suivre se décide à chaque instant, en accord avec les circonstances.
7. L’État réserve tout pour lui. Au peuple, il ne reste pas autre chose à faire que payer, obéir, produire et se conformer à la volonté de celui qui le commande. L’État dit : « Donnez-moi le pouvoir et je vous rendrai heureux ».
7. Faute d’intermédiaires et de rédempteurs providentiels, chacun doit pourvoir soi-même à la direction de son activité propre, s’habituant à se passer de contremaîtres et s’affranchissant en même temps des routines séculaires de la délégation politique.
8. L’État divise la société en deux classes antagoniques : ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Inévitablement, cette inégalité entraîne toutes les autres : les puissants reçoivent ce que les autres payent, ils exploitent le travail de leurs subordonnés.
8. Toutes les catégories de citoyens s’égalisent dans la classe unique des producteurs. Les charges sont administratives et temporaires. Elles ne donnent pas le droit à ceux qui les occupent d’abandonner leur part de travail manuel effectif, et leur simple continuité est toujours à la merci des déterminations de l’assemblée (syndicale ou communale) dont elles relèvent.
9. II ne concède que des satisfactions fictives et des droits écrits : Liberté, Souveraineté, Justice, Démocratie, Autonomie, et ceci pour maintenir toujours vivant le feu sacré de l’illusion politique.
9. C’est la réalisation pratique de la liberté économique qui est fondamentale. Elle seule réalise la démocratie, c’est-à-dire le gouvernement du peuple par le peuple. Elle seule réalise le fédéralisme, par la reconnaissance à la commune (et à toute Collectivité Productrice) d’une autonomie et d’une indépendance maximales.
10. Le Progrès et l’Évolution sociale conduisent l’État depuis les formes despotiques et absolutistes vers sa mort. Le fascisme déjà, est une solution tardive, et le socialisme autoritaire en est une autre. Ils sont voués à la mort à mesure que se développent la conscience individuelle et la conscience de classe.
10. L’évolution élève les collectivités professionnelles à un niveau d’homogénéité et de perfectionnement croissants. De la défense de l’intérêt égoïste de l’individu, leur rôle et leur capacité passent à l’acceptation de la pleine responsabilité de leur rôle social.
11. Dans l’organisation à base politique, la souveraineté réside dans le sommet. Par-dessus le conseil est la commune ; par-dessus celle-ci la députation ; par-dessus cette autre la préfecture, puis encore le ministre, et au-dessus du gouvernement lui même, le président.
11. Dans l’organisation économique, la souveraineté réside dans la base. Les décisions d’un comité sont révocables par un conseil ; celles d’un conseil par une assemblée et celles de l’assemblée par le peuple.
12. En régime politique, tout repose sur l’État qui est la base de tout. Au peuple, on ne laisse que l’illusion de se croire libre un jour tous les quatre ans.
12. En régime économique, il n’existe point de hiérarchie, mais une délégation conditionnée et passagère dans les Comités. L’État est supprimé.


Violence ou domination de Christophe Dejours Partie 3


De la domination symbolique aux formes violentes de décompensation psychopathologique

