jeudi 24 novembre 2022

Histoire du socialisme et du communisme. Par Alexandre Zevaes

 Des socialistes entrent dans un gouvernement reactionnaire, avec, entre autre, Gallifet qui fut un de ceux qui mena la répression sanglante contre le peuple de Paris pendant la Commune.

"La contradiction entre ces deux politiques devait infailliblement de manifester un jour ou l autre, et par l entrée d un socialiste dans un ministère Waldeck-Rousseau, la main dans la main du fusilleur de mai, elle s'est manifestée dans des conditions de gravité et de scandale telles que elle ne permettrait plus aucun accord entre ceux qui avaient compromis l honneur et les intérêts du socialisme et ceux qui ont charge de les défendre.

Le parti socialiste, parti de classe, ne saurait être, ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie, dans les mains de laquelle l état ne peut être qu un instrument de conservation et d oppression sociales. Sa mission est de le lui arracher pour en faire l instrument de la libération et de la révolution sociale. Parti d opposition nous sommes et parti d opposition nous devons rester. N envoyant des nôtres dans les parlements et autres assemblées électives qu a l état d ennemis, pour combattre la classe ennemie et ses diverses représentations politiques".

La fédération du nord, qui est de beaucoup la plus importante des fédérations départementales, adopté, da s son congrès régional de Caudry, le 5 août 1900, un ordre du jour ainsi conçu :

Considérant que le ministère, dit de défense républicaine, a été marqué depuis sa constitution jusqu a ce jour par les évènements les plus contraires aux intérêts du prolétariat et de la République;

Considérant que, sous aucun ministère, jamais les conflits entre patrons et ouvriers n avaient été aussi nombreux; que jamais les travailleurs n avaient été aussi trompes, condamnés, sabres, fusillés et massacres; que jamais le sang ouvrier n avait coulé aussi abondamment sur le pavé des rues; que jamais la force armée, soldats, gendarmes et policiers, n'avaient été aussi cyniquement mis au service du patronat; que jamais la guerre a la classe ouvrière n avait été aussi implacable que sous le ministère Waldeck-Rousseau -Millerand;

Considérant que les gouvernements, qu'elle que soit leur composition, ne peuvent être, en régime capitaliste, que les gouvernements d une classe, que des défenseurs des exploiteurs de tous genres:

Le congrès de Caudry 

Constate que le gouvernement dit de défense républicaine a ete un gouvernement capitaliste par excellence,

Et déclaré que tous ses membres, sans exception, depuis l ancien socialiste Millerand jusqu a l avocat des panamistes, Waldeck-Rousseau, ont droit aux malédictions du prolétariat tout entier".






mercredi 23 novembre 2022

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme

Lignes  est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Tenir parole   de Cécile Canut et Alain Hobe




"Les politiques n'auront pas attendus Georges Orwell er son 1984 , ni Gustave Lebon et sa Psychologie des foules, pour s'aviser de l'atout que représente, en démocratie non moins qu'ailleurs, l'assurance de se savoir maître et possesseur de la parole. Le Socrate du Gorgias avertissait déjà son sophiste d'interlocuteur de ce que "la rhétorique est le simulacre d'une partie de la politique". Aujourd'hui, les moyens médiatiques contemporains auront à coup sûr permis aux discoureurs de s'affirmer davantage, à la faveur de la place croissante faite aux commensaux que sont les porte-voix du régime - à savoir le fleuron de la gent journalistique en vue-, et quand bien même on aura pu tenir pour avéré que fariboles et billevesées leur fournissent un viatique. On ne compte plus les esbroufes de ces dernières années."

"Libéral :Le mot lui-même est à double détente. Au prétexte de sa naturalité, il suppose sa réfutation rétive à l'attachement par lui proclamé à la liberté. La première rencontre avec le terme fait irrémédiablement porter, quoi qu'il arrive, une ombre sur ce qui le conteste, et ce, même si en ces moments troublés du capitalisme, la mobilisation sans répit que celui-ci requiert ( le tout évaluatif-compétitif, l'obsession sécuritaire ou l'injonction identitaire) n'est pas pour laisser place à quelque libéralité que ce soit. C'est même toujours moins d'autonomie à quoi consent ce qui ne parait gouverner qu'au prix du grand accaparement. C'est comme s'il n'y avait pas moins libéral, au fond, que ce qui s'en réclame."

"Il en va de ces discours comme de la rumeur: les déplorer, les condamner, c'est encore les répandre. Et les ignorer, c'est courir le risque de les laisser néantiser ce qu'ils méprisent. Ces discours sont ceux des éditorialistes, évidemment, mais également ceux de tout un réseau de petits chroniqueurs locaux non moins zélés que leurs modèles. La vulgate néolib est passée depuis belle lurette à l'échelon local. Elle infuse par l'entremise de bulletins municipaux, régionaux et autres, dont l'amateurisme ne garantit pas l'innocuité. Mais on pourrait chercher ailleurs, sur les écrans, les murs, les pages, où s'étale la forme de pensée, de dépensée faudrait-il dire avec Gisèle Berkman, à laquelle il convient semble-t-il que tout un chacun se convertisse. celle pour laquelle, dit le philosophe, "il n'y a plus de place pour l'hybride, l'insaisissable, l'inclassable". 

"Tout se passe comme si chacun, mené par des impératifs vénaux, ne connaissait plus de limites au profit tiré des discours, d'une parole à laquelle on ne sait plus quoi faire dire. Il semble en aller des discours comme de la production des objets du monde, y compris artistiques: ils sont soumis au régime d'accumulation privatif - une logique de surenchère ou de surproduction à laquelle nul ne peut s'opposer sans arguer de morale et s'ériger en police. Ce n'est pas que ces discours dominants forgent une langue de la servitude, c'est juste qu'ils sont les véhicules d'une pensée qui n'en est plus une. Ou qui circonvient par la circonstance d'un désarroi."

"Rien n'est plus ressemblant à la ritournelle éditoriale qua la ritournelle indignée. N'aura-t-on pas mieux fait de penser: nulle incarnation, et même nul système. Juste une condition, qui obstrue tout devenir en incriminant par avance sa part d'incertitude."

"Démonétisée par anticipation, la parole n'a pas davantage à être crue qu'à se voir niée. Les discours sont à ce point objets de manœuvres et perclus de calculs, qu'ils font perdre aux faits relatés toute conviction. Les affabulations passent, subsumées par leur nombre et perdues dans leur généralisation. La politique potemkine à laquelle il semble qu'on assiste, aura-t-elle agi pour une disparition des paradis fiscaux, maintes fois annoncée?, pour un juste traitement des populations roms? ,pour la sauvegarde de la retraite par répartition?, pour la perpétuation du modèle universitaire?, etc. Aura-t-elle, à ce point d'affabulation, pu vouloir dépasser le seul souci communicationnel? Ou n'est-ce pas plutôt au nom de ces fables que s'installe la condition d'une société sans parole?"

"La déconsidération des discours n'est pas tant un phénomène langagier qu'un phénomène social croissant celui de la politique. La mystification fait place à un ethnicisme qui gagne les esprits prompts à s'emballer pour des représentations abusives, et par lesquelles la politique est retournée en mythification. La mise en bouche progressive de nombreux termes ou arguments, et l'écho qu'ils rencontrent, ne sont pas sans consterner. D'autant qu'il n''est pas apparu que quelque officine ait mené des opérations de police langagière, et qu'il est à redouter que ces manières de ce qui inquiète. Or telle inquiétude est sociale. Elle n'est pas linguistique. La question linguistique n'est en rien excédée par les atteintes aux discours. Il est le plus souvent fait porter à la langue des torts, des travers, des culpabilités voire des innocences qui ne sont pas les siennes. Aussi bien nous ne voyons pas quelle "résistance dans la langue" mener. Il n'y a pas de langue malade - aussi surprenant qu'il soit de se l'entendre dire en ces temps d'alertes sanitaires itératives. Il n'y en a pas de malade, et il n'y en a pas davantage de fringante ou de saine. La langue "contaminée", quand donc aurait-elle connu sa grande santé? Où? Par quoi en juger? Il faudrait supposer un fond, un territoire vierge de la langue à travers quoi la prolifération se serait faite. Or nulle langue n'aura pu se prétendre telle: il n'y en a pas de propre. Il n'y en a pas non plus d'empoisonnée. La langue n'est pas une donnée du réel: elle est immanence pure, et sans pouvoir être atteinte. Aucun tyran, aucun grand criminel d'aucun pays n'aura jamais souillé quelque langue que ce soit."












La structure psychologique du fascisme. Par Georges Bataille

 "Mais l'élimination achevée du recrutement des classes misérables ne suffirait pas à changer la structure profonde de l'armée, cette structure continuerait à fonder l'organisation affective sur l'infamie sociale des soldats. Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, ni avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le temps de chaque commandement, ni dans la parade, par l'uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu'il est impératif elle incarnation de cette négation violente. Sa nature intime virgule la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l'armée) en tant que tel (de la même façon qu'il annule la boucherie en tant que telle)."

"L'armée placée sous l'impulsion impérative - à partir d'éléments informes et misérables - s'organise et réalise une forme homogène intérieurement, en raison de la négation dont le caractère désordonné de ses éléments est l'objet: en effet, la masse qui constitue l'armée passe d'une existence affalée et veulent à un ordre géométrique épuré, de l'état amorphe à la rigidité agressive. Cette masse niee,  en réalité, a cessé d'être elle-même pour devenir affectivement ("affectivement" se rapporte ici à des comportements psychologiques simples, comme le garde-à-vous ou le pas cadencé) la chose du chef est comme une partie du chef lui-même. Le garde à vous  peut-être considéré analogiquement comme un mouvement tropique (une sorte de géotropisme négatif) et le vent, non seulement le chef mais l'ensemble des hommes qui répondent à son ordre, à la forme régulière (géométriquement) de la souveraineté impérative. Ainsi l infamie impliqué et des soldats n'est-elle qu'une infamie à la base qui, sous l'uniforme, se transforme en son contraire, en ordre et en éclat."

"En opposition fondamentale avec le socialisme, le fascisme est caractérisé comme réunion des classes. Non que des classes conscientes de leur unité aient  adhére au régime, mais parce que des éléments expressifs de chaque classe ont été représentés dans les mouvements d'adhésion profond qui ont abouti à la prise du pouvoir. Ici le type spécifique de la Réunion a d'ailleurs été emprunté à l'affectivité proprement militaire, c'est-à-dire que les éléments représentatifs des classes exploitées n'ont été compris dans l'ensemble du processus affectif que par la négation de leur propre nature (de la même façon la nature sociale d'une recrue est née au moyen des uniformes et des parades). Ce processus qui brasse de bas en haut les différentes formations sociales doit être compris comme un processus fondamental dont le schéma est nécessairement donné dans la formation même du chef, qui tire sa profondeur significative du fait qu'il a vécu l'état d'abandon et de misère du prolétariat. Mais, de même que dans le cas de l'organisation militaire, la valeur affective propre à l'existence misérable n'est que déplacée et transformée en son contraire ; et c'est sa portée démesurée qui donne au chef et à l'ensemble de la formation l'accent de violence sans lequel aucune armée ni aucun fascisme ne seraient possible."


Lettre à personne Par Roger Laporte

 En Postface de cette lettre, Maurice Blanchot s'exprime.


Lettre à personne: ce titre déjà me met dans l'embarras. Texte sans destinataire? Ou bien opuscule qui s'adresse à ce qui, en moi, en nous, n'est personne, cet inconnu qui échappe: le secret, toujours à l'écart.

1/  -  S'agit-il d'un carnet ou d'un journal? J'ai noté jadis, qu'écrire son journal, c'était se mettre à l'abri des tourments de l'écriture, se confier au quotidien de la vie pour dissimuler qu'on n'écrit pas. Jules Renard:"Je crois que j'ai touché le fond du puits...et ce journal qui me distrait, m'ennuie et me stérilise." Ce qui est en cause dans cette lettre est différent, tout en suggérant le péril d'une existence désormais sans écriture.

