lundi 30 novembre 2020

Les conseillistes

« Quel magnifique progrès depuis 1864, depuis 1871, date de la dernière guerre en Europe occidentale ! A cette époque, une guerre entre deux nations capitalistes avait été la cause de la consolidation d’un peuple qui voulait devenir un Etat. Petit début de ce qui allait devenir l’Allemagne. Et alors, en conséquence, seuls quelques ouvriers s’y opposèrent individuellement. Maintenant, il s’agit d’un heurt mondial des peuples unis et compacts de tous les pays, exceptée l’Amérique, pour la domination du monde, afin que le capital s’engage dans sa dernière marche triomphale sur la terre et en faveur de la consolidation du capital mondial. Et face à ces puissantes forces, des millions et des millions d’ouvriers unis auraient dû se défendre contre le capital qui les avait opprimés pour son propre compte avec des charges infinies et qui maintenant tentait de se servir d’eux comme chair à canons ; contre le capital qui, au moyen d’un armement dément et sauvage et avec une guerre aveugle et aux conséquences incommensurables, les exposaient maintenant à de nouvelles armes, à de nouvelles guerres et les menaçait donc de ruine. Qu’y a-t-il de plus simples, de plus claires qu’une protestation et qu’une action unifiée ne reculant devant aucun moyen de la part des ouvriers contre le danger de tous les Etats ? De tous et de chacun. Quelle chose aurait été plus simple ? Quelle action aurait été plus naturelle, quel acte aurait été plus splendide dans ses conséquences pour la propagande, l’organisation et la révolution, quelle action aurait pu davantage illuminer les masses jusque dans les coins les plus obscurs et les plus éloignés qu’une lutte unique dans tous les pays, menée de la même façon par tous les membres de l’Internationale contre cette guerre ? Comme il aurait été clair, important et attirant pour tous les ouvriers et même pour une partie de la petite-bourgeoisie et de la classe moyenne qu’il se fût tenu dans tous les parlements le même langage et que dans tous les pays se fussent accomplies les mêmes actions Et encore une fois : Quoi de plus simple, de plus clair et de plus en cohérence avec la réalité des faits et des conditions matérielles ? Le travail du monde entier pour la première fois face au capital mondial. C’est ce qui aurait dû se passer pensait-on. Mais le cours des événements fut tout autre. Au lieu de la lutte contre le capital, on eut la soumission au capital et la coopération avec le capital ; au lieu de l’unité des ouvriers, on eut la division des ouvriers en autant de parties qu’il y a de nations ; au lieu de l’internationalisme ce fut le nationalisme et le chauvinisme. Seuls les socialistes serbes votèrent au parlement contre la guerre, les socialistes russes s’abstinrent de voter en quittant l’assemblée [A la Douma, il s’agit de la forme la plus violente de protestation ; plus encore que de voter contre les crédits de guerre.]. En Allemagne, les socialistes ont accordé des milliards au gouvernement, en AutricheHongrie ils ont approuvé la guerre. En France et en Belgique, ils sont entrés dans les ministères bourgeois pour faire la guerre. En Angleterre, le parti ouvrier a conseillé de s’engager dans l’armée. En Suède, en Norvège, au Danemark, en Suisse et aux Pays-Bas, les socialistes ont accordé des crédits de guerre pour la mobilisation, pour le maintien de la neutralité, c’est-à-dire des crédits pour la guerre, pour la guerre impérialiste [En Italie, la chambre n’a pas été convoquée. Les socialistes italiens s’opposèrent magnifiquement à la guerre.]. Dans presque tous les pays, donc, au contraire d’une lutte contre la bourgeoisie, ce ne fut que coopération avec la bourgeoisie. Un bon connaisseur de la social-démocratie internationale aurait cependant pu prévoir tout ceci depuis longtemps. Le congrès de Stuttgart fut le dernier où l’on prit sérieusement position contre l’impérialisme. A Copenhague, on commença à fléchir et à Bâle ce fut la débandade. Il apparaissait que la social-démocratie devenait d’autant plus peureuse que l’impérialisme se renforçait, que le danger de guerre se faisait grand et proche. A Bâle, on fit encore jouer la fanfare ; mais dans les phrases vides de Jaurès, dans les vaines menaces de Keir Hardie, dans les vils sanglots de Victor Adler sur la ruine de la culture, dans les paroles molles et insignifiantes de Haase, dans les vaines fanfaronnades du congrès lui-même on percevait déjà l’impuissance et la répugnance, l’aversion envers toute action. Pire encore : déjà alors on affirmait l’intention de marcher avec la bourgeoisie [Greulich déclara en effet au congrès que les Suisses marcheraient certainement à la frontière en cas de guerre. Renner déclara la même chose peu après au Reichsrat. Troelstra l’avait déjà promis de nombreuses fois aux Pays-Bas et après le congrès il réaffirma encore cette concession.]. La bourgeoisie, qui, exercée par sa propre putréfaction, a un odorat très développé pour sentir la pourriture morale, a immédiatement senti l’odeur de pourriture qui émanait de ce congrès et de l’Internationale. Elle comprit que d’un tel congrès il n’y avait rien à craindre. Elle mit la cathédrale de Bâle à notre disposition. Et quel lieu aurait été plus adapté à l’hypocrisie de la social-démocratie et à un congrès qui disait une chose et en pensait une autre qu’une église, dans laquelle depuis des siècles et des siècles était proclamée, jour après jour, l’hypocrisie chrétienne.»

 

 

 

Œuvres 2 de Rosa Luxemburg


 

« Alors que la haine de classe contre le prolétariat et la menace immédiate de révolution sociale qu'il représente détermine intégralement les faits et gestes des classes bourgeoises, leur programme de paix et leur politique à venir, que fait le prolétariat international ? Totalement sourd aux leçons de la révolution russe, oubliant l'abc du socialisme, il cherche à faire aboutir le même programme de paix que la bourgeoisie et le préconise comme son programme propre ! Vive Wilson et la Société des Nations Vive l'autodétermination nationale et le désarmement Voilà maintenant la bannière à laquelle se rallient soudain les socialistes de tous les pays - et avec eux les gouvernements impérialistes de l'Entente, les partis les plus réactionnaires, les socialistes gouvernementaux arrivistes, les socialistes oppositionnels du marais « fidèles aux principes », les pacifistes bourgeois, les utopistes petits-bourgeois, les États nationalistes parvenus, les impérialistes allemands en faillite, le pape, les bourreaux finlandais du prolétariat révolutionnaire, les mercenaires ukrainiens du militarisme allemand.

En Pologne, les Daszynski 1 sont intimement liés aux hobereaux de Galicie et à la grande bourgeoisie de Varsovie ; en Autriche allemande, les Adler, Renner, Otto Bauer et Julius Deutsch 2 vont main dans la main avec les chrétiens sociaux, les agrariens et les nationaux allemands ; en Bohème, les Soukup et Nemec 1 forment un bloc compact avec tous les partis bourgeois - quelle émouvante réconciliation générale des classes! Et au-dessus de toute cette ivresse nationale, flotte la bannière internationale de la paix. Partout. les socialistes tirent les marrons du feu pour la bourgeoisie ; par leur crédit et leur idéologie, ils aident à couvrir la déroute morale de la société bourgeoise, ils l'aident à s'en sauver, à restaurer et à consolider l'hégémonie bourgeoise de classe.

Et la première consécration pratique de cette politique bien huilée, c'est l'écrasement de la révolution russe et le morcellement (?) de la Russie. »

 

« Seules les classes dirigeantes en ont bien sûr d'abord pris conscience. Avec la violence d'un choc électrique, les journées de juin ont inoculé instantanément à la bourgeoisie de tous les pays la conscience d'un antagonisme de classe irréconciliable avec la classe ouvrière, elles ont empli les cœurs d'une haine mortelle du prolétariat, alors que les ouvriers de tous les pays ont mis des années à tirer les leçons des journées de juin, à acquérir la conscience de l'antagonisme de classe ; la même chose se reproduit à l'heure actuelle ; la révolution russe a communiqué à toutes les classes possédantes de tous les pays du monde, la panique, la haine farouche, fulminante, effrénée du spectre menaçant de la dictature politique, une haine qui ne peut se mesurer qu'aux sentiments de la bourgeoisie parisienne pendant les massacres de juin et le carnage de la Commune. Le « bolchevisme » est devenu le mot clé du socialisme révolutionnaire pratique, des aspirations de la classe ouvrière à la prise du pouvoir. Le mérite historique du bolchevisme est d'avoir ouvert brutalement le fossé social au sein de la société bourgeoise, d'avoir approfondi et exacerbé à l'échelle internationale l'antagonisme de classe ; et, comme dans tous les grands contextes historiques, cette oeuvre fait disparaître sans rémission toutes les erreurs et toutes les fautes particulières du bolchevisme 1. »

 

« C'est la même idée fondamentale qui domine l'ensemble du programme démocratique de paix de Wilson. Dans l'atmosphère d'ivresse victorieuse de l'impérialisme anglo-américain, dans l'atmosphère créée par le spectre menaçant du bolchevisme qui hante la scène mondiale, la « Société des Nations » ne peut être qu'une seule chose : une alliance bourgeoise mondiale pour la répression du prolétariat. La Russie bolchevique sera la première victime toute chaude que sacrifiera le grand prêtre Wilson à la tête de ses augures de l'arche d'alliance de la « Société des Nations » ; les « nations autodéterminées », victorieuses et vaincues, se précipiteront sur elle. »

 

« Car cette guerre, camarades, a-t-elle laissé subsister autre chose de la société bourgeoise qu'un énorme amas de décombres ? Formellement, l'ensemble des moyens de production et même de très nombreux instruments du pouvoir, presque tous les instruments décisifs du pouvoir, se trouvent encore entre les mains des classes dominantes : nous n'avons pas d'illusion à nous faire là-dessus. Mais, à part des tentatives convulsives pour rétablir l'exploitation dans un bain de sang, ce qu'elles peuvent en faire n'est qu'anarchie. Elles en sont au point que le dilemme auquel est aujourd'hui confrontée l'humanité s'énonce ainsi : disparition dans l'anarchie ou salut par le socialisme. »

samedi 28 novembre 2020

Textes Marx-Engels

 


"Les chrétiens habitent dans des Etats aux constitutions différentes, les uns en république, d’autres dans une monarchie absolue. Le christianisme ne décide pas dans quelle mesure les constitutions sont bonnes, car il ne connaît pas de différence entre les constitutions ; il enseigne, comme la religion doit le faire : soyez soumis à l’autorité, car toute autorité émane de Dieu. Ce n’est donc pas en partant du christianisme, mais de la nature propre, de l’essence de l’Etat que vous devez décider si les constitutions sont justes, non à partir de la nature de la société chrétienne, mais de la nature de la société humaine. L’Etat byzantin a été l’Etat religieux par excellence, car les dogmes y étaient affaires d’Etat, mais l’Etat byzantin a été le plus mauvais des Etats. Les Etats de l’ancien régime ont été les Etat les plus chrétiens, mais ils n’en ont pas moins été les Etats où régnait « le bon plaisir de la cour ».