C’est donc dans un contexte où le recours à la violence ne fait pas partie de l’instrumentation managériale que surviennent pourtant des formes violentes de comportement. Quelles sont ces formes de violence ? Elles sont de deux ordres différents : d’une part les violences sur les lieux mêmes du travail, d’autre part les violences hors des lieux de travail.
Les violences sur les lieux de travail : nous les avons déjà mentionnées précédemment. Vandalisme, sabotages perpétrés par des individus isolés, prenant souvent la forme d’actes médico-légaux, dans la mesure où ils sont commis dans des états de conscience anormaux : confusion mentale, ivresse pathologique, délire de persécution. À ces actes il faut ajouter les crises clastiques, les « crises de nerfs », les « secouages de cadres » dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, les tentatives de suicide et les suicides réussis sur les lieux de travail. Les violences hors travail : elles éclatent souvent dans l’espace domestique et prennent surtout la forme d’actes de brutalité exercés par les femmes sur les enfants ou par les hommes sur les femmes et les enfants, pouvant aller jusqu’au meurtre de toute une famille ou au suicide collectif, voire au suicide altruiste, notamment chez des sujets endettés et menacés de licenciement, ou déjà privés depuis un certain temps d’emploi et sans espoir d’en retrouver. Ces actes de violence posent un problème étiologique épineux. En effet, on retrouve presque toujours, simultanément, dans le contexte, une souffrance en relation directe avec les relations de travail – que ce soit avec la hiérarchie ou avec les collègues – ou avec l’emploi d’une part, des troubles ou une fragilité psychologique individuels faisant peu de doute à l’investigation clinique d’autre part. On a alors tendance à attribuer les décompensations violentes à une faille psychopathologique individuelle indépendante du contexte relatif au travail ou à l’emploi. Mais il arrive que l’analyse détaillée de certains cas révèle une fragilité psychologique insolite qui semble être, en quelque sorte, provoquée de toutes pièces, ou au moins révélée et aggravée, par le contexte de travail et d’emploi. En effet, dans certains cas, il semble que le point de départ du processus conduisant à la décompensation violente soit précisément dans la rébellion du sujet contre la domination symbolique. Cette rébellion peut être motivée par une réaction ou une réflexion conduite individuellement et isolément par un sujet qui pense par lui-même. Elle peut dans d’autres cas être précipitée par un accident ou un incident : injustice commise contre le sujet, spectacle inacceptable d’un tiers subissant des torts intolérables sans que cependant ne surgissent de réactions de solidarité, accidents du travail dont la responsabilité est récusée contre toute vraisemblance par l’encadrement, etc. On peut alors reconstituer le processus de la façon suivante : le mouvement d’indignation et de révolte naissant chez le sujet, au lieu de créer chez les autres l’émotion et la mobilisation collective et solidaire, isole encore davantage le sujet en proie à une juste colère. La passivité, l’indifférence et l’inertie des collègues probablement en rapport, précisément, avec leur soumission à la domination symbolique, exaspèrent encore la souffrance du sujet. Tous ses propos, ainsi que les reproches qu’il adresse aux autres, contribuent à le stigmatiser et à le repousser encore davantage dans la solitude, au prétexte que sa révolte serait irréaliste et irrationnelle. Lorsqu’il commence à avoir des comportements étranges ou agressifs, il est non seulement isolé par les autres, mais il est stigmatisé comme un malade. C’est cette situation où le sujet est seul à soutenir un rapport critique à la réalité du travail, rapport critique parfois rationnel mais cependant désavoué par sa propre communauté d’appartenance, qui le déstabilise et le fait douter de sa raison même et crée en fin de compte la faille psychopathologique : l’atteinte de son identité. Effectivement, à partir de ce moment, le sujet est cliniquement dans un état prémorbide dont il tente de se défendre seul avec ses propres moyens. Lorsque ses ressources défensives ne lui permettent pas d’assumer seul, non seulement une position de marginal, mais de surcroît le désaveu des autres, il risque de basculer dans la psychopathologie avec, un jour, des actes médico-légaux sur les lieux de travail ou des actes de désespoir sous forme d’alcoolisme aigu ou de violence dans l’espace domestique. Du point de vue théorique, ces cas relèvent de ce que F. Sigaut (1990) a décrit sous le nom d’« aliénation sociale » – c’est-à-dire de perte d’identité –, bien différente dans son étiologie de l’« aliénation mentale » primitive. L’aliénation sociale est secondaire à des contraintes psychiques exercées de l’extérieur sur un sujet par l’organisation du travail, par les modes de gestion et d’évaluation ou de direction de l’entreprise. Le mobbing (Leymann H., 1993) est une forme clinique spécifique de l’aliénation sociale dans le travail qui pousse à l’extrême la marginalisation du sujet en recourant au harcèlement et à la persécution. Les formes cliniques de décompensation violente sont de plus en plus fréquentes non seulement sur les lieux de travail, mais surtout dans l’espace domestique. En effet, l’espace domestique est à la fois plus réactif que le milieu des collègues et du travail, et plus vulnérable car le sujet souffrant et révolté y rencontre souvent des proches qui s’opposent à lui, certes, et lui résistent parfois, mais sont aussi beaucoup plus impliqués affectivement que ne le sont les collègues. Leur capacité de résistance et de rétorsion est aussi beaucoup plus restreinte. C’est ainsi qu’on a décrit au Brésil comment la souffrance face aux nouvelles méthodes de direction des entreprises générait chez un grand nombre de travailleurs le recours à l’alcoolisme associé à des conduites violentes contre les femmes et les enfants (Karam H., 1997).