2/    - Supposons que l'auteur de cette lettre ( je souligne que d'une certaine façon je ne le connais pas) vient de terminer l'ouvrage sublime, l'écrit ultime qui a répondu à l'exigence d'écrire, de telle sorte que celle-ci ne peut plus rien demander. (C'est peut-être le problème de Kant: si le monde est moral, il n'a plus lieu à une éthique.) Cet auteur donc devrait être heureux ou du moins satisfait au sens que Hegel donne à ce terme. Or cela n'est pas. Il ne peut plus écrire ( il n'a plus rien à dire), mais il s'aperçoit, avec horreur, avec terreur, que le désir d'écrire persiste en lui. Le désir d'écrire, désir personnel, et l'exigence d'écriture, postulation impersonnelle, ne coïncident pas. Réfléchissons sur ce problème. Il est peut-être insoluble, parce qu'il ne devrait pas se poser.

3/    _ "J'envie ( c'est une façon de parler) tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre, qui, en étant venu à bout, trouve le moyen de s'intéresser au sort de cette chose, ou au sort qu'après tout cette chose lui fait."

Je retiens d'André Breton cette dernière phrase. Quel sort est désormais réservé à celui que l'accomplissement de son oeuvre rend posthume?

L'auteur de la lettre examine la destinée des écrivains qui brusquement ont cessé d'écrire. Qu'en est-il du silence de Racine, de celui de Rimbaud, du murmure de Holderlin, du mutisme de Nietzsche? Il y a énigme, mais chaque fois incomparable. Ce que je pourrais en dire ( ce que moi-même j'en ai dit) ne sera jamais qu'une autre manière d'alléger le fardeau.

4/    - Tandis qu'il écrit encore ( et si je m'en souviens bien, dans Moriendo toujours), il lui faut répéter:" Poursuivre, poursuivre, il le faut"', et dans Nadja :"Se peut-il qu'ici cette poursuite éperdue prenne fin?" Est-ce le même mot, est-ce le même regret que la poursuite - l'interminable- en vienne à se terminer? Et lorsque André Breton interroge, finalement: "Qui vive? Est-ce vous, Nadja...Est-ce moi seul? Est-ce moi-même?", ne retrouvons-nous pas la même question pathétique: "N'y a-t-il pas quelqu'un sur le seuil? Est-ce toi? " Et pourtant tous deux savent qu'au delà ou en deçà de la figure, c'est le neutre de l'inconnu qui est en jeu dans la "rencontre". André Breton: "Je ne sais pourquoi c'est là, en effet, que mes pas me portent sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c'est là que se passera cela? "Cela? Et Laporte:"J'ai admis que la "chose" est à jamais étrangère."

Nous savons certes que Nadja z existe et que Breton s'est fait l obligation rigoureuse de ne rien écrire qui ne dise ce qui s est passé. Et pourtant l atteinte toujours se dérobe. C est la poursuite haletante, harassante. "Toujours Nadja est rencontrée, toujours il faut recommencer de la rencontrer, toujours soustraire des qu elle s offre, promise a la dérobée, jusqu a sa disparition aussi incertaine et plus obscure que sa manifestation et que n abolit pas l événement, mais qui a lieu dans le même espace - le non-lieu- de la rencontre" (le demain

"J irai jusqu au bout", lit-on dans Moriendo. Au contraire, un écrivain qui se protège, note: " Le bon auteur, comme le bon général, toujours quelque chose en réserve..." (Jünger). Breton aurait eu horreur d une telle prudence, bien que politiquement, au regard de la Révolution, il se reconnaisse " la force d attendre". Mais l attente supprimé le temps et l oeuvre a précisément épuisé l avenir du temps.

5/   Biographie. Ah! Je ne reviendrai pas sur l ambiguïté de ce terme. Écrire l écriture et, par la, créer de la vie ou la subvertir, en acceptant d elle ce qui la supprime, c est a dire ce qui l'a provoque jusqu à l extrême limite où elle éclaté - a l infini. Moriendo est ce mouvement; "tout s éteint, tout disparaît", dit encore Nadja; l écriture s écrit en mourant, tandis que survit l écrivain qui n écrit plus, sauf en nous confiant ( en nous transmettant) le désir mélancolique que nous sommes appelés à préserver de toute nostalgie 


Mais qu entends tu par la vie ( la vie de l écriture) ? Puis je t entendre maintenant, alors que tu t'es toujours refusée a l entente, de même qu il n y a plus que moi pour t entendre, fût-ce dans la mésentente toujours irrésolue?


Maurice Blanchot

Lettre à personne Par Roger Laporte

 "L'écriture, l'exigence d'écrire." L'exigence d'écrire, le "Ecrire". Ecrire, il le faut", est-elle l'exigence originaire, donc telle qu'en disant cette exigence on s'acheminerait en conséquence vers...? Ne faut-il pas dire plutôt que l'exigence originaire est une exigence d'aller, de frayer un chemin vers...mais telle que d'emblée, mystérieusement , frayer un chemin c'est écrire? je le crois."

Quant au chemin qui certes "n'est pas tracé à l'avance", CF Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, page 297.

Lettre à personne" par Roger Laporte

 "On pourrait ironiquement, voire méchamment, résumer bien des pages antérieures en montrant que j'emploie le raisonnement du chaudron (inquiétante surcharge d'explications contradictoirews, car à vouloir trop prouver...!). Je n'écris pas parce que:

1   Je ne peux plus écrire.

2   Je ne dois plus écrire.

3   Quand bien même je pourrais encore écrire, tout travail serait fastidieux dans la mesure où j'aurais déjà réalisé le livre même que je voulais écrire.


Qu'il s'agisse d'une incapacité provisoire ou d'une impuissance définitive; qu'écrire soit interdit, c'est-à-dire que le temps d'écrire soit passé; qu'écrire soit ( quant à moi) désormais inutile, dans tous les cas la détresse" est inévitable dans la mesure où "je" -un je superflu - survis au "biographe" alors qu'écrire était ma vie (alors qu'à tout le moins je m'identifiais à "Roger Laporte").


Je l'ai dit maintes fois, mais, pour plus de précision, je suis obligé de revenir sur ce point: je ne regrette rien, autrement dit Moriendo valait bien le sacrifice du "biographe", et pourtant il y a drame parce que la disparition du "biographe", ou, pour parler plus banalement, l'usure du signataire, n'a pas entrainé l'extinction du désir d'écrire ( au sens majeur de ce terme).


Je ne dois pas me leurrer: dans l'état actuel des choses, ou plutôt dans l'état actuel de mes connaissances, la situation pourrait changer, ma détresse s'atténuer, ou même disparaitre seulement si l'une ou l'autre des conditions suivantes se trouvait remplie:

-De nouveau je pourrais écrire (mais, je le crois profondèment, même si une partie -insuffisante- de mes forces peut être restaurée, l'usure est irréversible).

-Le "il le faut" ressurgirait.

-Je n'aurais plus le sentiment que Moriendo est le seul livre que je dusse écrire, autrement dit le Livre serait de nouveau à venir.

-ou bien à tout le moins le désir d'écrire s'éteindrait peu à peu, mais comment ne regretterais-je pas à jamais l'épreuve - la chance- la Fête?"

Lettre à personne" par Roger Laporte

 "Pour moi, écrire était vivre (même si écrire c était, d'une certaine manière, aller a contre-vie): a partir du moment où je n écris plus, où je suis sans avenir, ou vivre serait survivre (alors que vivre n est pas survivre), à quoi bon continuer cette vie qui pour moi n'en est pas une? "

"Oui, j avais raison: perdre l écriture, c'est bien perdre la vie, mais pourquoi le désir d'écrire survit il a ma raison de vivre? - parce que mon identification a "Roger Laporte" a été si forte qu'elle subsiste ou persiste en creux, une fois la "chose" retirée ( avec mon consentement!) dans son lointain. Comme je le craignais - je l ai écrit des la première page de ce carnet -, je tombe dans un " triste bavardage autobiographique" dont je ne veux pas."

"Tant que j'écris, aussi longtemps que j'écris, que je dois écrire, l'épreuve, c est en même temps la chance : d'abord, à proprement parler, la chance d'écrire ( le bonheur de dire), d'écrire un texte qui, une fois écrit, n'exige plus la présence de l'auteur, mais s'offre indéfiniment au lecteur ( j'ai été très frappé, très touché du fait que de nombreux lecteurs, fort divers, ont reçu Moriendo comme un don..."


"Écrire, c est s'approcher de ce qui " suscite et l'effroi et l'attrait"; avoir perdu l'écriture - sans s'être dérobé a l'épreuve- c'est précisément ne plus pouvoir s'approcher de la chose, de sa vie, c est devoir -telle s'était l épreuve- subir son absence, son extrême lointain."


"Il est certes tout a fait inutile de refaire l'histoire, mais je ne peux guère m'empêcher d'imaginer ce qu'aurait pu ou du être cette histoire ! - l'écriture, ou plutôt, comme le dit Blanchot, " l'exigence d'écrire" ( le pas au-delà, p 48). Écrire c'est en effet aussitôt un " écrire, il le faut" ( le devoir de écrire repéré dans souvenirs de Reims), et cet impératif est, je le crois, aussitôt ressenti comme une preuve, comme le risque d'une épreuve à venir. Dire cet "il le faut", bientôt cette menace, cette disproportion ( répondre à l'impératif éthique), c est déjà écrire, c'est faire une expérience fondamentale, déconcertante, c'est être introduit dans une aventure originale, à coup sûr énigmatique. Écrire, c'est à dire répondre à l'exigence d'écrire, obéir à l'impératif, dire cette exigence, c est en effet s'acheminer vers..., avancer vers . - aventure qui rétroagit sur le sujet de l'écriture, voire sur l'homme, d'où le risque permanent : se détourner. Écrire c'est ouvrir, trouver un chemin vers ... Longtemps on ne sait pas vers quoi ( en admettant que un jour on puisse vraiment répondre à cette question!), mais on sait seulement d'une expérience douloureuse que le chemin est toujours plus difficile, à partir d un certain moment faire un seul pas au delà devient une aventure a peu près impraticable."




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lundi 21 novembre 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 UNE JOURNÉE FASCISTE



Le 24 avril 1933, des habitants de Saint-Paul de Vence, emmenés par leur maire, proche des Jeunesse patriotes, menacent d’envahir l’école publique dans laquelle enseigne Célestin Freinet, sali par une campagne de diffamation. L’historienne Laurence De Cock a enquêté sur cette journée, emblématique des luttes sociales face aux périls fascistes dans l’entre-deux-guerres, et de la répression subie par les enseignants et les syndicalistes.


Elle revient tout d’abord sur le déroulement de cet assaut prémédité, les accusations contre l’instituteur et sa pédagogie, l’inaction des autorités policières et académiques pour empêcher des affrontements prévisibles, comme en témoigne la correspondance au sein de l’administration qui manifeste une certaine inquiétude face à la contestation de l’institution scolaire par des militants communistes soupçonnés de « placer l’instruction et l'éducation des enfants sous la tutelle de Moscou », et cherche une preuve formelle que les Freinet dérogent à leur devoir de neutralité et endoctrinent leurs élèves. L’inspecteur primaire signale par exemple que si les bienfaits des correspondances et l’encouragement aux « rédactions libres » figurent parmi les instructions officielles de 1923, ce maître sépare insuffisamment ses idéaux politiques de ceux de l’éducateur et semble préparer la lutte des classes. Il parle de maladresse, mais pour accélérer la prise de décision, le rapport de l'inspecteur d'académie au ministre de l'Éducation nationale abandonne toute nuance. L’affaire, d'abord rapportée par la presse locale, et aussitôt reprise par la presse nationale d’extrême droite très lue dans les années 1930. L'Action française lui consacrent quarante-deux articles, la plupart écrits par Charles Maurras, tandis que le soutien le plus élevé provient du quotidien L’Humanité.