 

"Ou bien l’Etat chrétien répond au concept de l’Etat, qui est d’être une réalisation de la liberté selon la raison, et alors la seule exigence pour qu’un Etat soit chrétien est qu’il soit rationnel, et alors il suffit de déduire l’Etat du caractère rationnel des rapports humains, c’est à quoi s’emploie la philosophie. Ou bien l’Etat de la liberté selon la raison ne peut être déduit du christianisme et alors vous conviendrez vous-même que ce développement n’est pas inclus dans la tendance du christianisme puisque celui-ci ne peut vouloir un Etat mauvais et qu’un Etat qui n’est pas une réalisation de la liberté selon la raison, est un Etat mauvais."

 

mardi 24 novembre 2020

1984 de Georges Orwell

 « La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement. Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. »

 

« Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés. »

 

« Mais en même temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés à eux-mêmes, comme le bétail lâché dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans. Ils traversaient une brève période de beauté florissante et de désir, ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

 

On n’essayait pourtant pas de les endoctriner avec l’idéologie du Parti. Il n’était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites. Ainsi, même quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient parfois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n’était pas soutenu par des idées générales. Ils ne pouvaient le concentrer que sur des griefs personnels et sans importance. Les maux plus grands échappaient invariablement à leur attention. »

 

« L’idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis.

 

La vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des télécrans, mais même avec l’idéal que le Parti essayait de réaliser. D’importantes tranches de vie, même pour un membre du Parti, étaient neutres et en dehors de la politique : peiner à des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, repriser des chaussettes usées, mendier une tablette de saccharine, mettre de côté un bout de cigarette. L’idéal fixé par le Parti était quelque chose d’énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d’acier et de béton, de machines monstrueuses et d’armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les mêmes pensées, clamaient les mêmes slogans, qui perpétuellement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c’étaient trois cents millions d’êtres aux visages semblables. »

lundi 23 novembre 2020

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE - Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes

Des champs de bataille de la Première Guerre mondiale à la panoplie du maintien de l’ordre civil, le gaz lacrymogène joue un rôle central dans le processus de maîtrise, par la force brute, des foules et de l’espace public, tout en procurant de fructueux profits à l’industrie de l’armement. Anna Feigenbaum, enseignante en sciences sociales au Royaume-Uni, raconte comment il est devenu pour les gouvernements « un remède commode à leur incapacité chronique à séduire le peuple, ou à le tromper » : « L’art de gouverner est devenu celui d’asphyxier, littéralement, les gouvernés », comme l’explique Juluis Van Daal dans sa préface.

Utilisé pendant le Printemps arabe, contre le mouvement Occupe, au Chili et dans le monde entier en 2011, le gaz lacrymogène a vu ses ventes tripler en 2011, tuant ou mutilant de centaines de personnes. Ce terme est utilisé pour désigner des composants chimiques, agents lacrymatoires conçus pour attaquer les sens simultanément, engendrant des traumatismes physiques et psychologiques :

  • le CS, 2-chlorobenzylidène malonitrile,
  • le CN, chloroacétophénone,
  • le CR, dibenzoxazépine,
  • le gaz poivre ou OC, oléorésine de capsicum.

« Ils peuvent provoquer un larmoiement excessif, des troubles de la vision, des éruptions cutanées et de l’urticaire, des écoulements nasaux, des brûlures de la peau, de la bouche et des narines, des difficultés à avaler, des hypersécrétions salivaires, des contractions pectorales, des quintes de toux, des sensations d’asphyxie, des troubles de la respiration, des nausées et des vomissements. Des liens ont été établis entre ces produits et des fausses couches ou des pathologie respiratoires chroniques. » Utilisé en milieu clos accroît considérablement le risque de blessures graves et de décès par inhalation, engendre des crises de panique. Les grenades qui le diffusent peuvent en outre provoquer de nombreuses blessures, tout comme leurs composants inflammables et leurs détonateurs. Le taux du gaz poivre sur l’échelle de Scoville, qui mesure le degré de pseudo-chaleur causée par les irritants, est supérieur de 1 300 000 unités à celui du plus fort des piments comestibles !

Si des armes chimiques rudimentaires avaient été utilisées dans des sociétés antiques et féodales, ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que l’essor de la chimie moderne souleva des débats éthiques autour de leur usage en temps de guerre. Tandis que ses partisans arguaient que la chimie pouvait atténuer la souffrance des combattants, au contraire des autres armes, des restrictions, toutefois formulées en termes ambigus, furent fixées lors des conférences internationales de La Haye en 1899 puis 1907. Les gaz toxiques furent abondamment employés pendant la Première Guerre mondiale. Après guerre, les controverses eurent pour conséquence une catégorisation des gaz toxiques afin d’en prohiber certains et d’en autoriser d’autres, raisonnement qui allait permettre au gaz lacrymogène de suivre une trajectoire juridique différentes d’autres agents toxiques. Les intérêts commerciaux de l’industrie chimique, secteur en pleine expansion, fut également prise en considération.

Dans les années 1920, le général américain Amos Fries fut l’un des principaux artisans de la transformations de ces technologies militaires en outils du maintien de l’ordre social, grâce à une vaste campagne de relations publiques présentant le gaz lacrymogène comme une arme « sans danger », idéale pour réprimer les fauteurs de troubles en tout genre. Réfutant les témoignages d’anciens combattants, elles traita publiquement de « simulateurs » prétendant qu’ils ont été gazés pour réclamer des subsides de l’État ! « Cette approche, fondée sur le déni, demeura centrale dans l’entreprise de légitimation des armements à faible létalité qui se poursuivit dans les décennies suivantes. »
« Au lieu d’être considéré comme une forme de torture physique et psychologique, l’usage des gaz lacrymogènes allait désormais être admis par le plus grand nombre comme l’unique alternative humanitaire au tir à balles réelles. » Avec son réseau, il organisa également des démonstrations à grande échelle. L’emploi à l’intérieur des bâtiments été recommandé ainsi que le tir tendu à bout portant vers le visage. « Blesser grièvement des civils sans armes était un résultat intentionnel de la production de ces munitions. La “bavure“ était la norme. » À la fin des années 1920, la Lake Erie et les Federal Laboratories, acoquinés avec les forces de police locales, envoyaient leurs commerciaux dans les zone industrielles où les rapports sociaux étaient tendus. Avec la Grande Dépression des années 1930, l’usage du gaz lacrymogène se généralisa partout aux États-Unis pour étouffer la protestation sociale. Anna Feigenbaum présente les rapports des deux sous-commissions du Sénat désignées pour enquêter sur cette industrie, ainsi que nombre d’informations tirées des archives déclassifiées.

De la même façon, elle raconte comment le Royaume-Uni demeura longtemps hostile à l’utilisation des gaz lacrymogènes, y compris dans l’Empire britannique, par crainte de la désapprobation morale, alors même que les administrateurs coloniaux sollicitaient vigoureusement l’autorisation de leur usage, pour pouvoir réprimer les foules émeutières et éviter des massacres comme celui d’Amritsar, au Nord-Ouest de l’Inde, le 13 avril 1919. Des médecins furent enrôlés dans la campagne de légitimation du gaz lacrymogène, le présentant comme le résultat d’une recherche de l’équilibre entre dangers et bienfaits, à l’instar des médicaments. Retenus par des considérations éthiques, les gouvernements successifs s’obstinèrent à l’interdire, alors même qu’en Rhodésie du Nord des grèves frappaient l’industrie minière et que l’Afrique du Sud voisine en faisait un usage croissant. En décembre 1933, le haut-commissaire en Palestine mandataire reçu le feu vert officiel de faire usage de gaz de combat contre des populations civiles lorsque l’alternative serait d’ouvrir le feu, puis l’administration coloniale de Sierra Leone deux ans plus tard. À la fin de années 1930, le discours de prudence n’avait déjà plus cours, les consignes étant désormais de gazer d’emblée et copieusement les foules hostiles. Le gaz lacrymogène devint « l’arme humanitaire par excellence », étroitement lié à la capacité de l’Etat à refuser d’accorder les réformes réclamées par la société civile, « la technique répressive la plus fiable, non seulement pour conserver la maîtrise de la rue mais aussi pour saper, à dessein, les pratiques de désobéissance civile ». L’aveuglement à l’égard des dommages physiques provoqués par son utilisation atteignit son comble au milieu des années 1940, notamment avec les grenades n°92, utilisées contre les détenus de la prison centrale de Peshawar, dans l’actuel Pakistan, en blessant beaucoup, les intoxiquant tous, qui seront tout de même remplacée par les grenades n°95, à base de gaz CS, testées sur d’anciens combattants, sans leur consentement.

Anna Feigenbaum relate scrupuleusement toutes les évolutions techniques ainsi que de nombreux événements, du combat anti-raciste pour les droits civiques (Selma en Alabama) aux manifestations contre la guerre du Vietnam (la convention démocrate à Chicago en août 1968). « Comme ceux de Chicago et de Selma, les tragiques événements de Berkeley combinèrent une stratégie de contrôle social et des tactiques coercitives impliquant l’emploi de méthodes et de matériel militaires, ainsi que le recours direct à l’armée, mais aussi l’usage punitif et offensif de gaz de combat. » Ronald Reagan, gouverneur de Californie exprima une vision qui allait devenir la norme, qualifiant les manifestants de combattants ennemis et plaidant pour un usage accru des armes létales et pour un entraînement militaire des forces antiémeutes. Le mode de coercition prépondérant face à la subversion, tel qu’il fut défini dans les années 1960 aux États-Unis, conformément à une logique militaire de conquête et d’intimidation, consista à renforcer le contrôle de l’État grâce à des stratégies offensives plutôt qu’à rechercher le consensus ou du moins un compromis avec la société civile. L’opération du Pentagone dont le nom de code était « Garden Plot » consistait à transférer des technologies et des expertises militaires vers la police, à aligner les tactiques contre-insurrectionnelles de la garde nationale et de la police urbaine sur celles de l’armée. Selon sa conception, à l’origine des mouvements de contestation se trouvaient des ennemis intérieurs, des militants radicaux et subversifs « antiaméricains » et non des inégalités sociales et économiques.