Il y a donc ici un paradoxe : une organisation du travail qui n’utilise pas la violence génère la violence, aux marges, sous des formes pathologiques et individualisées. Ainsi la domination symbolique, foncièrement non-violente, fait-elle éclater la violence chez l’autreet la disqualifie-t-elle du même coup. Force est tout de même d’admettre que les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises parviennent à une emprise psychologique accrue sur les salariés, mais sans recourir pour autant à la violence. On peut se demander s’il ne faudrait pas admettre, en fin de compte, que les nouvelles formes d’organisation du travail utilisent le ressort de la perversion plutôt que celui de la violence, réussissant à faire apparaître la violence même comme le fait non de l’entreprise, mais des sujets marginaux eux-mêmes... dont il est juste de se prémunir par une sélection psychologique à l’embauche d’une part, dont il est légitime de se débarrasser lorsque, par leur comportement, ils posent des problèmes à l’entreprise d’autre part.

Les limites de la domination symbolique et l’émergence de la violence dans le monde de l’exclusion

Nous venons de voir comment certaines formes de violence individuelle naissent parmi ceux qui, tout en étant inclus dans le monde du travail, en refusent les conditions psychiques et, de ce fait, sont fragilisés psychologiquement et socialement. Dans ce consensus qui a été grossièrement retracé, la domination symbolique joue un rôle fondamental, au point qu’on puisse parler ici de « violence réactionnelle en réponse à la domination symbolique ». En revanche, il est des zones où, précisément, la domination symbolique n’a pas de prise : c’est dans les populations plus ou moins ghettoïsées qui souffrent d’un chômage endémique et massif. Ici, le processus conduisant à la violence est radicalement différent, car la domination symbolique a de moins en moins de prise sur les individus et sur les groupes. La violence, comme réaction spontanée ou organisée, est au contraire orientée contre ceux qui participent à la domination symbolique par le fait même qu’ils sont intégrés dans la société civile et dans l’État. Cette violence en provenance des groupes dits marginaux s’attaque en particulier aux agents des services publics et aux objets emblématiques de leur travail, dont précisément la signification symbolique n’a plus ici de pouvoir d’intégration. En d’autres termes, ces objets, ces institutions et les agents qui les font fonctionner n’ont de puissance, au regard de la domination symbolique, que pour ceux qui ont un rapport structuré ou possible avec le travail et l’emploi. Si l’on pousse cette analyse un peu davantage encore, on est conduit à reconnaître que le rapport au travail joue un rôle déterminant dans l’efficace même de la domination symbolique. Ou, pour le dire autrement, on retrouve une fois encore la « centralité du travail » comme médiateur psychologique et social d’intégration dans la domination symbolique. On voit bien ici que la domination symbolique joue un rôle dans la conjuration de la violence dans le monde social où elle est efficiente. Mais hors de la sphère d’extension du travail et de la domination symbolique qui l’accompagne, la violence devient incontrôlable. Est-ce que le travail joue un rôle dans l’apparition de la violence sociale des cités occidentales ? Il me semble qu’il faut au contraire poser la conclusion inverse : le travail est un médiateur central de la tolérance à l’injustice, voire à la violence, mais n’est pas un médiateur de la formation de la volonté violente.

