dimanche 31 décembre 2017

Rapport de Pierre Besnard Secrétaire de l’AIT au Congrès Anarchiste International de 1937

Anarchosyndicalisme et anarchisme Tactique et intervention syndicale


[Note finale sur le contexte]

Préface

Quand il y a un demi-siècle environ, les anarchistes russes avaient, les premiers, levé l’étendard de l’anarchosyndicalisme, ce mot fut reçu assez fraîchement par le mouvement anarchiste. Et en 1917, au lendemain de la chute du tsarisme, qui fut aussi la veille de la Révolution d’Octobre, les anarchistes communistes furent excessivement réservés, voire hostiles, à cette nouvelle formation anarchiste.
L’anarchosyndicalisme n’est pas une doctrine. C’est la conjonction d’une doctrine déterminée et d’une tactique syndicale également déterminée.
Le syndicalisme révolutionnaire tel que nous le connaissions en France, avant la guerre, fut créé, pour ainsi dire, et développé par des militants anarchistes, par Pelloutier, par Griffuelhes, par Pouget. Mais dès son avènement, ses créateurs et propagandistes, ses militants voulurent entourer ce mouvement d’une muraille de neutralisme absolu à l’égard de toute idéologie politique ou philosophique. Rappelons-nous les termes de la charte d’Amiens.
Mais la lutte de classes ne peut avoir de valeur positive que si elle est constructive dans ses aspirations. Il fallait donc donner à cette lutte un programme minimum de revendications partielles du présent.
L’anarchosyndicalisme est précisément né de cette nécessité, que les anarchistes ont finie par comprendre, d’ajouter au programme du jour un programme social qui engloberait toute la vie économique et sociale d’un peuple.
La Grande Guerre balaya la Charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut son écho -à la distance de presque un demi-siècle- dans la scission historique inévitable au sein du mouvement ouvrier international d’après guerre. Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés " ouvriers «, un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des masses, en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre de 1914-1918.
L’anarchosyndicalisme réalisant la seule conjonction de forces et d’éléments capable de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le Capitalisme et l’Etat, et sans réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. L’anarchosyndicalisme complète donc l’anarchisme communisme. Ce dernier souffrait d’une lacune considérable qui paralysait toute sa propagande: son détachement des masses ouvrières. Pour y infiltrer les principes libertaires et pour donner à ceux-ci des possibilités de réalisation concrète, il avait fallu organiser des syndicats et y étayer le syndicalisme sur des bases libertaires et antiétatiques.
C’est ce qu’a fait, c’est ce que continue à faire l’anarchosyndicalisme; Maintenant que l’anarchosyndicalisme existe comme force organisatrice de la révolution sociale
sur des bases communistes libertaires, les anarchistes communistes se doivent d’être pour l’organisation de la révolution, des anarchosyndicalistes, et chaque anarchiste syndicable doit être membre de la Confédération du travail anarchosyndicaliste.

Organisés, en dehors des syndicats, dans leurs fédérations idéologiques ou "spécifiques", (si l’on s’en tient à la terminologie de nos camarades espagnols). Les anarchistes restent le ferment toujours en éveil permettant à l’anarchosyndicalisme de bâtir, mais ne lui permettant pas des compromissions dangereuses.
Mais il ne faut pas que la direction idéologique, qui implique que les "réalisateurs" sont imprégnés de l’idéal des "propagandistes", se mue en direction effective. Jusqu’ici et surtout après la guerre, les mouvements syndicaux, nationalement ou internationalement s’étaient toujours trouvés à la remorque d’un quelconque parti "ouvrier" ou d’une Internationale "ouvrière". Il ne faut pas que l’anarchosyndicalisme, qui représente aujourd’hui le mouvement syndicaliste révolutionnaire d’action directe et de reconstruction libertaire vienne, en imitant le reste du mouvement ouvrier, à se trouver, lui aussi, à la remorque d’une organisation "spécifique" quelconque, nationalement ou internationalement. L’erreur serait aussi irrévocablement fatale qu’elle l’a été pour le mouvement syndical à tendance réformiste ou dictatoriale. La Fédération Anarchiste appuie la Confédération Anarchosyndicaliste dans son oeuvre de lutte et de reconstruction révolutionnaire. Elle ne doit en prendre ni l’initiative ni la direction. Une Internationale Anarchiste ne peut, sur le terrain international, qu’être le miroir des Fédérations Anarchistes nationales. Elle sera le rempart de l’AIT, mais ne devra pas devenir son commandant en chef.
Tels sont les problèmes que l’anarchosyndicalisme place devant le mouvement anarchiste et que Pierre Besnard traite dans son Rapport. Leur solution logique ne dépendra que de la juste compréhension du passé, du présent et de l’avenir du mouvement anarchiste de ses erreurs d’hier et des risques que le lendemain comporte.

Alexandre Shapiro

Anarchosyndicalisme et anarchisme Tactique et intervention syndicale

Avant d’aborder le problème soumis à l’examen du Congrès, il me paraît indispensable de donner quelques explications préalables.
Constatons sans tarder davantage qu’il s’agit en réalité, de définir aussi exactement que possible les rapports du mouvement Anarchiste Révolutionnaire et des Forces Anarchosyndicalistes ou plus clairement encore, de l’Internationale Anarchiste, à laquelle le Congrès donnera naissance, et l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) Et pour résoudre convenablement cette question, il n’est pas inutile, à mon avis:
1° de définir succinctement et aussi précisément que possible l’Anarchisme et l’Anarchosyndicalisme;
2° de faire ressortir leurs caractères essentiels et de déterminer leurs rôles respectifs;
3° de démontrer l’identité de leur finalité;
4° de déterminer leurs rapports.

I - Qu’est-ce que l’Anarchisme révolutionnaire ?

L’Anarchisme Révolutionnaire est un mouvement dont la doctrine tend à instituer une vie individuelle et collective de laquelle l’État, le Gouvernement et l’autorité seront exclus. La base d’une telle société est indiscutablement l’homme. L’Anarchisme est donc l’affirmation d’une revendication sociale permanente, dans le présent, et infinie pour l’avenir, dans le progrès indéfini.
Il suppose l’édification d’une construction économique administrative et sociale et se doit de la définir dès maintenant. Je suis convaincu que le Congrès ne manquera pas de le faire.
Historiquement, l’Anarchisme Révolutionnaire est la troisième branche du socialisme
traditionnel. Il est, par opposition aux deux autres branches, le Socialisme et le Communisme -toutes deux politiques, autoritaire et étatiques apolitique, antiparlementaire et antiétatique. Sa caractéristique essentielle est la liberté, dans le cadre de la responsabilité, tant individuelle que collective.
Ses tâches principales actuellement sont : la propagande, la vulgarisation et l’éducation sociale des masses travailleuses, aujourd’hui ; l’administration sociale, demain.

II- Qu’est-ce que l’Anarchosyndicalisme

L’anarchosyndicalisme est un mouvement organique et organisé. Il tient sa doctrine de l’Anarchisme et sa forme d’organisation du Syndicalisme Révolutionnaire.
Il est l’expression actuelle, sur le plan économique et social, de la doctrine anarchiste.
Il en est aussi, sur le terrain révolutionnaire, comme le prouve l’expérience espagnole elle-même, l’agent essentiel de réalisation. Il est représenté dans le monde pat l’AIT et ses Centrales Nationales. Sa doctrine a été définie par le Congrès constitutif de la 2ème AIT (25 au 31 décembre 1922), par les Congrès successifs, les ouvrages et écrits de ses militants. La CNT représente en Espagne, l’Anarchosyndicalisme de l’AIT. Pratiquement et non moins historiquement, l’Anarchosyndicalisme est la forme organique que prend l’Anarchie, pour lutter contre le capitalisme. Il est en opposition fondamentale avec le Syndicalisme politique et réformiste.
La substitution de la notion de classe à la notion de parti fait de l’Anarchosyndicalisme une nécessité pour les travailleurs, obligés de défendre leurs conditions de vie, de préparer leur affranchissement économique et social.
Le mouvement Anarchosyndicaliste permet de conjuguer l’action pour la lutte revendicative quotidienne et les aspirations les plus hautes des travailleurs.
Il réalise l’union de ceux-ci sur le double plan des intérêts matériels et moraux, immédiats et futurs.
Il fait surgir de la communauté des intérêts l’identité des buts et, par voie de conséquence logique et naturelle, la concordance des doctrines.
L’Anarchosyndicalisme, comme toute doctrine vraiment sociale, est essentiellement
expérimental. La preuve est faite aujourd’hui, en Espagne, que sa doctrine, consacrée et confirmée par les faits, est immédiatement réalisable.
Expérimental ? Il l’est comme tous les mouvements sociaux et toutes les sciences; En sociologie, comme en physique, en chimie, en mécanique, l’idée part de fait pour revenir au fait. Toujours le fait précède l’idée et crée la doctrine, la philosophie, d’où sortira la réalisation. La doctrine, l’idée, le désir de recherches nouvelles pour arriver au but sont les conséquences de phénomènes constatés qui donnent naissance à des lois admises par tous et que l’expérience consacre. Constatations historiques
Qu’enseigne, depuis des siècles, l’expérience sociale dans tous les pays et, particulièrement, dans le monde moderne ?
1° Que les individus, au sein de leur propre classe, s’unissent de plus en plus sur le plan solide de leurs intérêts ;

