lundi 28 mai 2018

Hermann Hesse Le Loup des Steppes



« Comment ne serais-je pas un loup des steppes et un ermite hérissé au milieu d'un monde dont je ne partage aucune des ambitions, dont je n'apprécie aucun des plaisirs ! »

« Songeur, j'avançais toujours . Oui, je pouvais me passer d'orchestre et d'ami, et il était ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort. La solitude est l'indépendance , je l'avais souhaitée et acquise au cours de longues années. Elle était froide, oh ! Oui, mais elle était calme , merveilleusement calme, et immense comme l'espace silencieux et glacé où tournent les astres. »

« J'écartai le verre que l'hôtesse voulait remplir et me levai. Je n'avais plus besoin de vin. La trace d'or avait fusé, j'avais retrouvé le souvenir de l'éternité, de Mozart, des étoiles. J'avais de nouveau une heure à vivre , à respirer, à exister, sans crainte, sans honte, sans souffrance. »

« Mais il en était de même quand Harry sentait et se conduisait en loup, quand il montrait les dents, quand il éprouvait une haine et une aversion mortelle envers tous les hommes, leurs mœurs et leurs manières hypocrites. »

« Tous ces hommes, quels que soient les noms que portent leurs actes et leurs œuvres, n'ont pas, au fond, de vie proprement dite ; leur vie n'est pas une existence : elle n'a pas de forme, ils ne sont pas héros ; artistes ou penseurs, de la même façon dont d'autres sont juges, médecins, professeurs ou cordonniers ; leur vie est un mouvement, un flux éternel et poignant, elle est misérablement , douloureusement déchirée et apparaît insensé et sinistre , si l'on ne consent pas à trouver son sens dans les rares émotions, actions, pensées et œuvres qui resplendissent au dessus de ce chaos. C'est parmi les hommes de cette espèce qu'est née l'idée horrible et dangereuse que la vie humaine toute entière n'est peut-être qu'une méchante erreur , qu'une fausse-couche violente et malheureuse de la Mère des générations , qu'une tentative sauvage et lugubrement avorté de la Nature. Mais c'est aussi parmi eux qu'est né cette autre idée , que l'homme n'est peut-être pas uniquement une bête à moitié raisonnable , mais un enfant des dieux destiné à l'immortalité. »

« Ce cas était celui de Harry, le Loup des steppes. L'idée que le chemin de la mort lui était accessible à n'importe quel moment , il en fit comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d'imagination d'adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. Il est vrai que tout bouleversement, toute souffrance, toute situation défavorable provoquzient immédiatement en lui , comme en tous ceux de son espèce , le désir de s'y soustraire par la mort. Mais, peu à peu, il transforma ce penchant en philosophie utile à la vie. L'accoutumance à l'idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines , et, lorsqu'il se sentait bien misérable, il lui arrivait d'éprouver une joie féroce : «  je suis curieux de voir combien un homme est capable des supporter. Si j'atteins la limite de ce qu'on peut encore subir , eh bien, je n'ai qu'à ouvrir la porte et je serai sauvé ! » Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires. »

« Finalement, à l'âge de quarante-sept ans, il lui vint une idée heureuse et non dénuée d'humour, qui l'égaya souvent. Il fixa à son cinquantième anniversaire le jour où il pourrait se permettre le suicide. Ce jour là, décida-t-il, il serait libre d'utiliser la sortie de secours ou de n'en rien faire , selon son humeur. Qu'il arrivât donc n'importe quoi , maladie, misère, amertume, souffrance, tout avait un terme fixé, ne pouvait durer au maximum que ces quelques années , ces quelques jours, dont le nombre allait diminuant. En effet, il supportait maintenant avec plus d'aisance certains maux qui jadis l'avaient torturé plus longuement et plus profondément, l'avaient même parfois bouleversé jusqu'au fond de son être. Lorsque, pour une raison quelconque, il se sentait particulièrement mail, jusqu'à l'isolement , à l'appauvrissement, à la dévastation de sa vie, s'ajoutaient encore des souffrances ou des pertes supplémentaires, il était libre de dire aux douleurs : « Attendez donc deux ans encore, et je serai votre maître ! » Il s'abandonnait amoureusement à l'idée de son cinquantième anniversaire ; tandis que ce matin là, arriveraient les lettres et les félicitations, lui, sûr de son rasoir, prendrait congé de ses souffrances et fermerait derrière lui. Il s'en moquerait bien, alors, de la goutte qui rongeait ses os, de la mélancolie, des migraines et des maux d'estomac ! »

« Le bourgeois, de par sa nature, est un être d'une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C'est pourquoi , à la place de la puissance , il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote. »

dimanche 27 mai 2018

Hermann Hesse Le Loup des Steppes




« Celui qui a subi les mauvais jours, avec les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui s'agrippent derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en torture toute activité de l’œil et de l'oreille ; celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l'âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l'abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd'hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu'aujourd'hui encore aucune guerre n'a éclaté, aucune nouvelle dictature n'a été proclamé, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires ; avec gratitude, il accorde sa lyre rouillée pour le psaume de louanges modéré, médiocratie gai, presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça, doux, tranquille, un peu engourdi de bromure ; et, dans l'air épais et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont il convient d'être grandement reconnaissant, tous les deux, le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et l'homme couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi, se ressemblent comme des jumeaux.

C'est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n'osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c'est précisément cette satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me répugne et m'horripile inexprimablement, et je sois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat, si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d'enfantillage se sent prise d'une telle misère, d'un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale , ou moi-même, de faire des sottises enragées, d'arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d'aider des écoliers en révolte à s'embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l'ordre bourgeois. Car c'est cela que je hais, que je maudis et que j'abomine du plus profond de mon cœur : cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l'ordinaire. »

« J'aime sans doute cette atmosphère depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces vieilles niaiseries. Eh ! Oui, j'aime aussi le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et ce milieu familial et bourgeois. C'est bon de respirer dans l'escalier cette odeur de calme, d'ordre, de propreté, de décence, qui a toujours pour moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose d'attendrissant, j'aime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse d'un coup, où des bouts de cigares et des bouteilles qui traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné, délaissé, dénué de confort, où les livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés de la peine du solitaire, des problèmes de l'être, du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie devenu absurde. »

CAUSTICITÉ n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Substantif qui sert à désigner une nature acerbe, mordante, satirique, et le plaisir qu’éprouvent certains individus à poursuivre un adversaire, par l’invective et l’ironie. La causticité est un état maladif et dénote un caractère hargneux, méchant ; elle est plus brutale que la satire, et plus dangereuse ; elle est aussi moins spirituelle. Il faut se méfier et s’éloigner des esprits caustiques.