Conclusion

De la clinique du travail d’une part, de l’analyse théorique du concept de violence d’autre part, il ressort que, dans le contexte du néo-libéralisme, le travail occupe bien une position centrale vis-à-vis de la violence. Mais cette position centrale est complexe et à certains égards paradoxale. Premièrement, la violence au sens strict comme contrainte exercée par la force sur les corps n’est pas un instrument des nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises. Deuxièmement, les nouvelles formes d’organisation du travail, d’évaluation, de gestion et de direction des entreprises génèrent pourtant de plus en plus de souffrances, d’injustices et de pathologies mentales et somatiques. Troisièmement, si la violence est au rendez-vous des nouvelles formes d’organisation du travail, les conduites violentes relèvent alors surtout de la violence réactionnelle. Cette violence réactionnelle éclate, mais rarement dans les entreprises et plus volontiers dans les espaces domestiques. Quatrièmement, les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises non seulement n’utilisent pas la violence comme instrument de la domination, mais déploient une activité intense et cohérente de contention de la violence. Les instruments de la domination ne passent donc pas par la violence mais par la formation de la tolérance à l’injustice et à la souffrance qui prévient la montée de la violence dans le travail. Ces instruments non-violents sont essentiellement organisés dans les dispositifs, qui se généralisent, de la « communication d’entreprise », interne et externe. Extrêmement puissants, ces dispositifs reposent sur des principes et des moyens rigoureux que j’ai tenté de décrire dans Souffrance en France sous le nom de « distorsion communicationnelle ». Cette dernière est aujourd’hui, me semble-t-il, déterminante dans la formation de la domination symbolique qui, non seulement est non-violente, mais contribue de façon efficace à contenir la violence sur les lieux de travail. En d’autres termes, les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises n’utilisent pas la violence comme instrument de domination mais font éclater aux limites de leurs zones d’influence des violences qu’elles dénoncent – ou condamnent –, qui se donnent à voir comme des conduites réactionnelles inadaptées, dont la responsabilité revient, en première instance, à ceux qui se montrent par cela même incapables de se maîtriser. En cela, l’efficacité de ces méthodes de management relèverait davantage de la perversion que de la violence,stricto sensu. Le paradoxe, c’est qu’en fin de compte, la responsabilité morale et juridique revient à ceux qui mettent en acte la violence et non à ceux qui font fonctionner le système en se gardant, quant à eux, de tout recours à la violence. Ma conclusion serait la suivante : tant que nous demeurons sous l’influence de la domination symbolique qu’exercent sur nous l’économicisme et son corollaire – une nouvelle forme de direction et de gestion des entreprises donnée pour rationnelle –, l’imputation de responsabilité dans l’origine de la violence ne peut pas être retournée. Ceux qui commettent des actes de violence dans le travail passent pour des coupables et non pour des victimes.

Christophe Dejours

Violence ou domination de Christophe Dejours Partie 2




Violence actionnelle et violence réactionnelle

Est-il toutefois possible de catégoriser les configurations subjectives des conduites violentes ? Certainement, et à coup sûr, de nombreuses typologies sont envisageables et défendables. Dans la perspective du thème « violence et travail », je proposerai de distinguer deux types principaux de configurations subjectives en fonction des processus psychiques radicalement différents qui les sous-tendent : la violence réactionnelle d’une part, la violence actionnelle d’autre part. La violence réactionnelle, c’est lorsqu’une conduite violente est mobilisée par une réaction subjective, à la limite de la volonté, au moment même où le sujet perd le contrôle de soi. Comme on dit couramment de quelqu’un qu’il est « hors de soi », lorsque la colère peut déboucher sur un acte violent. Je pense qu’il faut ici être assez restrictif : par violence réactionnelle, j’entends la violence incontrôlée, en réponse à une situation actuelle, et non pas en différé, à distance de la situation, après réflexion, voire délibération et volonté de vengeance organisée. «La vengeance est un plat qui se mange froid », dit-on à ce propos. Mais alors, cette violence n’est pas réactionnelle. Elle est préméditée. Par violence réactionnelle, je veux surtout indiquer la part qui revient à la compulsion, à la résolution compulsive d’une excitation supérieure aux capacités d’endurance ou de liaison intrapsychique. Dans la violence réactionnelle, on retrouve la séméiologie du « passage à l’acte» au sens strict, c’est-à-dire d’une solution ultime pour décharger l’appareil psychique de l’excitation en excès qui menace de le détruire de l’intérieur. C’est évidemment une configuration couramment rencontrée en clinique psychiatrique. Mais cette configuration subjective se voit parfois aujourd’hui dans certaines situations de travail, notamment dans des conduites compulsives de vandalisme, de sabotage, de menace à main armée contre d’autres salariés, conduites à caractère médico-légal qui sont réactionnelles à des injustices ou à des souffrances subies dans le travail. L’autre configuration est la violence actionnelle, c’est-à-dire relevant de l’action, ou mieux encore de l’action délibérée, impliquant l’exercice de la liberté de la volonté. Il n’y a pas alors de compulsion, au contraire. La conduite violente est tout entière soumise ici au principe de réalité. C’est le cas chez le tortionnaire par exemple ou chez le coupable d’un meurtre commis avec préméditation. Dans le cadre de la violence actionnelle, la conduite est délibérée, voire calculée, et, du point de vue subjectif, elle a directement à voir avec le sadisme, c’est-à-dire le plaisir ou l’anticipation du plaisir à faire souffrir ou mourir un tiers.