L’auteur consacre un chapitre entier à la « bataille du Bogside », pendant laquelle plus de 1000 grenades gaz au CS furent tirées sur ce quartier catholique de Derry, pendant trente-six heures, le 12 août 1969. Elle reprend en détail la procédure fondamentalement partiale de la commission Himsworth sur les effet du gaz à Derry, et dont les conclusions du rapport quant à l’innocuité du CS resteront ensuite régulièrement et jusqu’à aujourd’hui, la référence dominante, malgré la multitude de rapports sur ses dangers, parus dans les années 1980 et 1990. D’autres événements sont également abordés, les premières manifestations altermondialistes au Canada en 1997, le sommet du G8 à Gênes en 2001, le mouvement Occupy, notamment à Oakland, le parc Gezi à Istanbul, les manifestations de Hong Kong en 2014. De nombreuses recherches sont évoquées, y compris certaines, fort intéressantes, à propos de l’entraînement des policiers : « Les forces de l’ordre sont entraînées, sous prétexte de préserver leur sécurité, à infliger des souffrances à des civils, en se sachant déchargées de toute responsabilité. » Les principaux acteurs du secteur mondial des armements antiémeutes sont présentés, des démarches juridiques ou des actions directes rapportées.

À la recherche des accointances entre profits financiers et violences policières, Anne Feigenbaum livre une histoire totale du gaz lacrymogène, fourmillante de témoignages et de documents déclassifiés, principalement axée sur le monde anglo-saxon. Elle dénonce un maintien de l’ordre toxique.
La préface de Julius Van Daal, complète ce panorama par une évocation expresse « du maintien de l’ordre et du contrôle des “classes dangereuses“ au “pays des droits de l’homme“ », dans un style toujours aussi enlevé. Nous nous prenons à rêver d’un développement plus conséquent au point de former un volume à part entière, d’autant plus que désormais « le simple fait de se joindre à un rassemblement public en étant muni de moyens de protection contre les gaz est considéré comme suspect, voire délictuel : venir manifester, selon cette conception ubuesque du droit, ce devrait être consentir à se faire gazer au gré des spadassins d’un pouvoir qui ne tolère que le silence apeuré des pantoufles. » « Malgré son inextricable complexité formelle, le droit bourgeois est au fond assez simple et repose sur deux principes : l’être qui trouble la bonne marche du commerce doit souffrir, de même que celui qui enfreint le droit de propriété. Il convient donc de rappeler sans cesse aux pauvres qu’ils sont nés pour gémir. Et pour chialer. »




PETITE HISTOIRE DU GAZ LACRYMOGÈNE
Des tranchées de 1914 aux Gilets jaunes
Anna Feigenbaum
Traduit de l’anglais par Philippe Mortimer
Préface de Julius Van Daal
338 pages – 17 euros
Éditions Libertalia – Collection « Ceux d’en bas » – Montreuil – Septembre 2019
www.editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/petite-histoire-du-gaz-lacrymogene

Textes de Georges Sorel

 