samedi 26 mai 2018

CAUSERIE n. f. Même origine que le mot précédent. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Dans la pratique la causerie est l’intermédiaire entre la conversation et la conférence. ( Voir ce mot .) La conversation est généralement imprévue et improvisée et l’objet de l’entretien est souvent inattendu. Pour la causerie, au contraire, on a préalablement convenu de quoi l’on s’entretiendra. On peut donc dire que la causerie est une conférence plus intime ou destinée à des auditoires réduits à un petit nombre. La causerie comporte le plus souvent un orateur, mais celui-ci parle en s’attendant aussi à écouter, en guettant sur les visages de ses auditeurs ce qui convient à satisfaire la curiosité et les besoins de chacun. Pendant que la conférence s’adresse à l’auditoire en masse parce que la quantité d’auditeurs ne permet pas qu’il en soit autrement, la causerie permet à l’orateur et lui impose même de viser chaque auditeur individuellement ; Pendant que le conférencier parle indépendamment des auditeurs devenus anonymes par le nombre, le causeur vit avec chacun des individus de son auditoire. Le conférencier touche un plus grand nombre de personnes ; le causeur touche plus profondément chaque auditeur parce qu’il lui est moins étranger.
On commettrait une faute grave contre ce merveilleux moyen qu’est le verbe en supposant la préparation d’une causerie moins nécessaire que celle d’une conférence : le causeur peut et doit se permettre un langage plus simple, de façon à se confondre le plus possible avec son auditoire ; mais c’est précisément parce que des interruptions peuvent se produire, sollicitant une précision, un éclaircissement, un complément d’explication, que le causeur devra s’être plus solidement préparé. La causerie est la forme oratoire la plus exigeante ; car, en même temps qu’elle impose à l’orateur une connaissance profonde du sujet, une préparation solide du discours, elle exige le don d’improvisation : l’orateur doit se tenir prêt à répondre brièvement et clairement à toute question et ramener habilement au sujet son auditoire qui, sans cela, se livrerait aux plus folles digressions.
Tout en étant intime, voire familier, le causeur doit demeurer courtois, affable et même respectueux.
* * *
La causerie fut un art très athénien ; outre que le philosophe grec enseignait, sous forme de causeries faites non à ses disciples, mais avec ses disciples, dans l’antique Athènes les hommes allaient volontiers chez le barbier parce que l’on y causait. La causerie est devenue un art très français parce que le Français est né causeur ; mais il ne faudrait pas croire que la causerie n’exerce sa séduction qu’en France : la vérité est que la langue française, par ses finesses et ses subtilités, donne à la causerie toute la valeur de son charme ; mais les Français qui ont voyagé savent que, dans tous les pays du monde, la causerie demeure le meilleur moyen d’expansion des idées.
Pour nous en tenir à notre définition, il faut considérer que c’est aux environs de 1610, en l’hôtel de Rambouillet, que naquit la causerie française. On ne peut considérer comme causeries les controverses religieuses qui les auraient devancées ; car, orateurs papistes et réformistes faisaient des conférences contradictoires et non des causeries. C’est la jeune marquise de Rambouillet qui, peu après sa vingtième année, provoqua la formation et l’évolution des causeries. Instruite, intelligente et sociable, elle avait réuni dans son hôtel de Rambouillet les esprits les plus cultivés de son temps : Voiture, Vaugelas, Condé, Mme de Longueville, Mme de Scudery, Benserade, Corneille, La Rochefoucauld, tant d’autres encore. Il est fort probable que de tous les personnages illustres qui fréquentèrent chez Julie (Julie d’Angennes, marquise de Rambouillet), c’est Vaugelas qui fut le plus « causeur » au sens que nous donnons ici à ce mot. Mais les bonnes et précieuses leçons de syntaxe qu’il donna aux familiers de la maison firent commettre à certains de ridicules exagérations dans les soins donnés au « bien parler » et ces exagérateurs des préceptes du grammairien Vaugelas reçurent l’épithète de « précieux » et « précieuses ». Molière ne les épargna point, il fut même dur pour l’Abbé Cotin dont il fit le Trissotin des Femmes Savantes, ce qui est injuste car Charles Cotin était non seulement latiniste mais aussi helléniste et hébraïste ; c’était donc un savant lettré.
Les causeries de l’hôtel de Rambouillet avaient certainement débuté sous la forme de verbiages littéraires, par la suite oncausa philosophie, arts, sciences. Molière nous montre, surtout dans Les Femmes Savantes et dans Les Précieuses Ridicules, les petits côtés des effets de ces causeries. Julie d’Angennes semble aussi être la créatrice de ce qui fut appelé « faire ruelle ». On nommait alors ruelle la partie de la chambre où se trouvait le lit. Nous dirions aujourd’hui l’alcôve. La marquise recevait au lit et aussi pendant que ses caméristes procédaient à sa toilette compliquée, des courtisans qui, pour lui plaire, poussaient la conversation sur son terrain favori. Ces « ruelles » devinrent aussi des causeries, littéraires le plus souvent. Selon que la dame qui recevait était insignifiante et superficielle ou cultivée et d’esprit élevé, les visiteurs étaient des lettrés et philosophes ou des oisifs. Dans ce dernier cas, la causerie déviait de la littérature au sentiment, sentimentalisme plutôt, et fats et faquins discutaient sur la fameuse « carte du Tendre ». Dans l’autre cas, les visiteurs étaient des érudits et des penseurs ; de la littérature on passait à la philosophie et les causeries philosophiques s’orientèrent rapidement vers la politique et s’attaquèrent à l’astucieux et puissant Mazarin. C’est dans les salons, ruelles et embrasures de fenêtres que naquirent les deux Frondes (1648-1649 et 1649-1653) où nous retrouvons Broussel, Condé, Beaufort. Madame de Longueville fut célèbre parmi les jolies frondeuses.
L’Académie Française elle-même est née de causeries et, en dépit de la légende, Richelieu n’en fut pas le fondateur : elle existait de fait quand il s’en empara. En 1629, Chapelain, Godeau, Gombault, Giry, Habert, l’abbé, de Cérisy, Malleville et Cérisay, prirent l’habitude de se réunir chez leur ami Valentin Conrard pour s’entretenir des travaux qu’ils préparaient. Le cardinal de Richelieu, ayant appris l’existence de ces causeries, proposa aux causeurs de former une compagnie. L’Académie était née, car Chapelain fit prudemment remarquer à ses compagnons qu’il était sage de ne pas déplaire au Cardinal. La signature royale consacra l’existence de l’Académie Française, le 29 janvier 1635. Mais un siècle plus tard, les causeries prendront une ampleur féconde et prépareront la révolution, parce que, dans les « salons où l’on cause » auront fréquenté les encyclopédistes. Qui sont ces encyclopédistes dont le verbe préparera la chute du trône le plus élevé d’Europe ? Diderot, d’Alembert, l’abbé de Prades, Voltaire, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, l’abbé de Condillac, Rousseau, l’abbé Morellet, d’Holbach, l’abbé Raynal. Où se réunissaient-ils ? - Dans les salons de quelques grandes dames. Ces cénacles étaient très organisés, voire disciplinés : chaque maîtresse de maison avait son jour et chaque jour avait sa matière. Chez Mme de Tencin, le lundi on causait, arts, le mercredi lettres. Chez Mme Helvétius, le mardi, on causait sciences, philosophie, sociologie ; mais abrégeons en nommant les dames qui tinrent les salons les plus célèbres, c’est-à-dire qui présidèrent aux causeries les plus retentissantes : Mme de Longueville, Mme Geoffrin, Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, Mme Necker... Il y a danger d’être injuste quand on cite des noms : nous allions oublier Marmontel dont les causeries eurent leur part d’influence. Mme Marmontel aussi tenait salon. Acceptons d’être incomplet et, pour cette époque, résumons : elle fut fertile en causeries fécondes. Nous avons fini pour l’époque, mais à côté de l’époque, dans ce temps-là, dans un coin de province, sous une tonnelle de rosés, dans le jardin d’un estaminet de la banlieue d’Arras, des causeurs se réunissaient et fondaient une société. L’objet de leurs causeries était la poésie ; le nom de leur société, emprunté à la tonnelle, était les Rosati. Ces jeunes poètes amateurs étaient avocats, officiers, bourgeois ; les noms des causeurs : Joseph Le Guay, Lazare Carnot, Maximilien Robespierre ! Les grandes favorites organisèrent aussi des causeries ; la marquise de Pompadour, alias la fille Poisson, sut en tirer parti de façon remarquable. Pendant la période révolutionnaire tout prend des proportions si grandes que la causerie fait place à la conférence. Elle ne meurt pas tout à fait et Joséphine de Beauharnais en est une preuve. Plus tard, quand Bonaparte la délaisse pour sa maîtresse : la gloire, elle réunît les beaux esprits et la causerie survit dans son salon, mais pour ne renaître réellement qu’en la deuxième partie du siècle.
On fait un abus du mot causerie jusqu’à s’en servir pour désigner une conférence, un cours, voire un article de journal. Les causeries de Sainte-Beuve ne sont autre chose que des cours. Il en est de même de ce qu’à tort encore on a nommé les causeries d’Edmond About. Par contre, quelques conférences de La Bodinière (oh ! très peu !) furent de réelles causeries. La plupart des conférences et des cours des Universités Populaires furent aussi des causeries. Les clubs actuels : Faubourg, Tribune des Femmes, Insurgés, etc., ne sont pas des milieux où l’on cause. Nous les retrouverons à l’article Conférence . Nous devons, à ce propos, mettre en garde nos groupements d’étude et de propagande et leur recommander d’apprendre à discerner les qualités de leurs orateurs pour confier les causeries aux causeurs et les conférences aux conférenciers ; il est exceptionnel que le même homme réunisse les qualités des deux emplois. Encore une recommandation d’ordre pratique : si le causeur doit posséder de solides qualités, les auditeurs doivent s’imposer une certaine discipline à cause du danger de la digression et de la confusion. Il ne faut pas que, sous prétexte de la liberté d’interpeller l’orateur, tout le monde parle à la fois. La grande qualité de l’auditeur de causerie doit être la discrétion. Les auditoires de causeries se recrutent parmi l’élite des auditoires de conférences.

