jeudi 30 juin 2022

L'entretien infini Par Maurice Blanchot

 "Le rapport du troisième genre: Homme sans horizon.

« Je pense que nous devrions essayer d’être plus francs. 

– Plus clairs aussi.

– Plus francs et plus clairs, ce qui ne va pas toujours ensemble. En attendant, cherchons à dire, parmi les rapports, ceux que l’expérience et l’exigence humaines ont permis de concevoir entre les hommes. Nous pouvons, par exemple, arbitrairement ou non, définir trois jeux de rapports.

Dans le premier règne la loi du même. L’homme veut l’unité, il constate la séparation. Ce qui est autre, qu’il s’agisse d’autre chose ou de quelqu’un d’autre, il doit travailler à le rendre identique : l’adéquation, l’identification, avec comme moyens la médiation, c’est-à-dire la lutte et le travail dans l’histoire, sont les voies par lesquelles il veut réduire tout au même, mais aussi donner au même la plénitude du tout qu’il doit devenir, à la fin. Dans ce cas, l’unité passe par le tout, de même que la vérité est le mouvement de l’ensemble, affirmation de l’ensemble comme seule vérité.

– Le deuxième genre de rapport serait, à ce qu’il me semble, celui-ci : l’unité est toujours exigée, mais immédiatement obtenue. Alors que, dans le rapport dialectique, le Je-sujet, soit en se divisant, soit en divisant l’Autre, l’affirme comme intermédiaire et se réalise en lui (de telle manière qu’il puisse réduire l’Autre à la vérité du Sujet), dans ce nouveau rapport l’absolument Autre et le Moi s’unissent immédiatement : c’est un rapport de coïncidence et de participation, parfois obtenu par des méthodes d’immédiation. Le Moi et l’Autre se perdent l’un dans l’autre ; il y a extase, fusion, fruition. Mais ici le « Je » cesse d’être souverain ; la souveraineté est en l’Autre qui est le seul absolu".

Du côté de chez Swann Par Marcel Proust

 "Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers une issue immédiate".

mercredi 29 juin 2022

La communauté inavouable Par Maurice Blanchot

 "C’était là, c’est encore là l' ambiguïté de la présence — entendue p e u p l e comme utopie immédiatement réalisée — , par conséquent sans avenir, par conséquent sans présent : en suspens comme pour ouvrir le temps à un audelà de ses déterminations usuelles. Présence du peuple ? I l y avait déjà abus dans le recours à ce mot complaisant. Ou bien, il fallait l ’entendre, non comme l’ensemble des forces sociales, prêtes à des décisions politiques particulières, mais dans son refus instinctif d’assumer aucun pouvoir, dans sa méfiance absolue à se confondre avec un pouvoir auquel il se déléguerait, donc dans sa déclaration d’impuissance. De là l ’équivoque des comités qui se multiplièrent (et dont j ’ai déjà parlé), qui prétendaient organiser l'action, tout en respectant celleci, et qui ne devaient pas se distinguer de « la foule anonyme et sans nombre, du peuple en manifestation spontanée » (Georges Préli). Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié antérieure pour en appeler à V amitié(la camaraderie sans préalable) que véhiculait l ’exigence d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme  et impersonnel. Présence du « peuple » dans sa puissance sans limite qui, pour ne pas se limiter, accepte de ne rien faire : je pense qu’à l ’époque toujours contemporaine il n’y en a pas eu d’exemple plus certain que celui qui s’affirma' dans une ampleur souveraine, lorsque se trouva réunie, pour faire cortège aux morts de Charonne, l’immobile, la silencieuse multitude dont il n’y avait pas lieu de comptabiliser l ’importance, car on ne pouvait rien y ajouter, rien n’en soustraire : elle était là tout entière, non pas comme chiffrable, numérable, ni même comme totalité fermée, mais dans l ’intégralité qui dépassait tout ensemble, en s’imposant calmement audelà d’elle même. Puissance suprême, parce qu’elle incluait, sans se sentir diminuée, sa virtuelle et absolue impuissance : ce que symbolisait bien le fait qu’elle était là comme le prolongement de ceux qui ne pouvaient plus être Jà (les assassinés de Charonne) : l ’infini qui répondait à l ’appel de la finitude et qui y faisait suite en s’opposant à elle. J e crois qu’il y eut alors une forme de communauté, différente de celle dont nous avons cru définir le caractère, un des moments où communisme et communauté se rejoignent et acceptent d’ignorer qu’ils se sont réalisés en se perdant aussitôt, I l ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque durée que ce soit. Cela fut entendu en ce jour exceptionnel : personne n’eut à donner un ordre de dispersion. On se sépara par la même nécessité qui avait rassemblé l ’innombrable. On se sépara instantanément, sans qu’il y eût de reste, sans que se soient formées ces séquelles nostalgiques par lesquelles s’altère la manifestation véritable en prétendant persévérer en groupes de combat. Le peuple n’est pas ainsi. I l est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant virtuellement. C’est en cela qu’il est redoutable pour les détenteurs d’un pouvoir qui ne le reconnaît pas : ne se laissant pas saisir, étant aussi bien la dissolution du fait social que la rétive obstination à réinventer celuici en une souveraineté que la loi ne peut circonscrire, puisqu’elle la récuse tout en se maintenant comme son fondement .

La communauté inavouable Par Maurice Blanchot

 "Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer (s’affirmer par-delà les formes usuelles de l ’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu. « Sans projet » : c’était là le trait, à la fois angoissant et fortuné, d’une forme de société incomparable qui ne se laissait pas saisir, qui n’était pas appelée à subsister, à s’installer, fût-ce à travers les multiples « comités » par lesquels se simulait un ordre désordonné, une spécialisation imprécise. Contrairement aux « révolutions traditionnelles », il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre, ni de prendre la Bastille, le Palais d’hiver, l ’E lysée ou l’Assemblée nationale, objectifs sans importance, et pas même de renverser un ancien monde, mais de laisser se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité & être-ensemble qui rendait à tous le droit à l ’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait chacun. Chacun avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs) ; quoi donc ? cela importait peu. Le Dire primait le dit. La poésie était quotidienne. La communication « spontanée », en ce sens qu’elle paraissait sans retenue, n’était rien d’autre que la communication malgré les combats, débats, controverses, où l’intelligence calculatrice s’exprimait moins que l effervescence presque pure (en tout cas, sans mépris, sans hauteur ni bassesse), — c’est pourquoi on pouvait pressentir que, l ’autorité renversée ou plutôt négligée, se déclarait une manière encore jamais vécue de communisme que nulle idéologie n’était à même de récupérer ou de revendiquer. Pas de tentatives sérieuses de réformes, mais une présence innocente (à cause de cela suprêmement insolite) qui, aux yeux des hommes de pouvoir et échappant à leurs analyses, ne pouvait qu’être dénigrée par des expressions sociologiquement typiques, comme chienlit , c’estàdire le redoublement carnavalesque de leur propre désarroi, celui d’un commandement qui ne commandait plus rien, pas même à soimême, contemplant, sans la voir, son inexplicable ruine. Présence innocente, « commune présence » (René Char), ignorant ses limites, politique par le refus de ne rien exclure et la conscience d’être, telle quelle, l ’immédiatuniversel, avec l ’impossible comme seul défi, mais sans volontés politiques déterminées et, ainsi, à la merci de n’importe quel sursaut des institutions formelles contre lesquelles on s’interdisait de réagir. C’est cette absence de réaction (Nietzsche pouvait passer pour en être l ’inspirateur) qui laissa se développer la manifestation adverse qu’il eût été facile d’empêcher ou de combattre. Tout était accepté. L ’impossibilité de reconnaître un ennemi, d’inscrire en compte une forme particulière d’adversité, cela vivifiait, mais précipitait vers le dénouement, qui, au reste, n’avait besoin de rien dénouer, dès lors que l’événement avait eu lieu. L ’événement ? Et estce que cela avait eu lieu ?

mardi 28 juin 2022

L'éternel retour par Michel Surya

 "Par exemple en questionnant: l'amour sauve-t-il deux existences ensemble? C'est ce que tu crois sans doute. C'est ce que tout le monde croit. Tout le monde qui croit à l'amour, ou qui l'attend. Mais non, il les sauve chacune. Et il ne les sauve qu'aussi longtemps qu'existe l'existence qu'a chacun et que chacun sauve pour l'autre. C'est une absurdité supplémentaire, mais c'est une beauté aussi. Et, de toutes les beautés, la plus grande. Il me faudrait l'expliquer, mais l'expliquer est impossible. Comment faire alors? Je peux tout au plus dire ceci: Nina m'émerveille. je suis dans cet émerveillement depuis que je vis avec Nina. En même temps, je suis vieux maintenant. J'ai soixante ans. J'ai soixante ans, et j'ai mal le matin comme on a mal quand on a soixante ans et qu'il faut se lever. Autrement dit, j'ai le corps d'un homme de soixante ans et il n'y a pas de jour où je ne me lève qui ne m'annonce que j'ai soixante ans, et que je disparaitrai avant elle. Que je mourrai avant elle, c'est-à-dire devant elle. Et il n'y a rien pour me faire plus peur que de la laisser, et d'être laissé par elle, à la mort. Parce que je serai seul, alors. Parce que je serai seul et que je ne pourrai rien faire pour ne pas l'être. Pourtant, c'est elle qui restera, c'est elle qui sera seule et pas moi. Je veux dire par là: l'amour est le point le plus haut depuis lequel voir qu'il n'y a rien qui ne doive disparaitre."