Faute de pouvoir rester dans l’Éducation nationale, Élise et Célestin Freinet la quitteront pour créer, sur la base d’une souscription, une « école nouvelle » conçue comme un laboratoire en vue d'être reproduit : « une école de pauvre, une école prolétarienne ». Elle ouvre en octobre 1935 et à partir du mois de juin reçoit le soutien de Jean Zay, fraîchement nommé ministre du Front populaire.

Laurence De Cock redonne sa place à Élise qui a contribué elle-même à son effacement pour installer Célestin dans la postérité comme un grand pédagogue. En vérité, « le couple Freinet forme un vrai binôme ». De la même façon, elle a présenté la naissance de sa pensée comme le produit d'un pragmatisme professionnel dénué de toute idéologie, passant sous silence ses propres pratiques. L’historienne a retrouvé les premiers rapports d’inspection de l’enseignant, ses premiers articles, dès 1920, dans L’École émancipée, revue du courant syndicaliste révolutionnaire, preuves de sa grande politisation. À cette époque, il visite des écoles libertaires d’Hambourg et participe à des congrès. Enfin, la « pédagogie Freinet » n'est pas un « produit fini », mais bel et bien « une historicité de leur pensée et de leur pratique pédagogiques, faite de tâtonnement, de virages, de bouffées d'orgueil et d’incertitudes » : « La pédagogie des Freinet n'est pas que théorique. Elle se construit par enlacements permanents entre expériences, pratiques et réflexivité. Elle n'est pas non plus l'apanage d’un ou deux individus mais bel et bien un système, au sein d'un réseau de plus en plus étoffé d'instituteurs et institutrices réunis par un engagement commun pour une pédagogie populaire au sein d'un projet de transformation sociale révolutionnaire. » Influences, techniques et évolutions sont largement évoquées, la dimension révolutionnaire dépeinte : « Pauvres au milieu des pauvres et éduquant les fils de pauvres, nous devrions mettre notre ascendant moral, notre dévouement, notre savoir au service des riches exploiteurs ? Mutilés haïssant la guerre que nous avons faite avec notre peau, il nous faudrait justifier à nouveau le brigandage capitaliste. Il nous faudrait mentir sans cesse à nos élèves, leur inculquer une morale éminemment contestable, qui n'a aucun rapport avec la véritable morale que nous pratiquons et enseignons. Ce qu'on voudrait, nous le voyons bien et nous le savons. Ce serait que nous continuions le bourrage immoral et antipédagogique qui prépare non des hommes mais des serviteurs dociles d'un régime : on voudrait nous obliger, nous les éducateurs prolétariens, à faire pratiquer sans réserve l'école de classe bourgeoise. À cela nous répondons : non ! »


Laurence De Cock retrace avec brio le parcours de ce couple de pédagogues en proie à « l’autoritarisme des ministères et des rectorats », évocation d'autant plus criante aujourd’hui que « la confusion entre endoctrinement et apprentissage d'un esprit critique reste volontairement entretenue par les autorités, arc-boutées sur une vision conservatrice, voire réactionnaire, et surtout élitiste de l'éducation publique ».


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



dimanche 20 novembre 2022

MORT (CULTE DES MORTS)

 


Les hommages rendus aux morts sont parmi les coutumes les plus enracinées, les préjugés les plus tenaces. L'esprit d'imitation, la superstition, le souci de l'opinion, l'hypocrisie, l'intérêt et maints autres mobiles assurent aux grimaces mortuaires une vitalité que le ridicule même n'a pu réduire. La presque totalité de nos contemporains continue à s'y plier avec une docilité qui ne fait guère honneur au courage et au jugement humains. Plus encore que « l'immoralité » qui préside aux accouplements bénis et légalisés, celle qui fait cortège au trépas s'avère d'une fidélité qui ne souffre que d'infimes dérogations. Si l'amour s'affranchit parfois des autorisations rituelles, il est peu de foyers où la mort ne s'entoure d'un appareil carnavalesque. On connaît, sur le mariage, la satire mordante et colorée de Chaughi. En quelques pages vigoureuses, claires et délivrées de toute réticence, Girault et Libertad ont montré à la fois le vide, le grotesque et l'odieux du cérémonial dressé autour de la dépouille humaine...

C'est chaque jour que de telles scènes se déroulent sous nos yeux et il n'est guère de personne auprès de qui nous n'ayons à dénoncer l'emprise de gestes aussi surannés qu'ils sont faux ou absurdes. Ne manquons pas d'opposer au conventionnel funéraire quelques arguments sans répliques, arguments de bon sens, de science et de raison. On ne balaiera jamais assez tôt les miasmes de toute nature qui salissent la simplicité de ce changement naturel qu'est la mort...

***

 « Respect aux morts ! Telle est la formule universelle clamée à l'envi par les libres-penseurs, les socialistes, voire par certains anarchistes. Formule religieuse cependant, formule spiritualiste dont se servent indistinctement les plus rouges et les plus noirs quand ils s'écrient sur la tombe du défunt: « Repose en paix ! – Emporte en ta dernière demeure... – si tu nous entends... – Je t'envoie un dernier adieu... – Sois persuadé, ô regretté Tartempion... – Écoute une dernière fois... », etc., etc.

Qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus grossier que cette mascarade à l'occasion de la désagrégation d'un être organisé, d'un individu quelconque ? Est-ce que vous promenez en grande pompe l'enfant qui vient d'apparaitre à la vie ? Il y aurait là plus de logique, il me semble, car la mort est triste et laide, tandis que de la naissance jaillissent presque toujours la beauté et la joie.

Qu'est-ce donc qu'un enterrement ?

Quelque chose d'aussi bête, d'aussi faux et immoral qu'une communion ou un mariage. La dernière pulsation vient-elle de s'accomplir qu'aussitôt les simagrées commencent. On place autour du cadavre une quantité de bougies comme si le nerf optique en histolyse pouvait encore recevoir les vibrations lumineuses ; les commères, la plupart du temps, se hâtent aussi de voiler les glaces, s'il y en a, d'étoffes noires. Tout le monde pleure ou s'y efforce ; les voix chuchotent, on marche sur la pointe des pieds ; les gens s'agenouillent ; voisins et survivants défilent devant le mort qu'ils aspergent d'une eau salée (dénommée bénite), et avec une branche de buis, s'il vous plaît. Sur un registre déposé à l'entrée du logis viennent écrire leur nom en signe de douleur ou de regret, ceux qui, la veille, le matin même, traitaient de salaud et de mufle celui qui vient de mourir. Devant la mort, il faut tout pardonner. Autre hypocrisie ; autre ânerie ; ce n'est pas devant un cadavre que doivent s'apaiser les haines, mais bien dans un instant de bon sens et de raison, quand le vivant a besoin de fraternité, de camaraderie, de solidarité.

La cérémonie continue. C'est le jour de l'ensevelissement : des parents, des amis, qui, en la circonstance, peuvent avoir un réel chagrin, reçoivent lettres, cartes, dépêches, contenant toujours le même cliché, celui qu'on nomme condoléances. Sur vingt, il y en a peut-être deux de sincères. Si la famille du mort éprouve une peine réelle, elle désire plutôt qu'on la laisse en paix... Il est vrai qu'elle l'a voulu, puisque, aussitôt la mort survenue, elle a envoyé de tous côtés, par douzaines ou par cent, de ces papiers bordés de noir, de ces faire-part dont la rédaction est, vous ne l'ignorez pas, un poème d'originalité...

Couronnes et fleurs abondent. Les héritiers ne cessent de pleurer. Évidemment, certains ont une douleur véritable, mais combien se frottent les yeux pour sauver les apparences !... La voisine a mis 50 centimes pour la couronne des amis ou des locataires qui, huit jours auparavant, criait sur chaque pail1asson : y'n' crèvera donc pas celui-là ! Les parents, brouillés depuis des années viennent, au prix d'une jolie gerbe de fleurs, faire la paix sur la tombe. Les copains d'atelier, malgré toutes les méchancetés et les mauvais tours qu'ils ont joué au mort, se sont faits généreux d'un gros cerceau d'immortelles. Les ouvriers n'oublient jamais de faire inscrire : « Le personnel de la maison Untel à son regretté patron » qui les a exploités sa vie durant, et toujours en pareil cas le patron rend « hommage à son bon serviteur ». L'entrée du logis est drapée de noir. Celui qui, tout à l'heure, sera descendu dans le trou, fait un stage à l'entrée du couloir de sa turne, ou devant sa propriété, juché sur un tréteau avec réédition de cierges allumés et de buis qui fait trempette. Ce spectacle s'appelle exposition du corps.

Voici venir les Pompes funèbres, et c'est du comique qui vient s'ajouter à l'hypocrisie. Tout de noir habillés ; munis de bottes, d'un tricorne les pompiers funèbres conduisent le noir corbillard, plus ou moins orné selon la classe...

L'enterrement est-il religieux ? On trimbale le cadavre dans l'église ; le curé y grimace une messe plus ou moins longue, suivant le prix fait. Pour les purotins, ça ne dure pas dix minutes. Est-ce un enterrement civil au contraire ? On fait la même chose encore que s'il était religieux avec cette seule différence qu'on n'entre pas à l'église ni au temple. Souvent, des femmes comme il faut, bien que faisant partie d'un cortège d'athées, se signent en passant devant l'édifice du culte, pendant que des F** et des socialos suivant un enterrement religieux, font les cent pas devant le porche ou vont sucer un demi-setier, en attendant que le copain ressorte.

Au cimetière tout le monde est triste. La bière étant descendue, les cléricaux jettent de l'eau bénite dessus et les libres-penseurs une poignée de terre ou des immortelles. Parfois, la gorge obstruée de sanglots, on discourt et, jusqu'à la porte de sortie, on s'éponge les yeux copieusement. Mais à ce moment, le portail franchi, on se reprend. La cérémonie est terminée : on a fait son devoir, maintenant on peut bien chasser un moment le chagrin et la tristesse. Allons en face... Les gens convenables, eux, ne vont pas chez le bistrot en sortant du cimetière. Ils retournent généralement chez eux régler leurs affaires. Si cela ne va pas tout seul, huit jours plus tard, harnachés de noir, ils se retrouvent chez un magistrat...

Avez-vous bien réfléchi, vous les malheureux, les travailleurs, les humbles, à ce que vous allez faire en donnant vos pauvres économies pour ensevelir dignement l'être que vous aimiez par dessus tout ? Ah ! je comprends fort bien votre douleur ; mais réfléchissez : est-ce que les tentures, les couronnes, les fleurs, les voitures feront ressusciter celui qui n'est plus ? – Vanité ! Il faut qu'on lui rende un « dernier hommage » ! Mais, les petiots, mais ceux qui restent : la veuve, le vieillard, l'infirme, les hôtes de la chaumière ou de la mansarde endeuillée n'ont-ils besoin de rien ? Des couronnes, quand les mioches n'ont pas de souliers pour aller à l'école ! Des crêpes et des voiles, quand demain le pain manquera à la huche ! De l'argent au prêtre, de l'argent pour une messe, pour des voitures, pour des écussons, des draperies, quand pendant des semaines, vous allez pâtir ! Que dis-je, votre imbécilité ira même jusqu'à contracter des dettes afin d'acquérir un terrain où vous planterez des fleurs que la pourriture humaine aidera à s'épanouir. Et si les lois permettaient qu'on gardât chez soi les cadavres, et que les bocaux ad hoc coûtassent des milliers de francs, c'est votre lit, votre dernière chemise, que vous vendriez pour pouvoir chaque jour pieusement vous agenouiller devant des viandes en putréfaction.