Raoul ODIN.

CAUSER v. a. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Être la cause de... Exemple : Ce maladroit a causé un accident.

CAUSER

Ce mot n’a aucune communauté de sens ni d’origine avec le précédent, il nous vient du latin causare qui signifiait plaider. En français, causer, c’est s’entretenir familièrement d’un objet. Il faut se garder d’employer le verbe causer pour le verbe parler. La demoiselle du téléphone commet un barbarisme quand elle dit : « Ne quittez pas : on vous cause. » Par négligence on donne quelquefois au mot causer un sens péjoratif. Exemple : « Cette femme a fait beaucoup causer » pour dire que des bruits malveillants ont circulé à son sujet. Cette négligence est admise et c’est regrettable car nous avions déjà le mot jaser qui est le péjoratif de causer. Larousse dit fort justement : « Savoir parler ce n’est que savoir parler ; savoir causer c’est savoir parler et écouter. » Donc, causer, c’est parler en gardant une disposition à écouter.

CAUSE n. f. (du latin : Causa) Encyclopedie Anarchiste de sébastien Faure


Principe d'une chose, ce qui fait qu'elle existe. Ce mot exprime une idée essentielle, une des idées fondamentales de l'esprit humain, et, par la notion qu'il représente, il appartient au langage philosophique. Une cause est tout ce qui est capable de produire un mouvement déterminé. On ne peut parler de « cause première » dans le domaine de la matière qui présente un enchaînement de causes et d'effets. Or, dans ce domaine où tout est successivement effet et cause, la cause première, si elle était, serait indépendante, absolue, donc éternelle et donnerait naissance à d'autres causes, dépendantes, relatives, ce qui est absurde. La matière présente donc l'image de l'indépendance éternelle et elle ne renferme ni cause première, ni cause finale, mais seulement des équilibrations transitoires formant les divers êtres. La matière est en éternelle transformation, allant des formes les plus illimitées aux formes les plus limitées, de corps faisant des forces, et transformant les forces en corps. Tout mouvement provoque un mouvement. Il n'y a pas de mouvement premier, il ne saurait y avoir de mouvement dernier. La « limitation » qui gênait tant les spiritualistes, et leurs principes de causalité, s'explique parfaitement aujourd'hui, grâce aux expériences de Gustave Le Bon et à son livre l'Évolution de la matière. Tous les corps se réduisent en forces identiques. Il n'y a pas de différence d'essence entre les êtres de la série, mais de forme seulement. Le cristal et la cellule sont composés de même, mais ayant une forme différente et un moyen de reproduction ainsi que d'accroissement particuliers, ils donnent naissance à des êtres apparemment opposés.


CAUSALITÉ n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sebastien Faure


Affirmation et notion de la cause ; vertu par laquelle une cause produit un effet. Il n'y a entre ces choses aucun rapport de causalité. Principe de causalité : Principe en vertu duquel on rattache un effet à sa cause. ― Une des catégories de Kant, comprise dans la relation. Chez la plupart des philosophes qui ont embrassé dans leurs spéculations l'ensemble de l'intelligence et qui ont construit ou tenté d'édifier un système complet, nous trouvons la catégorie de causalité. Ces catégories sont les idées nécessaires, sans lesquelles la pensée ne saurait s'exercer. La Causalité a donc toujours été considérée comme un des modes les plus importants, les plus essentiels de l'esprit.