"Tout un monde serait là qui ne demandait qu'à l'être, et à l'être toujours. Tout un monde serait là, dès lors, dussé-je être moi-même celui qui ne pourrais plus l'être longtemps. Je demandai à Dagerman: est-ce qu'il ne suffit pas que j'aille, ici ou ailleurs, dans ce café ou dans un autre, sur une plage même, ace livre ou avec n'importe quel autre, pour que je sois accompagné, c'est-à-dire pour que ce soit toute compagnie qui me soit alors rendue - pour que j'aie cette sorte de compagnie qu'on n'a que sous la table? Si je pense à mes amis, je me dis qu'il ne se peut pas qu'aucun d'eux vaille mieux qu'eux. Qu'aucun d'eux vaille mieux qu'aucun des livres qui fait que je ne sais pas ce que c'est qu'être seul. La question est donc: aucun de mes amis ne m'a aimé comme je sais que je peux aimer le livre contre lequel je suis prêt maintenant à les échanger tous. [J'ajoutai, mais c'est sans rapport, sans rapport du moins que Dagerman pût comprendre d'emblée:] Enfant, j'ai eu peur. Peu d'enfants ont eu plus souvent, plus facilement, peur. Est-ce que je fuyais déjà? Sans doute. Voulant qu'on m'oublie, me cachant (sous la table, au cellier, au grenier). Pourtant, je ne pouvais pas faire qu'on m'oublie assez pour que je n'aie pas plus peur encore du moment où l'on me retrouverait, où il me faudrait reparaitre. c'est ce qui n' acessé depuis. Adolescent, d'abord, où j'ai poussé tout à bout. Où j'ai tout poussé à bout de façon à ce que, faute qu'on m'oublie, on ne me pardonne pas. Adulte ensuite, où je me suis abandonné à ceux qui voulaient bien de moi, quitte à ce qu'il n'y ait personne à vouloir de moi assez pour que je ne me sente pas à tout instant, et en toutes circonstances de trop".


dimanche 26 juin 2022

Marx est-il devenu muet? face à la mondialisation par Moishe Postone

 Antisémitisme et national-socialisme*

Quel est le rapport entre antisémitisme et national-socialisme? En Allemagne fédérale, le débat public sur cette question se caractérise  par l'opposition entre les libéraux et les conservateurs d'une part, et la gauche d'autre part. Les libéraux et les conservateurs ont tendance à mettre l'accent sur la discontinuité entre le passé nazi et le présent. Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur la persécution et l'extermination des juifs et négligent d'autres aspects centraux du national-socialisme. Par là, ils entendent souligner la "rupture absolue" censée séparer la République Fédérale du III° reich. Ainsi l'accent mis sur l'antisémitisme permet-il paradoxalement d'éviter une confrontation radical avec la réalité sociale et structurelle du national-socialisme. Cette réalité n'a certainement pas complètement disparu en 1945. En d'autres termes, la condamnation de l'antisémitisme nazi sert aussi d'idéologie de légitimisation pour le système actuel. Cette instrumentalisation n'est possible que parce que l'on traite l'antisémitisme d'abord en tant que forme de préjugé, en tant qu'idéologie du bouc émissaire, voilant ainsi le rapport intime entre l'antisémitisme et les autres aspects du national-socialisme.

Quant à la gauche, elle a toujours tendance à se focaliser sur la fonction du national-socialisme pour le capitalisme, mettant l'accent sur la destruction des organisations de la classe ouvrière, la politique sociale et économique du nazisme, le réarmement, l'expansionnisme et les mécanismes bureaucratiques de domination du parti et de l'état. Elle souligne les éléments de continuité entre la République fédérale et le III° Reich. S'il est vrai que la gauche ne passe pas sous silence l'extermination des juifs, elle la subsume vite sous les catégories générales de préjugé, de discrimination et de persécution. En comprenant, l'antisémitisme en tant que moment périphérique, et non pas central, du national-socialisme, la gauche voile elle aussi le rapport intime entre les deux.

Ces deux positions comprennent l'antisémitisme moderne en tant que préjugé anti-juifs, comme un exemple particulier du racisme en général. L'accent mis sur la nature psychologique de masse de l'antisémitisme sépare leurs considérations sur l'Holocauste des études socioéconomiques et sociohistoriques du national-socialisme. One peut pourtant pas comprendre l'Holocauste tant que l'on considère l'antisémitisme comme un exemple du racisme en général, et tant que l'on conçoit le nazisme seulement en termes de grand capital et d' Etat policier bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter Auschwitz, Belzec, Chelmo, Maidanek, Sobidor et Tréblinka en dehors d'une analyse du national-socialisme. Les camps représentent l'un de ses points d'aboutissement logiques, non simplement épiphénomène le plus terrible. L'analyse du national-socialisme qui ne réussit pas à expliquer l'anéantissement du judaisme européen n'est pas à la mesure de son objet.

L'insoutenable légèreté de l'être par Milan Kundera

 "Franz dit: "En Europe, la beauté a toujours eu un caractère intentionnel. Il y a toujours eu un dessein esthétique et un plan de longue haleine; il a fallu des siècles pour édifier d'après ce plan une cathédrale gothique ou une ville renaissance. La beauté de New York a une toute autre origine. C'est une beauté non-intentionnelle. Elle est née sans préméditation de la part de l'homme, comme une grotte de stalactites. Des formes hideuses en elles-mêmes, se retrouvent par hasard, sans plan aucun, dans d'improbables voisinages où elles brillent tout à coup d'une poésie magique."

Sabina dit : "La beauté non-intentionnelle. Bien sûr. On pourrait dire aussi: la beauté par erreur. Avant de disparaitre totalement du monde, la beauté existera encore quelques instants, mais par erreur. La beauté par erreur, c'est le dernier stade de l'histoire de la beauté."

Elle pensait à son premier tableau vraiment réussi; de la peinture rouge avait coulé dessus par erreur. Oui, ses tableaux étaient construits sur la beauté de l'erreur et New York était la patrie secrète et vraie de sa peinture.

Franz: "Peut-être que la beauté non-intentionnelle de New York est beaucoup plus riche et beaucoup plus variée que la beauté trop austère et trop élaborée née d'un projet humain. Mais ce n'est plus la beauté européenne. C'est un monde étranger"."



samedi 25 juin 2022

Histoire du socialisme et du communisme français par Alexandre Zevaes

"Des cellules de Sainte-Pélagie où ils sont détenus, Guesdes, Deville, Gerbaud, Chabry et leurs amis adressent aux travailleurs français un manifeste qui est intitulé:" Programme et adresse des socialistes révolutionnaires français" et qui est conçu ainsi:

(Je souligne avant de le retranscrire, que les socialistes de l'époque étaient systématiquement arrêtés parce qu'ils défendaient un changement de société alors que ceux d'aujourd'hui, ils sont arrêtés car ils sont pris la main dans le sac car ils utilisent le système de société pour enrichissement personnel. Ce n'est plus la même chose. Alors, ils sont accusé de violer les femmes de chambre à New York.)

"Considérant:

1° que tout homme, en sa qualité d'homme, a droit, dès sa naissance, à une égale satisfaction de ses besoins et à l'égal développement de toutes ses facultés jusqu'à ce qu'il soit en état de se suffire à lui-même, par son travail;

2° qu'il y a un intérêt majeur, vital, à ce que chacun de ses membres soit mis par le développement maximum de ses forces cérébrales et musculaires en mesure de produire tout ce dont il est capable;

Considérant d'autre part:

1° que l'appropriation individuelle du sol et des autres capitaux a pour effet nécessaire de mettre le plus grand nombre dans l'impossibilité de subsister et de se développer en dehors de l'étroite limite où il peut convenir à la minorité propriétaire et capitaliste;

2°que ce mode d'appropriation n'est pas moins contraire à l'intérêt général qu'à la justice en enlevant à la production tout le capital qu'il peut plaire à quelques-uns de laisser improductif ou de consommer improductivement;

Les soussignés déclarent:

1°que les frais d'entretien, d'éducation et d'instruction intégrale et professionnelle de tous les enfants sans distinction doivent être mis à la charge de la société représentée, momentanément du moins par les communes;

2°que le sol et les autres instruments de production, c'est-à-dire tout le capital tant mobilier qu'immobilier, doivent être repris par la société et rester propriété indivise et inaliénable de la société ou de la nation pour être mis à la libre disposition des groupes producteurs.

Et attendu que les libertés de presse, de réunion, et d'association font partie du programme républicain, sont d'essence républicaine,

Ils somment la république de l'heure présente d'avoir à les proclamer immédiatement et sans restriction,

propriétaires, paysans-propriétaires et petits patrons, en s'organisant dans les conditions et avec le programme ci-dessus, le parti socialiste français à la conscience de poursuivre la pleine et entière satisfaction de vos intérêts et de vos droits.

Propriétaires industriels et agricoles,  ce qui fait votre misère, éternelle et toujours égale à elle-même, c'est que vous ne possédez pas et que d'autres possèdent le capital que vous êtes seuls à mettre en valeur. Votre produit, la majeure partie de votre produit, vous échappe pour aller au propriétaire oisif qui vous salarie, c'est-à-dire qui vous rétribue le moins possible, au taux strictement indispensable pour lui conserver dans vos personnes la force de travail dont il a besoin. Avec l'appropriation collective ou nationale du sol, de la mine, de la manufacture, etc, abandonnés directement à votre activité créatrice, votre situation se trouve retournée: d'outils que vous étiez jusqu'alors, vous voilà hommes, propriétaires de tout le fruit de votre travail, c'est-à-dire aussi riches, aussi heureux, que vous êtes misérables aujourd'hui et maitres d'augmenter votre bien-être en  augmentant votre production.

Petits propriétaires, vous que l'on prétend avoir été affranchis par la révolution bourgeoise de 1789 et qui ne possédez que nominalement le lopin de terre que vous fécondez de vos sueurs - dépouillés que vous êtes par l'impôt, par l'usure, par l'hypothèque, du plus clair de votre produit, lorsque ce lopin de terre ne vous est pas lui-même enlevé par la grande propriété qui va se reconstituant - la nationalisation du sol livré à votre activité laborieuse, toute la partie de ce sol actuellement détenu par les propriétaires qui ne cultivent pas eux-mêmes, en même temps qu'elle vous laisse, exempt de tout prélèvement, dans son intégralité, le fruit de votre travail. La terre, qui est votre passion, toute la terre, vous appartient réellement; elle appartient à vos efforts associés, dans la totalité de sa production, dans le blé, le vin, le lin, etc que vous avez su en tirer.

Petits industriels et petits commerçants dont le nombre va diminuant tous les jours et que la concurrence du grand commerce et de la grande industrie écrase et rejette de plus en plus dans le prolétariat, l'outil que vous maniez vous-mêmes et qui vous échappe, l'appropriation collective de tout l'outillage national peut seule vous le rendre, et vous le rendra accru, multiplié. de producteurs pour le compte d'autrui, c'est-à-dire de salariés, que vous êtes condamnés à redevenir fatalement tous avec le progrès de l'ordre de choses actuel, l'ordre nouveau que nous poursuivons et que nous vous convions à établir avec nous vous transforme en producteurs pour votre compte, en producteurs libres, en vous abandonnant tout le bénéfice, tout le rendement de la partie du capital commun qui aura été l'objet de vos efforts.