Et vous, braves gens dont le visage se détourne des faméliques, des malfrais, des frugueuses ; vous qui claquez la porte au nez du chemineau moulu ; vous qui jubilez du malheur d'autrui, de la faillite du voisin ; qui n'avez jamais donné un verre d'eau au vivant malheureux ; vous pour qui communisme, solidarité, sont de dangereuses et niaises utopies ; qui justifiez votre cruelle opulence par le qu'ils fassent comme nous ; vous qui n'avez jamais frémi de révolte devant des gosses en haillons, que faites-vous donc là ? – Ah ! Ah ! Vous apportez des fleurs et des couronnes, hypocrites ! C'est maintenant, devant l'organisme abattu, que vous manifestez vos sentiments, votre sympathie. Et vous, les honnêtes gens, les moralistes, qui rédigez les arrêts de l'opinion publique ; vous qui n'avez jamais manqué de jeter l'anathème sur les criminels et sur les voleurs ; vous pour la sécurité desquels fonctionnent les tribunaux et grincent les verrous ; vous, les braves citoyens qui avez besoin de l'ordre ; vous tous qui jamais ne sûtes ce qu'est le besoin, la misère ; pourquoi cette subite pitié devant la mort, misérables qui n'eûtes jamais le culte, le respect, la pitié pour la vie... Et vous, riches gredins et nobles catins, ventres dorés, canailles du trust et de la haute banque, vous êtes émus de compassion lorsque frôle vos équipages le cercueil d'un jeune derrière lequel il n'y a qu'une mère qui sanglote : Pauvre femme ! dites-vous. Vos femelles se signent et vous abaissez vos gibus. Jésuites, triples jésuites, n'est-ce pas votre œuvre ? N'est-ce donc pas vous qui faites crever les enfants au berceau, les adolescents à l'usine ? Cette chair pourrie que vous saluez maintenant, elle est vôtre ; c'est elle que vous méprisez, que vous insultez, que vous exploitez quand elle vibre, quand elle vit : c'est la chair à patron.

La mort n'a besoin de culte ; c'est la vie qu'il faut exalter, fêter : c'est elle qui a besoin de fleurs, c'est pour elle qu'il faut fraterniser, se cotiser ; C'est à la veuve, aux orphelins, que doivent aller les secours, la solidarité.

Gardez, gardez vos gros sous pour l'œuvre utile, pour l'œuvre de vie, de bonté et de camaraderie et laissez les couronnes et les fleurs aller sur la charogne des preux. Prolétaires ne soyez pas aussi bêtes que les riches : vaniteux et insolents ; ne donnez pas vos économies à la mort, donnez-les à la vie. Que les corps aillent à la terre ou au feu. Simplement, naturellement, discrètement si le mort fut un humble, et en manifestation s'il fut un militant et si sa dépouille doit servir de prétexte à propagande. Mais pas d'insignes, pas de couronnes, pas de chapeaux, pas de fleurs, pas de deuil ; tout cela est profondément illogique et bête. Et puis c'est du culte : culte rouge au lieu de culte noir, et l'un est aussi dangereux que l'autre. Mêmes superstitions grossières.

Habillez-vous donc comme d'habitude, ne changez rien à votre mise parce que quelqu'un est mort, et si le défunt était un être aimé et chéri, que le deuil soit dans votre cœur, dans votre pensée, et non pas dans vos habits. Avez-vous réfléchi à tout ce qu'il y a de ridicule et de faux dans le port du noir de circonstance ?

Les sensations pénibles éprouvées devant la mort sont choses physiologiques et très compréhensibles ; tout être normalement constitué ne saurait s'y soustraire. Mais la douleur n'a rien à voir avec les simagrées du culte, avec le deuil, les fleurs, les couronnes, les panaches, les étoffes écussonnées, et les chevaux caparaçonnés qui pissent et excrémentent insolemment devant le défunt...

Ne vous agenouillez plus devant les sépultures, camarades, mais penchezvous sur les berceaux ; les richesses des tombeaux sont une insulte à la vie. Que vos joies compensent vos tristesses ; la mort ne doit pas bannir l'amour de votre cœur. Vivez, vivez fortement, puissamment ; en guerre, en lutte continuelle avec la souffrance, la douleur et la misère. Les hommes ont bien d'autres choses à accomplir, à chercher et à connaître que d'aller s'incliner devant les pierres sépulcrales. N'y a-t-il donc pas des douleurs à diminuer ; des peines à supprimer ; des misères à faire disparaître, des fléaux à combattre ; des maux à terrasser ; des erreurs à détruire ; des haines à calmer ?

Vous aimiez ceux qui ne sont plus ? Eh bien quel plus bel hommage à rendre à leur mémoire, s'ils furent des êtres utiles, bons, intelligents et justes, que de prolonger leur vie, leur action, leur puissance, leur savoir, dans le temps et dans l'humanité. Si le défunt était poète, invoquez sa muse et chantez par le monde ses rêves et ses espoirs ; si votre ami d'idéal bâtissait une Icarie, d'amour et de fraternité, répandez au sein des foules, anxieuses de libération, sa généreuse utopie ; si le camarade était un agitateur, un tribun, clamez son verbe d'espérance au-dessus des bassesses contemporaines ; s'il était un écrivain, un sociologue, un historien, un penseur, proclamez ses vérités, répandez ses idées, ses conceptions, prolongez son œuvre en semant ses écrits à profusion ; le plus beau piédestal c'est le livre ; s'il était un savant, révélez ses découvertes, perfectionnez, multipliez ses inventions afin qu'elles contribuent au bonheur universel. Oui, intensifiez l'œuvre, élevez la pensée, bâtissez une Cité d'ultime amour et de féconde amitié, où les morts n'auront de postérité et de gloire que dans le souvenir de leurs actions fraternelles et bonnes et où la vie sera devenue large et belle pour tous les humains. » – (E. Girault.)

***

Par quelle aberration les peuples ont-ils depuis des millénaires placé les morts au premier plan, prodigué pour les ruines funèbres la matière dont manquaient les vivants, tourné l'art vers les tombeaux ? Terreur des au-delà d'ignorance dont les humains apeurés jalonnaient de présents le chemin redouté. Dévoiement voulu des religions de renoncement exaltant la mort pour juguler la vie. Règne de toutes les forces assez astucieuses pour s'adjoindre le concours des ténèbres, de la routine et de la peur...

Rendre un culte à la mort, à l'être mort !

« Le mort n'est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l'atmosphère. Il l'est davantage par la consécration du passé, l'immobilisation de l'idée à un stade de l'évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c'est ce moment précis que les vivants choisissent pour l'admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants... Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fête la Toussaint pour glorifier les saints de l'Église ; la fête des trépassés pour n'oublier aucun mort. Les morts s'en vont à l'Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l'espace « immatériel » et ils encombrent l'espace « matériel » par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait pas elle-même de désassimiler leurs corps et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l'irréel et du passé. Il ne faut pas qu'ils sachent rien du présent. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d'hygiène, Telles jeunes filles de quinze ans savent qu'en Espagne, une madame Isabelle resta pendant tout un long siège avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues... Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts ne savent pas quels soins donner à l'enfant qui jette son premier cri de vie... Alors qu'on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l'écarte avec un très grand soin de celle dont le ventre va s'ouvrir à la vie.

Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.

Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L'un voit sa vie toute obscurcie du « crime » de son père ; l'autre est tout auréolé de gloire par le génie, l'audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l'esprit le plus distingué ; tel naît un noble avec l'esprit le plus grossier. On n'est rien par soi, on est tout par ses ascendants...

Des nuées d'ouvriers, d'ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous un habitat pour qui n'est plus. Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l'amas en décomposition de l'humain qui vient de finir... Pour entretenir le culte des morts, la somme d'efforts, la somme de matière que dépense l'humanité est inconcevable. Si l'on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers.

Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, les éléments de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d'arbres magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur ; et les virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent par la ville, cherchant d'autres victimes. Les hommes qui n'ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu'ils épuisent, qu'ils empoisonnent, qu'ils risquent, prennent tout à coup des mesures comiques pour leur dépouilles mortelles alors qu'il faudrait s'en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d'employer toute la vélocité et toute l'hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l'entretien ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu'il se peut, on promène ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.

Sur leur passage, les hommes se découvrent. » Eux qui tout à l'heure foulaient aux pieds un estropié vivant, passaient, indifférents ou railleurs, devant la souffrance, se sentent soudain de l'émotion devant ces restes insensibles. Ils respectent la mort ! Le riche salut sa victime qui s'en va, le pauvre se découvre devant le meurtrier des siens qu'emporte le convoi. Mensonges et duperies d'union sacrée : « Tel qui suit respectueusement un corbillard, s'acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, qui n'a rien fait pour lui venir en aide, alors qu'il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu'elle crée, par le manque d'hygiène, les privations et l'ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le destin, ils feraient mieux, de travailler à améliorer les conditions d'existence, pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d'intensité. » (A. Libertad)

Trop de siècles ont été empoisonnés par la mort, terrifiés par son attente subjugués par ses rites. Que les hommes cessent, devant le phénomène enfin situé dans l'activité universelle, des momeries sottement répétées. Qu'ils débarrassent la mort de son théâtre, de tout ce qu'elle ébranle d'apparat, de pensées et de propos mensongers, de gestes lâches et vains, odieux ou pitoyables. Qu'elle ne prenne, devant leurs yeux dessillés, que la part d'attention et de soins, minimes, qu'elle exige. Arrière les sépulcres et les humains agenouillés sur eux en travesti. Hommes, reprenez des mains des nécrophages, les luminaires voilés. Offrez toute à la vie leur flamme délivrée. Et que les énergies, résolument – rythmées par des vivats, non des sanglots contraints – se tournent vers ses œuvres, jusque-là honteusement délaissées !

– L.

MORT (CULTE DES MORTS) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le culte des morts à été universel. Tous les peuples, à part quelques hordes humaines qui abandonnaient, sans plus y prendre garde, les cadavres des leurs, ont honoré les morts, leur ont rendu un culte fervent et, ajoutons-le, souvent intéressé.

Les rites et les cérémonies funèbres offrent une grande variété qui toujours se trouve être en relation avec l'idée que les hommes se faisaient de la vie d'outretombe. Aux yeux des primitifs, comme d'ailleurs aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la mort, loin d'être la destruction de l'individu, n'est qu'un accident, un événement qui donne à l'existence un cours nouveau. La croyance en l'immortalité, d'où résultent les cultes funéraires, provient avant tout de la conception animiste du monde. L'homme primitif doue tous les objets, tous les êtres, tous les phénomènes d'intentions et de facultés analogues aux siennes. Cette tendance est encore si forte, si durable, si spontanée qu'elle se traduit toujours par des actes et des paroles inconsidérées. Nous attribuons aux choses l'intention de nous nuire ou de nous aider. Nous rudoyons l'objet qui nous blesse comme nous bénissons le soleil qui nous réchauffe ou que nous maudissons la pluie et le froid qui s'éternisent. Incapable de distinguer les phénomènes subjectifs des phénomènes objectifs, l'imaginaire du réel, le sauvage ignorant a peuplé la terre entière d'âmes et d'esprits, logeant dans chaque objet, dans chaque être, dans chaque phénomène, une entité vivante et agissante, capable de lui nuire ou de le servir. Cette croyance générale s'est trouvée considérablement renforcée par l'influence du rêve et de la vision qui ramènent devant les yeux du sauvage l'âme des êtres et des choses. L'homme voit un autre lui-même accomplir des actes extraordinaires, éprouver des joies et des peines inconnues. Il voit ses compagnons, ses amis, ses parents participer à une vie qui diffère et se rapproche à la fois de l'existence ordinaire. Il voit défiler devant ses yeux la foule des êtres et des choses qui ont une place marquée dans ses préoccupations et ses souvenirs. Les morts ne sont pas exclus de cette revue. C'est donc que les morts sont vivants, du moins par leurs âmes ; car s'ils n'existaient plus comment les verrait-on ? Certes, le genre de vie qui les anime est quelque peu différent de celui qu'ils vivaient autrefois, mais ils vivent puisque dans le rêve et l'extase on les voit agir, on les entend causer. L'infirmité intellectuelle des âges précédents ne permettait pas aux hommes de soupçonner que les perceptions du rêve n'ont pas la même réalité que celles de la veille. Aussi, pour les primitifs, le dédoublement des êtres et des choses, l'existence d'un double attaché au corps à certaines heures et capable de liberté était un fait précis, indiscutable, dont la réalité ne laissait aucun doute. De cette croyance à l'existence d'une âme immortelle ou plutôt des âmes – car les peuples qui ont doté l'homme d'une seule âme sont en nombre restreint – découlent les rites funéraires aussi variés que baroques. L'âme est, parait-il, le moi conscient de l'individu qui recommence après la mort une nouvelle vie calquée sur l'ancienne. Elle n'a rien qui ne lui soit prêté par les vivants. Elle voit, elle entend, elle conserve toutes les facultés dont elle a perdu les conditions organiques. Elle n'est que le décalque du corps qu'elle a quitté ; elle a toutes les qualités de la matière, mais elle est immortelle.