CATÉGORIE n. f. (du grec : Kategoria, attribut) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Classification des objets, des idées et des individus de même espèce. La catégorie est le résultat de recherches, d'inventaires et doit frapper par sa clarté et par sa précision. Un homme et un arbre sont de catégories différentes. Pourtant les catégories peuvent, à leur tour, donner naissance à des subdivisions. De même qu'il y a plusieurs catégories dans le domaine philosophique il y en a plusieurs dans le règne végétal ou animal. Si l'on peut ranger tous les humains dans la même catégorie, relativement aux plantes, on peut ensuite classifier par couleur, par race les divers habitants de la terre et former de la sorte des catégories humaines. Il en est de même pour les animaux et les végétaux. On ne peut évidemment associer dans une même catégorie le végétal et l'animal et en conséquence il est assez facile de tracer une ligne de démarcation entre les diverses catégories.

CATÉCHISME n. m. (du grec : Katechismos) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Anarchiste


Au sens général : instruction élémentaire d'une morale religieuse. Il serait pourtant erroné de penser que le catéchisme ne se borne qu'à l'enseignement de la foi chrétienne. Une telle définition du catéchisme serait incomplète. De nos jours où la religion chrétienne, ou plutôt les religions dites « révélées » perdent de leur influence, et sont remplacées par des religions plus modernes, le nombre des
catéchismes s'est multiplié. Chaque doctrine a le sien, dans lequel on s'attache à pénétrer l'esprit de l'enfant d'une foi, qui n'admet, naturellement, ni réplique, ni analyse. Les catéchismes varient selon les besoins de la cause.
Nous savons que durant la guerre, son Éminence le Cardinal archevêque de Paris, afin de concilier ses vertus très saintes et ses devoirs patriotiques de Français n'hésita aucunement à retrancher du catéchisme chrétien ces paroles du Christ : « Tu ne tueras point ». Dans le domaine patriotique et national, le catéchisme que l'on enseigne aux enfants dans les écoles, s'applique à faire naître dans les jeunes cerveaux malléables, l'amour du pays où l'on est né et la haine de l'étranger. Il prépare moralement les boucheries futures. « Tu tueras et tu mourras pour sauver ton pays ». Ce pourrait être le frontispice du catéchisme nationaliste. Il y a également des catéchismes révolutionnaires et nous assistons malheureusement au spectacle douloureux d'hommes sincères et dévoués qui, catéchisés par des maîtres en la matière, croient fermement défendre les intérêts de la classe ouvrière, de leur classe, en s'inspirant d'un catéchisme qui n'est souvent composé que d'un tissu d'erreurs et d'aberrations. L'enseignement catéchistique est donc contraire à la science et à la logique et ne peut former, au point de vue intellectuel, que des individus aveugles et fanatisés.


CATACLYSME n. m. (du grec : kataklusmos, déluge) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Au sens géologique, révolution qui bouleverse et transforme la surface du globe. Le cataclysme est un phénomène d'ordre naturel et malheureusement l'humanité ne peut rien, ou presque, pour en arrêter les effets désastreux. Chacun a encore présent à la mémoire le terrible cataclysme, qui ravagea le Japon en 1923 et qui coûta la vie à plusieurs centaines de milliers de malheureux. Les éruptions volcaniques, les inondations qui, à périodes indéterminées, viennent désoler les populations sont des cataclysmes.
Avec les progrès de la science, l'observation et l'aide d'appareils d'enregistrements ultra-sensibles les savants arrivent parfois, sinon à prévenir, du moins à prévoir un cataclysme, ce qui permet plus particulièrement pour les éruptions volcaniques d'évacuer les populations qui habitent dans les environs de la « Montagne de feu ».
Rien ne permet hélas d'espérer que la petite chose qu'est l'homme, arrivera à vaincre la puissante nature qui, détachée des faiblesses et des mesquineries humaines, poursuit son évolution en vertu des lois différentes de celles qui nous régissent.
Il semble que la brutalité de la nature ne soit pas suffisante à l'homme et que celui-ci, animé par un instinct de destruction, provoque souvent des cataclysmes ; et au sens social on peut considérer comme cataclysme toute transformation brutale de l'humanité. La guerre, erreur des sociétés modernes, est un cataclysme néfaste qui engendre cependant des cataclysmes bienfaisants. La Révolution russe de 1917 fut un cataclysme vengeur du régime d'opprobre et d'impérialisme tsariste. La Bourgeoisie et le Capital s'écrouleront bientôt dans un formidable cataclysme.


CASUISTIQUE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sebastien Faure


La casuistique est une science religieuse, qui a la prétention de traiter des devoirs de l'homme et d'établir des règles déterminant les responsabilités dans les divers conflits d'ordre moral. Comme tout ce qui se rapporte à l'église et qui est d'essence jésuitique, la casuistique fut un moyen entre les mains des hauts dignitaires du Christianisme pour asservir le peuple, et accumuler des richesses. En opposition avec leur morale de pauvreté, de chasteté et d'abstinence, les casuistes, avides de domination, de luxure et de bien-être, accaparaient tous les biens laïques, que les peuples, par naïveté, ignorance et faiblesse, n'osaient même pas défendre. C'est vers le XVIIème siècle que la casuistique atteignit son apogée. À cette époque elle devint l'objet de l'aversion populaire, en raison des crimes, des exécutions accomplis en son nom au cours des cinq siècles précédents.
La casuistique, objet de discussion sur tous les conflits ou crimes d'ordre religieux, véritable code barbare dont les maximes furent soutenues et défendues par la papauté, justifia les actes les plus ignobles et les plus monstrueux. Les casuistes n'hésitèrent pas à qualifier de sages et salutaires les massacres de la Saint Barthélémy. Ce furent eux qui conseillèrent la révocation de l'Édit de Nantes. Au sens général on fait de la casuistique, lorsque l'on parlemente à perte de vue sur des cas de conscience ou lorsque l'on se plaît à embrouiller, pour les besoins d'une mauvaise cause, un débat ou une discussion.

CASTRATION n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Mutilation atroce qui consiste à retrancher les deux glandes qui secrètent la semence. Cette opération fut surtout répandue en Europe vers le XVIème siècle. On sait que l'ablation des organes sexuels chez l'homme, lui procure une voix claire et aiguë qui peut se conserver avec l'âge, et c'est pour satisfaire aux besoins de l'église et fournir aux chapelles des papes des chanteurs à la voix de soprano, que des parents, aveuglés par un fanatisme criminel, et aussi par intérêt, n'hésitaient pas à sacrifier tout l'avenir de leurs enfants. De l'église, les castrats se répandirent dans le théâtre ; le métier fut pendant un certain laps de temps assez lucratif. Ce n'est qu'en 1851 lorsque les armées françaises occupèrent Rome que le pape Pie IX, se vit contraint de rendre un décret abolissant définitivement l'usage de la castration.
En Orient la castration se pratique encore mais sur une moins grande échelle. Elle fournit les eunuques chargés de veiller sur les harems des pachas et des sultans. Elle disparaît cependant à mesure que progresse la liberté féminine et que la civilisation abolit les préjugés qui étouffent le vieux monde.
La femme est, elle aussi, sujette à la castration, mais dans un ordre tout à fait différent. Elle ne se pratique qu'en cas de maladie. Il en est cependant qui n'hésitent pas à subir cette opération terrible et douloureuse, et se font retirer les ovaires pour ne pas avoir d'enfants. Ces cas sont tout particuliers et très rares, car la complicité d'un homme de science est indispensable, et on peut dire que de nos jours la castration ne se pratique plus que sur les animaux domestiques dont on veut éviter la reproduction.