2° Que les classes antagonistes cherchent par l’élimination de leurs propres contradictions à réaliser leur intérêt général ; les capitalistes par l’instauration du capitalisme d’État, dont le fascisme est l’expression la mieux caractérisée ; les travailleurs par l’expropriation capitaliste, la suppression du salariat, l’abolition de l’Etat et l’institution du Communisme Libertaire;

3° Que les travailleurs tentent, comme leurs adversaires - après eux, malheureusement – de réaliser l’union et la synthèse de toutes leurs forces, parce qu’ils ont compris, enfin, que les luttes décisives qui se déroulent exigent, à la fois: l’organisation méthodique, la coordination, l’action massive et ordonnée de ces forces ; parce qu’ils ont retenu la leçon des faits et des expériences, qui leur indique clairement que faction doit être préparée, directe, générale et simultanée ;

4° Que l’ère des révolutions politiques est close ; que l’heure de la révolution sociale est, partout, arrivée ; qu’aucun parti ou gouvernement non spécifiquement de classe, prolétarien, ne peut par l’opposition des intérêts discordants de ses composants hétérogènes être une formation de combat révolutionnaire, une organisation de classe ; qu’un patron, se déclarerait-il révolutionnaire, communiste ou anarchiste - cela existe - s’il peut être d’accord avec son ouvrier idéologiquement, au siège du groupement n’a en fait, aucun intérêt de classe commun avec lui dès que tous les deux se retrouvent à l’usine, au chantier, à l’atelier., au bureau, etc. Dans la vie réelle ils sont et restent : l’un un patron, l’autre un ouvrier avec tous les antagonismes que ces situations comportent.

5° Que le seul groupement réellement de classe, capable à la fois, par son nombre, sa puissance, les moyens qu’il détient - et peut, seul, faire mouvoir - de détruire le capitalisme et de réaliser le communisme libertaire est le Syndicat. C’est lui qui groupe déjà organiquement les forces manuelles, techniques et scientifiques - qu’il recèlera davantage encore demain - qui assurent en tout temps la continuité de la vie sociale. Le Syndicat est également le groupement type, la forme d’association libre et concrète qui peut fournir à la société communiste libertaire les bases économiques solides, indispensables à l’ordre nouveau qui surgira de la révolution. L’Anarchisme révolutionnaire et l’Anarchosyndicalisme ont une même finalité La Charte de l’AIT a dégagé de toutes ces considérations historiques une conception qui est commune à tous les anarchosyndicalistes du monde. La CNT, en accord avec la FAI, en tente en ce moment même la réalisation.
Cette conception n’implique nullement que l’anarchosyndicalisme - antiétatiste et fédéraliste, ne l’oublions pas - entend et prétend être tout et que rien d’autre ne doit exister à côté de lui. L’anarchosyndicalisme estime, au contraire, que les hommes, s’ils ne peuvent se passer de produire pour vivre, ne doivent pas avoir pour unique but de produire. Il admet très sincèrement et il n’hésite pas à le proclamer que l’homme a et doit avoir d’autres aspirations - et les plus hautes – vers le bien, le beau, le mieux, et cela, dans tous les domaines où il a accès avec ses facultés ; que des organismes administratifs et sociaux adéquats à toutes nécessités d’une vie pleine, entière et totale, fonctionnant avec le concours éclairé et sous le contrôle vigilant, constant et permanent de tous.
Il admet indubitablement que les individus ont le droit - mieux, le devoir - de s’administrer eux-mêmes. Il les y invite formellement d’ores et déjà. De même, ils souhaitent ardemment que les communes se fédèrent régionalement, se confédèrent
nationalement et que les confédérations s’associent internationalement comme les syndicats et leurs C.G.T.
Il est même convaincu que c’est indispensable et il est prêt à unir ses efforts et ceux de ses syndicats aux efforts des individus en tant que tels, des communes fédérées, confédérées et associées pour réaliser le véritable communisme libertaire qui ne peut être que l’oeuvre de l’anarchisme. Je l’ai d’ailleurs expressément déclaré dans ses livres Les Syndicats ouvriers et la révolution sociale et le Monde nouveau.
L’accord sur la finalité du communisme libertaire, entre les anarchosyndicalistes et les anarchocommunistes est forcement complet, permanent et absolu.
Il est donc clair et évident que la place des travailleurs, des exploités de toutes sortes, dont l’anarcho-communisme est l’idéal, ne peut être que dans les syndicats anarchosyndicalistes et non ailleurs. Leur doctrine leur en fait un devoir impérieux, précis et inéluctable.
C’est d’ailleurs le meilleur moyen pratique de réaliser concrètement l’unité d’action si nécessaire au mouvement anarchiste révolutionnaire moderne.
Ce n’est que dans l’action et par l’action que les anarchistes retrouveront leur véritable unité de pensée ; que le mouvement anarchosyndicaliste désaxé depuis trente ans retrouvera aussi son équilibre et sa force ; que tous les anarchistes, enfin, pourront considérer la révolution sociale comme une éventualité prochaine et une réalisation possible; Le rôle des Groupes Anarchistes et des Syndicats Ce qui précède nous conduit normalement et logiquement à envisager le rôle des groupes anarchistes et des syndicats.
Les anarchosyndicalistes admettent que parfaitement les groupes anarcho-communistes, plus mobiles que les organisations syndicales, prospectent les masses travailleuses ; qu’ils recherchent ses adhérents et forment des militants ; qu’ils fassent une propagande active et oeuvre intense de défrichement, dans le but d’amener à eux, et conséquemment, aux syndicats anarchosyndicalistes, à la cause de la révolution sociale, le plus grand nombre possible de travailleurs trompés et dupés, jusque là, par tous les partis politiques, sans exception.
Cette tâche purement idéologique. cette besogne de propagande d’ordre moral sont,
incontestablement, du ressort des groupes anarcho-communistes, à la condition expresse qu’elles s’identifient avec le travail des syndicats anarchosyndicalistes, qu’elles le complètent et le renforcent, pour le plus grand bien du communisme libertaire. Mais je déclare carrément que la responsabilité de la décision, de l’action et le contrôle de celles ci doivent appartenir actuellement aux syndicats, agents d’exécution et de réalisation des tâches révolutionnaires.
J’estime également que c’est à ces syndicats qu’il incombe de présenter toutes ces tâches, sur le plan économique, défensif et offensif.
Enfin, je considère que le système économique, administratif et social doit être homogène, harmonique, et que la base de ce système, pour être réelle, solide et durable, ne peut être qu’économique.
Je revendique comme un droit pour les syndicats l’accomplissement des tâches économiques révolutionnaires et postrévolutionnaires parce que l’organisation de la production est la véritable fonction des travailleurs.
Par contre, il est logique que les communes, organes administratifs, leurs services techniques et sociaux aient le soin de distribuer la production ; d’interpréter les désirs des hommes sur le plan social, d’organiser la vie dans toutes ses manifestations. Dès maintenant, les groupes anarchistes ont pour devoir de préparer ces réalisations révolutionnaires. La besogne de chacun des organismes est donc extrêmement nette, parfaitement délimitée. Elle suffira largement à accepter sur chaque plan l`activité et les efforts de tous, selon les attributions réelles de chacun.
À aucun moment, j’en donne l’assurance la plus formelle, les syndicats anarchosyndicalistes ne pourront constituer un obstacle à la marche en avant du communisme révolutionnaire. À aucun moment, non plus, ils ne pourront devenir réformistes, parce qu’ils sont et resteront révolutionnaires, fédéralistes et antiétatiste, parce qu’ils visent, en un mot, comme les groupes anarcho-communistes, à instaurer le communisme libertaire.

En conclusion de cette partie de mon exposé, j’affirme:

1 ° Que le mouvement anarchosyndicaliste ne peut dévier, en raison du contrôle permanent et sévère qui s’exerce sué les organisations et les militants;

2° Que le mouvement anarchosyndicaliste, épuise, sur le plan actuel, dans le domaine
révolutionnaire, les moyens de réalisation du communisme libertaire. Qu’il appartient aux groupes anarcho-communistes, sur le plan exclusivement idéologique, de porter la propagande aussi loin que possible;

3° Que le mouvement anarcho-communiste doit s’intéresser surtout aux tâches de propagande et d’éducation ; d’étude et de vulgarisation social; 4° Que le meilleur contact permanent qui puisse être réalisée sera, comme en Espagne. Par l’adhésion sans restriction de tous les anarcho-communistes, dans tous les pays, aux syndicats anarchosyndicalistes, chargés de la préparation et de l’exécution de l’action, seuls capables de mener celle-ci à bonne fin, avec des effectifs et des moyens suffisants ; que la doctrine expérimentale de l’anarchosyndicalisme, qui est celle de l’anarchisme lui-même, est assez solide et ferme pour ne pas risquer aucune atteinte, atténuation ou déviation.