L' homme a traversé plusieurs âges géologiques avant de s'intéresser aux morts. L'abandon a été le premier régime funéraire, mais il a dû insensiblement s'accommoder aux croyances animistes et revêtir un caractère liturgique. Déjà les hommes de l'époque moustérienne semblent avoir eu une vision de survie qui les a poussés à inhumer leurs morts selon un rite particulier. Mais ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, que les hommes ont pris un soin de plus en plus précieux des morts. Quand la croyance en l'immortalité des âmes fut devenue un fait précis et que la crainte qu'inspiraient les revenants de toute nature fut assez puissante pour imposer le respect des morts. Le premier hommage que les morts ont reçu est celui de la peur. De la peur qu'inspiraient les esprits libres, séparés de leur corps, qui étaient coutumiers de tours cruels. Une fois en liberté, les mânes effrayaient les vivants, les entraînaient hors du bon chemin, les tourmentaient de toutes façons, surtout quand il s'agissait d'esprits dont les corps, pour une raison ou pour une autre, avaient été privés de sépultures ou n'avaient point reçu les honneurs funèbres. De là proviennent toutes ces légendes de vampires, de larves, de lémures, de goules, toutes plus acharnées les unes que les autres à meurtrir les humains ; de là aussi sont issus tous les procédés magiques dont usent les sorciers pour capturer les âmes errantes et pour détourner leurs colères sur les ennemis de la peuplade. (Voir sorcellerie)

Anciennement, la crainte des esprits était si forte que les morts ont été jetés dans les gouffres naturels : cratères, chutes d'eau, fleuves, etc., ou abandonnés dans les cavernes, dans des abris artificiels, portés au sommet des arbres où ils pourrissaient sur les branches. Certains peuples donnaient les corps d'enfants et même d'adultes à manger aux chiens ou les abandonnaient aux vautours et aux poissons. Souvent, dans ces deux derniers cas, les ossements étaient soigneusement recueillis et pieusement conservés. Rappelons à ce sujet les coutumes des Parsis de l'Inde qui placent les corps des enfants, des hommes et des femmes dans trois étages concentriques de cases superposées. Lorsque les vautours ont convenablement nettoyé les corps exposés dans « la tour du silence », ils recueillent précieusement les ossements qui sont remis à la famille du mort. Nombre de peuples ont mangé les cadavres de leurs ennemis tués à la guerre et même les corps de leurs plus proches parents. Certains avaient même soin de les tuer avant qu'ils ne soient trop vieux ou débilités par la maladie. Cette anthropophagie d'un genre spécial n'avait, à leurs yeux, rien de criminel ; au contraire, les victimes, vieillards et malades, envisageaient avec plaisir le moment où ils seraient immolés. Cette coutume n'excluait aucunement la piété filiale, le respect des survivants ; si l'on mangeait les morts c'était avant tout pour s'assimiler une part importante de leurs esprits et profiter ainsi de leur sagesse et de leurs qualités.

D'autres peuples au contraire s'ingéniaient à conserver le corps tout entier en évitant, autant que possible, la putréfaction. Le mort était le plus souvent desséché à l'air libre, les intestins ayant été préalablement enlevés. Lorsque la dessiccation était complète, la momie était installée, couchée ou assise, dans une enceinte sacrée ou dans une caverne funéraire. Ces usages se pratiquent chez un grand nombre de peuples. Les habitants de l'antique Égypte avaient poussé plus loin que les autres peuples l'art de l'embaumement et l'architecture du logis funéraire : pyramides, hypogées, mastabas. Qui ne connait les préparations raffinées, les pratiques minutieuses, les travaux méticuleux qui avaient pour but d'assurer la conservation et la parure intégrale du mort : homme ou animal sacré. Ces peuples divers de la Polynésie, de l'Amérique, de l'Égypte qui s'ingéniaient à conserver si précieusement les dépouilles mortelles des leurs, s'étaient arrêtés plus longuement que les autres peuples à l'idée d'une résurrection corporelle. Ils s'attachaient à garder aux âmes absentes les formes et les organes qu'elles avaient connus et de cette croyance antique procède toute la conception de la vie future. Les soins plus ou moins efficaces données à la conservation des corps ont nécessité partout l'emploi de demeures funéraires, la construction des caveaux très variés qui presque toujours ont été ornés de sculptures, de bas-reliefs, de peintures somptueuses. Pyramides d'Égypte; hypogées de la vallée du Nil, tertres artificiels de l'Amérique, tumulus recouvrant les dolmens et les chambres sépulcrales de l'âge mégalithique, tombeaux magnifiques des rois et des puissants chez les peuples ayant connu un certain degré de civilisation, autant d'indices que l'homme s'est partout préoccupé de la vie future. Autant de preuves qu'il s'est imaginé un au-delà mystérieux, image embellie de la vie terrestre, suprême refuge où l'on jouit des biens que l'on a pas connu ici-bas. Et qu'il s'est cramponné à ce songe avec d'autant plus d'énergie que c'est, au milieu des soucis et des revers quotidiens, un réconfort puissant, un opium intellectuel qui console en engourdissant. Plus tard, quand le sens moral fut né, que de nouveaux besoins de justice se créèrent, la vie future devint sanction de la morale ; chacun étant traité après sa mort selon ses œuvres. Hélas ! en rêvant aux délices de l'audelà, les malheureux prennent patience et se laissent mieux tromper, plus facilement spolier ! Il est inutile d'ajouter que l'inhumation proprement dite, à même la terre, se retrouve dans tous les temps et dans tous les milieux. La crémation a été aussi largement répandue. Anciennement le culte du feu a dû en faire un acte religieux d'une importance spéciale, car l'incinération généralement réservée aux chefs, aux rois, aux puissants a coexisté avec d'autres modes funéraires.

Il nous reste à parler des pratiques et des cérémonies qui accompagnent tous les modes de funérailles quels qu'ils soient. L'homme est pour lui-même la mesure de toutes choses. C'est pourquoi la vie imaginaire d'outre-tombe est considérée comme la continuation de la vie réelle. Cette conception impose aux vivants le devoir de pourvoir aux besoins du mort. La vie ne se soutient que par la nourriture, il importe donc de nourrir les âmes. Aucun peuple ne manque à ce devoir ; tous sont convaincus que les mânes mangent les aliments déposés sur la tombe ou jetés dans le bûcher. Le plus grand nombre renouvellent même régulièrement le repas des morts. À la nourriture sont souvent joints des ustensiles de cuisines ; ustensiles que l'on brise pour que leurs âmes accompagnent celle des morts. Il est également utile d'immoler sur la tombe le plus grand nombre possible d'animaux comestibles puisque les âmes ont de quoi les faire cuire. Mais il ne suffit pas seulement d'assurer les morts contre la faim et la soif. Il faut aussi leur éviter le froid et la chaleur. Il faut donc les vêtir et les chausser. Les vêtements, les étoffes, les chaussures ne sont pas oubliées. Ni les peuples de l'Amérique, de la Polynésie, de la Chine, de l'Égypte, de la Grèce et de l'Europe n'ont garde de manquer à ces graves devoirs. Partant de ce principe que la vie d'outre-tombe n'est que la continuation de la vie d'ici-bas, les hommes ont de tout temps assuré aux morts le moyen de tenir leur rang dans l'autre monde. Les outils, les armes, les bijoux, les ornements d'or et d'argent et parfois des messages destinés à d'autres défunts, voisinant avec les amulettes chargées de préserver l'âme du mort, accompagnent le cadavre dans la tombe ou sont jetés sur le bûcher. Comme la propriété mobilière, individuelle, ne consistait pas seulement dans les choses inanimées, les animaux favoris, les troupeaux, les esclaves, les épouses appartenant aux morts étaient immolés sur la tombe ou brûlés sur le bûcher et leurs âmes faisaient une suite honorable à celle du défunt, s'en allant au royaume des ombres. Sur la terre entière, pendant des siècles, les funérailles ont été l'occasion de véritables hécatombes. Les « sutties » de l'Inde sont assez connues pour que nous citions d'autres exemples. Heureusement que de tels usages n'étaient pas à la portée du vulgaire, car le globe eût été dépeuplé en l'honneur des morts. Ces rites compliqués et cruels, ce luxe de cérémonies sanglantes, d'hécatombes animales et humaines étaient le seul privilège des puissants et des riches. Jadis, comme aujourd'hui, l'inégalité régnait après la mort comme pendant la vie. Les petites gens ont toujours été privées de ce qui était nécessaire aux morts de condition.

Nous venons de passer brièvement en revue les divers modes de funérailles en évoquant les cérémonies qui les ont accompagnés. Aujourd'hui le culte des morts est toujours aussi puissant que par le passé. Si les funérailles modernes se marquent par plus de simplicité ; si elles ne s'entourent plus, comme jadis, de rites majestueux, de cérémonies grandioses, les hommes n'en ont pas moins conservé tout le côté commémoratif et symbolique. Actuellement quand nous attachons au char funéraire l'uniforme, l'épée, les décorations du mort, nous imitons le primitif qui place près du cadavre les armes favorites du défunt. Nous ne sacrifions plus les femmes et les esclaves du mort, mais les pleureuses à gages les remplacent. Le pain et la boisson que les peuples antiques posaient sur les tombes sont devenus le viatique chrétien ; les provisions de voyage, jadis déposées dans le cercueil, sont avantageusement remplacées par le pain eucharistique que le prêtre administre aux mourants. Et le sacrifice de la messe, offert à l'âme du mort peut être considéré comme l'équivalent des sanglantes cérémonies que célébraient les sorciers cherchant à garantir aux âmes les faveurs des divinités d'outre-tombe ! Mais ce culte du cadavre qui persiste, tenace et inutile, nous a conduit au culte des erreurs. En adorant les morts nous nous ingénions à conserver, à perpétuer leurs croyances. Nous conservons d'eux les enseignements moraux, les préjugés antiques, nous en avons les tares et les qualités. Pour peu que l'un d'eux ait été illustre, ses enseignements nous sont soigneusement conservés, même s'ils sont en contradiction avec les faits les plus positifs. La mémoire des morts, leurs faits, leurs gestes obstruent le cerveau des survivants. L'histoire ne nous cause d'ailleurs que de ceux qui ne sont plus et qui, lorsqu'ils étaient, étaient la plaie de l'humanité ! Les morts de la dernière guerre préparent la tombe de ceux qui feront la prochaine. Et il en est ainsi dans tous les domaines. Les morts nous conduisent, nous dominent. Par le legs, précieusement recueilli, de leur morale de leurs croyances, de leur foi ! Culte des antres, des morts et des vivants, des conquérants, des rois et des empereurs, des hommes et des femmes divinisés ; droit divin, théocratie, légende de conquêtes, principe d'autorité infaillibilité papale, autant d'anneaux d'une gigantesques chaine qui rattache les hommes civilisés aux sauvages et aux primitifs. L'explication animiste du problème funéraire a été étendue par l'homme à tous les actes des êtres qui agissent et des choses qui n'agissent pas. C'est par la mort que l'homme a commencé l'étude de la vie et il s'est donné, en même temps que des dieux, des maîtres spirituels ! Il s'est incliné en tous temps et en tous lieux devant les enseignements des morts. Ce sont eux qui ont réglementé la vie, et qui, hélas ! la réglementent encore. Quand nous nous découvrons devant un enterrement nous ne saluons pas la mémoire d'un homme, non, nous perpétuons, par notre geste, la somme immense des mensonges et des erreurs que l'homme a soigneusement conservés depuis le jour où les premiers anthropoïdes humains se sont imaginés qu'ils étaient immortels.