CASTE n.f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Se dit des catégories, des classes entre lesquelles une nation est partagée par la loi civile et religieuse. Par extension, se dit aussi de certaines classes de personnes pour les distinguer du reste de la nation à laquelle elles appartiennent, et, dans ce sens ne s'emploie guère que par dénigrement. Ex. : Il a tous les préjugés de sa caste.
Il n'y a plus de pays, aujourd’hui divisés en castes, l'Inde exceptée, et encore, le mouvement gandhiste tend-il à faire disparaître cette vieille organisation. Dans l'Inde, ainsi d'ailleurs qu'en Egypte on retrouve dans la plus vieille antiquité, trace des divisions nationales, par castes. Dans la Perse, les castes ont été moins marquées; les Juifs n'ont connu que la caste sacerdotale; elles n'ont existé en Chine qu'accidentellement et le bouddhisme les a détruites partout. En Egypte, avant l'établissement des monarchies, la nation était divisée en trois castes : les prêtres, les guerriers et le peuple. Dans l'Inde, selon le Législateur des Indous, Manu, ils doivent à Brahma leurs lois et leurs usages; Krishna, fils de Brahma, divisa la nation en quatre castes principales, qui n'ont entre elles aucun rapport et qui ne se mêlent jamais par des alliances. Ce sont : 1° Les Brahmanes, sorti de la bouche de Dieu; 2° les Kchatryas, formés de ses bras; 3° les Raysiahs, de ses cuisses; 4° les Sûdras de ses pieds. La première de ces castes, celle des Brahmanes fut destinée au sacerdoce; elle occupa aussi les emplois les plus élevés, ministres, conseillers, etc. Les Kchatryas furent destinés au métier des armes. Aux Raysiahs fut confiée la direction de l'agriculture, du commerce, de l'industrie, le soin d'élever les troupeaux. Enfin, les Sûdras exercèrent plusieurs métiers et furent laboureurs, domestiques, parfois esclaves. Cette dernière caste, avec sa sous-caste ou tribu des parias est de beaucoup la plus nombreuse et compte les neuf dixièmes de la population de l'Hindoustan.
Chaque caste a ses privilèges tant au point de vue du costume et des préséances qu'à celui de la nourriture. Nul ne peut sortir sa caste, soit pour monter, soit pour descendre, sans crime. La caste des parias notamment est tenue dans une abjection incroyable, une ignorance crasse, qui sont la honte de l'Inde. En Europe, les nations furent longtemps, sans qu'il y ait des démarcations aussi rigoureuses, divisées en castes. Les seigneurs qui monopolisaient les richesses et le savoir, avec les prêtres; d'autre part, les serfs et esclaves, monopolisant le travail, la misère et l'ignorance, formaient bien deux castes ou classes et plus tard, trois, grâce aux « affranchis » devenus bourgeois. Il est à noter que partout, la caste première, est celle des prêtres, qui partout monopolise les développements de l'intelligence et s'en sert pour maintenir dans le servage le plus grand nombre possible de membres de la nation. Mais la nécessité « d'affranchir » des serfs pour faire travailler les autres serfs les oblige à laisser l'instruction se répandre chez les affranchis. Ceux-ci s'enrichissent de
biens mobiliers, affranchissent à leur tour d'autres esclaves et quand ils se sentent assez forts, se débarrassent de l'autorité de la caste des prêtres et des seigneurs.

CASSATION (COUR DE) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Juridiction suprême, composée de hauts dignitaires de la magistrature et dont le rôle consiste, ainsi que son nom l'indique a casser les sentences rendues par les diverses Chambres, si les formes de la procédure n'ont pas été respectées et s'il a été commis durant le jugement certaines violations de la loi. Cette jurisprudence fut établie par la loi du 27 novembre 1790. La Cour de Cassation comprend : un premier président ; trois présidents de Chambre ; 48 conseillers ; un procureur général ; six avocats généraux ; un greffier en chef ; quatre commis greffiers ; huit huissiers. Le nombre des avocats à la Cour est de 60. C'est toute une nuée de fonctionnaires inutiles et grassement rétribués, qui vivent sur le travail de la collectivité. Ce ne serait cependant là qu'un demi-mal si leur rôle nuisible ne s'étendait pas plus avant. La Cour de Cassation ne s'occupe jamais du fond de l'affaire qui lui est soumise. Elle n'a pas le pouvoir d'augmenter ou de diminuer une peine. Elle annule un jugement si elle y constate des vices de forme, et renvoie l'affaire devant un tribunal compétent qui la juge à nouveau. Là se bornent ses attributions. Il faut, pour que la Cour puisse se prononcer, la présence d'au moins onze juges et ses décisions sont prises à la majorité des suffrages. Les audiences à la Cour de Cassation sont publiques.
On peut se pourvoir « en Cassation » à la suite d'un jugement du tribunal correctionnel, de la Cour d'appel, de la Cour d'assises ; mais il faut dire tout de suite que pour les Anarchistes ou tous ceux qui s'occupent du mouvement social de gauche, il n'y a aucune chance de bénéficier de la faveur ou de l'indulgence de ces hauts magistrats issus de la bourgeoisie et au service du capital. De même que la Cour d'appel (Voir : Appel (Cour d')), la Cour de Cassation est un lieu de repos où s'en vont terminer leur existence les anciens présidents des tribunaux correctionnels ou des Cours d'assises, et le législateur fut bien mal inspiré, en 1790, lorsqu'il crut garantir l'application de la loi, au nom des libertés républicaines.
La loi et la magistrature ne seront jamais des organes de défense sociale et vont à l'encontre du but poursuivi, même si l'on admet la sincérité qu'anime le législateur et le magistrat. Comme toutes les institutions bourgeoises, la Cour de Cassation est un des piliers du capitalisme qu'il faut combattre pour le bien de l'humanité libre.
Ainsi, peu à peu, avec les développements de l'intelligence et la découverte de l'imprimerie, les castes se sont fondues. Il n'y a plus que des possédants et des non-possédants, mais les uns passent dans l'autre classe et il y a une tendance sociale à la communication des avoirs.