5° Que l’anarcho-communisme, véritable figure du socialisme, est né de la carence totale de tous les partis politiques ; que l’anarchosyndicalisme, forme moderne et active de ce mouvement, issu lui même de l’anarchisme, remplit présentement toutes les tâches positives de l’anarcho-communisme et prépare les voies du communisme libertaire dont il sera le principal agent de réalisation ; que les tâches de l’anarcho-communisme - comme celles de l’anarchosyndicalisme - s’épuiseront dans la période postrévolutionnaire quand les hommes, par leur évolution et le développement de leurs facultés de compréhension, seront capables d’accéder au communisme libre, finalité de l’anarchie.
En résumé, l’anarchosyndicalisme est la force nécessaire de lutte, dans le régime actuel, de l’agent de réalisation économique du communisme libertaire, dans la période postrévolutionnaire. L’anarchisme aide le mouvement anarchosyndicaliste, sans se substituer à lui. L’activité de ses militants se confond, dans les syndicats, avec celle des militants anarchosyndicalistes.
Les deux mouvements se doivent donc une aide mutuelle et permanente.
Et, plus tard, dans la paix, la concorde et l’harmonie, l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme, confondus dans un même mouvement, poursuivront la réalisation du communisme libre, but suprême de l’anarchie.
La tâche la plus urgente de l’anarchosyndicalisme est aujourd’hui d’organiser dans son sein les travailleurs en vue de la lutte décisive contre le capitalisme ; de préparer techniquement cette lutte, d’opérer la synthèse des forces de la production pour la construction révolutionnaire de l’ordre communiste libertaire ; et, demain, de l’organisation économique, et cela, jusqu’à l’instauration du communisme libre ; de défendre, enfin la révolution. Celle de l’anarchisme révolutionnaire consiste à aider de toutes ses forces à leur accomplissement par tous les moyens dont il dispose.
Rapports de l’anarchisme et de l’anarchosyndicalisme De toute évidence, des rapports doivent exister entre l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme, tant sur le plan national qu’international. L’A.I.T. a, d’ailleurs, prévu cette éventualité dès son Congrès constitutif.
Ces rapports doivent être basés sur l’indépendance et l’autonomie réciproque des deux mouvements et demeurer sur le plan de la plus parfaite égalité. En dehors de la copénétration des deux mouvements, par l’action de leurs militants, il est souhaitable que dans chaque localité, chaque région, chaque pays, des contacts s’établissent entre les organisations anarchistes et anarchosyndicalistes. Pour être féconds et durables, ces rapports devront reposer sur les bases d’une tolérance mutuelle, facilité par une identité de doctrine sur tous les plans, et une compréhension exacte des tâches qui incombent aux deux mouvements. Ces tâches sont suffisamment définies par le présent rapport pour ne pas prêter à confusion et à chevauchement.
1° L’unité de doctrine des anarchistes dans chaque pays;

2° L’unification, également dans chaque pays, des groupements anarchistes, sur le plan de la doctrine unique de l’anarchisme révolutionnaire.

Conclusions générales

Quels que soient les désirs du Congrès et ceux de l’A.I.T. de réaliser pratiquement ces rapports, ils ne pourront y parvenir, comme l’exigent les événements, si ces ceux conditions n’étaient pas remplies préalablement par les mouvements anarchistes dans chaque pays. Il eût été infiniment préférable et aussi conforme à nos principes connus qui sont ceux du fédéralisme, que cette unité de doctrine et cette unification de forces anarchistes fussent réalisées avant la tenue du Congrès qui doit donner naissance à l’Internationale Anarchiste. Au nom des anarchosyndicalistes qui ont atteint ce double but par la constitution de l’actuelle AIT depuis 1922, je demande instamment à tous nos camarades anarchistes révolutionnaires de nous suivre dans cette voie.
S’ils acceptent tous, l’Internationale qui sortira de ce Congrès méritera le titre qu’ils lui donneront certainement et qui ne peut être que: L’Internationale anarchiste révolutionnaire -et j’y insiste- ils atteindront ce but sans difficulté. Il suffit, mais il faut, qu’ils acceptent tous de rompre définitivement avec les forces prétendues démocratiques tant politiques que syndicales; qu’ils affirment que l’anarchisme révolutionnaire. Par ses buts, ses moyens d’action, sa doctrine, n’a rien et ne peut rien avoir de commun avec ces forces dites " démocratiques " qui sont, dans tous les pays, les meilleurs serviteurs du capitalisme. Si, poussant ce geste jusqu’à sa limite, le mouvement anarchiste révolutionnaire rompt également avec toutes les dissidences des partis politiques autoritaires qui, comme leurs partis originels, n’ont qu’un désir: prendre ou reprendre le pouvoir, le mouvement anarchiste révolutionnaire et le mouvement anarchosyndicaliste pourront marcher sans crainte et de pair vers leur but commun : la transformation sociale révolutionnaire par l’établissement du communisme libertaire, étape nécessaire du communisme libre.

Secrétaire général de l’AIT Pierre Besnard


[Note finale sur le contexte]
Les textes d’Alexandre Shapiro et de Pierre Besnard ont la qualité d’une lecture valable aujourd’hui, tout en étant directement adressés aux dirigeants de la CNT et de la FAI espagnoles en pleine collaboration gouvernementale avec des partis politiques de la démocratie cloacale capitaliste dite de gauche.

Besnard, au nom de l’AIT, était en Espagne dès septembre 1936 pour inciter à une action envers les indépendantiste marocains (pour affaiblir une partie des troupes franquistes venant de la zone marocaine espagnole) et pour impulser des achats d’armes. Shapiro avait rédigé un rapport sur le mouvement espagnol en 1933 (http://www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=87). L’enlisement politicard obstiné des dirigeants cénétistes et faïstes fut critiqué dans des réunions de l’AIT tant en novembre 1936 qu’en juin 1937. La direction CNT-FAI fit le forcing en décembre 1937 pour écarter les voix critiques de Besnard et Shapiro et réussit sa manoeuvre. (Voir le livre – malheureusement épuisé- de Jérémie Berthuin La CGT SR (de l’espoir à la désillusion. Juillet 1936- décembre 1937), Paris, éd. CNT-RP).