La révolution, en un mot, que nous vous appelons à faire n'atteint que les oisifs que la féodalité terrienne, industrielle et commerciale, qui a succédé à l'ancienne féodalité de la noblesse et de l'épée. Elle sauvegarde tous les intérêts légitimes, c'est-à-dire les intérêts de tout ce qui, à un titre quelconque et sous quelque forme que ce soit, travaille et produit. Et c'est pourquoi elle s'accomplira tôt ou tard, parce qu'elle est la révolution de la justice."

Histoire du socialisme et du communisme français par Alexandre Zevaes

 Nous sommes devant le constat évident que le parti socialiste d'aujourd'hui n'a rien à voir avec les socialistes de l'époque. Nous pouvons même affirmer sans nous tromper que le parti socialiste d'aujourd'hui seraient les ennemis jurés des socialistes d'antan tel que Jules Guesdes. 

Le parti socialiste est un parti de traitres qui basent leur légitimité sur le nom dont ils ont renié depuis longtemps la base fondamentale de leur vocation.

A la fin du procès, Jules Guesdes prend la parole pour la dernière fois:

"J'ai dit, messieurs; mais avant de me rasseoir, en terminant et pour me résumer, je me permettrai-passez-moi l'expression- de mettre votre justice au défi de nous condamner...

Vous ne nous condamnerez pas:

Parce qu'au point de vue de la conservation sociale, il y aurait au moins imprudence à montrer une exposition universelle des produits du travail, qui a abouti avant-hier même à la distribution des récompenses que vous savez aux capitalistes et aux patrons, se soldant pour les travailleurs par une distribution d'amendes et de prison;

Parce que, comme je le disais en commençant, ce serait donner force de loi à la mise hors du droit commun de la France ouvrière prononcée "par commissaires et non par juges", le 5 septembre dernier; 

Parce qu'en établissant l'existence non pas seulement économique, non pas même politique, mais civile et judiciaire des classes, ce serait mettre la classe sacrifiée dans le cas de légitime défense;

Et vous ne voudrez pas, messieurs, assumer gratuitement une pareille responsabilité".

Histoire du socialisme et du communisme français par Alexandre Zevaes

 Bien évidemment, la veille de ce congrès, Jules Guesdes et ses amis furent arrêtés. Comme d'habitude, comme pour les anarchistes et les révolutionnaires, les tribunaux deviennent des tribunes dans lesquelles ils clament leur programme devant le peuple-public. 

Un extrait:

"...Ce que l'on poursuit en nous sous le couvert d'association illicite- je n'en veux pour d'autre preuve que le langage de l'accusation- ce sont les opinions socialistes et révolutionnaires professées par le plus grand nombre d'entre nous; et ce serait se tromper étrangement sur le compte de l'opinion publique que de s'imaginer qu'on a réussi à lui donner le change sur les "tendances" auxquelles est réellement fait le présent procès, en nous adjoignant des co-prévenus qui peuvent se mouvoir dans un autre ordre d'idées.

Loin d'ailleurs de chercher à dissimuler les tendances qui nous valent l'honneur - quelque peu périlleux- d'une assignation en police correctionnelle, nous sommes prêts à les affirmer hautement, ici, comme partout ailleurs.

Oui, nous sommes de ceux qui poursuivent une révolution sociale, qui croient à la nécessité et à l'inévitabilité en même temps d'un 89 ouvrier...Et savez-vous pourquoi, messieurs?

C'est que nous pouvons nous dresser devant la société d'aujourd'hui avec le même réquisitoire formulé contre l'ancien régime par le tiers état d'autrefois, et qu'à l'appui des revendications du quatrième état, nous pouvons invoquer les mêmes arguments, les mêmes droits invoqués par le tiers état à l'appui de ses revendications d'il y a quatre-vingt onze ans.

Tout était privilège, dans les industries, les classes, les villes, les provinces et les métiers eux-mêmes, dit Mr Thiers de l'ancien régime et à l'appui de la révolution dont il prétendait écrire l'histoire.

Tout est privilège encore aujourd'hui, dans les individus, les classes, les communes et les professions elles-mêmes, pourrions-nous dire à notre tour de l'ordre social actuel et à l'appui de la révolution, dont nous entendons, non pas écrire, mais faire l'histoire".

Histoire du socialisme et du communisme français de Alexandre Zevaes

 Les ouvriers, après avoir tenu le congrès de Paris, dans les conditions dont nous avons parlé dans un autre article, critiquer par des socialistes radicaux, ont tenu un nouveau congrès, à Lyon. Lors de celui-ci, les participants décident de préparer un congrès international des ouvriers. Aussitôt, celui qui a crée une loi comme l'Association International des Travailleurs, Dufaure décide de l'interdire. Les ouvriers républicains cèdent à l'interdiction.

Seuls des socialistes, autour de Jules Guesdes, décident de passer outre et publient la protestation suivante:

"Les soussignés, membres du comité pour la réception des délégués de l'exposition universelle de 1878 et pour l'organisation du congrès ouvrier international socialiste, auxquels se sont joints les délégués à ce congrès déjà nommés par les groupes ouvriers,

Vu l'interdiction prononcée contre le congrès par la préfecture de police et le ministère de l'intérieur,

Attendu que la classe ouvrière, comme les autres catégories de citoyens, a des intérêts propres et qu'il est de son devoir de défendre et dont la défense ne saurait être limitée ou entravée par les frontières nationales politiques;

Attendu qu'en profitant de l'exposition pour recevoir les travailleurs des autres pays et pour discuter avec eux certaines questions d'intérêt commun, les travailleurs français en général, et les travailleurs parisiens, en particulier, ne font que suivre l'exemple des gens de lettres qui se sont réunis il y a deux mois en congrès international, et des commerçants et industriels dont le congrès également international, organisé par les chambres syndicales patronales, a lieu en ce moment même, au palais officiel du Trocadéro;

Attendu qu'abaissées, que supprimées ainsi pour les patrons, les frontières ne sauraient être relevées arbitrairement et exclusivement contre les ouvriers, sans que la République se rende coupable d'un de ces dénis de justice qu'une monarchie même hésiterait à commettre;

Attendu, d'autre part, que la forme de réunions privées adoptée pour le congrès ouvrier international socialiste suffit à le soustraire à l'ingérence de l'administration laquelle n'avait à l'autoriser ni à l'interdire, obligée qu'elle est de n'y voir que l'exercice d'un droit incontesté et incontestable, un effet de la liberté  et de l'inviolabilité du domicile, quitte - si des délits venaient à être commis- à traduire leurs auteurs devant les tribunaux compétents;

Attendu, enfin, qu'organisant le congrès international, les travailleurs parisiens n'ont fait que se conformer à une décision du dernier congrès ouvrier de Lyon; qu'ils ne sont pas libres de laisser cette décision en souffrance; qu'il est, au contraire, de leur honneur d'en poursuivre et d'en assurer l'exécution;

Décident pour ces motifs:

1° qu'ils ne sauraient tenir compte d'une interdiction dictée par des intérêts de caste et dénuée de toute base juridique;

2° que le congrès ouvrier international socialiste aura lieu à la date précédemment fixée, soit du 2 au 12 septembre 1878."

Histoire du socialisme et du communisme en France par Alexandre Zevaes

 "Au service de sa propagande, il met une parole singulièrement éloquente et pénétrante. Le voici à la tribune d'une de ces réunions publiques dans lesquelles, durant trente ans, il prodiguera son activité, sa puissance oratoire, sa santé. La voix est stridente, âpre, rude, agressive. La première impression éprouvée est plutôt désagréable. La silhouette penchée, la physionomie anguleuse, les longues mains crispées sur la tribune, que d'un geste continuel elles labourent, il démontre; car sa manière est essentiellement démonstrative. Il s'attache à démontrer la nécessité et la possibilité du collectivisme. La voix, d'abord un peu faible, progressivement s'élève, monte à des registres toujours plus hauts, plus dominateurs, pénètre de plus en plus, stride de plus en plus, vrille, déchire. Les images, les ironies, les mots à l'emporte-pièce se pressent; le public est saisi, impressionné, empoigné, haletant; il suit l'orateur dans sa dialectique implacable et nerveuse. Les travailleurs qui viennent à peine de quitter leur dur labeur et s'empressent à la conférence, le tisseur qui sort de l'usine, le mineur qui remonte à peine des entrailles du sous-sol, sont pris par cette parole fervente, fiévreuse, brûlante; ils la boivent. Et quand, après avoir analysé l'évolution économique, décrit les maux, les iniquités, les tourments de la société capitaliste, Jules Guesde entreprend, avec une sorte de lyrisme, le tableau de la société collectiviste de demain, quand il ouvre des perspectives sur l'avenir, quand, avec aux yeux l'éclair de la joie de l'illuminé, il salue, dans un cri d'espérance, l'avènement de l'ordre social nouveau où il fera bon vivre, l'effet produit est vraiment émouvant. De tous les orateurs du socialisme français, Guesde est incontestablement celui dont la parole laisse, après son passage, les traces les plus profondes, le souvenir le plus persistant".


Jules Guesde décide de fonder un journal appelé: "L'égalité" avec Gabriel Deville, Victor Marouck, Emile Massard, Gerbier.

Sa déclaration inaugurale:

"L'égalité ne sera pas seulement républicaine en politique, athée en religion; elle sera avant tout socialiste.

Il ne parait pas à ses fondateurs qu'on doive en être éternellement quitte avec les revendications sociales en se proclamant vaguement partisan de mesures indéterminées de nature à améliorer le sort des classes laborieuses. Ils pensent que le temps est venu d'étudier les solutions et que plusieurs d'entre elles sont déjà trouvées.

Notre prétention n'est pas de régenter pontificalement les cerveaux, de mettre des systèmes préconçus à la place des données scientifiques et des aspirations populaires.

Nous croyons avec l'école collectiviste, à laquelle se rattachent aujourd'hui presque tous les esprits sérieux du prolétariat des deux mondes, que l'évolution naturelle et scientifique de l'humanité conduit invinciblement à l'appropriation collective du sol et des instruments de travail.