A. LAPEYRE.

CASERNE (zer-ne) n. f. (du lat. : quaterna, logement pour quatre) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Tout a été dit ou presque sur la caserne. Depuis plus de trente ans, de nombreux articles, de multiples brochures, voire même de gros livres ont été publiés sur ce sujet qui menace d'être toujours d'actualité.
Nous ne saurions, comme le Larousse, nous contenter ici d'une trop courte définition qui ne définirait pas grand chose. Tout le monde sait, en effet, que la caserne est un bâtiment affecté au logement des soldats.
On sait également qu'en France, les premières casernes datent du XVIème siècle et que c'est l'ingénieur militaire et maréchal de France Vauban, qui fit adopter au XVIIème siècle un type uniforme de bâtiments, modifié en 1788, puis à plusieurs reprises de nos jours. À l'origine, la caserne n'était pas destinée à préparer la guerre. Elle servait à protéger les bourgeois contre les déportements des mercenaires, gens de sac et de corde. Elle avait un rôle de prison (murs de clôture, corps de garde). Au XIXème siècle, la caserne sert au repos, entre deux campagnes d'Afrique. Les exercices dans la cour n'ont pour but que de maintenir les soldats en main. On y donne même des leçons de danse, de lecture et d'écriture et l'on joue aussi au loto. Il faut tuer le temps ! ― occupation essentielle ― en attendant de tuer des hommes dans des guerres coloniales. Enfin, la caserne a aussi un autre rôle : occupant les points stratégiques des grandes villes elle constitue le château-fort élevé par le Gouvernement pour mâter l'émeute. Gambetta et de Freycinet avaient songé à supprimer la caserne, parce qu'elle ne prépare nullement les soldats à la guerre. M. de Freycinet a formulé sur la caserne une opinion peu élogieuse : Elle rend l'individu paresseux, menteur et faux, ce qui est l'expression même de la vérité. Et c'est ici qu'il importe de multiplier les citations, citations empruntées à des écrivains, à des sociologues et à des hommes politiques d'opinions et de croyances différentes :
Jules Delafosse a dit de la caserne « qu'elle est un agent de déclassement social et de dépravation universelle, qui disperse la famille, déracine la jeunesse, dépeuple les campagnes, engorge les villes. »
Étienne Lamy, l'académicien décédé en 1919, pensait que « le service militaire déprave les moeurs du soldat. » Le comte de Mun, cet autre académicien réactionnaire, mort en 1914, quelques semaines après le déclenchement du massacre européen, disait que « la caserne obligatoire est l'abus poussé jusqu'au despotisme, jusqu'au mépris des droits les plus respectables. » Selon le marquis de Voguë ― encore un académicien ! ― « les fils de nationalistes reviennent du régiment avec la haine de l'état militaire ». Cette appréciation est juste sous cette réserve que si les fils de nationalistes ont la haine du métier militaire ― parce qu'ils peuvent, dans une certaine mesure, en souffrir ― ils regardent d'un assez bon oeil les fils de prolétaires
partir pour l'armée. D'aucuns, même, très « patriotes » estiment que la durée du service militaire n'est pas assez longue ! La définition de la caserne qui me semble la meilleure est celle d'Urbain Gohier. De son livre célèbre : L'Armée contre la Nation qui renferme des pages vengeresses contre l'institution si chère au coeur de nos patriotes, j'extrais le passage suivant relatif à la caserne : « Elle est seulement l'École de tous les rires crapuleux : de la fainéantise, du mensonge, de la délation, de l'impudeur, de la débauche sale, de la lâcheté morale et de l'ivrognerie. Depuis que l'Europe entière subit le fléau du militarisme, l'espèce humaine y a descendu de plusieurs degrés. La vitalité surprenante et les progrès en tous genres de la race anglo-saxonne dont on cherche des explications plus ou moins ingénieuses, proviennent assurément de ce qu'elle échappe à l'action corruptrice et dégradante de la caserne.
L'alcoolisme universel qui gangrène la race française ne remonte pas si haut ; il est un produit de la caserne. La multiplication infinie des débits et des brasseries, où la nation entière, sans distinction de situations sociales, s'empoisonne maintenant, coïncide avec l'encasernement de la jeunesse. Au régiment, boire est le seul divertissement ; boire davantage est l'objet de toute émulation ; payer à boire est la source de toute considération. À ce régime, un peuple jadis réputé pour sa sobriété a contracté la maladie de Coupeau. Il faut, aux Français, des débits de boissons, même en chemin de fer ; ils vont de Paris à Versailles en buvant. La caserne pourrit la France d'alcoolisme et de syphilis. Et qui donc l'impose au peuple ? CEUX QUI N'Y VONT GUÈRE ET CEUX QUI N'Y VONT POINT. »
La belle page qu'on vient de lire n'exprime-t-elle pas, en peu de mots, tout ce qu'on peut dire, tout ce qu'il faut dire sur la caserne ?
Il est étonnant de nos jours, ― à une époque où, pourtant, l'antimilitarisme a fait des progrès, ― de constater le prestige qu'exerce encore, aux yeux des Jeunes, la caserne. Être pris au conseil de révision, constitue pour le conscrit, un titre de gloire ! Quant aux ajournés et aux réformés, ils sont l'objet, bien souvent, des plus stupides moqueries et du plus violent mépris, de la part des camarades déclarés « bons pour le service ». Regardez passer ces jeunes gens, au sortit du conseil de révision. Ils paraissent heureux de leur sort. Arborant cocardes et rubans, ils parcourent rues et boulevards en braillant des inepties. Avant que la journée ne se termine, ils sont ivres ! Je n'ai jamais pu comprendre l'exubérance de ces petits malheureux, à l'annonce qu'ils étaient reconnus aptes au service militaire et le spectacle de ces bandes chamarrées de décorations de pacotille aux multiples couleurs m'a toujours profondément attristé. Je me souviendrai toute ma vie du 12 avril 1915. J'avais, à cette époque, un peu plus de dix-neuf ans et je n'étonnerai personne en affirmant que, bien longtemps avant mon incorporation, mon dégoût pour tout ce qui touchait au militarisme était profond. Jeune encore, j'appréhendais l'instant où il me faudrait tout quitter : mère, famille, amis, maîtresse, pour rejoindre la quelconque caserne d'une ville perdue, dans laquelle, bon gré mal gré, je serais contraint de résider. Donc, le 12 avril 1915, mon baluchon sous le bras, nanti de quelques provisions dues à la prévoyance maternelle, je m'acheminai, à pas lents, vers la Gare Montparnasse, où devait avoir lieu l'embarquement. J'aurais bien voulu retarder le moment fatal ! Il était neuf heures du matin. Déjà, aux abords de cette gare, une agitation inaccoutumée et sans cesse grandissante emplissait les rues, les avenues et les boulevards avoisinants. Je n'étais, hélas ! pas le seul à partir ! Nombre de jeunes gens de ma classe ― la classe 16 ― qu'une feuille d'appel avait désignés pour rejoindre les garnisons de la région Ouest menaient, aux abords de cette maudite gare, un tapage infernal.