« LA DÉCOMPOSITION DU MARXISME Partie 3


V. Ce qu’il y a d’essentiel dans les notions révolutionnaires de Marx : idée de classe. - Théorie ancienne de la destruction de l’Etat - Les intellectuels. - Analogie de la révolution blanquiste et de la théorie hégélienne, d’après Bernstein leurs différences. - Les mythes sociaux
a) Le blanquisme [Je rappelle, encore une fois, qu’il ne s’agit pas tant ici des idées de Blanqui, que de la tradition jacobine que Bernstein a définie par le mot de « blanquisme ».] n’est, au fond, que la révolte des pauvres conduite par un état-major révolutionnaire ; une telle révolte peut appartenir à n’importe quelle époque ; elle est indépendante du régime de la production. Marx considère, au contraire, une révolution faite par un prolétariat de producteurs qui ont acquis la capacité économique, l’intelligence du travail et le sens juridique sous l’influence même des conditions de la production. Dans le tableau schématique qu’on trouve à l’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital, il est dit que la classe des travailleurs a été ainsi disciplinée, unie et organisée ; je crois que Marx décrit ici un processus vers la raison : de la discipline on marche vers l’organisation, c’est-à-dire vers une constitution juridique ; sans cette constitution juridique on ne saurait même dire qu'il y ait une classe pleinement développée.
Les pauvres peuvent s’adresser aux riches pour leur rappeler qu’ils devraient remplir envers eux le devoir social que la philanthropie et la charité chrétienne imposent aux classes supérieures ; ils peuvent encore se soulever pour imposer leur volonté et se ruer sur les bonnes choses qui étaient placées hors de leur atteinte ; mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune idée juridique qui puisse être acquise par la société. L’avenir dépend de la bonne volonté des hommes qui prendront la tête du mouvement ; ils pourront conduire leurs hommes soit à une de ces sociétés douces que Renan regardait comme impropres à soutenir la charge d’une haute culture politique et nationale [Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. III, p. 279. Il donne comme exemple les peuples bouddhistes] ; soit à une société analogue à celle du Moyen Âge dans laquelle « la voix des prophètes épouvantera les riches, les puissants, empêchera, au profit des pauvres ou prétendus tels, tout développement industriel, scientifique ou mondain » [Renan, op. cit., t. II, p. 540] ; soit enfin à quelque jacquerie, comme craignaient les utopistes.
Aucune de ces hypothèses n’aurait pu convenir à Marx ; il n’a jamais eu de sympathie pour la morale du renoncement bouddhique ; il voyait l'avenir sous la forme d’un prodigieux développement industriel ; quant à la jacquerie, je rappelle avec quelle horreur il parle des révolutionnaires russes qui voulaient prendre pour modèle le cosaque Razine, chef d’une insurrection contre le tsar Alexis, père de Pierre le Grand [L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, pp. 62-63 et p. 104]. C'est sur le progrès technologique, sur la science et sur le droit que se constitue la société nouvelle.
A l’époque à laquelle Marx écrivait, il n’avait pas sous les yeux des expériences ouvrières suffisantes pour se faire une notion parfaitement claire des moyens qui pourraient permettre au prolétariat d’atteindre le degré de maturité qu’il lui supposait nécessaire pour faire sa révolution émancipatrice ; il s’est généralement borné à donner des formules sommaires et symboliques, qui sont presque toujours heureuses ; mais quand il voulait passer, comme homme d’action, à la pratique courante, il était beaucoup moins inspiré. Il ne faut pas oublier que nous n'agissons guère que sous l’action de souvenirs qui sont beaucoup plus présents à notre esprit que les faits actuels. Marx devait donc se montrer beaucoup plus retardataire comme homme pratique qu’il ne l’est comme philosophe ; il subissait, comme presque tous ses contemporains, l’influence des modèles laissés par la Révolution, alors même que sa doctrine économique aurait dû le conduire à reconnaître l’extrême différence qui existait entre les deux époques.
On se tromperait donc beaucoup en cherchant la véritable intelligence du marxisme dans les conseils que Marx et Engels ont donnés à leurs contemporains : « Ils sont passés impassibles à côté des erreurs les plus grossières du blanquisme », dit Bernstein [Bernstein, op. cit., p. 63] ; cela est vrai, encore que cela ne tienne probablement pas autant que le croit l’auteur allemand à la dialectique hégélienne.
Le marxisme diffère notamment du blanquisme en ce qu’il écarte la notion de parti, qui était capitale dans la conception des révolutionnaires classiques, pour revenir à la notion de classe [Les utopistes s’occupaient beaucoup des classes, mais ils n’entendaient pas encore ce mot au sens moderne] ; mais nous n’avons plus la notion vague et vulgaire de la classe du sociologue, considérée comme un amoncellement de gens de même condition ; nous avons une société de producteurs, qui ont acquis les idées qui conviennent à leur état et qui se regardent comme ayant une unité tout à fait analogue aux unités nationales. Il ne s’agit plus de conduire le peuple, mais d’amener les producteurs à penser par eux-mêmes, sans le secours d’une tradition bourgeoise.
b) Le parti a pour objet, dans tous les pays et dans tous les temps, de conquérir l’Etat et de l’utiliser au mieux des intérêts du parti et de ses alliés. Jusqu’à ces dernières années, les marxistes enseignaient, au contraire, qu’ils voulaient supprimer l’Etat ; cette doctrine était présentée avec un luxe de détails, et parfois même de paradoxes, qui ne laissaient aucun doute sur la pensée. Les choses ont naturellement changé d’aspect lorsque les succès électoraux ont conduit les chefs socialistes à trouver que la possession du pouvoir offre de grands avantages, alors même que cette possession serait minime, comme celle qu’on peut obtenir par la conquête des municipalités. C’est l’esprit de parti qui a repris sa place dans le marxisme, par suite d’une raison purement matérielle : l’organisation des ouvriers socialistes en parti politique.
Dans l’Aperçu sur le socialisme scientifique, écrit en 1883 par Gabriel Deville, et imprimé en tête de son analyse du Capital, on lit : « L’Etat n’est pas – ainsi que l’exprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste comme un ver dans le fruit, pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant [Il s’agit de Paul Brousse, l’ancien ami de Bakounine, qui était devenu le chef du parti des réformes sociales ; dans Le Prolétaire du 24 novembre 1883, Paul Brousse déclare qu’à l’heure actuelle le vote est plus scientifique que l’assassinat des princes] – l’ensemble des services publics déjà constitués, c'est-à-dire quelque chose qui n'a besoin que de corrections par ci, de corrections par là. Il n'y a pas à perfectionner mais à supprimer l’Etat... C’est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l’Etat que de favoriser l’accaparement, par lui, des moyens de production, c’est-à-dire de domination » [G. Deville, op. cit., pp. 16-17]. On pourrait citer beaucoup d’autres opinions émises à la même époque, sur le danger que le progrès des services publics fait courir au socialisme.
Je crois bien que si Engels a écrit son livre sur « les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », c’est qu’il avait à cœur de montrer par l’histoire que l’existence de l’Etat n’est pas aussi nécessaire que le pensent beaucoup de personnes. On y lit par exemple, ces conclusions : « A un certain degré du développement économique, qui était nécessairement lié à la scission de la société en classes, cette scission fit de l’Etat une nécessité. Nous nous approchons à grands pas d’un degré de développement de la production où, non seulement l’existence de ces classes a cessé d’être une nécessité, mais où elle devient un obstacle positif à la production. Les classes disparaîtront aussi fatalement qu'elles ont surgi. Et avec elles s’écroulera inévitablement l’Etat. La société qui organisera la production sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs, transportera toute la machine de l’Etat où sera dès lors sa place : dans le musée des antiquités » [Engels, Origines, etc., trad. fr., p. 281].
Pour bien comprendre la transformation qui s’est opérée dans la pensée socialiste, il faut examiner ce qu’est la composition de l’Etat moderne. C’est un corps d’intellectuels qui est investi de privilèges et qui possède des moyens dits politiques pour se défendre contre les attaques que lui livrent d’autres groupes d’intellectuels avides de posséder les profits des emplois publics. Les partis se constituent pour faire la conquête de ces emplois et ils sont analogues à l’Etat. On pourrait donc préciser la thèse que Marx a posée dans le Manifeste communiste : « Tous les mouvements sociaux jusqu’ici, dit-il, ont été accomplis par des minorités au profit de minorités » [Manifeste communiste, p. 39] : nous dirions que toutes nos crises politiques consistent dans le remplacement d’intellectuels par d’autres intellectuels ; elles ont donc toujours pour résultat de maintenir l’Etat, et parfois même de le renforcer, en augmentant le nombre des co-intéressés.
Marx opposait la révolution prolétarienne à toutes celles dont l'histoire garde le souvenir ; il concevait cette révolution future comme devant faire disparaître « toute la superstructure de couches qui forme la société officielle » [loc. cit.]. Un tel phénomène comporte la disparition des intellectuels et surtout de leurs forteresses qui sont l’Etat et les partis politiques. Dans la conception marxiste, la révolution est faite par les producteurs qui, habitués au régime de l’atelier de grande industrie, réduisent les intellectuels à n’être plus que des commis accomplissant des besognes aussi peu nombreuses que possible. Tout le monde sait, en effet, qu’une affaire est regardée comme d’autant mieux conduite qu’elle a un plus faible personnel administratif.
On trouve de nombreux témoignages relatifs aux opinions de Marx sur les intellectuels révolutionnaires dans la circulaire de l’Internationale du 21 juillet 1873 ; il importe assez peu que les faits dont les amis de Bakounine sont accusés soient rigoureusement exacts ; ce qui importe seulement, c’est l’appréciation que Marx porte sur ces faits. C’est le blanquisme tout entier, avec ses états-majors bourgeois, qui est réprouvé avec la plus dure énergie.
Il reproche à son adversaire d’avoir formé une association politique si fortement autoritaire qu’on pourrait la croire inspirée par l’esprit bonapartiste [L’Alliance de la démocratie, p. 11]. « Nous avons donc reconstitué, de plus belle, tous les éléments de l’Etat autoritaire, et que nous appelions cette machine commune révolutionnaire organisée de bas en haut, il importe peu. Le nom ne change rien à l’affaire » [L’Alliance de la démocratie, p. 14]. A la tête de cette association se trouvaient des initiateurs contres lesquels éclate surtout la colère de Marx : « Dire que les cent frères internationaux doivent servir d’intermédiaires entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires, c’est creuser un abîme infranchissable entre l’idée révolutionnaire et les instincts prolétaires ; c’est proclamer l’impossibilité de recruter ces cent gardes ailleurs que dans les classes privilégiées ». Ainsi un état-major de bourgeois révolutionnaires, qui travaillent sur les idées et disent au peuple ce qu’il doit penser, - et l’armée populaire qui demeure, selon l’expression de Marx, la chair à canon [L'Alliance de la démocratie, p. 15].
C’est surtout contre les « alliancistes » italiens que l'on trouve des reproches violents ; Bakounine s’étant félicité, dans une lettre du 5 avril 1872, de ce qu’il existait en Italie « une jeunesse ardente, énergique, sans carrière, sans issue, qui se jetait à corps perdu dans le socialisme révolutionnaire », Marx faisait à ce sujet les remarques suivantes : « Toutes les prétendues sections de l’Internationale italienne sont conduites par des avocats sans causes, des médecins sans malades et sans science, des étudiants de billard, des commis-voyageurs et autres employés de commerce, et principalement des journalistes de la petite presse... C’est en s’emparant des postes officiels des sections que l’Alliance parvient à forcer les ouvriers italiens de passer par les mains de déclassés alliancistes qui, dans l’Internationale, retrouveraient une carrière et une issue » [L’Alliance de la démocratie, pp. 48-49].
Il est difficile de montrer plus de répugnance pour l’invasion des organisations prolétariennes par des intellectuels qui y apportent les mœurs des machines politiques. Marx voit très bien qu’une telle manière de procéder ne peut conduire à l’émancipation du monde des producteurs ; comment ceux-ci pourraient-ils posséder la capacité nécessaire pour diriger l’industrie, s’ils sont obligés de se mettre sous la tutelle de politiciens pour s’organiser ? Il y a là une absurdité qui ne pouvait manquer de paraître révoltante à Marx.
c) Bernstein n’a probablement pas tort lorsqu’il estime que Marx avait été conduit à se montrer sympathique au blanquisme par suite de la ressemblance qu’il croyait apercevoir entre la révolution blanquiste et le changement brusque que la dialectique hégélienne l’avait amené à concevoir dans l’histoire prochaine [Bernstein, op. cit., p. 49] ; mais Bernstein se trompe lorsqu’il croit qu’il y a une analogie fondamentale entre les idées blanquistes et les conceptions déduites par Marx de l’hégélianisme ; il n’y a eu qu’une analogie accidentelle tenant à la tournure que prirent les événements en 1848. A cette époque on plagiait tant que l’on pouvait la Révolution, et plus tard Marx devait traiter de farce cette imitation des hommes de 93. Les blanquistes, qui étaient très faiblement pourvus d’idées, ne voyaient aucune difficulté à procéder comme au temps de la Terreur : mesures dictatoriales en faveur des pauvres, proscriptions et bouleversements si rapides que tout retour offensif des adversaires exigeât une contre-révolution aussi sanglante que la révolution aurait pu l’être. Le blanquisme savait qu’il n’avait pas beaucoup d’influence dans le pays ; il devait donc avoir un programme de révolution concentrée et il voulait faire un saut dans une ère nouvelle, avec autant de facilité qu’on fait succéder deux contraires dans la dialectique hégélienne.
Le blanquisme n’était pas nécessairement attaché à l’idée d’une révolution absolue ; il a dû, comme tous les partis, prendre une attitude variable, suivant ses intérêts politiques. Le jour où il fut certain qu’en France l’appui d’un député socialiste révolutionnaire était utile [On peut lire, par exemple, dans Le Cri de Paris du 15 septembre 1907, une amusante critique des socialistes qui profitent des avantages du pouvoir, tout en prétendant garder toute leur indépendance ; le journal assure que les milieux socialistes les plus colorés fournissent beaucoup d’attachés aux cabinets des ministres], le parti blanquiste ne méprisa pas les moyens d’influence qu’il pouvait tirer de ses relations avec le gouvernement [Il ne s’agit pas ici d’une critique adressée aux personnes, mais de la constatation d’une nécessité inéluctable, dérivant du régime parlementaire].
La manière de concevoir la révolution que Marx avait été conduit à se former en vertu de la dialectique hégélienne, rend impossible cette évolution que le blanquisme a subie, comme doit la subir tout parti politique. Bernstein s’attaque beaucoup à cette dialectique hégélienne, parce qu'elle concentre la révolution dans un seul acte, ce qui lui semble peu compatible avec les nécessités de la vie politique dans nos pays modernes. S’il avait été au fond des choses, il aurait reconnu quelque chose de plus important encore : c’est que son maître a toujours conçu la révolution sous une forme mythique et que, par suite, l’accord entre le marxisme et le blanquisme était tout apparent. Le premier parle d’un bouleversement idéal, qu'il exprime en images, tandis que le second parle d'un changement qu’il entend diriger en raison des circonstances qui se présentent.