Violence et identité

Troisième et dernière caractéristique de la violence, elle a toujours un enjeu d’identité. Dans le cas de la violence réactionnelle, c’est l’identité du sujet violent qui est mise en cause par la situation, et c’est pour tenter de ne pas perdre son identité qu’il passe à l’acte compulsivement. Mais j’insiste sur un point séméiologique, à mes yeux essentiel : certains sujets, pris en impasse dans une situation qui déborde leurs capacités d’endurance psychique, sont, si l’on en croit de nombreux travaux en psychiatrie et en psychanalyse, traversés par des motions violentes inconscientes qui se traduisent par d’autres formes cliniques de compulsion : délire psychotique, hallucinations, dépression aiguë, boulimie, polydipsie, etc. Ayant moi même défendu la thèse du rôle de la violence dans les processus de somatisation, je fais partie de ceux qui pensent que la violence occupe une place très importante dans toute la psychopathologie non névrotique. Toutefois, dans ces cas, si la violence joue un rôle, on ne peut pas parler de décompensation violente dans la mesure où, précisément, ces issues sont « choisies », consciemment ou inconsciemment, pour ne pas céder au passage à l’acte violent précisément. Accusons le trait : ces décompensations sont des formes individuelles d’alternative à la violencequi reste contenue dans le sujet. Nous sommes ici dans le cas de l’intention subjective sans concrétisation de la violence dans le monde objectif. Il en va tout autrement dans la violence actionnelle. L’identité pourtant est, ici aussi, enjeu de la violence, à la différence près qu’il ne s’agit pas de l’identité du sujet, que ce dernier tenterait de protéger par une conduite violente, mais de l’identité de la victime que le sujet cherche à anéantir. La violence actionnelle vise très précisément à atteindre l’autre dans son identité : dégrader, détériorer ou détruire l’identité de l’autre – exceptionnellement, cette violence est retournée contre le sujet, dans un acte suicidaire, qui mérite aussi d’être qualifié de violent. Dans la violence réactionnelle comme dans la violence actionnelle, la conduite est toujours : – intersubjective ; – intentionnellement orientée vers la destruction. Dans le premier cas pour se défendre de l’autre, dans le second cas pour tirer du plaisir de l’effondrement de l’autre.

Une autre approche : la violence actionnelle ou délibérée comme instrument de domination