C'est en partant de cette donnée que nous étudierons l'ensemble des phénomènes sociaux".

vendredi 24 juin 2022

MISÉREUX encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 n. m. (rad. misère)

 

C'est encore un vieux mot repris de nos jours, surtout dans les milieux que préoccupe la question sociale. Il est synonyme de misérable, mais à la commisération qu'il traduit se mêle une protestation et comme une pointe de révolte. Il s'emploie fréquemment dans le monde ouvrier. Les écrivains qui usent de ce mot ont l'intention bien marquée de ne point lui donner le sens de vil et de méprisable qui accompagne si facilement le mot misérable. Quelque part, Séverine a employé cette phrase: « Il est d'autres parias que les miséreux en bourgeron », Cela signifiait qu'il y a d'autres exploités que les ouvriers d'usines. Il y a les employés de commerce, d'administration, diverses catégories de fonctionnaires de l'État, de la ville, des banques, etc., etc. En un mot, il y a des miséreux partout où il y a des exploités.

Ces miséreux sont des nôtres. Travailleurs sous le joug de l'exploitation et de l'autorité, quels que soient vos bourreaux et la misère dont vous souffrez; unissez-vous pour être forts ; ne vous laissez pas dominer par la détresse.

 

- G. Y.

MISÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 La misère, dit-on, porte à la résignation, à la lâcheté, au désespoir. Elle s'oppose à la révolte... Écrasés sous le faix de leurs peines, accablés par les difficultés de la vie, le coeur broyé par la souffrance des leurs, les pauvres ne songent qu'à sauver un lendemain précaire, non à assurer un avenir meilleur. D'abord manger, tarir l'angoisse du manque ! Il suffit de voir les lamentables troupeaux qui guettent, regard morne et front bas, les miettes de la bienfaisance et de la charité, d'observer les files de chômeurs attendant quelque maigre secours, implorant, malgré leurs chaînes, un travail de salut, pour comprendre que les prisonniers de la misère sont des vaincus et que, d'eux mêmes, ils ne pourront, en cet état, se redresser pour affirmer leurs droits. Une insurmontable dépression pèse sur leur conscience, le malheur obscurcit leur compréhension et broie leur volonté.

L'homme qui a faim se livre pour un morceau de pain. Et le problème social ne dépasse pas pour lui l'appel de son estomac torturé... Ce n'est qu'accidentellement, sous la poussée de courants qu'ils n'ont pas ébranlés, que les misérables apportent leur énergie dernière aux causes qui libèrent. Les révolutionnaires se doivent cependant de déposer dans cette masse leurs ferments de régénération. S'ils savent, à certaines heures, canaliser ces forces que le besoin commande et les jeter contre l'obstacle, leur élan personnel pourra s'en trouver élargi en poussée irrésistible. Mais c'est là l'inconnu des heures de crise que régissent tant d'impondérables. C' est déjà le vent des émeutes, la montée des révolutions qui, pour un temps, élève les hommes plus haut qu'eux-mêmes... Dans la vie quotidienne, la misère peut aiguiser quelques natures d'élite, elle enténèbre et rapetisse le grand nombre...

- L.

 

MISÈRE

 

Il est des pages qui vivront aussi longtemps que l'organisation sociale que nous subissons et qui, même quand aura lui l'aube des temps nouveaux, serviront encore à marquer, du signe de l'infamie, les temps qui ne seront plus. Témoin celle-ci que Proudhon écrivait, il y a près d'un siècle, sur la MISÈRE : « Le phénomène le plus étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l'expérience et le moins compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement, plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l'analyse logique, historique, physique et morale ; on l'a divisé par famille, genre, espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation, de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique... Les titres seuls des livres qui ont été écrits sur la matière empliraient un volume. A force d'en parler, on est parvenu à en nier l'existence ; et c'est à peine si, à la suite de cette longue investigation, l'on commence maintenant de s'apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses indéfinissables, des choses qui ne s'entendent pas... ...La MISÈRE, selon E. Buret, qui a. préféré généraliser moins afin de saisir mieux, la misère est la compensation de la richesse. Que de plus habiles expliquent cela, s'ils peuvent ; quant

à moi ma conviction est que l'auteur ne s'est pas lui-même compris. La cause du paupérisme, c'est l'insuffisance des produits (c'est-à-dire le paupérisme) : opinion de Chevalier. La cause du paupérisme, c'est la trop grande consommation (c'est-à-dire encore le paupérisme) : opinion de Malthus. Je pourrais, à l'infini, multiplier les textes sans tirer jamais des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au premier verset du Coran : « Dieu est Dieu » la misère est la misère et le mal est le mal. La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production, restreindre la consommation et faire moins d'enfants en un mot, être riche, et non pas pauvre... Voilà, pour combattre la misère, tout ce que savent nous dire ceux qui l'ont le mieux étudiée, voilà les colonnes d'Hercule de l'économie politique !... Mais, sublimes économistes vous oubliez qu'augmenter la richesse sans accroître la population, c'est chose aussi absurde que de vouloir réduire le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s'il vous plait, puisqu'à moins de raisonner nous n'avons plus même le sens commun. La famille n'est~elle pas le coeur de 1'économie sociale, l'objet essentiel de la propriété, l'élément constitutif de l'ordre, le bien suprême vers lequel le travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N'est ce pas la chose sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier d'industrie et voleur ; avec laquelle, au contraire, il subit le joug de votre police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le monopole, s'endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son existence, semblable au Créateur, dont on nous a dit qu'il est patient, parce qu'il est éternel, ne sent plus l'injustice commis contre sa personne ? Point de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle est, d' après la donnée économique, notre première position. Et si vous n'en découvrez pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du monopole, du crédit et de la propriété. Maintenant, le but de la famille, n'est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n'est-elle pas l'effet, nécessaire, du développement vital de l'homme ? N'est-ce pas en raison de la force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse, le travail et le bien-être ? Donc, c'est une conséquence inévitable de la multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la proportion relative des subsistances, loin de s'accroitre par l'élimination des bouches inutiles, tendrait invinciblement à dominer, s'il est vrai qu'une semblable élimination ne puisse s'effectuer que par la destruction de la famille, objet suprême, condition sine qua non du travail. Ainsi, la production et la population sont l'une à l'autre effet et cause ; la société se développe simultanément et en vertu du même principe en richesse et en hommes : dire qu'il faut changer ce rapport c'est comme si, dans une opération où le dividende et le diviseur croîtraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le quotient. Quoi donc! Économistes, vous osez nous parler de misère ! Et quand on vous démontre, à l'aide de vos propres théories, que si la population se double, la production se quadruple ; qu'en conséquence le paupérisme ne peut venir que d'une perturbation de l'économie sociale au lieu de répondre, vous accusez ce qu'il est absurde d'appeler en cause, l'excédent de la population ! Vous nous parlez de misère ! Et quand, vos statistiques à la main, on vous fait voir que le paupérisme s'accroît en progression beaucoup plus rapide que la population, dont l'excès, suivant vous, le détermine ; que, par conséquent, il existe làdessous une cause secrète que vous n'apercevez pas, vous dissimulez et ne cessez de mettre en avant la théorie de Malthus ! Mais nous vous signalerons à la défiance des travailleurs ; nous redirons partout, avec un éclat de tonnerre : L'Economie politique est l'organisation de la misère ; et les apôtres du vol, les pourvoyeurs de la mort, ce sont les économistes. Il est prouvé désormais que cette nécessité de la misère, qui tout à l'heure nous a plongés dans la consternation, n'est point absolue ; c'est, comme dit l'école, une nécessité de contingence. Contre toute probabilité, la société souffre de cela même qui devrait faire son salut. Toujours la misère est prématurée, toujours le paupérisme anticipe. A l'encontre du sauvage, à qui la disette vient par l'inertie, elle nous vient à nous par l'action, et notre travail ajoute sans cesse à notre indigence. L'équilibre n'ayant pu être atteint, il ne reste d'espoir que dans une solution intégrale qui, synthétisant les théories, rende au travail son efficacité, et à chacun de ses organes sa puissance. Jusque-là, le paupérisme reste aussi invinciblement attaché au travail que la misère l'est à la fainéantise, et toutes nos récriminations contre la Providence ne prouvent que notre imbécillité. Depuis cinquante ans, observe E. Buret et, après lui, Fix, la richesse nationale en France a quintuplé, tandis que la population ne s'est pas accrue de moitié. A ce compte, la richesse aurait marché dix fois plus vite que la population. D'où vient qu'au lieu de se réduire proportionnellement, la misère s'est accrue ? Les crimes et délits, comme le suicide, les maladies et l'abrutissement, sont les portes par où s'écoule la misère. D'après les chiffres officiels, l'accroissement moyen de la population étant 5 p. 1.000 celui de la criminalité, somme totale, 31.2, il s'ensuit que le paupérisme arrive sur nous six fois et un quart plus vite que, d'après la théorie de Malthus, on n'avait lieu de l'attendre. A quoi tient cette disproportion ? La même chose se prouve d'une autre manière.

En général, les nations occupent, sur l'échelle de la misère, le même rang que sur l'échelle de la richesse. En Angleterre, on compte un indigent sur cinq personnes ; en Belgique et dans le département du Nord, un sur six ; en France, un sur neuf ; en Espagne et en Italie, un sur trente ; en Turquie, un sur quarante ; en Russie, un sur cent ; l'Irlande et l'Amérique du Nord, l'une et l'autre placées dans des conditions exceptionnelles et tout opposées, présentent, la première, la proportion effrayante d'un et même plus sur deux; la seconde un et peut-être encore moins sur mille. Ainsi, dans tous les pays de population agglomérée, où l'économie politique fonctionne régulièrement, la misère se compose exclusivement du déficit causé par la propriété à la classe travailleuse. » Les tendances de l'économie politique, si vigoureusement fustigées par Proudhon, n'ont fait que s'accentuer. Plus un pays est riche et plus la grande partie de ses habitants vit dans la misère : vols, meurtres, suicides, « portes par où s'écoule la misère » vont sans cesse en augmentant. Périodiquement, la grande presse fait écho aux angoisses capitalistes et déplore que le blé, le vin soient abondants. L'industrie, comme l'agriculture, souffre de pléthore. Il y a de toute marchandise en trop grande quantité. La vente n'est jamais suffisante pour compenser la production. Bientôt, tous les marchés seront accaparés, et il s'établit autour du moindre petit peuple, client possible, des concurrences inouïes, brutales, déclenchant parfois et de plus en plus souvent des guerres atroces. Faute d'acheteurs pour leurs produits, des industries jettent sur le pavé pour des mois, des centaines de mille de travailleurs qui vivront dans la misère la plus féroce. Le machinisme se développant sans cesse augmente au centuple la production, supprime la main-d'oeuvre, jette sur le marché du travail des bras en quantité qui s'offrent, nécessairement, au plus bas prix, avilissant encore des salaires cependant bien minimes, enlevant à la classe la plus importante de la société tout moyen de consommer ces produits qui manquent de consommateurs. Et cependant, malgré la misère qu'il crée et les embarras qu'il suscite aux gouvernements et aux capitalistes, le machinisme ne peut être repoussé sous peine de voir péricliter puis disparaître toute industrie sous la concurrence des industries étrangères capables, dans la misère de leurs ouvriers, de trouver des produits coûtant si peu et pouvant, par conséquent, se vendre au minimum. En vain, on garantira l'industrie ou l'agriculture par un système de douane : protectionnisme ne vaut pas mieux que libre-échange (voir ces mots).