L’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital ne peut laisser aucun doute sur la pensée intime de Marx ; celui-ci représente la tendance générale du capitalisme au moyen de formules qui seraient, très souvent, fort contestables, si on les appliquait à la lettre aux phénomènes actuels ; on pourrait dire et on a dit que les espérances révolutionnaires du marxisme étaient vaines puisque les traits du tableau avaient perdu de leur réalité. On a versé infiniment d’encre à propos de cette catastrophe finale qui devrait éclater à la suite d’une révolte des travailleurs. Il ne faut pas prendre ce texte à la lettre nous sommes en présence de ce que j’ai appelé un mythe social nous avons une esquisse fortement colorée qui donne une idée très claire du changement, mais dont aucun détail ne saurait être discuté comme un fait historique prévisible [Cf. Introduction à l’économie moderne, pp. 375-377].
En cherchant comment les esprits se sont toujours préparés aux révolutions, il est facile de reconnaître que toujours ils ont eu recours à des mythes sociaux, dont les formules ont varié suivant les temps. Notre époque exige une littérature plus sobre que celle dont on usait autrefois, et Marx a eu le mérite de débarrasser son mythe révolutionnaire de toutes les fantasmagories qui ont trop souvent fait chercher un pays de Cocagne.
Le mythe ne se prête point à une décomposition du changement en tranches successives, dont il soit possible de faire une série et qui, étant étalées sur un long espace de temps, puissent être regardées comme formant une évolution. Cette transformation est nécessaire dans toute action conduite par un parti politique et elle s’est opérée partout où les socialistes sont entrés dans les parlements ; elle est impossible avec le mythe marxiste qui donne la révolution en bloc, comme un tout indivisé [Cf. la lettre à Daniel Halévy dans Le Mouvement socialiste d’août-septembre 1907 et dans les Réflexions sur la violence, auxquelles elle sert de préface]. VI. Renaissance de l’idée révolutionnaire : rôle de F. Pelloutier - Réaction du syndicalisme sur les marxistes - Epuration du marxisme. - Grève générale - La démocratie et le trade-unionisme protégé - Impossibilité de prévoir l’avenir. - Les renaissances
L’analyse précédente nous conduit à reconnaître que le marxisme ne saurait se transformer comme le pensait Bersntein : on ne pourrait le concilier avec une théorie de l’organisation industrielle et politique, non plus qu'avec une doctrine sur la justice, permettant de juger les chefs d’ateliers et d’Etats. Tout entier confiné dans une préparation du prolétariat révolutionnaire, il n’est pas apte à raisonner sur les maîtres de la société, dont les utopistes ne cessaient de s’occuper. On devrait dire de lui qu’il est une philosophie des bras et non une philosophie des têtes [J’ai appelé l’attention sur ce point dans les Insegnamenti sociali], car il n’a qu’une seule chose en vue : amener la classe ouvrière à comprendre que tout son avenir dépend de la notion de lutte de classe ; l’engager dans une voie où elle trouve les moyens, en s’organisant pour la lutte, de se mettre en état de se passer de maîtres ; lui persuader qu’elle ne doit point prendre d’exemples dans la bourgeoisie. D’autre part, le marxisme ne saurait se confondre, avec des partis politiques, si révolutionnaires fussent-ils, parce que ceux-ci sont obligés de fonctionner comme les partis bourgeois, modifiant leur attitude suivant les besoins qu’imposent les circonstances électorales et faisant, au besoin, des compromis avec d’autres groupes qui ont des clientèles électorales analogues, alors qu’il demeure invariablement attaché à la considération d’une révolution absolue.
On aurait pu penser, il y a quelques années, que les temps du marxisme étaient passés et qu’il devait prendre rang, comme beaucoup d’autres doctrines philosophiques, dans la nécropole des dieux morts ; seul, un accident historique pouvait lui rendre la vie ; il fallait pour cela que le prolétariat s’organisât avec des intentions nettement révolutionnaires, c'est-à-dire en se tenant complètement en dehors de la bourgeoisie.
Diverses circonstances conduisirent quelques hommes qui avaient vu de près les manières de procéder des politiciens, à tenter un effort dans ce sens ; il est extrêmement remarquable qu’ils ne connaissaient le marxisme que d’une manière fort superficielle ; ils avaient lu sans doute les brochures et les journaux guesdistes dans lesquels ils n’avaient rien trouvé qui pût leur donner satisfaction ; les formules dans lesquelles on résumait le marxisme en France leur semblaient inutiles, fausses ou susceptibles d’embrouiller les idées.
L’un des propagandistes du syndicalisme révolutionnaire et anti-politicien fut Fernand Pelloutier, sur le mérite duquel on ne saurait trop insister. « Enlevé à la fleur de l’âge par une maladie atroce et mort dans des conditions voisines de la misère, ai-je dit ailleurs [Insegnamenti sociali, pp. 53-54], Pelloutier n’a donné dans ses écrits qu'une faible idée de ce qu’il aurait pu produire ; mais quand viendra l’heure de la justice historique, on rendra hommage aux entreprises si importantes qu’il avait commencées ; et ce grand socialiste sera illustre, alors qu’on aura, depuis longtemps, oublié ceux qui tiennent le premier rang dans nos parlements et qui représentent le socialisme aux yeux des bourgeois émerveillés » [Pelloutier a ainsi défini le rôle des militants, tel qu’il le pratiqua : « Purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille, et, après avoir rossé la police, bafoué l’armée, reprenant, impassibles la besogne syndicale, obscure, mais féconde » (Le Congrès général du Parti socialiste français, p. VII)].
Pelloutier avait un sens très net de la nécessité qui s’impose de fonder le socialisme sur une absolue séparation des classes et sur l’abandon de toute espérance d’une rénovation politique ; il voyait dans les Bourses du travail l’organisation la plus complète des tendances révolutionnaires du prolétariat ; il conviait, en 1900, tous les gens qui ne voulaient pas s’enrégimenter dans le « parti » à « poursuivre plus méthodiquement que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres ». Il faut, disait-il dans la même brochure, « prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un gouvernement de soi par soi-même est possible, et aussi l’armer, en l’instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme » [F. Pelloutier, op. cit., p. VIII].
En suivant de près cette organisation du syndicalisme révolutionnaire et adversaire des politiciens, quelques hommes, qui avaient longuement réfléchi sur le marxisme, s’aperçurent que le nouveau mouvement offrait de singulières analogies avec certaines parties de la doctrine de leur maître ; ils constataient aussi que les chefs des partis socialistes ne savaient dire sur ces questions que des choses d’une faiblesse vraiment désespérante. On avait jusquelà revendiqué pour le marxisme l’intelligence de la préparation révolutionnaire du prolétariat [Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, 1re édit. pp. 40-41], et il se trouvait que les docteurs étaient désorientés devant une organisation conçue suivant le principe de la lutte de classe, entendue d’une manière stricte. Pour se tirer d’embarras, ces docteurs dénonçaient avec indignation un retour offensif de l’anarchisme, parce que beaucoup d’anarchistes étaient entrés, sur les conseils de Pelloutier, dans les syndicats et dans les Bourses du travail mais les mots importent peu à celui qui veut aller au fond des choses le culte des étiquettes est bon pour les parlementaires.
La nouvelle école ne put acquérir que lentement une claire idée de son indépendance par rapport aux anciens partis socialistes ; elle ne prétendait pas former un nouveau parti, venant disputer aux autres leur clientèle ouvrière ; son ambition était tout autre, c’était de comprendre la nature d’un mouvement qui semblait inintelligible pour tout le monde. Elle procéda tout autrement que ne faisait Bernstein ; elle rejeta peu à peu toutes les formules qui provenaient soit de l’utopisme, soit du blanquisme ; elle purgea ainsi le marxisme traditionnel de tout ce qui n’était pas spécifiquement marxiste, et elle n’entendit garder que ce qui était, suivant elle, le noyau de la doctrine, ce qui assure la gloire de Marx.
Les auteurs qui avaient critiqué Marx lui avaient souvent reproché d’avoir parlé un langage plein d’images qui ne leur semblait point convenir à une recherche ayant la prétention d’être scientifique. Ce sont les parties symboliques, regardées jadis comme ayant une valeur douteuse, qui représentent, au contraire, la valeur de l’œuvre. Nous savons aujourd’hui, par l’enseignement de Bergson, que le mouvement s’exprime surtout au moyen d’images, que les formules mythiques sont celles dans lesquelles s’enveloppe la pensée fondamentale d'un philosophe, et que la métaphysique ne saurait se servir du langage qui convient à la science. D’autre part, c’est en recourant à ces parties longtemps négligées que la nouvelle école a pu arriver a une intelligence complète du syndicalisme révolutionnaire.
La catastrophe – qui était la grande pierre de scandale pour les socialistes qui voulaient mettre le marxisme en accord avec la pratique des hommes politiques de la démocratie – se trouve correspondre parfaitement à la grève générale qui, pour les syndicalistes révolutionnaires, représente l’avènement du monde futur. On ne peut pas accuser ceux-ci d’avoir été trompés par la dialectique hégélienne et, comme ils repoussent la direction des politiciens, même des plus avancés, ils ne sont pas non plus des imitateurs du blanquisme. Nous sommes ainsi amenés, par l’observation des faits qui se manifestent dans le prolétariat, à comprendre la valeur des images employées par Marx, et celles-ci à leur tour nous permettent de mieux apprécier la portée du mouvement ouvrier.
De même la notion de lutte de classe était demeurée assez vague tant qu'on n'avait pas eu sous les yeux des organisations ouvrières conçues comme les concevait Pelloutier, des organisations de production qui font leurs affaires eux-mêmes, sans avoir besoin d’avoir recours aux lumières que possèdent les représentants des idéologies bourgeoises. Dans la brochure que j’ai déjà citée, Pelloutier exposait ainsi la situation de ses amis : « Proscrits du Parti, parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de toutes les heures, des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures y compris celle du prolétariat » [Pelloutier, op. cit., p. VII]. Des gens qui sont animés de tels sentiments, ne peuvent faire autrement que de mettre en pratique, sous la forme rigoureuse la doctrine de la lutte de classe. Les efforts que le gouvernement français, après l’affaire Dreyfus, a faits pour se concilier les bonnes grâces des hommes les plus marquants du monde ouvrier ont beaucoup contribué à éclairer la nature des rapports qui existent entre le socialisme et la démocratie. Etant donné qu'aujourd'hui la mode est à l’évolution, il était impossible qu’on ne considérât pas la démocratie comme une étape entre la société aristocratique de l’Ancien Régime et le socialisme : nobles, bourgeois, petits bourgeois, ouvriers ; l’échelle descendante des fortunes devait correspondre à un mouvement vers le gouvernement des plus pauvres. Marx croyait que le régime démocratique offre cet avantage que l’attention des ouvriers n’étant plus attirée par des luttes contre la royauté ou l’aristocratie, la notion de lutte de classe devient alors beaucoup plus facile à entendre. L’expérience nous apprend, au contraire, que la démocratie peut travailler efficacement à empêcher le progrès du socialisme, en orientant la pensée ouvrière vers un trade-unionisme protégé par le gouvernement. Depuis que nous avons sous les yeux les deux formes opposées de l’organisation syndicale, ce danger de la démocratie apparaît très clairement.
On est ainsi amené à regarder avec méfiance les révolutions politiques ; elles ne sont pas possibles sans que le parti qui triomphe ait derrière lui des masses ouvrières organisées ; une campagne menée en commun contre le pouvoir noue des relations qui peuvent préparer une évolution du syndicalisme vers le trade-unionisme protégé. Les catholiques font les plus grands efforts pour grouper les ouvriers dans des syndicats auxquels ils promettent monts et merveilles, dans l’espérance de faire peur aux politiciens radicaux et de sauver l’Eglise. L’affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l’entrée de beaucoup d’anarchistes dans les syndicats n’avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe.
Il ne faut pas espérer que le mouvement révolutionnaire puisse jamais suivre une direction convenablement déterminée par avance, qu’il puisse être conduit suivant un plan savant comme la conquête d’un pays, qu’il puisse être étudié scientifiquement autrement que dans son présent. Tout en lui est imprévisible [Une des plus grosses illusions des utopistes a été de croire qu’on peut déduire le schéma de l’avenir quand on connaît bien le présent. Contre une telle illusion, voir ce que dit Bergson dans L’Evolution créatrice, notamment pp. 17, 57, 369]. Aussi ne faut-il pas, comme ont fait tant de fois les anciens théoriciens du socialisme, s’insurger contre les faits qui semblent être de nature à éloigner le jour de la victoire.
Il faut s’attendre à rencontrer beaucoup de déviations qui sembleront remettre tout en question ; il y aura des temps où l’on croira perdre tout ce qui avait été regardé comme définitivement acquis ; le trade-unionisme pourra paraître triompher même à certains moments. C’est justement en raison de ce caractère du nouveau mouvement révolutionnaire qu’il faut se garder de donner des formules autres que des formules mythiques : le découragement pourrait résulter de la désillusion produite par la disproportion qui existe entre l’état réel et l’état attendu ; l’expérience nous montre que beaucoup d’excellents socialistes furent ainsi amenés à abandonner leur parti.
Lorsque le découragement vient pour nous surprendre, rappelons-nous l’histoire de l’Eglise, histoire étonnante, qui déroute tous les raisonnements des politiques, des érudits et des philosophes, que l’on pourrait croire parfois conduite par un génie ironiste qui se plairait à accumuler l’absurde, dans laquelle le développement des institutions a été traversé par mille accidents. Maintes fois les gens les plus réfléchis ont pu dire que la disparition n’était plus qu’une question de quelques années ; et cependant les agonies apparentes étaient suivies de rajeunissement.
Les apologistes du catholicisme ont été si frappés de l’incohérence que présente cette histoire qu’ils ont prétendu qu’on ne saurait l’expliquer sans faire intervenir les desseins mystérieux de la Providence. Je vois les choses sous un aspect plus simple ; je vois que l’Eglise s’est sauvée malgré les fautes des chefs, grâce à des organisations spontanées ; à chaque rajeunissement se sont constitués de nouveaux ordres religieux qui ont soutenu l’édifice en ruines, et même l’ont relevé [C’est une conception de l’activité des premiers franciscains qui a été très populaire au Moyen Âge]. Ce rôle des moines n'est pas sans analogies avec celui des syndicats révolutionnaires qui sauvent le socialisme ; les déviations vers le trade-unionisme, qui sont la menace toujours redoutable pour le socialisme, rappellent ces relâchements des règles monastiques qui finissent par faire disparaître la séparation que les fondateurs avaient voulu établir entre leurs disciples et le monde.
La prodigieuse expérience que nous offre l’histoire de l’Eglise est bien de nature à encourager ceux qui fondent de grandes espérances sur le syndicalisme révolutionnaire et qui conseillent aux ouvriers de ne rechercher aucune alliance savamment politique avec les partis bourgeois – car l’Eglise a plus profité des efforts qui tendaient à la séparer du monde que des alliances conclues entre les papes et les princes.