Beaux-arts 2 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure

BEAUX-ARTS (Administration des). Nous lisons, dans la Grande Encyclopédie :
« L'Administration des Beaux l'accroissement de nos richesses artistiques, d'autre part, l'enseignement de tous les arts ou plutôt une sorte de direction élevée et impartiale laissant à l'art, la liberté sans laquelle il ne saurait s'épanouir ».
Voilà, dira-t-on, une administration vraiment utile. Elle le serait si tout cela n'était pas qu'une façade ; mais en fait, l'Administration des Beaux-Arts n'est que ce que sont toutes les administrations de l'État, et celle-ci est d'autant plus malfaisante qu'elle s'occupe des choses de l'esprit. En fait, comme l'écrivait Octave Mirbeau : « L'État possède un ministère spécial où il cuisine et triture l'art comme en d'autres ministères on triture et cuisine la justice, les finances, l'armée, les élections, car si les plats diffèrent, la cuisine est partout la même », Par ce ministère, l'État exerce son pouvoir sur tout ce qui est de l'art et se rattache à l'art : travaux d'art et musées, enseignement et manufactures nationales, monuments historiques, théâtres, palais nationaux, etc... Il a pour cela un Conseil supérieur des Beaux-Arts, avec une foule de conseils spéciaux, de commissions, de sous-commissions, de comités, de sous de conservateurs, de bibliothécaires, de professeurs, d'archivistes, d'inspecteurs, de contrôleurs, de surveillants, etc... Et au-dessus de toute cette hiérarchie plane l'Institut.
« L'Institut, a écrit encore Octave Mirbeau, voilà la grande plaie dont souffrent, s'étiolent et meurent les Beaux-Arts. On ne le dira, on ne le criera jamais assez haut. L'État ne peut s'habituer à considérer l'Institut pour ce qu'il est réellement, c'est-à-dire un étroit groupement de personnalités intrigantes, vaniteuses et médiocres, un syndicat solidement organisé d'âpre commerce et de peu avouables intérêts de caste, qui s'est donné la mission malfaisante et productive de maintenir l'art au plus bas niveau ― à son niveau ― afin d'en rester, sans conteste, le seul bénéficiaire. L'État, qui ne croit plus en Dieu, croit encore à l'Institut ; il croit du moins ― ignorance ou snobisme, marchandage peut-être ― que l'Institut est une force éducatrice, moralisatrice, le refuge du goût, une élégance décorative dans l'État. Lui qui a chassé le moine de ses écoles, le crucifix de ses prétoires, qui tente de briser l'omnipotence corruptrice de l'Église, tout au moins de la réduire à son minimum de danger social, il n'a que des respects, un vrai culte pour l'Institut, et il ne se montre à lui que dans la posture humiliée du plus servile agenouillement, car il espère bien en être, un jour ou l'autre, dans la personne de ses représentants, frotter sa roture aux blasons percés des ducs, et coudre les palmes vertes aux manches de l'habit de ses ministres. Et non seulement il le respecte, le flatte, le courtise, mais il lui assure une ingérence officielle, une véritable prépondérance administrative, dans l'État. Dès que le plus médiocre des mortels, par intrigue ou corruption, parce qu'il est riche, dévot ou bellâtre, aimé des femmes et de l'Église, parce qu'il possède un beau nom, un château historique, des collections historiques, tout cela généralement faux, comme l'histoire, et pour des raisons encore plus basses et quelques-unes très sinistres, dès que ce mortel est élu membre de l'Institut, on le présente avec pompe au Président de la République, qui le confirme académicien et le consacre immortel, au nom de l'État. Afin de lui valoir sur tous ses contemporains, dans les choses de l'esprit, une supériorité protocolaire indiscutable, que son manque de mérites, son absence totale de talents n'avaient pu lui conférer jusqu'ici, on l'affuble comme dans les pompes funèbres et les opérettes parodistes, mais avec infiniment moins de pittoresque, d'un costume assez ridicule et qui en impose toujours aux barbares. Il a des broderies de soie verte au collet de son habit, des plumes frisées à son chapeau ; à son côté bat une similiépée à poignée de nacre. De même qu'un homme de peine sous un fardeau, il plie, sue et halète sous le poids des décorations, brochettes, écharpes, crachats, cravates, carcans, rouges, jaunes, bleus ou verts, qui lui étranglent le cou, lui étouffent la poitrine, lui courbent le dos, empêtrent sa marche, car il a des croix qui lui descendent jusqu'au bas des reins, jusqu'entre les jambes. C'est vraiment le dernier personnage de la dernière opérette. De ce fait, il a le pas sur tous les autres ; sa place est marquée au premier rang, dans toutes les cérémonies publiques et dans tous les dîners en ville. Il défile en tête de tous les cortèges officiels. M. Camille Doucet avant Molière, M. Albert Vandal avant Michelet, M. Coppée avant Baudelaire, M. Bourget avant Flaubert et Balzac. »
C'est sous la tutelle de cet Institut, que l'Administration des Beaux-Arts se manifeste par son armée de ronds de cuir sans compétences, aussi malfaisants sinon aussi ridicules, dont la suffisance interchangeable s'accommode de tous les emplois, comme celle de ses ministres, et qui, rendant inutiles les efforts des rares artistes égarés parmi eux, s'appliquent à étouffer toute manifestation d'art qui n'a pas reçu l'approbation de l'Institut. On la voit exercer sa dictature néfaste sur les musées, sur les bibliothèques, sur les théâtres, sur les écoles, partout où l'art, s'appuyant sur les richesses du passé, pourrait se vivifier, s'enrichir encore, se renouveler et trouver cette « liberté sans laquelle il ne saurait s'épanouir ».
Elle manifeste une hostilité hargneuse à tout artiste nouveau, supérieur, qui n'a pas été couvé par l'Institut et apporte une œuvre originale. Les plus grands artistes contemporains ont été poursuivis par elle et, lorsqu'on veut connaître leur oeuvre, c'est à l'étranger qu'il faut aller la chercher. L'Administration des Beaux-Arts n'a d'autre objectif que de réaliser cette formule de M. Leygues, quand il était son chef, comme ministre : « L'État ne peut autoriser qu'un certain degré d'art », et elle s'acharne dans cette bêtise incurable et inamovible. Ce sera la tâche de l'art révolutionnaire de la déboulonner de son rond de cuir.

Edouard ROTHEN.