Abolir le sens moral

Dans la controverse à propos de Souffrance en France, le point d’achoppement est celui de la nature du consentement du sujet à apporter son concours aux nouvelles formes de direction des entreprises : est-il libre ou est-il contraint ? La raison principale pour laquelle je défends l’idée que le consentement à l’injustice est libre, c’est que je suppose que les gens ordinaires possèdent un sens moral, ce qui est contesté par la plupart de mes adversaires théoriques, et que ce dernier n’est pas aboli par les nouvelles formes d’organisation du travail. Si l’on admet l’hypothèse du sens moral, la question devient : comment parvient-on à anéantir la capacité d’un sujet à utiliser la pensée dont il fait usage pour faire fonctionner son sens moral ? Je crois, personnellement, sur la base des investigations cliniques, qu’il n’est pas possible d’obtenir l’anéantissement de la pensée nécessaire à l’usage du sens moral sans exercer une violence contre son corps. La peur, en effet, à elle seule, ne suffit pas, car je peux avoir peur et continuer à penser et juger. Je peux par exemple avoir peur d’être licencié si je n’obéis pas, mais dans le même temps je peux parfaitement penser qu’il est immoral d’obéir. Une femme peut avoir peur de représailles physiques de la part de son mari alcoolique si elle tente de le quitter et pourtant décider quand même de prendre ce risque parce qu’elle juge immoral de se faire battre et de laisser frapper ses enfants. Il n’y a donc, je le répète, d’abolition du sens moral que si le sujet ne peut plus penser par lui-même, c’est-à-dire lorsque sa faculté de penser est effectivement abolie. Il agit alors conformément à la volonté de l’autre, qui prend la place de sa propre volonté. La clinique montre que ces états existent : c’est ce qu’on appelle le traumatisme psychique qui survient à la suite d’un choc, d’un accident, d’une situation de catastrophe, brusque, soudaine, inattendue. Dans certaines de ces situations, il y a effectivement sidération de la pensée. Mais généralement, la pensée n’est sidérée que transitoirement. La clinique du traumatisme permet seulement de comprendre comment une pensée s’arrête, mais pas comment la volonté de l’autre peut s’installer à la place de celle du sujet. Cet état existe pourtant aussi en clinique : c’est l’aliénation mentale, l’aliénation dans le désir de l’autre.À la différence près toutefois que dans ladite aliénation, comme dans la passion amoureuse – où la volonté de l’objet aimé prend la place de celle du sujet –, ou comme dans certaines psychoses, notamment les psychoses hystériques, ou encore comme dans les états hypnotiques, il faut préalablement une participation du désir ou une dépendance affective primaire du sujet vis-à-vis de l’autre. Au-delà de la clinique du traumatisme et de l’aliénation mentale, il y a la clinique des victimes de tortures, qu’a étudiée par exemple Bettelheim. Elle suggère que, passé un certain stade de souffrance, la victime finit par être fascinée par le bourreau, voire par l’aimer. Mais alors cet amour est secondaire ; secondaire à l’abolition de toute volonté libre dans le sujet. Cet état d’expropriation de sa propre volonté, voire de son propre désir, est possible si l’agression ne porte pas sur la pensée seulement, mais sur la subjectivité, stricto sensu, c’est-à-dire sur ce qui constitue le fondement ultime de l’affectivité, de la capacité d’éprouver des sentiments, des émotions, des affects. C’est-à-dire lorsqu’on casse la continuité entre subjectivité et pensée. Comme le montrent tous les documents sur les situations extrêmes, l’abolition de la subjectivité (Levi P., 1986 ; Anthelme R., 1957) passe toujours par une action exercée par la force sur le corps. Pourquoi ? Parce que l’origine de la subjectivité est le corps luimême, le corps en tant que lieu dans lequel et par lequel la subjectivité s’éprouve elle-même, se reconnaît elle-même : souffrance, plaisir, désir, amour, amertume, colère, désespoir, haine, angoisse, volupté, toute la gamme des sentiments et des affects a le corps pour point de départ et le corps pour lieu du sentir. En d’autres termes, je défendrai ici l’idée que la théorie de la violence est inséparable de la théorie de la subjectivité, qu’elle repose sur cette dernière. C’est en imposant au corps certaines contraintes que l’on atteint la subjectivité, l’affectivité, et, au-delà, la pensée dans ce qu’elle a d’irréductiblement singulier et libre. Quelles contraintes sur le corps ? Toutes celles qui, s’exerçant sur le corps, déstructurent l’affectivité : enfermer quelqu’un dans une prison, le contraindre à l’isolement, le priver de toute stimulation – comme dans les techniques de dé-afférentation sensorielle –, ou au contraire le surcharger de stimulations sans lui laisser la possibilité de se dégager ou de fuir, relèvent spécifiquement de la violence. Empêcher un corps d’uriner, le priver d’aliments ou de boisson, le contraindre à boire sans soif, l’empêcher de dormir quand il a besoin de repos, lui imposer une position fixe quand il voudrait bouger, etc., toutes ces manœuvres sur le corps ont en commun de brimer et de contrarier les besoins physiologiques.