Fin de l’article

Textes de Georges Sorel 1908 : « LA DÉCOMPOSITION DU MARXISME Partie 2

 c) Les souvenirs de la Révolution dominèrent pendant fort longtemps la propagande des socialistes. On prétendait identifier, par exemple, les profits capitalistes aux droits seigneuriaux et aux dîmes, que la bourgeoisie supprima autrefois sans indemnité ; on ne manquait pas de faire ressortir que beaucoup de fortunes bourgeoises provenaient de la vente de biens nationaux, qui avait été effectuée dans des conditions singulièrement favorables aux acheteurs. On cherchait à faire entendre que l’Etat populaire pourrait s'inspirer de ces exemples mémorables pour liquider le capitalisme à peu de frais.

Les politiciens révolutionnaires ne se plaçaient point au même point de vue que les utopistes, quand ils résonnaient sur la propriété. Ceux-ci étaient surtout préoccupés de l’organisation du travail, tandis que les politiciens ne voyaient que des revenus à partager ; leur conception était celle des intellectuels, qui ont tant de peine à considérer la propriété comme un moyen de production et qui la regardent plutôt comme un titre de possession. La loi devrait (comme elle le faisait si souvent dans les cités antiques) rationner les riches en leur imposant des charges énormes, de manière à rendre plus agréable la vie des pauvres. Les problèmes économiques se trouvent ainsi mis à l’arrière-plan, tandis que les ordres donnés par les maîtres de l’Etat passent au premier.

Qu’avaient voulu les législateurs antiques ? Maintenir dans la cité un nombre suffisant de citoyens aptes à porter les armes et à défendre les traditions nationales ; nous dirions aujourd’hui que leur idéal était bourgeois. Et les hommes de la Révolution française, qu'avaient-ils voulu ? Accroître dans une très grande proportion le nombre des propriétaires aisés ; ils avaient créé une bourgeoisie dont la puissance n’est pas encore épuisée. L’Etat populaire, en s’inspirant davantage des nécessités économiques contemporaines, pourrait aboutir à des conséquences tout à fait analogues. La translation des revenus peut se faire, en effet, d’une manière indirecte, mais sûre, au moyen d’une législation sociale qui tienne compte des conditions de la grande industrie : créer des moyens d’arbitrage permettant au trade-unionisme d’exercer une action constante sur les salaires ; remplacer le petit commerce des denrées par des services publics d’alimentation, l’exploitation des logements ouvriers par des locations municipales et l’usure des petits prêteurs par des institutions de prévoyance ; trouver des ressources fiscales dans de gros impôts perçus sur les classes riches, de manière à ce que les bonnes aubaines qui se produisent dans les industries reviennent aux œuvres démocratiques. Grâce à ces procédés, l’ouvrier peut devenir un petit bourgeois [C’est là ce que cherche à réaliser la législation de la Nouvelle-Zélande ; cela a été bien reconnu par tous les observateurs consciencieux], et nous arrivons ainsi à retrouver les mêmes conclusions que précédemment : agrégation du prolétariat à la bourgeoisie. III. Dualisme dans le Manifeste communiste ; mesures révolutionnaires et théories voisines de celles des utopistes - Crainte qu'éprouvait Bernstein au sujet de la capacité politique de la social-démocratie ; Abandon du marxisme par les politiciens

Le dualisme que Bernstein a signalé, apparaît, d’une manière indiscutable, dans les mesures provisoires que le Manifeste communiste proposait d’adopter en cas de révolution victorieuse. En 1872, Marx et Engels, rééditant leur œuvre, disaient ne pas attacher une importance particulière à ces conseils pratiques ; mais il est singulier que, dans les préfaces écrites en 1872, 1883, 1890, on ne trouve aucune indication capable d’orienter les lecteurs. Je suppose qu’ils sentaient, eux-mêmes, la dualité du système et qu’ils n’osaient pas faire d’incursions un peu prolongées sur le terrain de la pratique politique, parce qu’ils avaient peur de désorganiser l’édifice.

Dans le commentaire qu’il a donné du Manifeste communiste, en 1901, Andler ne me semble pas avoir très bien reconnu les sources ; il aurait été bien inspiré, s’il avait pris pour point de départ les thèses de Bernstein. Il distingue les propositions en juridiques, économiques et pédagogiques. J’ai peine à accoler le nom de juridiques à des mesures qui ressemblent aux ordres que donne un conquérant au lendemain de la victoire, pour détruire les vaincus : expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’Etat ; impôt fortement progressif ; abolition de l’héritage ; confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. Ces prétendues mesures juridiques auraient pour objet de ruiner tous les intérêts dont le droit privé a la garde, et de supprimer même, semble-t-il, tout droit privé au bout d’une génération. Il ne faut pas oublier que le droit considère les choses, tout comme la science, comme si elles devaient être éternelles ; je ne crois donc pas que l’on puisse donner, sans commettre un grave contresens, le nom de juridiques à des règles dont l'application est fort limitée dans la durée.

Les autres propositions sont manifestement empruntées à la littérature des utopistes : centralisation du crédit ; exploitation des transports par l’Etat ; multiplication des manufactures nationales et amélioration des terres d’après un plan d’ensemble ; travail obligatoire pour tous et organisation d’armées industrielles, surtout pour l’agriculture ; rapprochement de l’agriculture et de l’industrie ; éducation publique et gratuite de tous les enfants et réunion de l’éducation et de la production matérielle. Je ne vois pas trop pourquoi Andler met à part ce dernier projet, qu’il appelle pédagogique, et qui appartient, de la manière la plus évidente, à l’organisation du travail.

L’ensemble du Manifeste offre les plus grandes analogies avec la littérature des utopistes, à tel point qu’on a pu accuser Marx d’avoir démarqué le Manifeste de la Démocratie rédigé par Considérant. Non seulement les phénomènes sont présentés souvent de la même manière, mais encore on y trouve des raisonnements qui ont dû paraître identiques à ceux des utopistes ; par exemple, à la fin du premier chapitre, on lit : « Il devient ainsi manifeste que la bourgeoisie est incapable de demeurer désormais la classe dirigeante de la société et d’imposer à la société, comme une loi impérative, les conditions de son existence de classe. Elle est devenue incapable de régner, car elle ne sait plus assurer à ses esclaves la subsistance qui leur permette de supporter l’esclavage » [Manifeste communiste, p. 40].

On n’a pas encore, à ma connaissance, déterminé exactement quels sont les postulats employés par Marx et Engels dans le Manifeste communiste ; leur langage imagé a pu être interprété tantôt comme étant celui d’utopistes condamnant la bourgeoisie au nom de la justice éternelle, tantôt comme contenant des encouragements à la révolte des pauvres.

On doit observer que le Manifeste ne renferme pas de formule ayant un aspect blanquiste aussi marqué que celle qu’on trouve à la fin de la Misère de la philosophie : « L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société fondée sur l’opposition des classes aboutisse à une contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?... A la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : Le combat ou la mort ; la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée » [Ces deux phrases sont de George Sand]. Il est possible que Marx et Engels n’aient pu donner toute leur pensée dans un document destiné à être adopté par une association. Ils se montrèrent longtemps très favorables aux idées blanquistes, au point qu’en 1850 ils regardaient les blanquistes comme étant le vrai parti prolétarien, alors que, suivant Bernstein, « le parti prolétarien français était, en 1848, les ouvriers groupés autour du Luxembourg » [Bernstein, op. cit., p. 51].

Bernstein, en considérant la situation du parti socialiste en Allemagne, a été effrayé de voir combien la capacité de ce parti était inférieure au rôle qu’il pourrait être appelé à jouer en cas de révolution violente ; il ne pensait pas, en effet, que l’on pût voir encore le pouvoir passer à une bourgeoisie radicale, comme en 1848 ; ce serait l’extrême-gauche du parlement, c’est-àdire le groupe socialiste, qui devrait assumer toutes les responsabilités [Bernstein, op. cit., p. 60] ; cette perspective lui suggérait des réflexions fort pessimistes : « La souveraineté du peuple, même légalement proclamée, ne devient point pour cela un facteur déterminant réel. Elle peut mettre le gouvernement sous la dépendance de ceux-là justement vis-à-vis desquels Il devrait être fort : les fonctionnaires, les politiciens professionnels, les propriétaires de journaux... La dictature du prolétariat, cela veut dire -partout où la classe ouvrière ne dispose pas déjà de très fortes organisations économiques et où elle n’a pas acquis encore, par son apprentissage dans des assemblées autonomes, un degré très élevé d’indépendance morale, la dictature d’orateurs de clubs et de littérateurs » [Bernstein, op. cit., pp. 297-298].