samedi 30 décembre 2017

BEAUX-ARTS Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure


Il semble qu'on devrait entendre sous cette dénomination, tous les arts qui s'inspirent de préoccupations esthétiques et ont pour but la manifestation du beau. Mais ce serait trop simple dans un monde basé sur des complications hiérarchiques, et qui a créé les classifications les plus imprévues pour les choses comme pour les personnes. De même que les hommes se divisaient en « gentilshommes » et en « vilains », il leur fallait l'art « noble » et l'art « roturier », celui des « honnêtes gens » et celui de la « canaille ». Or, comme ces divisions n'ont d'autre base qu'une fantaisie arbitraire, elles sont pleines de contradictions ainsi que nous l'avons constaté pour l'art, et que nous allons le voir à propos des beaux-arts.
On classe sous ce titre, d'une façon générale : l'architecture, la sculpture, la peinture, la poésie, l'éloquence, la musique et la danse ; elles sont, paraît-il, parmi les arts, les plus nobles et les plus dignes de la véritable beauté. Mais on fait une première distinction en appelant plus particulièrement beaux-arts, ceux qui ont à leur base le dessin et sont dits : arts plastiques, à savoir l'architecture, la sculpture et la peinture. Les arts plastiques sont-ils des beaux-arts dans toutes leurs manifestations ? Non. Là encore on fait une distinction lorsqu'il s'agit de leurs dérivés, les arts décoratifs, dont nous parlerons plus loin. Les beaux-arts proprement dits étant limités à l'architecture, la sculpture et la peinture, on donne à la poésie et à l'éloquence, le titre de belles lettres. Sous cette rubrique, elles se rencontrent avec la grammaire, la rhétorique, la philosophie et toutes les formes de la littérature qui ne sont pas des beaux-arts et sont seulement des arts libéraux.
Mais elles deviennent beaux-arts en devenant belles-lettres ; Pour la musique et la danse, elles sont dans les beaux la danse, ne va guère sans son aînée la musique ; elle en est tributaire, particulièrement au théâtre.
Le théâtre, avec la multiplicité de ses spectacles, soit en plein air, soit dans des salles fermées, appartient lui aussi aux beaux-arts sans leur appartenir. N'a-t-il pas eu toujours la plus détestable réputation auprès des gens « bien pensants » qui jugent de ce qui est « noble » et « honnête » ? Mais
comme il réunit ensemble tous les beaux-arts, il est bien difficile qu'il n'en soit pas. C'est lui qui les groupe pour des manifestations collectives et leur permet de se réaliser le plus totalement en donnant l'idée complète de leurs rapports entre eux. À la construction du monument appelé théâtre, participent, ou doivent participer, dans un harmonieux ensemble, non seulement l'architecture, la sculpture et la peinture, mais encore tous leurs dérivés ornementaux qui sont des arts décoratifs. Pour les spectacles qui sont donnés dans le théâtre, il est non moins besoin d'une collaboration harmonieuse de la poésie, l'éloquence, la musique, la danse et des effets combinés dans la mise en scène des décors, accessoires, machinerie, jeux de lumière, costumes, etc... qui sont une autre catégorie des arts décoratifs. De même que les arts plastiques, la poésie, l'éloquence, la musique et la danse ont des dérivés qui ne prennent toute leur signification que dans des manifestations collectives et particulièrement au théâtre. La poésie et l'éloquence y forment la littérature dramatique qui a plusieurs genres de la plus grande variété. La musique prend des formes non moins variées suivant qu'elle est d'église, de concert ou de théâtre. Enfin, la danse présente tous les aspects de la chorégraphie.
Les divers avatars par lesquels sont passées l'organisation de l'Académie des Beaux-Arts actuelle et sa représentation dans l'Institut qui est la réunion des cinq Académies, montrent bien ce qu'il y a d'artificiel dans la distinction entre les beaux-arts.
L'Académie des Beaux-Arts fut fondée en 1795, en même temps que l'Institut, pour remplacer l'Académie royale de peinture et de sculpture et l'Académie royale d'architecture. Elle ne fut d'abord représentée à l'Institut, que par les sections de la peinture, la sculpture, la musique et la déclamation. Puis la déclamation fut remplacée par la gravure. Aujourd'hui, et jusqu'à nouvel ordre, la peinture, la sculpture, l'architecture, la gravure et la musique sont les beaux-arts reconnus par l'Académie qui compte 14 peintres, 8 sculpteurs, 8 architectes, 4 graveurs, 6 compositeurs de musique. Mais si l'académisme réduit ainsi le nombre des beaux singulièrement en étendant les tentacules de son administration sur tous les autres. L'État se donne ainsi des airs de libéralisme en face de l'Académie ; nous verrons qu'ils sont aussi malfaisants l'un que l'autre. (Voir Administration des Beaux-Arts.)
Nous dirons, pour préciser autant que possible ce qu'on entend par les beaux-arts : ils sont limités à l'architecture, la sculpture, la peinture, lorsqu'on les considère séparément ; ils comprennent en outre, lorsqu'ils participent à des manifestations collectives, la poésie, l'éloquence, la musique, la danse et tous les dérivés des deux groupes : arts décoratifs, littérature dramatique, musique d'église, de concert ou de théâtre, chorégraphie. Nous nous en tiendrons ici aux beaux proprement dits : architecture, sculpture, peinture, dans leurs rapports avec les arts décoratifs. Tout d'abord, que sont les arts décoratifs que l'académisme prétendait repousser et traiter en parents pauvres, mais qu'il est de plus en plus obligé d'adopter ? Ce sont ceux de l'ornementation dans les constructions de l'architecture, dans la fabrication des objets mobiliers, des vêtements, des parures et, généralement, toutes les applications artistiques de l'industrie. Ils sont les animateurs de l'architecture qui est, sans eux, une chose morte chaque fois qu'elle ne s'intègre pas à la vie du milieu où elle est placée. Ils créent l'atmosphère dans la maison en y apportant leur rayonnement, c'est-à-dire la lumière, la grâce, l'harmonie des couleurs et des lignes. Ils excitent les sentiments des foules réunies pour des manifestations collectives, les invitant au recueillement ou à la joie. La distinction tendant arbitrairement à les exclure des beaux-arts, s'appuie sur ce qu'ils sont, pratiquement, des arts mécaniques ou industriels. Mais, dans leur utilisation, les beaux-arts proprement dits, ne sont-ils pas pareillement industrialisés, lorsqu'on reproduit, et parfois avec quelle absence de scrupules ! un monument, une statue, un tableau, un poème, une partition ?
Qu'est-ce qui n'est pas industrialisé aujourd'hui, même parmi les choses qui paraissent les plus vénérables et qui sont les plus respectées ? Toutes les formes de la vie et de la mort trouvent leurs mercantis. Aucun art n'échappe à ce sort. La plupart des artistes sont devenus des boutiquiers et, suivant un mot ministériel, on trouve « étrange » l'obstination que mettent à ne pas faire parler d'eux, ceux qui font leur oeuvre dans la retraite et le silence. Pour un peu, on verrait une tare dans cette obstination et on traiterait de malfaiteurs ceux qui s'y renferment. L'art véritable, le seul qui devrait compter aux yeux de ses puristes, est uniquement dans Ia création de celui qui le produit. Or, en quoi la création de l'artisan : peintre-décorateur, ébéniste, céramiste, graveur, ciseleur, verrier, émailleur, tapissier, relieur, etc... est-elle moins de l'art et moins belle que celle de l'architecte, du sculpteur, du peintre ? Phidias, sculptant les frises du Parthénon fut-il moins artiste que lorsqu'il exécuta la statue de Minerve ? Le Michel-Ange qui décora de ses fresques la Chapelle Sixtine, fut-il inférieur à celui qui sculpta la Pietà ? Et l'art d'un Benvenuto Cellini, d'un Bernard Palissy, d'un Boulle, ne serait pas du bel art, alors que l'architecture du Trocadéro, les hideux monuments aux morts qui souillent leur souvenir, les kilomètres de toiles barbouillées qui vont s'échouer chez les Dufayel de la peinture, en seraient!... On dit : « Il n'y a pas d'art, ou il n'y a qu'un art très inférieur dans les reproductions indéfinies des arts industriels » ; y en a-t-il davantage dans celles non moins indéfinies des beaux-arts ? La salière d'or, de Benvenuto Cellini, qui est une des merveilles du musée de Vienne, ne serait pas du bel art parce que ses reproductions pourraient être sur toutes les tables, et l'Angelus, de Millet, en serait malgré ses reproductions à des milliers d'exemplaires en d'affreux chromos, sur des tapis de table et jusque sur des descentes de lit, ce qui permettrait à des pieds sales, de marcher sur « l'art » ! Ce seul exemple suffit à démontrer la stupidité de la distinction faite entre les beaux-arts et les arts industriels, basée sur leur utilisation. Le sculpteur Rodin disait du travail de I'artisan-artiste qu'il était : « Le sourire de l'âme humaine sur la maison et sur le mobilier ». Or, il n'y a rien de plus beau, dans tout le domaine de la beauté, que le sourire de l'âme humaine.
Pendant longtemps il n'y avait pas eu de distinction entre les beaux-arts et les arts décoratifs. Confondus ensemble, ils avaient eu une histoire commune. On les aurait séparés d'autant plus difficilement qu'Ils étaient plus mêlés à là vie et avaient tous cette destination pratique qui est précisément celle des arts décoratifs : montrer la beauté de la vie. La distinction devint plus facile, quand on sépara l'art de la vie, pour en faire une sorte de royaume spirituel réservé à des élus, et elle trouva ses prétextes dans le développement de l'industrie, réduisant de plus en plus la valeur esthétique des arts soumis à son exploitation. L'antiquité ne connut pas cette exploitation dans les objets fabriqués en série par le moyen des machines. L'objet était produit par l'artisan, et il pouvait toujours en varier la forme ou la couleur, au gré de sa fantaisie. La grande époque des arts décoratifs fut alors celle de l'Égypte. Elle brilla surtout par la polychromie. Tous les jours, dans les monuments enfouis, et qui sont, hélas ! Si stupidement saccagés, on découvre des aspects nouveaux de cette décoration extrêmement variée, et qui s'appliquait à la perfection tant sur les objets les plus simples et des usages les plus intimes, que dans les monuments les plus grands. Chez les Grecs, l'oeuvre décorative fut admirable surtout par l'ornementation sculpturale des monuments, leurs statues et figures de marbre ou de bronze. Chez les Romains, la décoration fut de caractère grec. On l'a retrouvée intacte dans Pompei. Byzance surpassa de beaucoup Rome, par sa magnificence dans la décoration de ses monuments, par ses richesses dans le mobilier et par ses chefs-d'oeuvre de mosaïque et d'orfèvrerie, ses miniatures et ses émaux. L'art arabe brilla d'autant plus dans l'ornementation, que la religion de Mahomet interdit les reproductions de la figure humaine. Aucun autre ne l'a dépassé dans les dispositions et les couleurs de ses tapis, ses tissus, ses ouvrages en cuir, ses faïences en majolique, ses verreries qu'avec une longue patience les artisans exécutaient sans autres indications que les traditions orales transmises d'une génération à l'autre. Une patience encore plus grande est à la base du travail des artisans d'Extrême-Orient. Aussi, leurs laques, leurs émaux avec incrustations de cuivre, leurs porcelaines, grès, aciers damasquinés, bronzes fondus à cire perdue, broderies, etc... présentent une perfection d'achèvement incomparable. Mais les arts arabe et extrême-orientaux ne se sont pas renouvelés. Au Moyen-Âge, le véritable art français naquit et se développa en puisant aux sources populaires. Orfèvres, brodeurs, tapissiers, armuriers, gens de métiers, étaient tous artistes pour l'embellissement des objets nécessaires à la vie ; ils formèrent ces traditions de l'art véritable que l'on recherche aujourd'hui. La Renaissance, surtout en Italie, donna un éclat sans pareil aux travaux de l'artisan, en appliquant l'art à toutes les formes de la vie. La distinction entre les arts est née avec la situation privilégiée des artistes, lorsqu'ils furent soi-disant « élevés » au-dessus des artisans, par les rois et les nobles riches qui les attachèrent à leurs maisons, dans des emplois où ils se confondirent plus ou moins avec la valetaille. Perdant peu à peu auprès de leurs maîtres, tout contact vivifiant avec la nature et le peuple, ils enfermèrent l'art dans des formes de plus en plus étroites et conventionnelles. Mais il fallait maintenir leur prétendue supériorité artistique. On fonda pour cela, les Académies et on y installa la cuistrerie pontifiante qui
devait se dresser contre la vraie beauté. Rome et Florence virent les premières de ces Académies, à
la fin de la Renaissance. En France, on fonda d'abord, en 1635, l'Académie Française, pour les gens
de lettres, puis, en 1648, sur l'initiative de Lebrun, l'Académie royale de Peinture et de Sculpture, Colbert créa, en 1663, l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et, en 1671, il installa l'Académie royale d'Architecture. Ces fondations placèrent les beaux-arts sous le patronage de l'État, et inaugurèrent cet art officiel qui exerce toujours sa souveraine malfaisance. Jusqu'à la Renaissance qui amena peu à peu cette transformation, les artistes n'avaient été que des ouvriers habiles qui apportaient dans l'exercice de leur métier, les formes nouvelles de leurs créations personnelles. Le travail était commun ; l'artiste produisait le modèle que l'ouvrier l'aidait à réaliser. Au Moyen-Âge, les architectes s'appelaient simplement maçons ou maîtres des oeuvres de maçonnerie, les sculpteurs : imagiers ou tombiers, les peintres : enlumineurs. Tous se confondaient avec la foule qui travaillait du compas, de la truelle, du ciseau, du, pinceau, et les cathédrales, tant dans leur plan que dans leur construction et dans leur ornementation, ne proposent à notre admiration, que le magnifique anonymat des travailleurs, créateurs de génie ou simples manoeuvres, qui les érigèrent. La vanité humaine qui, depuis, a voulu faire de l'artiste un surhomme, n'a fait que déshonorer l'artiste en le déchaînant contre l'art. Aujourd'hui, suivant le mode de démocratisation à-rebours institué par les démagogues, tout le monde a du génie et veut être artiste en quelque chose, depuis ces ministres. interchangeables qui transfèrent d'un ministère quelconque à celui des beaux-arts leur incompétence souriante, jusqu'aux cordonniers qui se qualifient chausseurs et aux empailleurs d'oiseaux qui s'intitulent naturalistes. Toutes les professions sont devenues des beaux-arts, et Thomas de Quincey ne faisait qu'anticiper sur notre époque en y mettant l'assassinat ; grâce à « l'art -de gouverner » et à « l'art de la guerre », il se perfectionne tous les jours. La distinction entre les artistes et les artisans amena la distinction entre les arts. En France, les beaux-arts séparés des métiers, allèrent de plus en plus vers des formes pompeuses mais dépourvues d'originalité foncière. De même qu'on adaptait à la langue une antiquité qui la défigurait en prétendant la rendre plus noble, on imitait l'antique dans les arts, sans tenir compte qu'il ne répondait ni au caractère du pays, ni à son climat, ni à l'époque, et qu'il faisait perdre à l'art français, tout ce qui avait constitué sa nature propre. On créait une langue et un art « nobles » à côté de la langue et de l'art « roturiers » laissés au peuple de plus en plus méprisé. L'art roturier, c'était l'art décoratif, qu'on séparait de l'art proprement dit en le classant dans l'Industrie ; de même qu'on séparait l'artiste de l'artisan. Mais les traditions du travail d'art restaient chez ce dernier, et c'est chez lui que Lebrun lui-même dut aller les chercher lorsque, ayant constaté la lamentable déchéance des arts décoratifs, depuis le triomphe de l'académisme, il voulut les faire revivre. Il provoqua ainsi l'éclosion de l'art français le plus caractéristique et le plus original, celui du XVIIIe siècle, qui réunit les traditions des siècles passés dans la grâce, la légèreté, la coquetterie de l'architecture, de la décoration et de l'ameublement. Après cette époque unique dans l'art français et qui rayonna sur toute l'Europe, on retourna à une antiquité aggravée d'académisme napoléonien. Pendant tout le XIXe siècle, les arts décoratifs ne trouvant plus aucune inspiration dans la vie populaire, végétèrent misérablement. Ils allèrent de l'antique au Louis XV, et de la Renaissance à l'Empire, cherchant à les combiner ensemble, mais ne produisant que des monstres et aboutissant, finalement, à l'horreur de ce qu'on a appelé le « style Fallières », qui caractérise la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe.