J'avais une mine d'enterrement. Et mon allure contrastait avec celle de ces jouvenceaux dont beaucoup, par leur attitude débraillée et leur turbulence inapaisable, faisaient preuve d'une inconscience coupable. Tout autour de la gare, c'était un grouillement de « conscrits » qui gesticulaient, criaient, chantaient, s'interpellaient et même s'injuriaient avec une aisance et un entrain surprenants. La terrasse qui borde la rue du Départ était « noire de bleus » ― si j'ose m'exprimer ainsi ― qu'accompagnaient leurs familles résignées. J'avais peine à concevoir qu'en pleine guerre, alors que depuis huit mois, le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis, rougissait les tranchées du front, des jeunes gens de dix-neuf ans fussent assez légers, assez inconscients, assez fous, pour partir avec le sourire, quand l'avenir se montrait sous un jour si sombre et si incertain ! Jeunesse inéduquée, sans doute, mais tout de même ! Cependant, l'heure de quitter ma bonne ville de Paris allait sonner. Je devais rejoindre Laval. Non sans regret et le coeur chargé d'angoisse, je montai, au hasard, dans le premier wagon qui s'offrit. Je n'avais pas le choix : tous étaient bondés. J'aurais bien voulu m'isoler pour réfléchir profondément : impossible. À ma grande déception, dans mon compartiment, une bande d'énergumènes donnaient libre cours à une joie bruyante : la joie d'entrer à la caserne et d'être soldats ! Sur les banquettes, dans les filets, ce n'étaient que victuailles entassées et les nombreux litres de « pinard » et d'alcool qui garnissaient les musettes des voyageurs ne laissaient subsister, dans mon esprit, aucun doute sur la capacité d'absorption de mes compagnons de route. Le train s'était à peine ébranlé que déjà ― sans doute pour ne pas faire mentir Urbain Gohier ― tout ce monde buvait à la régalade ne cessant cet exercice que pour reprendre en choeur des refrains idiots tirés du répertoire de l'époque. Avant Versailles, les cerveaux n'avaient pas la moindre lucidité, tant et si bien qu'entre Versailles et Rambouillet, on eut à enregistrer et déplorer, dans notre train, une série d'accidents. En effet, pendant la marche du convoi, les plus énervés de mes pauvres camarades circulaient sur les marche pieds, escaladaient le toit des wagons, passant de l'un à l'autre, pour « épater » les camarades, se tenant debout sur lesdits toits, pour amuser la galerie. Ce qui devait arriver arriva. Ces équilibristes amateurs perdirent l'équilibre et tombèrent sur la voie ; d'autres se fracassèrent la tête contre le tablier des ponts, nombreux sur la ligne. Entre Coignières et Le Perray, m'étant accoudé à la portière pour admirer le paysage, je comptai, non sans stupeur, plusieurs cadavres de ces imprudents, couchés en bordure de la voie ...
..........................................................................................................................
Je passe sur les détails de notre arrivée à Laval. Le lecteur devine dans quel état arrivèrent à destination les jeunes conscrits de la classe 16.
•••
Ce 13 avril 1915, vers dix heures du matin, nous franchîmes le seuil de la caserne Schneider, située dans le haut de la ville.
Le temps était maussade. Il avait plu, au cours de la nuit et, dans le ciel d'un gris sale, passaient, très bas et avec rapidité, de gros nuages noirs. Toute l'eau du ciel semblait s'être concentrée dans la cour de la caserne : ça et là, de larges flaques d'eau qu'il fallait prudemment contourner pour éviter un bain glacé et ne pas glisser dans la fange. Mais ce tableau, déjà sinistre, devait s'enrichir d'une teinte plus sombre dans cette cour, circulaient, mélancoliquement, les bras ballant, bourgeron blanc et tête rasée, des êtres qu'on eût pris volontiers pour des forçats.
C'étaient les recrues de Bretagne, arrivées de la veille ou de l'avant-veille à la caserne, appartenant, elles aussi, à la classe 16, comme nous les Parisiens !
Aucune expression dans notre langue pourtant si riche en locutions heureuses et justes ne saurait rendre tout le dégoût qui s'empara de mon être lors de ce premier contact avec le « régiment ». Et cet autre tableau du « réfectoire » lorsqu'une heure après notre arrivée, peut-être, on nous fit « déjeuner ». Je revois encore cette horrible chambrée du rez-de-chaussée dans laquelle nous prîmes notre premier repas. Je ne suis pourtant pas difficile et j'imagine que vous me croirez sur parole si j'affirme n'avoir jamais festoyé à la table des rois ! Non, je ne suis pas difficile. Sans doute, comme pas mal de mes contemporains, j'aime ce qui est bon, mais je ne suis pas exigeant quant au renom des mets qui me sont présentés. J'aime surtout prendre mes repas dans un cadre sinon riant, du moins propre. Oh ! ce réfectoire ! Quand nous arrivâmes, la table ou plus exactement une planche reposant sur ses deux tréteaux et qui faisait office de table, était d'une saleté repoussante : des débris de pain, des fragments de « patates » cuites, traînaient parmi de gros morceaux de « gras », lesquels nageaient dans du vin qu'on avait renversé et qui inondait la planche. Tous ces débris hétéroclites constituaient les restes du « repas » qu'avaient fait, peu de temps avant notre entrée, les recrues bretonnes. Je n'insiste pas sur le haut-le-coeur que j'eus à ce spectacle. Je n'eus guère d'appétit ce jour là. Au reste, je n'avais pas faim, j'avais d'autres préoccupations...
•••
Les mois, lentement, trop lentement, s'écoulèrent. Je ne vous étonnerai pas, cher lecteur, en vous certifiant que je n'ai supporté que bien difficilement le régime de la caserne. Onze ans se sont écoulés depuis, mais j'ai conservé de la cour du quartier, de la chambrée et du champ de manoeuvres de trop douloureux souvenirs qui, je puis l'affirmer, ne s'effaceront jamais. Durant tout mon séjour à la caserne, j'ai souffert moralement bien plus que matériellement.
La vue seule de la caserne provoque chez l'être libre, jaloux de sa liberté, et conscient des idées d'émancipation qu'il défend, un profond sentiment de tristesse et de dégoût ; la vue seule de ces bâtiments uniformes et froids lui serre le coeur ; c'est là, désormais, qu'il lui faudra vivre, c'est dans une de ces chambrées ignobles dont les fenêtres s'ouvrent sur la triste cour du « quartier » qu'il devra passer ses nuits!
•••