Le grand mal dont souffrent les sociétés modernes, c'est la propriété. On produit uniquement pour vendre et non point pour consommer. Devant des filatures qui ferment leurs portes pour cause de mévente, des centaines de mille de prolétaires défilent, vêtus de hardes infâmes, faute de pouvoir en acheter d'autres. Et ainsi pour le cultivateur, le mégissier, le chausseur, l'éleveur, etc.

Une société où la misère existe en permanence, au milieu de richesses parfaitement inemployées, est une société d'abrutis, d'ignorants ou de fous. Seul un renversement total des valeurs, seule une Révolution pourra supprimer la misère en soumettant définitivement la production à la consommation, en ne produisant plus pour négocier, mais pour satisfaire des besoins.

 

- A. LAPEYRE.

MISÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 (du lat. f. miseria), n. f.

 

Ce mot prête souvent à confusion pour qui n'est pas habitué à l'ironie de certains mots

français et à leurs multiples sens.

Le Dictionnaire Larousse donne, sur celui-ci , les indications suivantes : « État digne de pitié ; 1° par le malheur : LA MISÈRE de Napoléon à Sainte-Hélène ; 2° par la pauvreté : LA MISÈRE porte au désespoir (Pascal). - C'est une MISÈRE que d'avoir affaire aux gens de lois. - Que de MISÈRES l'on imprime. - La richesse a ses MISÈRES. - Poétiquement : La vile Oisiveté est fille de MISÈRE (A. de Musset). - La MISÈRE de l'homme se conclut de sa grandeur (Pascal). – La terre où les hommes sont livrés à toutes sortes de maux, est souvent appelée: Vallée de MISÈRES. »

MISÈRE et compagnie, est un terme populaire qui dit bien que la misère engendre la misère. Reprendre le collier de MISÈRE veut dire qu'après un repos, un congé, un répit, il faut retourner au travail forcé.

Crier MISÈRE n'est pas une solution au mal. C'est souvent un moyen hypocrite d'apitoyer ou de tromper les gens. Par des dehors misérables, un égoïste, un avare, un peureux cachent leurs biens assez souvent mal acquis, peut-être par des profits inavouables, une exploitation honteuse de leurs semblables. Ils craignent les envieux et les curieux.

Enfin, il y a encore la misère physiologique qui découle souvent de la MISÈRE elle-même, par l'hérédité, le surmenage, le manque d'hygiène. C'est la MISÈRE sociale qui s'affiche ainsi par ses victimes.

La vie large, naturelle, saine peut, seule, apporter remède à cette misère-là... Pourtant, bien qu'on parle beaucoup des bienfaits que verserait une existence moins douloureuse et délivrée de la privation, ce sont toujours les parasites sociaux qui profitent, jusqu'à crever de pléthore, des richesses acquises et accumulées par le travail de la multitude. Ce sont ceux qui ne travaillent pas et qu'aucun labeur utile ne lasse qui, chaque année, vont à la mer, à la montagne. Ils ont besoin de vacances, de repos, sans doute pour réparer les fatigues de ceux qui les entretiennent... Et la misère continue.

La misère, elle est le résultat de l' esclavage, sous la forme du salaire... Elle ne peut disparaître qu'avec la suppression du patronat et du salariat. Tant que le travailleur n'aura pas su s'éduquer, s'organiser et, par l'union des exploités, se dresser pour supprimer l'exploitation, la misère subsistera, se perpétuera, s'aggravera. Ce n'est pas avec des malheureux prostrés par le travail et l'ignorance qu'on peut espérer transformer le monde et rendre socialement bon ce qui trouble aujourd'hui la vie et les rapports humains. Ce n'est pas rêver, en mystique, à la perfection des hommes que de vouloir d'abord supprimer les causes de leur misère. Il n'y a dans nos projets rien de chimérique. Ce que nous voulons, avec ardeur, c'est instituer sur le monde prétendu civilisé, une organisation nouvelle du travail. Et nous trouvons tout naturel que les travailleurs soient les artisans essentiels de cette organisation.

Il n'y aura plus de MISÈRE quand les producteurs auront compris la nécessité de produire pour eux, de régler leur production sur leur consommation et celle des êtres qui, dans la société, ont un motif ou une excuse raisonnable de ne point collaborer à la production. Si, comme l'a écrit Musset, qui ne l'entendait pas ainsi : La vile Oisiveté est fille de Misère..., nous aurons fait disparaître la fille en n'entretenant plus la mère.

 

- G Y.

MISÉRABLE encyclopedie anarchiste der Sébastien Faure

 (du lat. miserabilus), adj. et subs.

 

Malheureux digne de pitié. Nous le sommes tous ; un peu plus ou moins nous avons droit à la pitié mutuelle et nous n'avons pas à la refuser à d'autres, si nous entendons que nul n'est misérable uniquement par sa faute. Dans l'antiquité, le misérable était une victime de la fatalité. Il y en avait parmi les maîtres et parmi les esclaves. On le pouvait devenir du jour au lendemain aussi bien jadis qu'aujourd'hui. Selon Pascal, on est d' autant plus misérable que l'on est tombé de plus haut. Selon Voltaire, tout misérable est digne de pitié : « Plaignez, n'outragez pas le mortel 'misérable', Qu'un oubli d'un moment a pu rendre coupable. »

La charité chrétienne se fait gloire de secourir les misérables. La solidarité sociale, comme nous la comprenons s'attache à supprimer les causes engendrant les misérables.

Le mot s'applique fréquemment aux choses : Une vie misérable ; une fin misérable. Au sens figuré se présente une signification particulière et individuelle, différant avec le sentiment caché derrière ce mot. Ce qui est misérable pour un individu de conception bourgeoise, de mentalité quelconque n'a plus la même signification dans la bouche d'un homme d'idées avancées et libres. Nous ne pouvons pas dire que la vie et la mort de la plupart des apôtres et des martyrs de la Muse anarchiste furent misérables, puisque nous estimons qu'ils ont vécu et qu'ils sont morts en beauté. Mais nous prenons à la lettre le sens que lui donne la bourgeoisie quand elle qualifie de misérable leur existence, si l'on entend par là qu'ils n'ont pas profité de leurs idées et de leur apostolat pour vivre bourgeoisement selon l'expression qui s'attache à ce mot. Il n'y a pas déchéance, mais souvent grandeur à vivre en misérable ; en n'exploitant personne, en restant digne et fier, content de peu, mais heureux et riche de ses belles et généreuses idées, fussent-elles pour longtemps encore chimériques à cause de l'ignorance et de l'inconscience des misérables inaptes à les comprendre et à les vivre.

Les Misérables. Roman de Victor Hugo, dont les lignes suivantes, tirées de la Préface,

suffisent à dire toute la pensée : « Tant qu'il existera, par le fait des lois et des moeurs, une damnation sociale ... ; tant que les trois problèmes du siècle : la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant qu'il y aura ignorance et misère, les livres de la nature de celui-ci ne seront pas inutiles »...

Avec le poète et nombre de penseurs, nous croyons que « les misérables ont fait souvent de grandes choses ». Et, comme Labruyère, nous pensons : « qu'il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de manquer aux misérables ». Mais nous déclarons que sont bien méprisables les misérables qui s'enrichissent du bien des pauvres. Sus aux profiteurs qui dupent, bernent, pillent les misérables...

 

G. Y.

MIRAGE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 n. m. (rad. mirer)

 

Ce terme a servi primitivement à désigner une illusion d'optique, fréquente dans les pays plats et chauds tels que les déserts de sable. Elle résulterait d'une inégale réfraction des rayons solaires, due à l'inégal échauffement et densité des couches d'air. Fréquemment les villages d'Égypte, bâtis sur des éminences, semblent, à midi, comme entourés d'une nappe d'eau, dont la surface ondoyante réfléchit, avec le bleu du ciel, l'image renversée des palmiers et des maisons.