Des efforts sont faits depuis quelque temps, pour relever les arts décoratifs de la situation où ils sont tombés, et pour les remettre à leur vraie place parmi les beaux-arts. Paris a vu, en 1925, une Exposition des Arts Décoratifs. Si elle a montré certaines initiatives intéressantes dans les voies de ce qu'il y a à réaliser, elle a surtout révélé le mal qui pèse sur les arts décoratifs comme sur tous les arts en général : la bêtise académique conjuguée avec la tyrannie capitaliste. Que pourront faire les initiatives de quelques hommes dévoués à la beauté, contre la double puissance des officiels empanachés et des mercantis industriels, pour qui l'art n'est qu'un moyen d'exploiter les travailleurs et d'amasser de l'argent ?
Sait-on combien l'État, qui entretient somptueusement tant de majestueux parasites, paie les artisans-artistes de sa manufacture de Beauvais ? Voici leurs salaires : artistes tapissiers, chef, sous chefs, 5.800 à 14.000 fr. Élèves appointés, 5.000 à 5.800 francs. Élèves à l'essai pendant deux ans, 1.500 fr. Dans quel ministère des chefs, sous-chefs ou simples expéditionnaires se contenteraient de
pareils salaires ? Pendant que l'Exposition des Arts Décoratifs montrait par-dessus tout le puffisme

capitaliste, l'OEuvre de l'hospitalité de nuit, publiant sa dernière statistique, faisait connaître que dans l'année écoulée, elle avait abrité dans ses asiles, près de cinquante mille indigents et que, sur 650 individus n'appartenant pas à des professions ordinaires, il y avait eu 376 ouvriers d'art ! L'oeuvre de rénovation de l'art ne pourra aboutir que lorsqu'on ira chercher dans les sources d'inspiration générale et populaire, une sève et une vie nouvelles. Pour cela, il faut que l'art devienne révolutionnaire. Quand les artistes et les artisans, se donnant la main pour un effort commun comme celui des temps où ils se confondaient, se lèveront pour abattre l'académisme qui étouffe leur initiative et le capitalisme qui les exploite, les affame et les tue, ils pourront alors réaliser l'oeuvre de renaissance de l'art, et l'offrir aux hommes comme la parure de cette vie libre qui doit être le bien de tous. Edouard ROTHEN.

Électeur, écoute ! De Sébastien Faure

Bureau Anti-Parlementaire 1919
Groupe de propagande par la brochure
Réédité en 1924

Électeur, écoute
Chaque fois que les pouvoirs de la Chambre des Députés arrivent à expiration, c’est un cri unanime : « Enfin ! Elle va, donc disparaître, cette Chambre infâme! Le pays va donc être débarrassé de ce Parlement maudit ! » Ce langage traduit expressément les sentiments successifs : déception, lassitude,
écœurement qu’ont fait naître, dans l’esprit public, au cours de la législature qui prend fin, l’incapacité, la corruption, l’incohérence et la lâcheté des Parlementaires.
Pourquoi faut-il que l’engouement irréfléchi du populaire, son ignorance et son inobservation le poussent à espérer que la Chambre qui va naître vaudra mieux que celle qui va mourir ?
Il est vraiment inconcevable que, périodiquement trompée, constamment abusée, la confiance de l’électeur survive aux déceptions dont il souffre et dont il se lamente ; et, pour l’être raisonnable et pensant, c’est une stupeur que de constater que les législatures se succèdent, chacune laissant derrière elle le même désenchantement, la même réprobation et que, néanmoins l’électeur persiste à considérer comme un devoir de voter.

La période électorale s’ouvre, elle est ouverte. C’est la crise qui, périodiquement, convulsionne la multitude. Elle dure officiellement quelques semaines et, si l’on tient compte de l’effervescence qui précède et du bouillonnement qui suit cette crise, on peut dire qu’elle dure trois mois. Trois mois durant lesquels, peuplé d’agités, le pays semble frappé de démence : candidats, comités et courtiers électoraux, tour à tour confiants dans le succès ou désespérant d’y atteindre, vont et viennent, avancent et reculent, crient et se taisent, affirment et nient, implorent et menacent, acquiescent et protestent, attaquent et se défendent.

C’est un spectacle fou : drame, comédie, vaudeville, bouffonnerie, farce, pantomime, tous les genres, du tragique au burlesque, s’y donnent rendez-vous et s’y rencontrent, associés, confondus. Le malheur est que c’est aux frais du spectateur que la farce se joue et que, quels que soient les acteurs, c’est toujours lui qui paie, et qu’il paie de son travail, de sa liberté, de son sang.

Eh bien ! lecteur , avant de passer au guichet pour solder ta place, écoute-moi. Ou plutôt écoute ce que te disent les anarchistes ; écoute attentivement et réfléchis. Voter, c ?est accepter la Servitude.
Les anarchistes n’ont jamais eu de représentant siégeant dans les assemblées parlementaires.
Tu as parfois entendu traiter d’anarchistesMM. Clemenceau, Briand et d’autres parlementaires. Ils ne le sont pas ; ils ne l’ont jamais été.
Les anarchistes n’ont pas de candidat. Au surplus un candidat qui se présenterait comme anarchiste n’aurait pas une seule voix, puisque les anarchistes s’abstiennent de voter,
Ils refusent de se servir du bulletin de vote que la Constitution met entre leurs mains.
Ne suppose pas que ce soit pour ne pas faire comme les autres, pour se singulariser. Sache que les raisons pour lesquelles les anarchistes s’abstiennent sont multiples et graves.

Ces raisons les voici brièvement exposées.

 L’anarchiste est et veut rester un homme libre. Il est clair que comme tous ses frères en humanité, il est astreint à subir la loi ; mais c’est à son corps défendant et quand il s’y soumet, ce n’est pas qu’il la respecte ni qu’il estime équitable de s’incliner devant elle ; c’est parce qu’il lui est impossible de s’y soustraire. Toutefois, il n’en accepte ni l’origine, ni le caractère, ni les fins. Tout au contraire il en proclame et se fait fort d’en démontrer l’iniquité. À ses yeux, la loi n’est, à ce moment de l’histoire que nous vivons, que la reconnaissance et la consécration d’un régime social issu des usurpations et des spoliations passées et basé sur la domination d’une caste et l’exploitation d’une classe.