– Ch. ALEXANDRE

MORT (SIGNES DE LA) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Pour compléter la documentation donnée à inhumation et maisons (mortuaires), voici l'énumération de quelques signes et moyens qui permettent de reconnaître la mort avec quelque certitude et de réduire, si l'on n'a recours à la crémation, les risques d'être enterré vivant.

L'injection de fluorescine (28 c/c), d'ammoniaque (14 c/c) – proportions variant avec la corpulence du sujet – provoque, à des degrés d'appréciation suffisants, et dans la demi-heure qui suit, une certaine coloration de la peau (jaune foncé et vert intense chez le moribond) pouvant éviter une autopsie plus ou moins opportune.

L'examen de l'œil, les manifestations de la circulation, de la respiration, de la sensibilité, même provoquées s'il le faut, par pinces spéciales, sont susceptibles de dénoncer les cas de léthargie ou de mort simplement apparente.

Le parcheminement de la peau, découpée et soulevée sur un point du corps, est aussi un moyen de contrôle. Le parcheminement des cuisses, provoqué par friction à la brosse, s'obtient facilement dans les 6 à 12 heures qui suivent l'expérience. Chez les pendus, le parcheminement du sillon de la corde est constamment observé, la dessiccation de la peau du sillon s'opère 5 à 6 heures après cessation de la vie.

La brûlure d'ammoniaque qui fait ampoule sur le vivant ne fait pas ampoule sur le cadavre.

En approchant la flamme d'une bougie, à 1 cm du doigt de la main du cadavre, une ampoule se produit et elle éclate ; sur le vivant il y ampoule mais pas d'éclatement.

La rigidité cadavérique s'observe d'abord sur les régions déclives, deux ou trois heures après le décès : en arrière des cuisses par exemple.

Sur le cadavre, le sang veineux se transforme en sang artériel par absence d'oxygène et la putréfaction commence. Quand on déplace un cadavre, les lividités se déplacent un certain temps, c'est ainsi qu'il est permis au médecin légiste de voir si la scène a été truquée, la lividité nouvelle ne correspondant plus à la situation première du cadavre.

La chute de la température, par rapport au milieu ambiant, est aussi un signe peu négligeable ; cependant on a vu des malades atteindre 27°4 !

Après la mort, on observe, en certaines circonstances, une élévation de température au-dessus de 40° (tétanos), de 55° (crise d'alcoolisme, délirium tremens) ; 50° (méningite tuberculeuse) ; 50° (pachyméningite alcoolique) ; 50° (pneumonie) ; certains alcooliques ont marqué, après cessation de vie, 53° et jusqu'à 59° !

Dans certaines maladies par invasion de microbes putréfacteurs – chez les cholériques, par exemple – l'état de rigidité cesse après les 3 ou 4 heures succédant à la mort.

La rigidité est aussi de faible durée chez les affaiblis par durcissement des fibres musculaires lisses et striées qui, en cassant, font cesser l'état de rigidité. L'acidité précipite la rigidité ; la contracture de la mâchoire s'obtient dans les 3 heures, mais en position déclive ; chez les pendus même avec un bandeau, ce phénomène ne s'accomplit pas.

L'état de rigidité, contrairement à l'état de lividité qui ne dure que très peu de temps, dure de 60 à 75 heures ; dans les pays froids, la rigidité dure 5, 6 et 7 jours et jusqu'à 10 jours dans les pays de glace. On peut lutter contre la rigidité par des mouvements en flexion des bras ou en extension des membres inférieurs.

La rigidité musculaire des vésicules séminales s'accomplit pendant l'agonie ; la rigidité de l'utérus expulse le fœtus ; le sperme, chez l'homme, se loge dans l'urètre par contraction plus que par rigidité ; le cœur s'arrête en diastole, le ventricule gauche vide. Chez les épuisés, il n'est pas rare de voir l'état de rigidité (et de lividité l'accompagnant) précéder la mort ; en général, dans ce cas, l'état de rigidité s'établit instantanément avec la mort. On a vu, dans la dernière guerre, nombre de soldats tués au moment où ils accomplissaient certaines actions, rester figés dans la situation qu'ils occupaient avant d'être frappés à mort : soldats buvant à leur quart, soldats russes en prière, etc.

Hors la guerre, ces cas sont plus rares et n'existent que par plaies au crâne : suicidé restant debout devant une glace et figé dans cette attitude.

Certains criminels ont pensé faire tenir un revolver dans la main de ceux qu'ils tuaient ; l'arme, toujours mal tenue, ne peut l'être quand la mort est dû à une plaie du crâne.

L'expression de la physionomie du cadavre : terreur, angoisse, ne doit jamais être confondue avec les expressions caractéristiques du phénomène de la rigidité provoqué par les spasmes cadavériques. La rigidité, elle-même, peut donner au visage une expression d'horreur succédant à un état extatique.

– L. RIMBAULT.

MORT encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le problème de la mort, tout comme celui de la vie, est un de ceux qui ont reçu le plus d'explications et d'interprétations finalistes, non seulement de la part de tous les mystiques et métaphysiciens mais encore de la part d'innombrables philosophes et même de nombreux savants. Quelques-uns de ceux-ci n'arrivent point à se débarrasser de la notion d'utilité et de raison d'être de ce qui est. Pour eux, il faut absolument que l'univers ait un sens.

D'autre part, l'homme rapportant inévitablement tout objet de connaissance à son propre fonctionnement vital, et il est tout naturel que chaque humain, chaque croyant, ou athée, ou curieux ; chaque groupe, ou clan, ou peuple, ou race se fasse de la mort un concept conforme à sa constitution particulière à son sens propre de la vie. Mais cette manière toute subjective d'envisager la mort n'exclut nullement l'examen objectif de ce phénomène considéré comme un des effets du fonctionnement universel s'exerçant sur les hommes sur les races et les diverses civilisations.

Ce qui caractérise nettement l'univers, c'est le mouvement. Mouvement d'une substance inconnaissable dont les cycles évolutifs seuls nous sont connus en partie, et dont les transformations successives peuvent être considérées comme autant de naissances et autant de morts. Remarquons qu'à moins de contradiction avec le postulat de l'incréation ou de l'absence de miracle, nous ne pouvons admettre de création ou de disparition extraordinaire de substance ou de mouvement, mais seulement des changements d'état synthétiques, déterminés par les réactions réciproques des éléments entre eux. Ce dynamisme perpétuel est incompatible avec toute stabilité, avec toute durée ou conservation définitive des équilibres formés par les groupements plus ou moins compliqués de la substance en mouvement.

Cette éternelle instabilité nous indique également qu'il n'y a aucune finalité dans l'univers puisque aucun état n'est définitif et qu'il est impossible d'assigner une borne à l'espace et au mouvement générateur du temps humain. L'infinité du temps et de l'espace est la négation même de la notion d'âme et de la notion de divinité, car il est profondément absurde d'essayer d'imaginer la suppression ou la création, par qui ou quoi que ce soit de l'espace et du temps. Ce sont là des inepties. De même la notion d'éternité détruit toute existence possible d'une âme, car ou bien cette âme a eu un commencement (et dans ce cas elle subit toutes les vicissitudes des transformations de la substance, se confond avec elle, nait et meurt comme toute forme qui commence et qui finit), ou bien elle est éternelle (et alors il faut reconnaître que de toute éternité l'âme a été une fort triste chose, puisqu'elle ignore encore le secret des mondes et n'a pas su réaliser la fraternité et l'amour). Un si maigre résultat pour une éternité d'efforts, prouve l'absurdité de l'immortalité de l'âme et démontre que sa seule réalité ne peut-être qu'une synthèse de la fonction vitale, modifiable et périssable comme elle.

L'origine de la croyance en la survivance remonte probablement aux premiers essais de compréhension et d'explications des rêves, du sommeil, des évanouissements, des morts sans lésions apparentes, etc., etc. ; explications unissant et confondant les diverses ressemblances de la vie et de la mort, sans possibilité de fixer la frontière où commence l'imagination et où finit la réalité.

Peut-on correctement parler de vie et de mort en désignant tous les phénomènes de l'univers ? Il ne le semble pas car la nécessité de distinguer les phénomènes entre eux, pour ne point les confondre, nous oblige à reconnaître les différences qui les séparent et les caractérisent. Or, le phénomène vital tel que nous le connaissons objectivement, se différencie des autres phénomènes par la propriété que possède la substance, dite vivante, de reproduire de la substance identique à la sienne dès qu'elle peut agir sur d'autres substances ; tandis que les autres combinaisons physicochimiques dans leurs réactions réciproques perdent leurs caractères particuliers, se détruisent pour former de nouvelles combinaisons.

Autrement dit, la vie est un mouvement conquérant qui se différencie de tous les autres mouvements en ce sens qu'il persiste dans toutes ses réactions et tend à convertir à son rythme propre toute substance susceptible d'être assimilée. La durée la caractérise également, car, tandis que chaque réaction nouvelle efface de la matière non vivante les effets des réactions précédentes, ne laissant subsister qu'une mémoire primitive et empêchant tout souvenir complexe de se coordonner dans le temps, la matière vivante conserve les empreintes successives de ses réactions, et son rythme propre, coordonnant tous ses souvenirs, construit une sorte de recueil des événements subis dans le temps, et qui constitue la durée.

Il ne saurait donc être réellement question de vie et de mort cosmique autrement qu'en un langage figuré.

La vie, avons-nous dit, est un système conquérant. C'est ainsi que si les trois mille générations d'infusoires cultivés par Woodruff pendant cinq ans avaient pu se développer intégralement sans causes destructives, ni manque d'aliments, le volume de protoplasma ainsi formé aurait égalé dix mille fois celui de la terre. Mais ce système conquérant se heurte à d'autres mouvements ou à d'autres systèmes qui le limitent ou le détruise sans cesse, créant ces états transitoires, que nous apprécions relativement à notre propre durée et que nous dénommons équilibre et harmonie, ou cataclysme et chaos, selon qu'ils s'effectuent à notre échelle dynamique ou hors de notre rythme vital.

Notre compréhension, déterminée par notre durée appelle donc harmonie tous les mouvements qui ne détruisent point notre vie et comme celle-ci n'est possible précisément, que parce que ces mouvements l'ont créée, nous voyons que tant qu'un être est vivant, tant qu'il dure, et qu'il se meut dans un monde qui dure, il peut croire a un finalisme accordant toute chose dans l'univers. Sa mort lui ôtant toute possibilité de constater les éternels et chaotiques recommencements et la fragilité, transitoire de son moi, il vit et meurt après s'être construit un concept des choses proportionné au seul aspect de l'univers connu, ou des représentations plus ou moins exactes qu'il s'en fait.

Comme la connaissance humaine est essentiellement sensorielle et que tout mouvement trop rapide ou trop lent, tout phénomène d'une durée trop grande ou trop petite n'affecte point nos sens, nous ignorons le mécanisme intime de la substance ainsi que le mécanisme total de l'univers. Nous ne connaissons que des synthèses extrêmement compliquées et nullement les éléments analytiques les composant.

C'est ainsi que nous ne connaissons de la vie que quelques effets, qu'il nous est très difficile de dire analytiquement pourquoi elle est conservatrice et conquérante et que nous ne pouvons de même connaître réellement la mort que par ses effets : la fin de l'assimilation, la destruction du système conquérant, la désagrégation de sa substance et de tout ce qui constituait son acquis, sa mémoire, sa durée, ses réactions, etc., etc. Il semblerait au premier abord, que la mort, ou fin d'un système conquérant, fût une chose toute naturelle puisque tout évolue dans l'univers et qu'aucun système n'y dure éternellement. C'est en abondant dans ce sens que l'on dit habituellement que la vie crée de la mort, et que la mort crée de la vie. Le tout en des cycles sans fin. Un examen plus méthodique nous montre qu'il n'en est rien, que la mort n'est nullement la conséquence de la vie et qu'elle en est même l'opposé. En effet, les systèmes conquérants sont formés de matières protoplasmiques limitées actuellement sur la terre et ils se conquièrent les uns les autres en se détruisant mutuellement ; mais il est bien évident que la première matière protoplasmique ellemême a été formée de substance non vivante et que, par conséquent, la lutte du vivant contre le vivant n'a pas toujours eu lieu. La vie n'est donc point sortie de la mort mais du non-vivant, ce qui est tout autre chose. La mort ne peut d ailleurs en aucun cas donner de la vie. La vie vient d'un vivant et non d'un mort. Celui-ci ne donne que des matériaux à des êtres vivants issus d'un vivant et non issus d'un mort.