Parfois le phénomène se complique singulièrement : les objets se déforment, atteignent des dimensions monstrueuses et paraissent courir dans tous les sens. Rien d'étonnant donc que le mot mirage soit devenu synonyme d'illusion dans le langage ordinaire, surtout lorsqu'il s'agit d'illusions ayant leur source dans l'observation. Or, les tromperies, inhérentes à notre constitution organique ou mentale, à notre mode de perception, soit des phénomènes conscients soit du monde extérieur, sont singulièrement importantes et nombreuses. « Notre esprit n'est pas un miroir où l'univers se reflète avec une passive fidélité ; comme les glaces déformantes, il modifie ce qu'il représente d'après les lois de sa complexion. Autant que de l'objet perçu les sensations dépendent de l'objet qui perçoit ; lunettes noires ou bleues donnent aux choses, quand on les porte, une teinte qu'elles n'ont pas ; une maladie de foie suffit, pareillement, pour que tout devienne jaune. De l'espace, l'insecte minuscule possède une notion qui n'est point celle de l'éléphant ; le premier estime incommensurable ce que le second juge étroit. Et nous trouvons énormes dans l'enfance, des hauteurs et des distances qui paraîtront médiocres plus tard. Nuance et vivacité d'une sensation dépendent tant de celles qui la précèdent que de celles qui l'accompagnent ; peintres, musiciens, tailleurs aussi et cuisiniers le savent ; la température qui semble chaude, si l'on sort d'une pièce froide, sera crue froide, si l'on sort d'une chambre surchauffée. Entre nos perceptions et les causes extérieures qui les provoquent, aucune ressemblance, le physicien s'en porte garant ; hors de nous les sons se réduisent à des ondes, les couleurs à des vibrations ; sensations acoustiques ou lumineuses rappellent si peu les mouvements qui les engendrent, qu'on attendit des siècles avant de soupçonner que notes de la gamme ou teintes de l'arc-en-ciel n'étaient séparées que par des modalités quantitatives ; ignorants et sauvages continuent de croire distincts, radicalement, des couleurs ou des sons qui résultent d'une même excitation fondamentale. Et une cause identique produit des sensations dissemblables, si les organes, soit périphériques, soit centraux, viennent à être modifiés : l'oeil atteint de daltonisme perçoit vert ce qui paraît rouge à l'oeil ordinaire ». (Face à l'Éternité). Il existe encore des mirages d'un autre ordre, non moins nombreux, non moins décevants, ceux qu'engendrent nos désirs, nos besoins, nos affections. On est tout disposé à croire ce que l'on désire ; comme la haine, l'amour est aveugle. Et le bonheur, que nous poursuivons invinciblement, qui s'avère la fin suprême de toute activité réfléchie, engendre, lui aussi, plus d'une illusion. « Le bonheur est un but pour l'homme ; pour la nature il n'est qu'un signe, un appât peut-être, tendu tel celui d'un pêcheur au poisson. Quoi de plus décevant que sa poursuite : il fuit qui le recherche, échappe à qui le tient, pour s'évanouir lorsqu'on croit le saisir à la gorge... Plaisirs ou douleurs ne sont qu'apparence affective, revers sentimental d'un travail profond de perfectionnement ou de destruction. Boire et manger conduisent à refaire nos forces ; jouir des saveurs reste un accessoire. Et les délices enivrants de l'amour aboutissent à la procréation : piège heureux pour l'espèce, bien que parfois, fatal aux infortunés parents. Légendaires sont les noces tragiques de l'abeille-mère qui arrache, en plein ciel, les entrailles de son amant ; l'histoire des insectes est fertile en récits analogues. Semblable à la fleur carnivore des tropiques, 1'amour attire par sa couleur et son parfum, souvent, comme elle, il devient le tombeau de l'imprudent que retint son calice. » (A la Recherche du Bonheur.) Mais pour dissiper les mirages, qu'il s'agisse de ceux du coeur ou de ceux des sens, l'homme possède une lumière infiniment précieuse, celle de la raison. C'est en vain qu'un Bergson, qu'un James ont voulu l'obscurcir ;  toutes les fumées mystiques, accumulées par les farceurs à la solde des Églises ou des Académies, se dissipent lentement sans que ses clairs rayons aient rien perdu de leur vivifiante énergie. Un Brunetière proclamant la faillite de la science nous apparaît grotesque ; seuls un sorbonnard, un académicien ou un ancien élève des Jésuites peuvent ignorer que la valeur de nos connaissances positives s'avère tout ensemble certaine et relative. Mais les hommes préfèrent souvent de creux mirages à la dure vérité ; ils acclament qui les trompe et se détournent de qui les éclaire.

 

- L. B.

MIRACLE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Fait contraire aux lois naturelles. Les lois naturelles sont conditionnées par la nature même des choses ; elles sont le résultat du rapport des choses entre elles et on ne peut concevoir d'événements qui leur soient opposes ou en dehors de leur logique.

Les lois naturelles qui portent avec elles leur agent d exécution, ou plutôt sont agent d'exécution, ne peuvent pas, comme les lois humaines, être violées. Rien n'échappe à leur rigueur. Si vous les négligez un moment, ou si vous tentez de les transgresser, la sanction ne se fait pas attendre. Oubliez que vous êtes pesant et laissez-vous choir d'une certaine hauteur ; oubliez que le feu brûle et mettez-y votre main, vous serez vite rappelé à la réalité. Les lois naturelles ne souffrent aucune dérogation. Or, c'est cette dérogation qui constitue le miracle.

Par exemple, l'eau doit, normalement, se transformer en vapeur à une température de 100°. Si, parvenue au point d'ébullition, elle se changeait en glace, je pourrais dire : Il y a miracle. Mais cela est tellement invraisemblable que n'importe qui, en voyant se produire un tel phénomène, soupçonnerait, il aurait même la certitude qu'il cache quelque supercherie, ou que le témoin est victime d'une illusion. D'ailleurs, pour constater qu'il y a miracle et tenir pour tel le fait signalé, il faudrait connaître, dans sa totalité, le jeu des lois naturelles, ce dont personne ne peut se vanter, et, ensuite, avoir pénétré dans leurs moindres détails, toutes les circonstances qui ont déterminé le miracle. Qu'il demeure la plus petite cause obscure et le miracle est contestable.

Croire à un miracle parce que vous en avez eu le spectacle, spontané ou provoqué ? Mais, alors, pourquoi ne pas authentiquer le merveilleux que fera défiler sous vos yeux le premier prestidigitateur venu ? Pourquoi ne pas accorder sans réserve votre foi aux tours d'adresse et de subtilité, que la surprise et la rapidité d'exécution ne vous permettront pas de comprendre, et qui paraîtront apporter des résultats incroyables ? Et cependant, vous demeurerez sceptiques devant les tours de passe-passe prodigués pour votre amusement, alors que vous croiriez au miracle proclamé, enseigné par le religieux ? Pourquoi ? Parce que le prestidigitateur, tout en provoquant des faits, des enchaînements de faits aussi extraordinaires que le second ne fera pas intervenir au cours de ses présentations ingénieuses, un être imaginaire et ne vous inspirera pas de la crainte. Sauf le cas où il est, lui aussi, l'instrument de quelque théurgie, il ne cherche qu'à vous laisser l'impression qu'il est un homme extrêmement habile et doué de capacités qui vous manquent, à un tel degré du moins. Il ne s'entourera pas, pour frapper votre esprit de l'appareil rituélique des religions...

Mais qu'il introduise un peu plus de sérieux dans ses tours de physique, qu'il revête ses opérations d'un cérémonial approprié, qu'il vous dise que c'est l'esprit de Louis XIV ou de Voltaire qui fait tourner la table ou qui frappe des coups à la porte et voilà déjà que vous ne prenez plus la chose « à la rigolade », vous ne riez plus, car vous redoutez de paraître sot ou d'être irrévérencieux, ou de déplaire à l'esprit qui pourrait vous clouer sur place ou vous emporter avec lui dans le fond de la terre ou l'immensité de l'espace. Vous sentez que votre doute a quitté le persiflage et s'oriente vers l'acceptation. Vous ne parlez de ce que vous avez « vu » qu'avec précaution et respect. Vous ne savez pas encore si vous devez faire crédit au surnaturel, mais vous n'osez nier...

Les enfants, et aussi les peuples (qui sont, en grand, l'image de l'enfance dans la société), ont toujours aimé les réalisations merveilleuses, les événements qui s'accompagnent de quelque féerie. Ne pouvant arriver assez vite, à leur gré, à commander aux éléments par leurs découvertes et leur travail, ils aiment doter des êtres imaginaires d'un pouvoir qu'ils voudraient posséder eux-mêmes, et leur faire accomplir les choses les plus extraordinaires conçues par leur imagination. Aussi, les contes, les fables, les récits (voir fable, légende, mythologie, etc... ) qui narraient ces actions saisissantes, ces faits enchanteurs furent toujours goûtés des foules, et ils se les transmirent, avec plus d'embellissement encore que de fidélité, de génération en génération. Le fantasmagorique, l'irréel ont toujours bercé les peuples, endormi leurs misères ou flatté leur orgueil. Si puissante est la séduction exercée par le merveilleux que, même présenté sous forme de conte, on arrive sans peine à l'identifier au réel. On commence par désirer que les choses se soient passées ainsi ; puis, à force d'animer ce désir, on se range tout entier sous le charme et on finit par croire que c'est vrai. Ne voyons-nous pas des enfants, et même des grandes personnes, après la lecture d'un beau roman qui les a passionnés, arriver à dire : « Cela, a dû être vécu, ce doit être arrivé, les personnages de ce livre ont bel et bien existé ». Il en est de même pour le cinéma qui laisse de telles empreintes sur le cerveau des enfants qu'ils croient non seulement à l'exactitude, à la véracité (rien, ni personne d'ailleurs, ne fait, en général, pour leurs esprits neufs, la démarcation) des spectacles les plus fantaisistes qu'on leur fait admirer, mais en viennent, plus d'une fois, a tenter de les réaliser eux-mêmes.

Cette disposition des peuples à croire tout ce qui force leur admiration a grandement facilité les entreprises religieuses. Elles ont su s'implanter à leur faveur et, grâce à elles, se maintiennent encore ou à peu près. Elles ont dû faire accomplir à leurs dieux, des actions surnaturelles, des miracles pour donner à la croyance populaire un aliment. Un Dieu qui ne pourrait faire de miracles ne serait pas un Dieu. Il ne tarderait pas à être détrôné, « disqualifié ».

Si nous faisons une incursion dans la religion catholique, qui est davantage à notre portée, pour y examiner le « miracle » religieux, nous nous heurtons, dès l'abord, a la coexistence des lois naturelles et d'un Dieu à la fois créateur et omnipotent.

S'il est animateur de toutes choses, Dieu est également le créateur des rapports des choses entre elles, c'est-à-dire des lois naturelles. S'il a créé et s'il régit ces lois, il est maître, en effet, d'y faire des dérogations c'est-a-dire de faire des miracles. Mais on se demande quel besoin a un Dieu omnipotent, omniscient et omniprésent, de cette norme régulatrice que sont les lois naturelles. Puis qu'il peut tout, sait tout, voit tout et est partout, c'est là pour lui combinaison superfétatoire. Il lui suffit de dire : « Dans chaque circonstance de l'Univers, il arrivera ce que je voudrai qu'il arrive. Nul autre que moi n'a le droit de prévoir ni de savoir ce que je me réserve de faire, car je veux conserver ma toute-puissance ». L'établissement de « lois naturelles » est une abdication de sa puissance ; si d'autres que lui peuvent traiter la matière et savoir ce qu'ils en obtiendront dans des circonstances données, il n'est plus le maître absolu, il n'est plus le Dieu qui s'agite pour nous dans l'imprévisible. La constatation de l'existence de lois naturelles est ainsi une preuve de l'inexistence de Dieu. Mais, d'autre part, si les lois naturelles n'existaient pas, elles ne pourraient subir de dérogations ; il n'y aurait donc pas de place pour le miracle ou, ce qui revient au même, tout serait miracle. Cela montre que, pareil à tant d'inventions destinées à abuser les naïfs, le miracle se désagrège à l'analyse et qu'il n'a point de consistance pour l'homme qui pense.