À partir d’un certain niveau de contraintes, a fortiori si l’on inflige des douleurs ou des meurtrissures au corps, on pousse paradoxalement le corps vers l’accroissement des besoins physiologiques contrariés. Alors la pensée est progressivement envahie par l’appel des besoins, le champ de conscience se rétrécit, la pensée se polarise, la vie de l’esprit s’abolit. À la limite, il n’y a plus de sujet dans la mesure où le corps subjectif a été dissout dans le corps physiologique. Le sujet est ramené a des fonctions impérieuses, les fonctions physiologiques où l’humanitude s’est perdue. De cette expérience d’abolition de sa subjectivité, il n’est pas certain qu’on puisse revenir indemne. J.-C. Chesnais, auteur d’une Histoire de la violence (1981, p. 32), écrit : « La violence au sens strict, la seule violence mesurable et incontestable, est la violence physique. C’est l’atteinte corporelle directe contre les personnes. Elle revêt un triple caractère, brutal, extérieur et douloureux. Ce qui la définit est l’usage matériel de la force, la rudesse volontairement commise aux dépens de quelqu’un. » De son côté, dans un entretien au journal Le Mondedu 5 octobre 1993, Umberto Eco disait : « (...) on peut constituer une éthique sur le respect des activités du corps : manger, boire, pisser, chier, dormir, faire l’amour, parler, entendre, etc. Empêcher quelqu’un de se coucher la nuit, ou l’obliger à vivre la tête en bas, c’est une forme de torture intolérable. Le viol ne respecte pas le corps de l’autre (...) On pourrait relire toute l’histoire de l’éthique sous l’angle des droits du corps et des rapports de notre corps au monde... » L’impact de la violence est soit la destruction de la subjectivité, c’est-à-dire la mort du sujet, soit l’affaiblissement et l’appauvrissement de sa subjectivité grâce à quoi peuvent être abolis sa capacité de penser, son sens moral et la formation de sa volonté. Dans de nombreux cas, la violence ne vise pas la mort de la victime mais s’arrête avant pour pouvoir utiliser sa soumission et l’enrôler dans des actes ou des actions qu’elle n’aurait pas commis si elle n’avait été soumise à des manipulations violentes exercées contre son corps.

Consentir malgré son sens moral

Si j’ai tant insisté sur les moyens qu’il faut mettre en œuvre pour obtenir l’impuissance authentique du sujet à s’opposer à la volonté de l’autre – traumatisme, aliénation mentale et enfin torture physique –, c’est pour montrer qu’il n’est pas facile d’obtenir la soumission totale d’un être, lorsque ce dernier s’y refuse par la mobilisation de sa volonté et de son sens moral, car il faut alors en passer par des manœuvres lourdes, seules capables d’atteindre, par l’anéantissement de sa pensée, son sens moral. Dans les situations ordinaires de travail que nous connaissons actuellement, il n’est généralement pas fait recours à des méthodes comparables qui mériteraient la qualification de violences. En d’autres termes, chez la plupart d’entre nous, on ne peut considérer que notre capacité de penser pas plus que notre sens moral soient abolis par des violences exercées contre nous. Comment expliquer, alors, que nous nous soumettions aux injustices dont nous sommes agents, victimes ou témoins, comme si nous ne pouvions pas faire autrement, alors même que cette violence, celle de représailles violentes contre l’intégrité de nos corps, n’est pas au rendez-vous ? Si nous nous soumettons, et si ce n’est manifestement pas parce que notre capacité de penser et notre sens moral ont été abolis, c’est que nous y consentons.

Violence et travail

Violence ou domination ?

En me référant aux analyses que j’ai esquissées à partir des enquêtes de psychodynamique du travail sur les nouvelles formes d’organisation du travail, on peut saisir comment, pour améliorer le travail et la productivité, on s’efforce d’obtenir l’agrégation de nombre de gens ordinaires à participer au mal. Il est clair que la violence, au sens que j’ai tenté de dégager, relève du mal. Mais mes enquêtes personnelles ne m’ont pas mis devant l’usage de la violence exercée contre les corps de ceux qui travaillent ou de ceux qui sont privés de travail. Dans le contexte actuel, si de nouvelles souffrances apparaissent, et elles sont à la fois graves et préoccupantes au plan de la santé publique autant qu’au plan moral et politique, il n’en reste pas moins vrai qu’elles apparaissent là où, précisément, il n’est pas fait recours à la violence. Tout le problème vient de ce paradoxe. Comment de telles injustices, de telles souffrances, de tels drames peuvent-ils se multiplier au point d’atteindre des milliers de nos concitoyens, sans que l’usage de la violence soit au premier plan ? Qu’est-ce qui mobilise donc les gens à participer à des actes qu’ils réprouvent ? qu’est-ce qui incite tant de gens à subir des injustices et des souffrances qui vont jusqu’à les rendre fous, en l’absence d’usage de la violence, stricto sensu ?