Il serait donc très important, de rechercher si les causes de mort sont d'ordre biologique ou d'ordre physicochimique. Dans le premier cas, les systèmes conquérants disparaîtraient par destruction mutuelle. Dans le deuxième, ils seraient détruits par le fonctionnement même de l'univers. Si la première hypothèse est exacte, l'homme peut entreprendre la lutte contre les êtres hostiles à sa durée et reculer, sinon supprimer la mort. Si la deuxième est seule vraie, tout espoir de triomphe de l'humanité sur les forces aveugles de la nature est à rejeter définitivement.

***

Les hypothèses sur les causes déterminant la mort sont assez nombreuses, car de tout temps l'homme a cherché a en pénétrer le secret pour prolonger sa vie mais ce n'est guère qu'avec la méthode scientifique que ces hypothèses ont pris un caractère plus positif par la multiplication des expériences et des observations.

La reproduction des êtres s'effectuant par de simples cellules formées en chaque reproducteur et transmettant, de génération en génération, ce pouvoir générateur inépuisable, il semble que l'immortalité soit par cela même, un fait évident. L'observation de la cellule libre ne nous montre point d'exemples de sénilité et de mort ; et les petits animaux unicellulaires microscopiques se reproduisant éternellement par simple division, ne paraissent point soumis aux causes destructives physicochimiques. Certes comme dans toute cellule vivante il y a déchets de fonctionnement, désassimilation, perte d'énergie, rayonnement, etc..., mais l'assimilation répare précisément tout cela, puisqu'il y a finalement augmentation de volume, puis division et pullulement.

Maupas, qui les étudia il y a une quarantaine d'années, crut, qu'à moins de conjugaisons entre eux, il y avait réellement sénilité et mort au bout de trois cents générations environ. D'autres biologistes le crurent également, mais Woodruff reprit en 1907 ces mêmes expériences, et pendant 13 ans put éviter la conjugaison et le vieillissement et obtenir 8 400 générations par simple division. Métalnikov est parvenu aux mêmes conclusions après dix ans d'expérimentation et cela était facile à prévoir puisque d'innombrables protozoaires se reproduisent ainsi naturellement sans signe de vieillissement. La seule condition a observer consiste en un renouvellement permanent du milieu où baigne l'animal. On sait, d'autre part, que Carrel est parvenu à conserver vivant, pendant plus de dix ans, et à faire proliférer divers tissus d animaux, sous conditions de renouvellement incessant du milieu ; ce qui démontre bien l'immortalité de la cellule. Ainsi, ces animaux ne connaîtraient point la mort biologique. Pourquoi alors les animaux supérieurs, que l'on peut considérer comme des colonies de cellules, meurent-ils après un vieillissement plus ou moins tardif ?

Pour Hertwigt la cause serait dans l'agglutination des cellules, obligeant celleci à un accroissement de dimensions au lieu de permettre la multiplication indéfinie qui est leur fonction propre. En fait, les observations embryogéniques montrent l'activité extraordinaire des premières multiplications cellulaires se ralentissant progressivement jusqu'à la formation complète du fœtus. Ce ralentissement se continue jusqu'à la naissance où le nombre des cellules paraît définitivement limité. Celles-ci augmentent alors de volume jusqu'à la fin de la croissance, puis vient, lentement, la dégénérescence et la mort. Un autre biologiste, Mainot, paraît de cet avis et pense que la différenciation cellulaire, la spécialisation, née de l'agglutination, est la cause de la sénilité et de la mort. Delage a également émis une théorie de la mort basée sur la différenciation cellulaire, dans laquelle seuls les éléments indifférenciés telles les cellules sexuelles, ne meurent point. Retterer, qui a combattu ce point de vue, a objecté que les cellules sexuelles sont hautement indifférenciées, ce qui ne leur enlève point leur caractère d'immortalité. Ceci est plus ou moins exact et Le Dantec pensait que les éléments sexuels sont, au contraire, des éléments morts réduits à un seul pôle, c'est-à-dire incapables, désormais d'assimiler et de se reproduire isolément. Il supposait que chaque cellule vitale est le siège d'un phénomène bipolaire (bisexuel) indispensable à l'assimilation et que celle-ci, jamais parfaitement réalisée entraîne une certaine modification de l'être qu'il appelait assimilation fonctionnelle. Cette fonction vitale nécessite le renouvellement constant du milieu et l'élimination des substances de désassimilation sous peine d'intoxication, de maladie, de sénilité et de mort. Cette désassimilation produit également la substance squelettique agglutinant les milliards de cellules et cette accumulation entraîne la vieillesse et la mort. La théorie de Loeb admet également l'immortalité des cellules libres et l'intoxication réciproque des cellules organisées. C'est à peu près la théorie de Delage et Retterer, aurait dû admettre que, par différenciation cellulaire, il fallait entendre une destruction graduelle de certaines propriétés vitales chez les éléments des organismes supérieurs, conservées, au contraire, par d'autres cellules et que retrouvent les cellules sexuelles en se conjuguant.

A. Lumière émet une théorie tout aussi pessimiste. La matière vivante est de nature colloïdale (et par conséquent instable), c'est-à-dire composée de micelles, ou granules formées d'un noyau et d'un revêtement mince, en suspension dans un liquide. Ces noyaux et leurs revêtements sont de structures différentes et chargés d'électricité contraire. La disparition du revêtement entraîne un précipité des granules, la floculation et la mort. D'autres biologistes, tels que Hodge et Conklin, pensent que la vieillesse provient d'une altération des cellules, lesquelles diminuent de volume, perdent progressivement leur noyau, tandis que la pigmentation les envahit lentement et détruit leur fonctionnement.

La mort se présenterait donc ainsi, comme un phénomène physicochimique inévitable.

Metchnikoff n'est pas de cet avis. Selon lui, le vieillissement provient bien d'une intoxication, mais celle-ci n'est que la conséquence du pullulement des microbes malfaisants dans le gros intestin. Il en résulterait une sorte de dégénérescence des cellules nobles ou spécialisées : musculaires, nerveuses, viscérales, etc., plus sensibles aux poisons que les autres cellules : phagocytes et tissus conjonctifs, lesquels, plus mobiles, plus indépendants conservent leur faculté de défense beaucoup plus longtemps. En temps normal ces cellules luttent contre les microbes, réparent les plaies, reforment les, tissus, mais, dans un organisme vieilli, elles s'attaquent aux cellules nobles, les détruisent, ruinent la coordination générale et déterminent la mort. Cette guerre civile expliquerait certaines affections telles que les tumeurs, cancer, sarcome, etc., qui constituent une sorte de révolte cellulaire effectuée par des cellules extrêmement vigoureuses, soustraites aux lois coordinatrices de l'organisme. Enfin, après les travaux de Brown-Séquard, sur les sécrétions internes de certaines glandes, de nouvelles recherches ont démontré leur influence dans tout l'organisme sur la croissance, l'accélération de la maturité, l'équilibre général, le vieillissement, l'intelligente, etc. Les travaux de Steinach et de Voronoff sur la greffe des glandes sexuelles ont démontré des possibilités évidentes de rajeunissement, tandis que Jaworski, par des transfusions de sang jeune, est également parvenu, en ce sens, à des résultats intéressants.

De tous ces faits il est possible de dégager les quatre remarquables suivantes : 1° le fonctionnement de la cellule vivante est immortel en milieu renouvelé ; 2° l'agglutination des cellules limite le renouvellement du milieu, gêne le fonctionnement vital, crée l'accumulation des déchets, tandis que la spécialisation rend progressivement chaque cellule impropre à l'activité totale de la vie et au maintien du rythme initial ; 3° l'unité cellulaire ignore les longues durées par suite de ses fréquentes divisions. Il n'y a donc pas immortalité proprement dite de la cellule puisqu'il n'y a pas individualité permanente, mais incessants recommencements. L'acquisition expérimentale est donc limitée par le temps et les dimensions mêmes de la cellule et se trouve toujours réduite à elle-même sans grande possibilité d'enrichissement ; 4° l'agglomération cellulaire arrête la multiplication, stabilise l'activité, prolonge la durée réelle de chaque cellule et favorise son accroissement expérimental. La spécialisation permet à certaines d'entre-elles d'accumuler des modifications, se coordonnant dans le temps et constituant la connaissance, le savoir.

Ici encore nous pouvons constater l'absence de finalité des choses, car, tandis que l'indépendance préserve la cellule de la mort et lui conserve une grande vitalité, elle ne lui permet aucun perfectionnement expérimental par insuffisance de durée et impossibilité de connaître d'autres expériences que la sienne. Par contre les êtres pluricellulaires acquièrent une grande connaissance par suite de leur durée et de leurs spécialisations, mais ils ne peuvent profiter de cet avantage, puisqu'ils meurent et perdent cet acquis...

***

Certains savants encore empêtrés dans les explications finalistes et cherchant un but à cet état de choses ont pensé que la mort était avantageuse pour l'espèce. Weisman a défendu ce point de vue absurde : les espèces immortelles mais séniles auraient été éliminées dans la lutte pour la vie par les espèces mortelles, mais composées de sujets plus jeunes et plus vigoureux, plus aptes à vivre. D'où utilité bienfaisante de la mort. La vieille erreur finaliste de « l'Espèce », entité vivante, persiste encore. Elle oppose l'espèce à l'individu, celui-ci devant être sacrifié à celle-là. Comme il n'y a, en réalité, que des individus, le sacrifice à l'espèce devient un sacrifice de l'individu à l'individu. Ce qui est proprement absurde. Chaque être se sacrifiant à un autre être, c'est l'espèce tout entière qui se sacrifie au néant, puisque le dernier être est voué, tout comme le premier, à la mort. C'est l'apologie grandiose du suicide.

De nombreux philosophes ont également défendu ce concept contradictoire en chantant les louanges de l'anéantissement. Les forces aveugles de la nature ne leur demandant point leur avis leur approbation est de trop. Ce qui est se justifie de lui-même, puisqu'il est ainsi et non autrement. Pourtant il est de toute évidence que si l'immortalité des êtres supérieurs était un fait il ne pourrait y avoir sénilité, qui est un commencement de mort. La vieillesse n'existant point, nul ne pourrait célébrer la joie des éternels recommencements. Le monde serait autre, tout simplement, en vertu de ce fait bien compréhensible que pour qu'un être immortel fut viable et put durer, il faudrait absolument qu'il y eût, préalablement, les conditions nécessaires à sa réalisation. Nous retombons toujours dans cet axiome évident que, ce qui est étant le résultat du fonctionnement de l'univers, il est tout naturel de trouver réunies les conditions nécessaires pour que cela soit tel que c'est et pas autrement. La mort des êtres supérieurs est le produit du monde tel que nous le connaissons et il faut reconnaître qu'il n'est pas extraordinaire. L'immortalité ne serait possible que dans d'autres conditions, avec d'autres équilibres biologiques.

L'immortalité est-elle possible, est-elle désirable et quelles en seraient les conséquences pour l'individu et la collectivité ?

D'après ce qui précède, le mécanisme même du fonctionnement cellulaire nous échappe, car aucun des expérimentateurs n'a pu trouver la cause intracellulaire des phénomènes auxquels il a attribué la sénilité et la mort. Nous n'avons qu'une certitude : la mort biologique, c'est-à-dire la lutte entre systèmes conquérants, n'est point inévitable et l'homme pourrait créer une certaine harmonie entre systèmes affinitaires et détruire définitivement les autres.