Aussi la religion le sait-elle qui ne fait état de ses miracles qu'auprès de ceux que leur simplicité dispose à les accueillir quand, devançant la stratégie religieuse, ils ne vont pas eux-mêmes jusqu'à les inventer. Auprès des personnes réfléchies, les marchands de miracles sont plutôt embarrassés et ils se délesteraient volontiers des plus grossiers qui illustrent la Bible s'ils pouvaient les jeter par-dessus bord. De même que le Dieu exalté par l'Église, lorsqu'elle discute avec des incrédules, n'a pas grand chose de commun avec celui qui donna à Moïse les tables de la loi divine.

Elle ne soutient pas les mêmes miracles avec les gens de libre examen qu'avec ceux qu'elle sait disposée à tout accepter sans contrôle. Mais aussi comme elle sait bien que la grande majorité des êtres humains ne réfléchit guère au pourquoi ni au comment des choses et qu'il lui faut du merveilleux, elle continue de lui servir périodiquement des « miracles » qu'exaltent, auprès de la clientèle religieuse, ou à masque de religion, les bulletins paroissiaux, les Croix, et autres feuilles sacrées. La Bible est farcie de « miracles » tellement stupides que l'Église n'en fait plus guère état aujourd'hui tellement ils sont en contradiction avec les faits. C'est d'abord celui de la création en sept jours, puis celui du déluge, de la confusion des langues, et une foule d'autres où Dieu opère en personne. Fatigué sans doute de ces travaux d'Hercule, il délégua ensuite le pouvoir de faire des miracles à certains de ses prophètes. C'est alors Jonas, avalé par une baleine (au gosier distendu pour la circonstance), qui sort vivant le troisième jour ; c'est Josué arrêtant le soleil (!) pour lui permettre d'achever l'extermination de ses ennemis ; c'est Samson tuant mille Philistins avec une mâchoire d'âne (on ne dit pas si c'est la sienne ou celle de l'auteur du récit) et faisant écrouler un temple en en renversant les piliers ; ce sont les eaux de la Mer Rouge se soulevant pour laisser passer les Juifs poursuivis par les Égyptiens et se refermant ensuite sur ces derniers ; ce sont les murs de Jéricho qui, au siège de cette ville par les Juifs, s'effondrent au bruit des trompettes, etc., etc. On croirait lire les contes des Mille et une Nuits avec, en faveur de ceux-ci, cette différence qu'ils ne nous éblouissent que pour nous charmer, tandis qu'ailleurs n y poursuit, sans rire, des prétentions grotesques à la véracité. Puis ce sont les miracles de Dieu le Fils : Jésus-Christ guérit les incurables, multiplie les pains, ressuscite le mort Lazare et se ressuscite lui-même trois jours après sa mort ; puis il monte enfin au ciel où il trône depuis ce temps à côté du Père et du Saint-Esprit, ne faisant qu'un Dieu à eux trois, entouré des anges et des saints.

De nos jours, la fabrique aux miracles, essoufflée sans doute par l'effort de tant d'oeuvres d'art, ne sort plus de produits aussi sensationnels que ceux qu'a consignés la Bible. Nous sommes trop près pour les voir dans tout leur enjolivement. Nous n'avons pas le recul favorable au mirage. Les miracles, pour nous, n'ont pas eu le temps de s'embellir et de s'enfler comme toutes les légendes à mesure qu'elles s'enfoncent dans le passé, au point de nous méduser par leur importance.

L'Église moderne refrène habilement l'extravagance compromettante. Elle se contente de miracles plus modestes. Elle opère le plus souvent dans cette partie où la science est encore la plus imprécise : la médecine, où les cas, mal connus, apparaissent encore tellement variables avec les individus qu'on ne peut guère, jusqu'ici, formuler de règles générales. La plus grande officine de miracles est sans contredit celle de Lourdes, où les malades guérissent en se baignant dans la piscine aux microbes.

En psychologue avisé, c'est toujours aux êtres faibles que s'attaque surtout l'Église pour assurer sa domination et c'est sur ce terrain qu'elle arrive à circonvenir également les forts, car tout être est faible à un moment donné de sa vie. C'est sur les enfants, les femmes, les pauvres, qu'elle se jette pour inculquer ses principes ; aux vieillards, aux moribonds, qu'elle arrache les acquiescements de la terreur, en un mot c'est sur tous ceux qui ont besoin d'aide et ne peuvent guère lui résister qu'elle étend son dévolu. Il en cuit souvent à quiconque est faible et ne veut pas se plier aux exigences de l'Église. D'ailleurs la débilité mentale accompagne souvent la faiblesse physique et prévient même toute possibilité de résistance. Obstinez-vous au contraire à repousser les avances cléricales et ce peut être pour vous la perte du travail, le congédiement du maigre logis si vous êtes pauvre, et l'abandon, même par votre famille, si vous êtes malade et ne voulez pas vous prêter à la comédie de Lourdes ou autres pèlerinages et épreuves semblables. Car il n'y a pas que les croyants qui vont à l'Église et ont recours aux offices de la religion dans certaines circonstances de leur vie Les vrais croyants sont d'ailleurs très rares, presque aussi rares que les vrais athées dans un monde soumis à des milliers d'années de pression religieuse. Mais entre ces deux extrêmes il existe une multitude d'individus amorphes, sans opinion arrêtée ou indifférents, ou attentifs seulement aux avantages, ou sous l'empire de craintes vagues et persistantes. Ceux-là suivent la mode ou cherchent à se ménager les influences favorables : ils se rangent toujours du côté où les pousse leur intérêt ou leur lâcheté. Ils marchent dans la vie selon l'habitude ou la peur mais jamais par conviction. Ils restent fidèles aux religions sans y croire parce qu'ils savent que l'Église, force insinuante et bien organisée, peut leur nuire dans une foule de circonstances alors que les athées, les incroyants ne se vengeront pas sur eux, ni ne chercheront à leur nuire à cause de leurs pratiques religieuses. C'est là aussi une des raisons pour lesquelles les idées d'affranchissement et de liberté avancent si lentement. Mais revenons à Lourdes et à ses miracles.

Parmi ceux qui vont chercher la guérison en la cité pyrénéenne, il en est qui sont véritablement, organiquement malades et incurables. Ceux-là en reviennent exactement dans l'état où ils étaient à leur départ, quelquefois avec une déception de plus, s'ils avaient quelque vague espoir, ou une aggravation due aux imprudences du voyage, des séances de piété et des immersions. L'eau de la piscine est sans pouvoir sur eux. Cependant la faillite du miracle ne laisse pas la religion au dépourvu : c'est parce que le malade n'était pas assez croyant, n'avait pas une foi assez profonde, n'était pas assez pur que la guérison ne s'est pas produite ou bien encore parce que Dieu veut prolonger encore l'épreuve du fidèle, s'il est vraiment croyant, afin de lui faire mieux mériter le paradis. Et ces explications trouvent toujours crédit...

Il en est, par contre, qui guérissent, et radicalement. Ceux-là sont montés en épingle et cités en exemple. Les feuilles catholiques publient leurs noms et leurs adresses et cela produit toujours son effet auprès de ceux qui les lisent sans en connaître les héros ou les héroïnes. Par contre, il est bien rare que ceux qui ont connu les miraculés avant leur guérison accordent crédit au miracle. Souvent ils ont remarqué quelque chose de louche dans la maladie et les allures du malade. Sa moralité, sa, ruse habituelle laissent supposer quelque chose d'anormal. Pas de doute, c'est un simulateur.

Certains simulent complètement une maladie : paralysie, rhumatisme, sciatique, etc. ; d'autres entretiennent et aggravent même intentionnellement des maux ou plaies qui, bien entendu, ne peuvent guérir que du jour où ils cessent de les alimenter. D'autres encore ont des maladies ou des maux qu'ils font soigner par un médecin mais dont on ne proclame la guérison, obtenue par la science, qu'au retour de Lourdes. Quelques-uns sont des névropathes que galvanise la suggestion mystique, mais que guérirait, plus sûrement, la suggestion clinique. Approchez d'un peu près les « miraculés » de Lourdes et vous doutez de suite du miracle. Contrôlez-les sérieusement et vous découvrez la supercherie.

Dans un livre fort instructif et documenté : « Lourdes et ses mystères », le docteur Pierre Vachet examine quelques-unes des guérisons miraculeuses les plus importantes, celles dont l'Église fait état avec le plus d'insistance et il montre la simulation indiscutable des miraculés les plus notoires. Il cite des cas où les miraculés étaient vraiment trop intéressés pour que leur guérison, ou leur maladie, puisse être prise au sérieux. Et il explique aussi comment il peut se faire que des guérisons soient réellement obtenues à Lourdes, comme elles pourraient l'être n'importe où, si les mêmes circonstances étaient réunies. C'est le cas pour les névrosés, les hystériques, les malades par suggestion. Il n'est pas surprenant que, dans ces derniers cas, il soit obtenu des guérisons puisque tout est fait pour impressionner les malades, pour les persuader qu'ils vont guérir, etc. ; mais ces cas de guérison n'ont rien de miraculeux et il serait encore préférable pour ces malades d'être soignés dans des établissements de psychothérapie par des médecins capables d'étudier sérieusement leur cas, plutôt que d'aller à l'officine des charlatans de Lourdes... On peut affirmer sans crainte de se tromper que les guérisons, obtenues à Lourdes, de malades de cette catégorie (les malades plus ou moins imaginaires) ne comptent que pour un chiffre infime parmi les réussites proclamées, la plus grande partie, la presque totalité des « guérisons » obtenues étant celles de simulateurs ou de ceux qui entretenaient un mal jusqu'à leur passage à Lourdes ou cachaient une guérison obtenue par les médecins pour la faire proclamer à leur sortie de la fameuse piscine.

