samedi 14 juillet 2018

Journal de la Commune


Edmond S…, agent principal d’une compagnie d’assurances domicilié rue Saint-Dominique, possède près de Ville-d’Avray une petite propriété. Lorsqu’il s’y rendit après le départ de l’ennemi, il fut satisfait de voir que la maison, qui avait été occupée par un officier prussien, avait subi peu de dégâts. Plusieurs arbres fruitiers et d’agrément avaient été coupés dans le jardin.
Dans la chambre à coucher, la glace de la cheminée était brisée ; la tenture gris-bleu avait été arrachée en maints endroits, notamment dans l’alcôve, et avait laissé reparaître un ancien papier vert velouté sur lequel elle avait été collée. Cependant, le lit avec les rideaux étaient intacts, ainsi que les autres meubles. Après avoir fait ces constatations, M. Edmond S…, revint à Paris. Il y a deux jours, il s’en retournait à sa maison en compagnie d’un maçon qu’il connaissait et de son ouvrier. Le temps étant magnifique, les trois voyageurs s’attardèrent à examiner le ruines du palais et de la ville de Saint-Cloud, puis dînèrent chez un ami et se promenèrent tant et si bien, qu’il était nuit quand ils arrivèrent à la propriété.
Il fallut remettre au lendemain l’examen des réparations à faire. M. Edmond S… gagna son lit ; ses compagnons s’installèrent comme ils purent dans la pièce voisine de la chambre à coucher.
Vers quatre heures du matin, ces derniers furent éveillés par les cris : « Au secours ! à l’assassin ! à l’assassin ! » proférés d’une voix étouffée par M. Edmond S… et suivis de profonds gémissements. Après avoir inutilement frappé à la porte, intérieurement fermée au verrou, ils l’enfoncèrent et trouvèrent l’agent d’assurances étendu, presque mourant, sur son lit. Son visage était contracté et offrait l’image de la plus profonde terreur. Les volets étaient clos ; rien dans la chambre ne paraissait dérangé. Lorsque les soins donnés au sieur S… lui eurent rendu un peu de calme, il raconta qu’il avait été éveillé par un sentiment de pesanteur sur tout son corps. Alors il aperçut devant lui un monstre hideux, une sorte de grand singe verdâtre accroupi, avec un oeil unique et rouge, le regardant d’un air sinistre. Le fantôme s’était jeté sur lui, avait fouillé longtemps au fond de sa poitrine en y enfonçant ses ongles aigus, puis lui avait brûlé les yeux d’un fer rouge et aurait disparu par une trappe enflammée. Le maître maçon envoya son ouvrier chercher un médecin. Le messager fut obligé d’aller jusqu’à Paris pour en ramener un. Le docteur examina le malade, visita sa chambre et lui dit : — Vous avez été empoisonné par de l’arséniate de cuivre. Le malade pâlit, ainsi que les deux hommes qui craignaient d’être accusés de ce crime.
Le coupable, continua le médecin, n’est point justiciable des tribunaux. C’est le papier de votre chambre, il a été préparé avec du vert de Scheele, qui contient une forte quantité d’arsenic. La tenture déchirée ayant mis à nu ce papier très ancien, on en fait tomber, comme vous voyez, au moindre mouvement, une poussière verte qui est empoisonnée. Pendant votre sommeil, cette poussière presque impalpable s’est introduite par les narines, par les yeux, par la gorge jusque dans les voies pulmonaires. La suffocation de votre poitrine et la fièvre de votre cerveau ont enfanté le cauchemar qui vous a obsédé.
Si les secours eussent tardé, vous auriez été en danger de mort. Nous allons voir à vous changer d’air en vous transportant dans une maison voisine où je vous remettrai promptement sur pied. Dans l’intervalle, on arrachera le papier vert qu’on brûlera et qu’on remplacera par un autre, et vous pourrez sans crainte habiter votre chambre. Une médication énergique a effectivement triomphé de l’intoxication ; mais le médecin a déclaré au malade qu’il aurait à souffrir pendant quelques mois d’une conjonction palpébrale, sorte d’ophtalmie douloureuse et tenace, dont le temps seul amènerait la guérison.


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