Pour préparer le socialisme à accomplir la mission qui devrait lui incomber en cas de révolution, il fallait donc reprendre l’étude des problèmes que les marxistes avaient longtemps négligés. « La question sociale qui s’était présentée aux utopistes dans toute sa grandeur, comme question politique, juridique, économique et morale, [avait été] concentrée et condensée dans la question ouvrière » [Merlino, Formes et essence du socialisme, p. 244]. Le moment était venu de corriger et compléter l’œuvre des utopistes, en profitant des expériences faites depuis un demi-siècle. On était ainsi conduit à une décomposition du marxisme, puisque désormais l’élément blanquiste ne viendrait plus se mêler aux études faites sur l’administration et sur la politique pratique.

Pendant que Bernstein s’efforçait ainsi de concentrer l’attention des socialistes allemands sur les parties de la doctrine que ceux-ci avaient négligées, le travail naturel de l’évolution des partis amenait les chefs du socialisme à abandonner les points de vue marxistes, tout en se défendant de ne vouloir rien changer. Le 5 décembre 1899, Bebel prononçait à Berlin un discours dans lequel se faisait jour le plus pur socialisme d’Etat ; il osait même revenir aux coopératives subventionnées par l’Etat que Marx avait condamnées dans sa lettre de 1875 sur le programme de Gotha [La social-démocratie allemande était officiellement marxiste, mais elle avait toujours conservé beaucoup d’idées lassaliennes ; c’est ainsi que le programme de Gotha avait été adopté malgré les critiques de Marx ; sa lettre n’a même été connue qu’en 1891. L’esprit lassalien devint prépondérant dès que les socialistes eurent remporté des succès électoraux ; les succès électoraux conduisent fatalement au socialisme d’Etat]. Toutefois on n’en continuait pas moins à considérer Bernstein comme un hérétique, afin de paraître toujours fidèle aux vieilles espérances révolutionnaires. Les politiciens socialistes estimaient qu’ils n’avaient d’ailleurs nul besoin de se préoccuper de faire les recherches auxquelles les conviait Bernstein, parce qu’un député est, tout comme un marquis de l’Ancien Régime, un homme qui sait tout sans avoir besoin d’apprendre. Mais le marxisme est-il bien uniquement ce que supposait Bernstein ? Voilà ce qu’il faudrait savoir. N’y a-t-il pas en lui autre chose que les formules que l’on cite et dont la valeur semblait être de plus en plus discutable ? Ne serait-ce point plutôt une conception philosophique propre à éclairer les luttes sociales qu’un recueil de préceptes politiques ? C’est ce que nous allons examiner, d’une manière sommaire, en opposant aux utopistes et aux blanquistes quelques-uns des éléments fondamentaux du marxisme.


IV. Différences entre Marx et les utopistes - Pas de critique juridique de la propriété privée - Sophisme de Thompson et de Pecqueur -  Organisation de la production réalisée par le capitalisme - Régularisation des salaires par l’équilibre économique - Travail futur fondé sur les usages légués par le capitalisme

a) Suivant beaucoup d’écrivains contemporains, Marx aurait laissé une grande lacune dans son œuvre, en ne fondant pas une théorie de la propriété : le Pr Anto  Menger dit, par exemple : « Il manque chez lui le complément nécessaire de la théorie de la plus-value, c’està-dire une critique juridique de la propriété privée des moyens de production et des choses utiles, et par suite un examen approfondi du droit au produit intégral du travail » [A. Menger, op. cit., p. 138]. Beaucoup de jeunes universitaires, qui regardent Marx comme un chien crevé, sont partis de ce jugement solennel prononcé par le professeur autrichien pour faire des critiques juridiques de la propriété.

Je crois qu’il faut grandement féliciter Marx de ne pas être entré dans la voie qu’on lui reproche de ne pas avoir suivie ; et je regarde son attitude sur cette question comme ayant une importance capitale. Aucune correction ne saurait être apportée à son système à ce point de vue ; tout auteur qui fera une critique juridique de la propriété privée se placera en dehors du marxisme ; c’est là une constatation très décisive à faire dès le début de nos recherches.

Comment pourrait-on, d’ailleurs, s’y prendre pour faire le travail auquel nous convie Menger ? Il faudrait pour cela s’appuyer sur les principes de droit moderne mais ceux-ci ne sont-ils pas fondés sur l’existence de la propriété privée bourgeoise ? Pour peu qu’on adopte dans une certaine mesure les principes du matérialisme historique, un tel travail apparaît comme ne pouvant être qu’un tissu de sophismes. L’absurdité de l’entreprise n’apparaît point à Menger parce qu’il ne se rend pas un compte exact des relations qui existent entre toute superstructure idéologique et l’économie ; mais, pour un marxiste, la dissociation que supposaient les utopistes, et que supposent encore quelques philosophes, est un non-sens.

Il est bien vrai qu’aucun système idéologique n’est jamais parfaitement cohérent. Il demeure toujours dans le droit des règles anciennes qui ne peuvent s’expliquer correctement qu’au moyen de l’histoire et qui, prises isolément, pourraient recevoir des interprétations fantaisistes. D’autre part, il y a des lois exceptionnelles qui ont été introduites sous l’influence des caprices d’un homme puissant et qui forment des îlots que le juriste cherche à délimiter avec rigueur. Enfin, les circonstances politiques exercent, de temps à autre, leur influence sur la jurisprudence et viennent troubler le travail des doctrinaires. Les esprits subtils peuvent se servir de tous ces éléments sporadiques pour illustrer une théorie des rapports naturels qui devraient exister entre les hommes ; et, partant de cette théorie pour juger le droit existant, ils peuvent en critiquer ou déclarer caduques les parties qui ne concordent pas avec leur théorie.

Cette méthode est bien propre à séduire les esprits qui sont plus préoccupés de logique que d’histoire et d’économie ; en effet, à leurs yeux il n’existe point de différence essentielle entre les divers éléments juridiques. Comme il n'existe aucun moyen de les faire entrer tous, d’une manière parfaitement satisfaisante, dans aucune construction, chacun de nous a le droit de fabriquer une construction qui sera aussi légitime qu’une autre, pourvu qu’elle puisse être illustrée par des exemples. L’absence de toute considération sur l’infrastructure économique se fait alors sentir de la manière le plus fâcheuse, parce qu’il n’y a aucun moyen de choisir scientifiquement : la méthode marxiste ne permet point de telles fantaisies.

Le plus souvent, les philosophes qui ont détruit la propriété par raison démonstrative ont procédé d’une manière encore plus arbitraire. Ils sont partis de formules vagues qui entrent dans le langage courant et dans lesquelles on trouve quelques analogies avec des termes juridiques ; c’est ainsi que la théorie ricardienne de la valeur engendra presque aussitôt des sophismes relatifs à la propriété. Le Pr. Anton Menger, qui trouve le socialiste anglais William Thompson si supérieur à Marx, s’exprime ainsi : « Comme un grand nombre d’économistes anglais et notamment Ricardo, Thompson part de cette idée que le travail est la seule cause de la valeur d’échange. De ce fait économique, il tire la conséquence juridique que c’est à celui qui a créé la valeur par son travail que doit revenir tout entier le produit de son travail, ou que chaque ouvrier doit recevoir le produit intégral de son travail » [A. Menger, op. cit., p. 76]. Mais comment a-t-on pu justifier ce passage au droit, c’est ce que A. Menger omet de nous expliquer ; cela doit lui paraître trop simple pour qu’il s’y arrête.

Je crois que l’on peut reconstituer ainsi le raisonnement de Thomson : on suppose une société égalitaire, dans laquelle l’outillage est entre les mains de gens ayant pour unique fonction de le surveiller, et qui reçoivent pour cela une rémunération de gardiennage [Ils peuvent recevoir tout au plus un salaire égal à celui de l’ouvrier le mieux payé (A. Menger, op. cit., p. 177)] ; si on admet que la seule cause de la richesse créée est le travail de l’ouvrier, personne, en dehors de celui-ci, n’a de revendication à faire valoir sur cette richesse. Mais il faudrait démontrer que ce raisonnement est valable juridiquement pour notre société et ne pas jouer sur le sens du mot cause.

Pecqueur présente ses conceptions sous une forme beaucoup plus développée, et, grâce à la franchise parfois un peu naïve de cet auteur, il est plus facile de suivre la marche des idées : « Toute richesse matérielle est due au travail combiné avec la matière, ou plutôt à la force intelligente de l’homme agissant sur la matière... La matière nous est donnée collectivement et également par Dieu, mais le travail, c’est l’homme. Celui qui ne veut point travailler, a dit saint Paul, n’a pas le droit de manger. Dans cette sentence se trouve en germe tout l’économie sociale et politique de l’avenir » [Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, p. 497]. On peut, en effet, soupçonner facilement que de ces prémisses devront sortir des conséquences communistes ou très voisines du communisme égalitaire ; mais l’auteur ne regarderait pas ces principes comme évidents, s’il n’avait été déjà décidé à condamner le régime capitaliste.

A Rossi, qui avait dit qu’il ne faut pas appeler oisif celui qui administre sagement sa fortune, en épargne une partie et contribue à la production par ses capitaux, Pecqueur répond : « Produire, c’est travailler : dire que nos capitaux travaillent à notre place, c’est dire une absurdité... Pour produire réellement, il faudrait payer de votre personne, et vous ne le faites pas. Le capital est une matière qui ne peut rien sans le travail de l’homme [La distinction du travail mort ou capital et du travail vivant a pénétré dans la littérature marxiste par le Manifeste communiste] ; car toute richesse vient du labeur. Donc, le capital ne saurait travailler à la place de l’homme, de son possesseur ou propriétaire. Lors même que la matière capital pourrait travailler comme un être moral et doué d’une activité spontanée, tel que l’homme, elle ne pourrait encore représenter l’homme auprès de la société ; car, en fait de travail, l’homme même ne peut représenter l’homme. La présence personnelle est de rigueur » [Pecqueur, op. cit., p. 512].

La production est un devoir qui s’impose à chacun, et chaque producteur est un fonctionnaire ; tous sont également nécessaires à la société et doivent être également rétribués, s’ils mettent une égale bonne volonté au travail [Pecqueur, op. cit., pp. 583-586]. Quant à essayer de démontrer la légitimité d’un pareil système, cela est impossible. Marx a vraiment bien fait de ne pas s’engager dans ce labyrinthe de sophismes.

b) Les utopistes étaient persuadés que le capitalisme n'était plus en état de diriger une production devenue trop grande pour des particules. Une pareille conception nous parait aujourd’hui fort étrange, parce que nous avons vu l’industrie réaliser, depuis un demi-siècle, trop de prodiges, et que son état antérieur à 1848 nous semble tout à fait rudimentaire ; nous avons donc quelque peine à ne pas regarder les utopistes comme ayant été bien naïfs. Mais il faut tenir compte, pour apprécier sainement le changement survenu dans les idées, du changement que le capitalisme a subi lui-même.