Les prétendus miracles de Lourdes, comme tous les miracles d'ailleurs, ne sont qu'astucieuse tromperie. Mais ils servent à entretenir le prestige de l'Église auprès des simples d'esprit... Comme la maladie est une bonne chose à exploiter et qu'il n'y a pire que ceux qui ont la promesse d'un paradis pour avoir peur de la mort, il n'y a pas qu'à Lourdes qu'on obtient des guérisons miraculeuses. Un peu partout il existe des guérisseurs qui, avec des signes de croix, de l'eau bénite et des prières, s'attaquent à toutes les maladies. Nombreux sont encore ceux qui s'adressent à ces gens tout en se faisant soigner, d'autre part, par un médecin. Il est bien entendu que s'il y a guérison, c'est le « toucheux », comme on l'appelle vulgairement, qui l'a obtenue. Et lorsqu'on revient sans être guéri, on ne s'en vante pas, de sorte que ces croyances perdurent longtemps. C'est comme dans une baraque foraine où l'on s'est fait « rouler » ayant payé très cher pour ne rien voir : on ne manque pas de dire en sortant à ceux qui vous demandent des renseignements que c'est « épatant », afin de cacher sa propre déconvenue et de savourer, en compensation, la jobardise des imitateurs.

On constate cependant que malgré les éclaircissements de la science, la tendance à croire au miracle ne recule que très lentement. À peine une croyance « usagée » passe-t-elle au rebut qu'une autre « à la mode » lui est substituée... Il faut dire que presque toutes les superstitions favorisent trop les desseins de la classe dirigeante pour qu'elle ne fasse pas l'impossible pour en assurer la survie ou en faciliter le développement. La croyance a ses vogues, ses courants. Elle se porte comme les fétiches et les amulettes. Et il est de bon ton d'afficher celles que l'opinion consacre. Ne va-t-on pas au pèlerinage à Lourdes ou ailleurs, comme il est à la mode d'aller voir le spirite ou la somnambule ! On se moque de l'Arabe ou du Sénégalais qui se croient perdus s'ils n'ont pas sur eux leur « grigri » porte-bonheur et l'on ne partirait pas en auto sans son fétiche protecteur et sa médaille de Saint Christophe, sauvegarde contre les accidents ! (Que serait-ce donc s'ils n'en avaient pas ?)

La science (nombre de savants du moins qui ont partie liée avec la classe dont ils sont issus) feint de planer au-dessus de ces superstitions puériles. Elle évite, pour diverses raisons, de les attaquer de front. D'abord la bourgeoisie ne tient pas à ce que la science dessille les yeux de ceux qu'elle berne avec tant d'avantages. Ensuite elle préfère s'attacher les sympathies des trafiquants de la crédulité qui opèrent autour de toutes les croyances et tirent influence ou monnaie des miracles de Lourdes, de ceux de la communion ou de l'âme éternelle. Aujourd'hui que tout est commercialisé, où les actes ne sont que des jalons du bénéfice, il est de bonne tactique d'annexer à sa fortune les bonnes dispositions de M. Mercanti, qu'il soit marchand de médailles, de couronnes, de chapelets, d'eau bénite, bazardier ou régaleur public.

La croyance au miracle disparaîtra lorsque les hommes, au lieu de chercher sottement les solutions dans l'invraisemblance, auront la sagesse de réserver leur adhésion jusqu'au jour où les investigations méthodiques d'une science désintéressée auront mis en lumière les vérités explicatives, dont l'absence momentanée favorise de barbares superstitions.

 

– E. COTTE.

MIRACLE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

(du latin: miraculum ; de mirari, admirer)

 

Si l'on s'en tient à la signification étymologique du mot, qui paraît la plus rationnelle et la seule digne d'être retenue, un miracle est un fait extraordinaire, en contradiction apparente avec ce que l'on observe habituellement, et qui, en raison de son extrême rareté, et de ce que l'on ne s'explique point ses causes, provoque l'étonnement, l' admiration, voire l'épouvante, parmi les ignorants et les fanatiques, toujours plus disposés à découvrir, en ceci, la marque d'une intervention divine qu'un phénomène dû à des circonstances encore mal définies.

À toute époque, les humains ont été portés à croire que la nature était limitée à ce qu'ils en observaient quotidiennement, ou à peu près, et à juger, par conséquent, comme d'ordre surnaturel, ce qui était pour eux à la fois incompréhensible et, sinon nouveau, du moins peu commun. Terrifiés par le fracas du tonnerre, et l'éblouissante clarté de la foudre, les Anciens ont fait de cette dernière le moyen d'expression de divinités diverses. Il s'agissait de la manifestation grandiose d'une force qui, de nos jours, sert à faire marcher les tramways. Aux premiers sauvages qui les virent se servir des armes à feu, pour semer autour d'eux la mort, les hommes de race blanche apparurent comme des magiciens, ayant soumis à leur volonté des puissances invisibles. Lorsque, dans des régions demeurées très superstitieuses, comme la Bretagne, se montrèrent sur les routes les premiers automobilistes, les paysans firent des signes de croix sur leur passage, parce que n'ayant jamais vu de voitures traînées autrement que par un âne, des boeufs, ou un cheval, ils ne s'expliquaient point qu'elles pussent avancer, sinon par un artifice du Malin. Lorsque, il y a quelque vingt-cinq ans, eut lieu une éclipse de Soleil, qui devait être particulièrement visible en Tunisie, quantité de savants se rendirent à Sfax, pour y observer à loisir un phénomène dont ils avaient méticuleusement prévu l'heure d'apparition, et qui, par conséquent – quelles que fussent leurs croyances religieuses, ou leur incroyance – pour être moins fréquent

qu'un simple lever de Lune, n'offrait à leurs yeux avertis rien de plus mystérieux.

Cependant la foule des indigènes illettrés, qui ne se rendait point compte de ce qui se passait, voyant en plein jour le Soleil, source de toute vie, progressivement disparaître derrière une grande ombre qui semblait devoir l'absorber en totalité, se livra à toutes sortes de manifestations ridicules, traduisant à la fois sa crainte de ne plus revoir la lumière, et son espérance de fléchir par ses supplications Allah le Dieu unique, souverain maître des destinées.

La croyance au surnaturel en présence de ce qui est, à la fois, anormal et inexpliqué, est une loi psychologique qui souffre peu d'exceptions, et qui a été, et est encore, très largement exploitée par le clergé de toutes les religions, notamment de la religion catholique qui, non contente d'attribuer au Dieu de la Bible le prodige de la création universelle, et ceux qui sont narrés dans les Écritures, prétend encore, grâce à la Vierge Marie, et à quelques saints spécialisés dans cet office, détenir le monopole des interventions miraculeuses en faveur des malades, ou des personnes en péril, soit par des médailles, des reliques, ou des objets bénits, soit par le pèlerinage en certains lieux réputés propices, tels la grotte de Lourdes. Les prodiges décrits dans les Écritures, comme le passage de la Mer Rouge à pied sec par les Hébreux, la chute de la manne dans le désert, ou le voyage du prophète Jonas qui, sans dommage, demeura, dit-on, trois jours dans le ventre d'un poisson de belle taille, sont d'une invraisemblance grossière. Il s'agit, de toute évidence, sinon de récits dus entièrement à l'imagination de leurs auteurs, du moins d'enseignements symboliques, ou de faits amplifiés et déformés par la légende, tels que l'on en trouve dans les annales de tous les peuples, aux époques primitives, caractérisées à la fois par l'ignorance et par la crédulité. Depuis qu'il existe des méthodes de recherche positives, et que les classes populaires reçoivent quelque instruction, il n'est pas de pays civilisé dans lequel on puisse prétendre avoir enregistré, de façon récente, quoi que ce soit d'approchant. Il n'est pas illogique d'expliquer, par de simples coïncidences, les événements heureux qui surviennent contre notre attente, lorsque tant de satisfactions légitimes demeurent refusées aux croyants, malgré leurs prières ardentes et leurs persistants désirs. Quant aux guérisons dont Lourdes et des lieux semblables seraient de nos jours le théâtre, en admettant qu'elles ne soient pas toutes dues à des phénomènes d'autosuggestion, en admettant même – ce sur quoi nous faisons toutes réserves – qu'il en soit d'inexplicables par l'auto-suggestion, ceci ne serait pas de nature à nous faire accepter comme valable l'hypothèse d'une intervention céleste, sous prétexte que les connaissances scientifiques actuelles ne pourraient fournir d'explication immédiate, contrôlable, à l'égard de ces faits mystérieux. Ce n'est pas en un temps où la science expérimentale, par la découverte d'énergies jusque-là insoupçonnées, permet à l'homme des merveilles, comme celles de la télégraphie et de la téléphonie sans fil, qui jadis eussent été désignées comme d'essence surhumaine, qu'il pourrait devenir admissible de retomber dans de vieux errements, source d'innombrables superstitions, à la première annonce de quelques étrangetés, ou sur la référence de quelques observations de prime abord déconcertantes. Si pouvaient être reconnus véridiques les documents du Bureau des Constatations Médicales de Lourdes, ne serait-il pas, malgré cela, contradictoire et absurde d'attribuer, à un Être de suprême bonté, ces quelques bien faits, tout en supposant, d'autre part, cette personne assez cruelle pour obliger des milliers de malades à supporter les fatigues d'un long et douloureux voyage, dans l'espérance d'une guérison que la plupart n'obtiennent pas ? Ne demeurerait-il pas plus absurde encore d'attribuer ces faits à une divinité Toute-Puissante, alors qu'il est avéré que l'on ne guérit pas tout à Lourdes, et que jamais un amputé n'a vu se reconstituer au sortir de la piscine, son membre absent ?

Si, pour les croyants, un miracle est le résultat d'une intervention divine en contradiction avec les lois de la nature, pour les rationalistes, il ne saurait être question, dans ce domaine, jusqu'à nouvel ordre, que de faits rares, mal interprétés, ou encore insuffisamment mis en lumière, lorsqu'il ne s'agit pas, plus simplement de récits légendaires ou d'histoires inventées de toutes pièces, dans un but intéressé.

 

– Jean MARESTAN