C’est pour ne pas faire l’impasse sur cette question qui me paraît capitale – les ressorts psychologiques de la servitude – que je défends une définition restrictive de la violence. Il faut donc chercher d’autres processus de domination qui ne passent pas par la violence. On peut, en poursuivant l’analyse, découvrir d’autres ressorts de la servitude que la violence – des formes spécifiques de la servitude volontaire. On peut aussi en tirer des conséquences pour l’action en vue de faire cesser l’évolution désastreuse du rapport subjectif au travail à laquelle nous assistons depuis l’avènement du néo-libéralisme. En effet, lorsque la violence est l’instrument de la domination, c’est-à-dire lorsqu’on est dans un contexte de domination par la force – dictature –, on peut penser que la violence, avec sa vectorisation destructive, peut être utilisée légitimement pour casser cette domination – illégitime – qui met en péril les vies humaines et la civilisation. En revanche, lorsque nous ne sommes pas dans un contexte de domination par la violence ou par la force, il est peut-être possible de trouver des voies non-violentes pour subvertir ladite domination. Dans le contexte contemporain du travail, depuis la conversion des socialistes au libéralisme, la violence n’est saisissable, semble-t-il, qu’aux marges du système : lorsque des femmes sont contraintes à des rapports sexuels sous des formes qui s’apparentent au viol, lorsqu’on fait travailler des immigrés sans papiers dans le bâtiment et les travaux publics ou dans la confection, sans payer leur salaire ni leurs charges sociales et en menaçant de les dénoncer à la police s’ils ne se soumettent pas, les promettant alors à la violence qui sévit dans leur pays d’origine, lorsqu’enfin, forme plus discrète mais non moins intolérable, on abuse sciemment de la naïveté ou de l’ignorance des travailleurs pour les assigner à des tâches qui les soumettent à des conditions de travail dangereuses pour leur intégrité physique – exposition d’intérimaires ou de sous-traitants, tenus dans l’ignorance, à des radiations ionisantes, à des poussières d’amiante dont les responsables savent pertinemment la nocivité (Wallraff, 1985 ; Doniol-Shaw et coll., 1995), ou encore à des tâches sur des échafaudages dont on sait parfaitement qu’ils ont été montés à la « six-quatre-deux » et qu’il y a des risques d’accident, etc. Mais dans leur très grande majorité les gens acceptent, consentent ou se résignent à participer au système sans être menacés de violence, sans être menacés d’aller en prison, d’être torturés ou de voir les membres de leur propre famille déportés, en cas de refus de se soumettre. Et si nous obtempérons, ce n’est pas sous contrainte par la force, mais sous une contrainte non-violente.

Le ressort de ce consentement pourrait être la domination symbolique, c’est-à-dire cette domination qui, en douceur et non par la violence – il me semble préférable d’écarter résolument les expressions approximatives et métaphoriques telles que « violence douce » ou « violence imperceptible»–, nous amène à penser comme les autres que la description qui nous est proposée du système économique et du système de production, de l’organisation du travail comme des nouvelles formes de gestion, est vraie. « La guerre économique », « les sacrifices nécessaires », même si nous les regrettons, nous en enregistrons la description, nous y croyons. Faire passer la description actuelle du travail et de ses déterminations économiques pour la vérité, c’est cela même qui concrétise, au niveau subjectif, la domination symbolique. Il existe bien d’autres descriptions du système économique, mais nous n’y croyons pas. Voilà pourquoi nous consentons non seulement à subir le système, mais à le faire fonctionner et à le faire subir aux récalcitrants : parce que nous croyons qu’il ne peut en aller autrement. Cela dit, le fait que nous soyons pris dans la domination symbolique n’anéantit pas pour autant notre sens moral. Tout au plus cela oriente-t-il nos interprétations du monde. Si nous nous tournons vers les instruments de la domination symbolique, comme tout à l’heure nous nous sommes penchés sur les instruments de la violence, nous découvrons que ces moyens sont totalement différents. Ils sont symboliques et prennent pour cible le fonctionnement psychique et l’imaginaire social. Ces moyens ne sont pas au service de l’abolition des volontés ou de l’atteinte à l’intégrité de chaque personne singulière. Ils sont orientés vers la persuasion pour obtenir l’adhésion. Ces moyens sont principalement la formation d’un discours cohérent et plausible d’une part, d’instruments de communication suffisamment puissants pour faire perdre aux autres discours et aux autres médias leur prestige d’autre part. Face à la puissance des moyens de communication mis en œuvre actuellement par les entreprises, la question n’est plus tellement à la vérité ou au mensonge d’une description qu’à la formation ou à l’effacement de son prestige dans le sens commun.