Ce régime ne peut vivre et continuer qu’en empruntant son apparente et temporaire légitimité au consentement populaire. Il est dans l’obligation de s’appuyer sur l’adhésion bénévole de ceux qui en sont les victimes : dans l’ordre politique, les citoyens ; dans l’ordre économique, les travailleurs.
C’est pourquoi tous les quatre ans, le peuple est appelé à désigner par ses suffrages les individus à qui il entend confier le mandat de se prononcer sur toutes les questions que soulève l’existence même de la nation.
Ces questions sont réglées par un ensemble de prescriptions et de défenses qui ont force de loi et la loi dispose, contre quiconque tente d’agir contre elle et, à plus forte raison contre quiconque la viole d’une telle puissance de répression que tout geste de révolte par lequel un homme proteste contre l’injustice de la loi et tente de s’y dérober est passible des plus dures pénalités. Or le Parlement est l’assemblée des individus à qui le suffrage dit universel a délégué le pouvoir d’édicter la loi et le devoir d’en assurer l’application. Le député et le sénateur sont avant tout des législateurs.

Comprends-tu, maintenant, électeur, l’exactitude de cette affirmation formulée par Élisée Reclus : « Voter, c’est se donner un maître ». Eh oui !Un maître ; puisque voter c’est désigner un député, c’est confier à un élu le mandat de formuler la règle, et lui attribuer le pouvoir, pis encore, lui imposer
le devoir de la faire respecter par la force. Un maître, puisque voter c’est renoncer à sa propre liberté et l’abdiquer en faveur de l’élu.

Toi qui votes, nem’objecte pas que tu conserves quand même le droit de t’insurger. Mets-toi bien dans la tête que s’il t’arrive d’entrer en révolte contre l’Autorité, tu renies la signature que tu as donnée, tu violes l’engagement que tu as contracté, tu retires à ton représentant le mandat que tu lui as librement consenti. Tu l’as envoyé au Parlement avec la mission précise d’y participer, d’y collaborer à la discussion, au vote, à la promulgation de la loi et de veiller à la scrupuleuse application de celle-ci.
C’est le Parlement qui a la charge de modifier ou d’abroger les lois ; par ton suffrage exprimé, tu as participé à la composition de ce parlement ; par ton vote, tu lui as donné pleins pouvoirs ; le parti auquel tu appartiens a des représentants au sein de cette assemblée ; le programme que tu as affirmé par ton bulletin a des porte-parole à la Chambre. Il leur appartient - tu l’as voulu - d’amender, de corriger ou d’abroger les lois qui entravent ton indépendance politique et consacrent ta servitude économique.
Enrage, proteste, indigne-toi, tu en as le droit. Mais c’est tout ce qu’il t’est permis de faire. Ne perds pas de vue que, en votant, tu as renoncé, ipso facto , à ton droit à la révolte, que tu as abdiqué en faveur des représentants de ton parti, que, pour tout dire en un mot, tu as cessé d’être libre . Celui qui a compris cette élémentaire vérité : l’anarchiste, ne vote pas, parce qu’il veut être un homme libre, parce qu’il refuse d’enchaîner sa conscience, de ligoter sa volonté, parce qu’il entend garder, à tout instant et en toutes circonstances son droit à la révolte, à l’insurrection, à la révolution.

L'État, c'est l'ennemi !

Écoute encore. En régime représentatif, le Parlement, c’est l’État. Théoriquement, il n’en est qu’une partie ; car, en principe, il n’est nanti que du pouvoir législatif.Mais c’est le Parlement (Chambre et Sénat réunis) qui élit le Président de la République, entre les mains de qui est centralisé le pouvoir exécutif ; et si, théoriquement, c’est la Magistrature qui détient le pouvoir judiciaire, comme c’est le Parlement qui confectionne les lois et que le pouvoir judiciaire n’a que le mandat d’en appliquer les dispositions, on voit que, somme toute, directement ou indirectement, le Parlement est, en dernière analyse, omnipotent. C’est donc lui qui est l’État.

Or, l’État, disent les Anarchistes, c’est la prise de possession du Pouvoir par la classe dominante, au détriment de la classe dominée. C’est, actuellement, l’ensemble des institutions qui régissent la nation entre les mains des chargés d’affaires de la classe capitaliste et, plus spécialement. de la haute finance, de la puissante industrie, du grand commerce et de la vaste propriété terrienne. C’est la citadelle d’où partent les ordres qui courbent la multitude ; c’est la gigantesque forteresse où siège la force armée : troupe, gendarmerie, police, dont la fonction est de persécuter, d’arrêter, d’emprisonner et, en cas de révolte collective, de massacrer. qui s’insurge.
C’est le monstre qui, insatiablement, se repaît du sang et des os de tous ceux qui, par leur travail, alimentent un budget qui s’enfle démesurément. L’État, c’est l’ennemi contre lequel il faut lutter, lutter encore, lutter toujours, jusqu’à ce qu’il soit définitivement abattu.
En démocratie, l’État se flatte d’être l’émanation du Peuple souverain . Les partisans du système représentatif affirment que, en démocratie, c’est le peuple qui, par ses représentants, gouverne ; ils déclarent que, déléguant ses pouvoirs aux hommes de son choix, ce sont ses aspirations, ses besoins et ses intérêts, qu’il affirme par ses mandataires.
Ces Messieurs mentent et ils le savent bien ; mais ils répètent inlassablement cette imposture, dans l’espoir - hélas ! trop fondé - qu’un mensonge quotidiennement répété finit par acquérir la force d’une indiscutable vérité. Entre l’assertion mensongère de ces théoriciens du démocratisme, assertion
que dément la simple observation des réalités, et les affirmations des anarchistes, pas malaisé de fixer ton choix.
Ce n’est pas seulement de l’État dans les civilisations antiques, de l’État au moyen âge, de l’État incarnant le Pouvoir personnel absolu, mais bien de l’État sans exception et, par conséquent de l’État démocratique comme des autres que M. Clemenceau, qui s’y connaît, a dit, au Sénat, il n’y a que quelques années : 
«Messieurs, nous connaissons l’État ; nous savons ce qu’il est et ce qu’il vaut. L’histoire de l’État est toute de sang et de boue ! »

Il ne s’agit donc pas de s’emparer de l’État, mais de l’anéantir. Introduire des représentants de son parti dans les Assemblées législatives, c’est y glisser une fraction de soi-même, c’est apporter à ces Assemblées l’appui de son parti ; c’est leur infuser un sang nouveau ; c’est consolider le crédit de ses Assemblées, c’est fortifier leur puissance ; c’est - puisque le Parlement et l’État ne font qu’un - servir la cause de l’État au lieu de la combattre ; c’est donc tourner le dos au but à atteindre ; c’est paralyser l’effort révolutionnaire ; c’est retarder la libération.
L’État est le gardien des fortunes acquises ; il est le défenseur des privilèges usurpés ; il est le rempart qui se dresse entre la minorité gouvernante et la foule gouvernée ; il est la digue haute et large qui met une poignée de millionnaires à l’abri des assauts que lui livre le flot tumultueux des spoliés.
Dès lors, il est naturel, logique et fatal que les détenteurs des privilèges et de la fortune votent avec entrain et conviction, qu’ils poussent avec ardeur aux urnes, qu’ils proclament que voter c’est accomplir un devoir sacré. Mais déconcertante et insensée serait l’attitude de ceux qui, se proclamant en faveur d’un bouleversement social qui implique la disparition de l’État, ferait usage du bulletin vote dont la conséquence serait, qu’on le veuille ou non, de légitimer les origines de l’État, de confirmer ses pouvoirs, de fortifier sa puissance et, par ricochet, de se faire le complice de ses forfaits. 

De qui est composée la Chambre.

Électeur, aurais-tu la naïveté de croire que le Parlement rassemble l’élite de la nation ? penses-tu que la Chambre réunit les gloires de la Science et de l’Art, les illustrations de la Pensée, les compétences de l’Industrie, du Commerce et de l’Agriculture, Les probités ( ?) de la Finance ? Estimes-tu que le redoutable pouvoir de gouverner un peuple de quarante millions d’habitants est, dévolu aux plus
honnêtes et aux plus méritants ? 