La mort physicochimique paraît plus rebelle. Pourtant il est un fait qui démontre que la vie est bien une transformation de l'énergie ambiante ; c'est le pouvoir minime d'énergie initiale nécessaire à une seule cellule pour en engendrer des milliards d'autres. Une telle énergie totale ne peut être empruntée qu'au milieu physicochimique et non à la cellule mère ; celle-ci ne pouvant que jouer le rôle de transformateur, de catalyseur et de coordonnateur des forces substantielles du milieu. L'organisation seule paraît responsable de la mort par stabilisation, « arrêt de développement », accumulation de déchets, difficulté de renouvellement du milieu intérieur. D'autre part, il est impossible de songer à détruire cette organisation, source de l'intelligence et de la conscience humaine. La solution future est peut-être dans la connaissance exacte du mode d'accaparement et de transformation de l'énergie ambiante par la cellule et dans la découverte des moyens propres à son utilisation pour le renouvellement indéfini de l'organisme et l'élimination des toxines mortelles.

La vie future réaliserait ainsi une nouvelle forme d'équilibre dans l'univers ; équilibre formé : 1° de la conservation des éléments utiles au double fonctionnement physiologique et psychologique ; 2° de l'élimination des élémentls nuisibles au corps (toxines) et à l'intelligence (erreurs) ; 3° de l'évolution, c'est-àdire transformation progressive du corps et du psychisme sans solution de continuité.

Ainsi se trouveraient conciliés les deux facteurs contraires de l'univers : l'évolution et la durée, ou, si l'on préfère : le mouvement et la stabilité. Rien n'est écrit d'avance. Toutes les possibilités sont dans la substance en mouvement et l'intérêt de l'homme est d'en connaître les lois pour les utiliser à son profit...

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L'immortalité n'est pas impossible a priori. Est-elle désirable? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de rechercher sur quelle base on peut établir la légitimité d'un désir, d'une raison d'agir, d'une volonté. Autrement dit : y a-t-il une démonstration logique et rigoureuse de l'utilité ou de l'inutilité de l'existence des êtres ? Peut-on établir la nécessité de la continuation de la vie ou celle de sa disparition ?

Remarquons que la vie et la mort font partie des choses naturelles, et qu'un choix de pure raison, entre ces deux solutions, ne change rien au fonctionnement universel. Mais qu'est-ce qu'une pure raison ? Le fait même que cette question ne se pose que parce qu'on est vivant et que l'on porte un intérêt à sa résolution prouve que toute question humaine est déterminée par quelque chose de vital, d'animal, de physiologique, antérieur à la raison et la déterminant. Notre fonctionnement nous détermine à l'optimisme ou au pessimisme. C'est une question d'humeur, de compositions chimiques et de combinaisons colloïdales. Ainsi, celui qui vit et aime la vie agit par suite de son fonctionnement biologique qui le détermine à continuer de vivre. Celui qui se suicide fonctionne de telle manière qu'il accomplit un geste qui met un terme à son fonctionnement. À dire vrai, si paradoxal que cela soit, le suicidé ne se tue pas : il supprime une cause de souffrance. Il ne se rue pas consciemment contre son moi pour le détruire ; il lutte contre des représentations mentales désagréables qu'il supprime à la manière de l'ours écrasant la mouche du dormeur.

La question de préférer le néant à l'existence, ou vice-versa, n'a donc aucun sens puisque ce qui vit ne peut se placer dans la condition de la non-existence ; et que la non-existence n'étant rien, ne peut se comparer à l'existence qui est quelque chose. Nous comparons tout simplement deux de nos états mentaux. Dans l'un, nous nous représentons (ou croyons nous représenter) l'absence de l'inharmonie universelle par la disparition de la conscience humaine seule capable de la juger et d'en souffrir. Et dans l'autre, nous nous représentons cette souffrance comme étant un effet de notre volonté qui pouvait ne pas l'engendrer car, créer de la vie, c'est engendrer un futur mort. Tout se ramène en fin de compte à une sorte de balancement entre le plaisir que l'on a de vivre et la peine qu'on en éprouve.

Ainsi tout être sentimental peut désirer la fin de l'humanité comme conclusion d'un phénomène malfaisant et douloureux pour la conscience humaine ; mais sentimentalement, il est tout aussi possible de s'enthousiasmer pour ses dons merveilleux et de vouloir sa conservation et sa durée. D'ailleurs, le fait seul que l'on critique l'état des choses et qu'on lutte pour son amélioration indique que l'on s'intéresse à sa continuation et qu'on est partisan de créer de la vie.

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Une des raisons de désirer la mort peut provenir du mauvais fonctionnement vital : pathologie, sénilité, usure, affaiblissement, etc., déterminant dans la conscience humaine l'amertume, le dégoût, la lassitude, le désintéressement de l'effort, l'amour du repos, l'attirance vers le néant. Le suicide philosophique ne se justifie que par l'imminence d'une fin inévitable que l'on veut choisir à son gré. L'immortalité certaine changerait probablement quelque chose à ce genre de détermination. L'homme sain, en pleine vitalité, en plein fonctionnement, hors des contraintes déprimantes aime donc la vie. Pourquoi alors ne désirerait-il pas l'immortalité ?

On objecte la nécessité des renouvellements et rajeunissements biologiques par l'enfance ; le pullulement des êtres ; l'utilité de faire de la place aux autres ; la malfaisance des vieux organismes cristallisés et fossilisés. Ces objections n'ont aucune valeur, puisque l'immortalité ne pourrait qu'être le résultat d'organismes éternellement jeunes, possédant la faculté d'évolution et d'assimilation intellectuelle propre à la juvénilité. De même l'immortalité n'est conciliable qu'avec une suppression presque totale des naissances ; celles-ci ne suppléant qu'aux morts accidentelles ou volontaires des immortels.

Cela étant, quelle utilité y aurait-il à remplacer ces êtres vivants en pleine conscience, par d'autres êtres à venir, n'existant pas encore, lesquels seront à leur tour remplacés par d'autres qui ne feront pas mieux que vivre et mourir comme leurs devanciers ? Est-ce que la non-existence conférerait des droits ? N'est-ce pas là le travail aveugle et incohérent de la nature qui crée et détruit sans cesse et sans but ?

N'est-il pas plus intéressant d'opposer à ces destructions perpétuelles l'action intelligente des systèmes conquérants harmonisés entre eux et conscients de leur durée ?

Rien ne dure dans l'univers. Tout se transforme. Seule la vie, conservatrice des rythmes, réalise la merveille de la durée et de la contemplation des choses ; seule elle permet et le spectacle du monde et sa compréhension.

La mort c'est le morcellement de l'expérience.

Est-ce la mort qui a enrichi l'humanité, ou est-ce l'activité vitale, l'accumulation du savoir, la conservation des efforts, la durée des connaissances transmises de générations en générations ? Le pullulement, les naissances successives, la mort permanente ont-ils rendu les humains meilleurs, plus savants, plus sages, plus fraternels ?

Chaque génération ignorant le savoir vécu des générations précédentes recommence les mêmes errements de termites bornés. L'homme parvenu à une grande connaissances des choses meurt, détruisant avec lui toute la science amassée, toute la continuité compréhensive qui donnait un sens à son expérience individuelle, transmissible seulement après synthèse et que la mort supprime totalement.

Cette immortalité n'est point désirable avec des humains inconscients et criminels, incapables d'harmonie. La mort est ici plus bienfaisante que nuisible, mais il ne faut pas oublier que le tout se tient et que d'autres lois biologiques détermineraient, probablement, une autre psychologie.

Les méfaits de la mort individuelle se retrouvent dans la mort des sociétés. Celles-ci meurent par la trop grande différenciation des humains, leurs déformations professionnelles, leurs spécialisations, nées du développement excessif des densités humaines nécessitant de formidables organismes et de vastes organisations, le tout formant une sorte d'ossature peu modifiable, s'opposant à toute variation et amélioration. Chaque peuple, ou parti, ou caste, ou clan, trust, syndicat, corporation, groupe ou individu cristallisé, incapable de vivre seul désormais, lutte pour son propre compte, impose son rythme aux autres et détruit la coordination générale par le parasitisme et l'insouciance de l'harmonie collective.

Les déchets sociaux, sous forme de traditions, lois, traités règlements, coutumes, s'accumulent comme des toxines mortelles, détruisent l'équilibre, paralysent l'activité individuelle et acheminent les collectivités vers les désordres et la sénilité. Par contre, l'isolement excessif limite l'expérience et la transmission et conservation du savoir par le recommencement et le réapprentissage vital de chaque individu. La communication des connaissances augmente la durée humaine et l'enrichit.

L'immortalité sociale, avantageuse pour les œuvres collectives de longue durée et l'enrichissement de l'individu, ne se réalisera que par la limitation des humains, le développement de la puissance individuelle au sein de multitudes de groupements réduits et indépendants, à rythme particulier, participant volontairement, et facultativement, à des rythmes productifs de plus en plus vastes et plus généraux. Aucune sénilité n'atteindrait ces organismes évoluant indéfiniment, par la plasticité même de leur organisation, excluant toute cristallisation administrative. Cette durée bienfaisante permettrait la conservation des acquisitions utiles, tandis que les catastrophes sociales détruisent aveuglément les bonnes et les mauvaises choses comme autant de multiples morts appauvrissant infailliblement l'humanité.

La mort n'est donc qu'un fait qui s'impose à l'homme. L'approuver, c'est acquiescer à l'écrasement de l'intelligence ; c'est approuver le fonctionnement du chaos.

La vie est source de toute conscience et il est naturel de vouloir durer. Le spectateur, le curieux peut trouver de la joie à se perpétuer en ses enfants. Il peut envisager sereinement sa mort et la fin transitoire de son moi sans trouble et sans émoi, telle la fin d'un phénomène cosmique. Mais, en vrai spectateur des choses, il peut lui être agréable d'imaginer le triomphe de l'ingéniosité humaine sur le mécanisme aveugle de l'univers.

Peut-être l'accumulation des souvenirs et des variations individuelles effacerait-elle, par des oublis progressifs, les personnalités successives des humains, détruisant ainsi leur unité dans le temps et limitant leur durée totale faite, on le sait, de tous les souvenirs. En ce cas l'immortalité effective serait une suite de morts supprimant le « moi » éternel, remplacé par des « moi » successifs, s'ignorant dans le temps comme autant d'étrangers. Le moi, synthèse perpétuellement variable des rythmes subjectifs, n'est qu'une suite de présents conscients. Il ne connait ni passé, ni futur réels ; il les vit sous forme de présent et sa durée, ou spectacle des souvenirs, est à la fois dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire déterminé par l'espace cérébral et le rythme vital. La continuité du moi est une apparence ; il se transforme inévitablement. Il ne peut donc y avoir d'immortalité absolue.

D'autre part, la volonté de réalisation étant proportionnée à la durée des êtres, il est probable qu'une longévité de quelques milliers de siècles laisserait encore les humains insatisfaits, avec des désirs exigeant mille fois plus de temps pour leur satisfaction.

Toutes ces constatations nous démontrent bien qu'il n'y a aucune finalité dans le monde. Chaque instant de l'éternité est un centre, un sommet, qui ne peut être autre, puisqu'il est ainsi. Affirmer l'harmonie nécessaire de ce qui est, c'est ignorer toutes les harmonies contradictoires, infinies, successives ou simultanées contenues dans la substance éternelle. Approuver l'aspect visible de l'univers, c'est le stabiliser, l'immobiliser en soi. C'est approuver servilement le chaos. La mort fait partie de l'équilibre actuel des choses. Un autre équilibre serait crée par une autre vie, une autre longévité une autre harmonie. Cela nous démontre que l'homme est un accident de l'univers et qu'il n'en est ni la justification, ni le but. Mais l'homme est un centre de mouvement, un transformateur puissant d'énergie. Aucune finalité n'existant, il peut mépriser les adorateurs du stagnant, rejeter l'ordre des choses tel qu'il est, ne s'incliner devant aucune souffrance, aucune inharmonie. L'homme doit utiliser à son usage un univers sans finalité et sans dieux... Le monde sera ce qu'il pourra le faire, et il le fera en œuvrant, non en se résignant.

– IXIGREC