Je rappelle ici qu’une des thèses essentielles de Marx est celle du passage du capitalisme commercial et usuraire au capitalisme industrie ; celui-ci constitue la forme pleinement développée de la société bourgeoise. A l’époque des utopistes, le capitalisme industriel était encore secondaire ; au début de ses articles de 1850 sur La lutte de classe en France, Marx fait observer que, sous le règne de Louis-Philippe, le gouvernement était entre les mains de ce qu’on appelait l’aristocratie financière (banquiers, rois de la Bourse et des chemins de fer, propriétaires de forêts, et partie des grands propriétaires fonciers), tandis que la bourgeoisie industrielle était dans l’opposition ; il montre notamment le rôle de Grandin et de Faucher, qui combattaient vivement Guizot et représentaient les intérêts industriels. En Angleterre existait à peu près la même situation : dans une note du chapitre XX du IIIe volume du Capital, Marx dit que les commerçants étaient unis à l’aristocratie foncière et financière contre le capital industriel (par exemple, Liverpool contre Manchester et Birmigham) et que « le capital commercial et l’aristocratie financière n’ont reconnu la suprématie du capital industriel que depuis la suppression des droits d'entrée sur les céréales » [Capital, trad. fr., t. III, première partie, p. 360].

Autrefois, les entreprises capitalistes étaient dirigées par des hommes dépourvus de connaissances scientifiques, parce qu'elles étaient conduites à la manière des affaires commerciales ou usuraires. On était effrayé en constatant la disproportion qui existait entre la capacité des directeurs d’usines et la science du temps. Aujourd’hui, la science a fait des progrès immenses, mais elle n’est demeurée étrangère, dans aucune de ses parties, aux ingénieurs qui dirigent les ateliers. Le problème qui avait le plus préoccupé les utopistes se trouve résolu par le capitalisme contemporain ; s’il y a encore des exceptions, c’est que partout le régime industriel n’a pas complètement triomphé, et que l’aristocratie financière exerce encore sa mauvaise influence sur un certain nombre d’affaires.

Le problème de l’organisation de l’atelier ne semblait pas moins difficile que celui de sa direction. Le Moyen Âge avait légué des habitudes de grande brutalité chez les compagnons ; il était donc naturel que la discipline des manufactures fût également très brutale ; les contremaîtres avaient, d’ailleurs, à soutenir une lutte de tous les jours contre la mauvaise volonté d’ouvriers qui ne pouvaient s’accoutumer facilement à conduire des métiers compliqués, exigeant beaucoup d’attention et mus d’un mouvement rapide. Il y eut une lutte terrible, surtout en Angleterre : certains industriels regardaient les anciens ouvriers, habitués aux outillages traditionnels, comme étant incapables de se plier aux exigences nouvelles [Marx ne me semble pas avoir donné une idée parfaitement complète de cette lutte dans Le Capital (t. 1, chap. XV, « La Fabrique » ; Ure, auquel il emprunte ses principales données, rapporte les premières filatures mécaniques échouèrent, parce que Wyalt était d’une nature trop douce ; Arkwright réussit, trente ans plus tard, parce qu’il avait « l’énergie et l’ambition d’un Napoléon » (Capital t. I, p. 183, col. 2, et Ure, Philosophie des manufactures, trad. fr., t. I, pp. 21-31). Ce dernier livre a été traduit en 1836. Sur la brutalité des anciens ouvriers anglais travaillant la laine, Cf. Ure, loc. cit., p. 13 et pp. 267-271. A l’époque où Marx écrivait, il y avait eu de très grands changements]. Cette éducation a fini par se faire sans recourir aux moyens plus ou moins cocasses inventés par les utopistes ; on n’a pas tenu compte des théories fouriéristes sur la papillonne pour arriver à mettre une douzaine de machines à tisser le calicot sous la direction d’un seul travailleur.

Ainsi, le capitalisme a résolu les problèmes pour lesquels les utopistes cherchaient des solutions parfaitements vaines ; il a créé ainsi les conditions qui permettront le passage à une forme sociale nouvelle ; le socialisme n’aura ni à inventer de nouvelles machines scientifiques, ni à apprendre aux hommes comment il faut s’en servir pour obtenir le plus grand produit ; le capitalisme industriel résout tous les jours, par tâtonnements et progressivement, ce problème. Marx, en découvrant cette génération des conditions de la société nouvelle, a rendu tout l’utopisme inutile et même quelque peu ridicule.

Désormais, le socialisme ne devra plus s’occuper des moyens qui pourraient servir à faire évoluer la société dans un sens progressif ; Marx s’élève avec force contre la prétention qu’émettaient les lassaliens de demander l’institution de coopératives subventionnées par l’Etat, en vue de préparer la voie à la solution de la question sociale ; dans la Lettre sur le programme de Gotha, il regardait une telle attitude comme constituant une déviation du socialisme ; celui-ci devait s’enfermer dans la lutte de classe. Le socialisme n’a à s’occuper que de l’organisation révolutionnaire des bras, tandis que l’utopisme voulait donner des conseils à la tête de l’industrie.

c) Les utopistes étaient prodigieusement préoccupés de répartir la richesse d’une manière raisonnable. De leur temps, non seulement l’aristocratie foncière et les gens d’usure semblaient prendre une part démesurée, mais encore le régime de la petite industrie conservait des situations privilégiées, difficiles à défendre pour certaines catégories de salariés. « A Lyon, disait Proudhon en 1846, il est une classe d’hommes qui, à la faveur du monopole dont la municipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur à celui des professeurs de facultés et des chefs de bureaux des ministères : ce sont les crocheteurs... Il n’est pas rare qu’un homme gagne 12, 15 et jusqu’à 20 francs par jour. C’est l’affaire de quelques heures... Les crocheteurs de Lyon sont aujourd’hui ce qu’ils furent toujours : ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes et lâches » [Proudhon, Contradictions économiques, t. I, pp. 131-132. Il leur reprochait leur indifférence pour l’émeute des ouvriers de soie].

Le capitalisme fait disparaître la plupart de ces anomalies ; il tend à produire une certaine égalisation du travail entre les diverses parties de l’usine ; mais comme il a besoin d’un nombre considérable d’hommes particulièrement actifs, attentifs ou expérimentés, il s’ingénie à donner des suppléments de salaire aux hommes qui lui rendent ainsi plus de services ; ce n’est point par des considérations de justice qu’il se règle dans ce calcul, mais par la seule recherche empirique d’un équilibre réglé par les prix. Le capitalisme arrive donc à résoudre un problème qui semblait insoluble, tant qu’il avait été étudié par les utopistes ; il résout la question de l’égalité des travailleurs, tout en tenant compte des inégalités naturelles ou acquises qui se traduisent par des inégalités dans le travail [Dans la Lettre sur le programme de Gotha, se lisent de remarquables observations sur cette égalité de droit et l’inégalité des conditions].

On sait que Marx a posé cette règle que « toutes les classes qui, successivement, se sont emparées du pouvoir, cherchaient à sauvegarder leur situation de fortune acquise en imposant à toute la société les conditions qui leur assuraient leur revenu propre » [Manifeste communiste, p. 38. La Révolution a, par exemple, fondé tout son droit sur les conditions d’existence des propriétaires agriculteurs qui exploitaient des terres concédées jadis féocialement ; les descendants des anciens concédants ont été regardés comme étant sans titre, et le domaine utile du roturier est devenu la pleine propriété du Code Napoléon ; toutefois, M. P. Viollet estime qu’on peut soutenir aussi que toutes les terres françaises sont devenues des censives, puisque nous payons tous à l’Etat des droits de mutation qui représentent les anciens droits de relief, de lotis et ventes (Précis de l’histoire du droit français, 1re édition, p. 607). Le droit général des Français est devenu celui de la roture] ; et il applique plusieurs fois le même principe, pour savoir ce que deviendra le monde à la suite d’une révolution prolétarienne. C’est ainsi qu’il proclame la disparition de la famille bourgeoise, parce que les prolétaires ne se trouvent pas dans les conditions qui leur permettent de pratiquer l'union sexuelle suivant ce type. « Les prolétaires n’ont pas de patrie » ; la notion de patrie doit donc disparaître. Dans la lettre de 1875 sur le programme de Gotha, il dit que l’on appliquera pour les salaires « le principe qui règle actuellement l’échange des marchandises dans la mesure où s’échangent des valeurs identiques » ; c’est, dit-il, « un droit bourgeois » qui donne des inégalités quant à son contenu, tout en étant égalitaire.

J. Guesde était bien dans la tradition marxiste lorsqu’il disait à la Chambre, le 24 juin 1896, que le problème du travail ne pouvait offrir de sérieuses difficultés dans une société collectiviste ; en effet, on arriverait, par tâtonnements, à fixer les durées de travail assez courtes pour les métiers les moins demandés, de manière à y attirer le nombre d’hommes dont on aurait besoin. « Le jeu de l’offre et de la demande suffira à déterminer, sans arbitraire et sans violence, cette répartition qui vous semblait tout à l’heure un problème insoluble » [J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la Chambre, t. II, p. 96]. D’autres ont pensé qu'au lieu d'offrir aux travailleurs l’appât du plus grand loisir, il serait plus pratique de continuer à leur offrir l’appât d’un salaire surélevé [« On aura pour guide unique l’intérêt... On spéculera sur le désir très réel chez beaucoup, soit d’un gain plus fort, soit d’un loisir plus grand avec un même gain »  (G. Deville, Capital, 1re édition, p. 35)] ; cette solution paraît comporter une attraction plus puissante ; mais l’essentiel est de montrer ici seulement que c’est par un mécanisme emprunté à l’ère capitaliste que le socialisme compte régler la répartition.

En définitive, le marxisme est beaucoup plus près de l’économie politique qu’on nomme manchestérienne que de l’utopisme. C’est là un point capital à relever, j’ai montré d’autres analogies très profondes dans les Insegnamenti sociali della economia contemporanea ; maintes fois d’ailleurs les apôtres du devoir social ont signalé le grand danger que le manchestérianisme présente pour l’ordre : il divise la société en deux classes entre lesquelles il ne s’établit aucun lien, et qui, par suite, finissent par se regarder comme ennemies. Les utopistes, comme les apôtres actuels du devoir social, ne voulaient pas admettre la lutte de classe ; on ne saurait donc, sans s’exposer à commettre de très grandes erreurs, mêler au marxisme les conceptions des anciens socialistes. Nous allons maintenant examiner ce que Bernstein nomme le blanquisme, et nous ne trouverons pas de moindres divergences.