Si oui, détrompe-toi. Promène tes regards sur les travées de la Chambre et vois par quels gens elles sont occupées : avocats sans cause, médecins sans clientèle commerçants douteux, industriels sans connaissances spéciales, journalistes sans talent, financiers sans scrupules, désoeuvrés et riches sans occupations définies. Tout ce monde intrigue, bavarde, marchande, agiote, fait des affaires, se démène, se bouscule et court à la recherche des plaisirs, de la richesse et des sinécures grassement rétribuées.
Cela t’étonne, électeur candide ? Une minute de réflexion dissipera ta surprise. Demande-toi comment il se fait que X, Y ou Z soient députés. Leur siège est-il la récompense des mérites manifestes, des actions d’éclat, du bien accompli, des services rendus, qui les ont recommandés à l’estime et à la confiance publiques ?
Est-il le salaire équitable des connaissances spéciales qu’ils ont acquises, des hautes études dont ils ont parcouru le cycle brillant, de l’expérience que leur vaut une existence toute de labeur ? A-t-on exigé d’eux, comme des professeurs, des pharmaciens, des ingénieurs, des examens, des diplômes, l’admission dans certaines écoles, le stage réglementaire? 
Regarde celui-ci doit son mandat à l’argent ; celui-là à l’intrigue ce troisième à la candidature officielle ; ce quatrième à l’appui d’un journal dont il a engraissé la caisse ; cet autre au vin, au cidre, à la bière ou à l’alcool dont, il a empli le gosier de ses mandants ; ce vieux aux coquetteries complaisantes de sa jeune femme; ce jeune aux promesses éblouissantes qu’il a prodiguées de palmes, de bureaux de tabacs, de places et de recommandations ; tous à des procédés plus ou moins
louches qui n’ont aucun rapport avec le mérite ou le talent ; tous, de toutes façons, au nombre de suffrages qu’ils ont obtenus. Et le nombre, n’a rien à voir avec le mérite, le courage, la probité, le caractère, l’intelligence, le savoir, les services rendus, les actions d’éclat. La majorité des suffrages
ne consacre ni la valeur morale, ni la supériorité intellectuelle, ni la Justice, ni là Raison.
On serait autorisé à dire que c’est plutôt le contraire.

Soyons justes : quelques hommes supérieurs se sont, de temps à autre, fourvoyés dans ces mauvais lieux ; mais c’est le très petit nombre, ils n’ont pas tardé à s’y trouver dépaysés et mal à 1’aise et à moins qu’ils n’aient insensiblement condescendu à jouer leur rôle dans le choc des coteries, à s’inspirer des passions des partis, à tenir leur place dans les intrigues de couloir et à faire le jeu du gouvernement ou de l’opposition, ils ont été rapidement mis en quarantaine et réduits à l’impuissance.
Parlementarisme est synonyme d ?incompétence, d ?irresponsabilité, d ?impuissance, de corruption.
Au surplus, quel que soit l’homme, l’incompétence du parlementaire est une Fatalité. Étant donné, d’une part, la complexité des rouages sociaux et, d’autre part, le développement des connaissances humaines, il n’est personne qui soit a même de faire face aux exigences du mandat législatif.
À notre époque, on ne peut être compétent qu’à la condition de se spécialiser. Nul ne peut tout connaître ; il n’y a pas de cerveau qui puisse tout embrasser. Et pourtant, un député devrait être marin, guerrier, diplomate, juriste, hygiéniste, éducateur, commerçant, industriel, financier, agriculteur, administrateur, puisqu’il est appelé à formuler son sentiment et à se prononcer par un vote précis sur toutes les questions : marine, guerre, affaires étrangères, législation, santé publique, enseignement, commerce, industrie, finance, agriculture, administration, etc., etc., etc. S’il connaît bien une ou deux de ces questions - et ce serait déjà beaucoup - il ignore certainement toutes les autres. Il en résulte que neuf fois sur dix, il vote à l’aveuglette, au doigt mouillé. Parlement est donc synonyme d’incompétence. Synonyme aussi d’irresponsabilité.

Ici, la démonstration n’est plus à faire. Dire que le Parlement est irresponsable, c’est une proposition devenue si évidente qu’elle a cessé d’être en discussion. Synonyme encore d’impuissance ; car obligé de se cantonner dans les limites étroites d’une Constitution politique et d’un régime économique déterminés, le Parlement est l’image exacte d’un lac entouré de montagnes qui peut, de temps à autre, être agité et même tempétueux, mais qui reste toujours enfermé dans le cadre que les hauteurs environnantes tracent autour de lui. Les bouillantes colères, les explosions d’indignation, les enthousiasmes délirants, les serments solennels, les engagements sacrés ont tout juste, au Parlement,
la valeur de ces agitations périodiques d’une vaste mare stagnante qui font remonter la vase à la surface et empuantent l’air, mais qui ne tardent pas à laisser retomber la boue et la puanteur dont la minuscule tempête a révélé l’accumulation dans les profondeurs.
Synonyme, enfin, de corruption. Les brigandages avérés et plus encore, les scandales à demi étouffés ont fixé l’opinion à tel point qu’il est banal de dire d’un Parlement qu’il est pourri ! Les meilleurs se putréfient en un tel milieu, à moins qu’ils n’en sortent de temps en temps et le plus vilain tour qu’on puisse jouer à un ami c’est de l’y envoyer. Aussi électeur, si tu as un bon camarade, garde-toi de l’inciter à être candidat ; s’il le devient, garde-toi de favoriser sa candidature et, si tu veux conserver aux idées qui sont les tiennes et qu’il prétend vouloir défendre à la Chambre, un caractère, une intelligence, un dévouement, refuse-lui ton suffrage. Voter, c ?est faire le jeu de la Réaction. Électeur, un mot encore ; ce sera le dernier. On ne manquera pas de te dire que ne pas voter, c’est faire le jeu de la réaction. Rien n’est plus faux. Je pourrais te faire observer que si les deux millions de travailleurs
qui adhèrent à la C. G. T., si le million d’électeurs dont s’enorgueillit le Parti socialiste, si le million d’autres citoyens qui, sans être affiliés au Parti socialiste ou à la C. G. T. n’en sont pas moins les adversaires du régime capitaliste : en tout, quatre millions d’électeurs, refusaient hautement de prendre part au scrutin, cette abstention ouvertement annoncée et expliquée durant toute la période électorale et vaillamment pratiquée le jour du scrutin, porterait un coup mortel au prestige et à l’autorité du régime qu’il faut abattre. Je pourrais te dire que, en face de l’attitude de ces quatre millions d’abstentionnistes aussi conscients que résolus, le Gouvernement perdrait tout son lustre et le plus clair de sa force. Je pourrais te dire que, étroitement unis dans une réprobation aussi catégorique du système social actuel, ces quatre millions d’hommes pourraient organiser, dans le pays, grâce aux ramifications qu’ils possèdent partout, une formidable coalition contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Je pourrais affirmer que cette coalition dans laquelle ne tarderaient pas à entrer tous ceux que toucherait une aussi puissante propagande et même une partie des forces dont le Gouvernement dispose, serait de taille à oser, à entreprendre et à réaliser les plus vastes desseins et la transformation la plus profonde.
Que resterait-il, alors, du spectre de ta réaction qu’on agite devant toi pour te pousser aux urnes ?...
Mais voici qui te paraîtra sans doute plus décisif encore.
La Chambre qui s’en va comptait un nombre imposant des éléments de gauche. Plus de trois cents députés radicaux et radicaux socialistes, plus de cent députés socialistes. ils constituaient indubitablement une majorité écrasante. Qu’a fait cette Chambre ? Qu’ont fait ces quatre cents Députes ? Ils ont acclamé la guerre, ils ont adhéré avec enthousiasme à l’abominable duperie qu’on a appelée « l’Union Sacrée » ; ils ont voté tous les crédits de guerre ; ils ont apporté au Gouvernement dit « de défense nationale »leur étroite et constante collaboration ; ils n’ont rien tenté pour abréger le massacre ; ils n’ont pris aucune, mesure efficace contre la vie chère, contre l’accaparement, contre la spéculation, contre l’enrichissement scandaleux des brasseurs d’affaires ; ils ont accepté passivement
la suppression de nos maigres libertés ils ont applaudi à l’écrasement de la révolution hongroise ; ils ont approuvé l’envoi des soldats, des marins, des munitions et des milliards destinés à étouffer, par la famine et par les armes, la Russie révolutionnaire ; ils ont lâchement courbé la tête, tout accepté, tout subi ; ils ont passé l’éponge sur toutes les turpitudes et sur tous les crimes. Ils sont allés jusqu’au bout de la servilité, de la honte et de la sauvagerie. À peine ont-ils osé ouvrir la bouche et, quand ils ont parlé, ce ne fut jamais pour faire entendre les vérités qu’il fallait dire, les imprécations sanglantes et les malédictions vengeresses, qui auraient opposé la douleur des deuils, la souffrance des ruines et l’horreur des batailles à la stérilité des sacrifices et à la hideur des Impérialismes déchaînés. Au terme de sa carrière, cette Chambre odieuse vient de ratifier un traité de paix qui laisse debout, plus insolents et plus guerriers que jamais tous les militarismes, qui favorise les plus atroces brigandages, qui stimule les plus détestables convoitises, qui avive les haines entre peuples et qui porte dans ses flancs la guerre de demain.
Voilà ce qu’a fait cette Chambre dont la naissance avait pourtant suscité les plus folles ’espérances et provoqué tous les optimismes.

Et maintenant, électeur, vote encore si tu l’oses.