Que le lecteur me permette encore quelques souvenirs personnels qui illustreront mieux cet exposé. Incorporés en avril 1915, les « bleus » de la classe 16 séjournèrent à la caserne jusqu'en novembre de la même année, avant leur envoi dans des centres d'instruction, situés dans la zone des armées. C'est ainsi que nous passâmes, mes camarades et moi, tout l'été et presque tout l'automne à Laval, dans cette maudite caserne Schneider. Le matin, vers cinq heures, le clairon sonnait le réveil. Maudit clairon, combien de fois ai-je entendu sa voix aiguë et désagréable qui m'arrachait aux douces illusions du rêve ! Affreux clairon détesté, que de fois m'a-t-il fait reprendre contact avec la dure réalité ! Le « réveil », à la caserne, fut toujours pour moi un supplice. Ne marquait-il pas, en effet, le début d'une journée semblable aux précédentes, une journée comme les autres qu'il faudrait subir, bon gré mal gré ? Et après ce séjour odieux de la caserne, ce serait l'Inconnu, c'est-à-dire la guerre et peut-être la mort ! Douce perspective ! Le « réveil » m'était pénible pour une autre raison, et mes camarades de chambrée fournissaient, eux aussi, des éléments à mon dégoût. Rien n'est plus écoeurant qu'un « réveil » à la caserne. Imaginez cette horrible salle, nue et maussade, qu'est la chambrée, dans laquelle sont alignés une vingtaine de lits, dix de chaque côté environ, mes souvenirs, quant au nombre, ne sont pas très précis. Dans ces vingt lits dorment, chaque nuit, vingt êtres d'origine, de condition, de langage et de mentalité différents. Le clairon sonne. Presque aussitôt, c'est une explosion bruyante de propos grossiers, d'interpellations choquantes et d'exclamations déplacées. De lit à lit, on s'injurie parfois, se distribuant force bourrades parce qu'on est à la caserne et qu'on est soldat ! Ajoutez à cela l'atmosphère écoeurante de la chambrée, aux fenêtres closes, cette odeur de chaussettes sales et de pieds mal lavés, ou pleins de sueurs qu'on respire, sans compter les nombreux hoquets éructés par les ivrognes de l'escouade, par ces éternels assoiffés qui, buvant sans cesse, buvant le jour, buvant la nuit, se libèrent parfois du trop-plein de liquide qu'ils ont ingurgité... sur la couverture d'un camarade, et quelquefois même ― oh ! par inadvertance ― sur le visage d'un voisin de lit ! Non, rien n'est plus stupide, rien n'est plus répugnant que ces « réveils » en fanfare où la brute humaine se montre sans fard et sans artifice ! La caserne est bien l'école de la brutalité et de la grossièreté.
•••
L'été 1915 fut, je me le rappelle, particulièrement chaud. Chaque matin, nous allions au tir ou en patrouille contre des ennemis imaginaires. Naturellement, ces divers exercices n'intéressaient nullement l'antimilitariste que j'étais et que je suis plus que jamais. Les marches, par contre, m'ennuyaient moins parce que, chemin faisant, mon esprit vagabondait. Je m'évadais, par la pensée, du milieu. Si je songeais avec regret au passé, je pensais aussi et surtout à l'avenir, terriblement problématique. Le soir, quand, au lieu de rentrer à la caserne, nous cantonnions à quelques kilomètres de Laval, dans un village de quelques centaines d'habitants, je profitais des quelques heures de liberté relative qui nous étaient accordées avant l'extinction des feux dans les granges où nous devions passer la nuit, pour m'isoler et réfléchir dans la campagne, d'où s'exhalaient les parfums pénétrants des foins et des fleurs.
J'éprouvais alors une sensation de bien-être, loin des clameurs, loin du bruit... Malheureusement, ces marches n'avaient lieu qu'une fois par semaine. Les autres jours de la semaine, exercices ! Exercices ! exercices ! L'après-midi, à la caserne, était consacré au sommeil et, vers quatre heures, quand le soleil était moins chaud, à l'exercice sur le terrain de manoeuvres. De midi à quatre heures, vaincus par la chaleur, mais bien plus souvent par désoeuvrement, nous ronflions, étendus sur nos lits. Ce sommeil avait le don de nous plonger dans l'abrutissement le plus complet. Pour ma part, je me souviens qu'à mon réveil, j'étais littéralement abruti : durant une minute, je ne savais plus où j'étais ni quelle heure il était ; la notion du temps avait disparu et si l'on m'avait demandé à quelle phase de la journée nous étions, j'aurais été dans l'incapacité de répondre d'une façon précise. La caserne est l'école de la paresse et de l'abrutissement.
•••
Nous n'allions sur le terrain de manoeuvre qu'une heure environ. Ce terrain était situé derrière la caserne. L'air avait le don de faire disparaître cet engourdissement du cerveau et des muscles dont j'ai parlé plus haut. Sous la direction du lieutenant et parfois du capitaine, quelquefois même du commandant qui suivait nos évolutions, monté sur son cheval, nous exécutions des exercices idiots. (En principe, tous les exercices sont idiots.) À la pause, je contemplais le vaste horizon inaccessible et je m'évadais ― toujours par la pensée ― du triste milieu dans lequel je vivais. Parfois, j'apercevais, au loin, le vaguemestre, lequel, se dirigeant vers le point où nous évoluions, nous apportait des nouvelles de Paris. À sa vue, un peu de cette joie, rare à la caserne, inondait mon pauvre coeur ulcéré. Je bondissais, prenant ma place dans le cercle qui, déjà se formait pour entourer ce messager tant aimé ! Les lettres ! C'était mon unique réconfort et quelle mine piteuse je faisais quand ― cela m'arriva plus d'une fois ― j'avais été oublié ! À la caserne, le soldat attend non sans impatience les lettres du pays. Mais n'attend-t-il pas, au reste, toujours quelque chose ? Le matin, au réveil, on attend l'infect « jus ». Ensuite, on attend la « soupe » ; après la soupe, on attend le courrier du matin ; après le courrier du matin, on attend celui du soir ; après le courrier du soir, on attend la soupe de cinq heures ; après la soupe du soir, on attend que le « quartier » soit déconsigné pour sortir en ville. Mais ce qu'on attend avec le plus d'impatience encore, quand on n'est pas une brute, c'est la « classe » ; la « classe », c'est-à-dire la fuite, sans retour ! Cependant, on trouve des soldats qui « rengagent ». Ça se voit.
•••
Ah ! ces sorties en ville, le soir, qui en dira la monotonie ! Dès six heures, la soupe vite avalée, les caboulots sont pris d'assaut. Pris d'assaut par ceux qui ayant en poche quelques maravédis, veulent se donner l'illusion de la liberté. D'aucuns, les paysans plus particulièrement, restent au « quartier ». Dans les chambrées, se réunissent les « gars » d'un même pays ou d'une même contrée. Et là, groupés autour d'une bougie qui
n'éclaire pas, les parties de cartes succèdent aux parties de cartes, jusqu'à l'heure de l'extinction des feux. Souvent, le vin ou la « gniole » y contribuant, cela finit par des disputes, des coups de poing, quelquefois même des coups de couteau. La chambrée, le soir, quand tout est calme, a un aspect lugubre. Les soirs de rixe, elle devient sinistre... La cantine ; elle, regorge toujours de clients. Clientèle de paysans. Sur chacune des tables poisseuses de l'infâme débit réglementaire, quelques verres, accompagnés d'un litre de « rouge » ou de cidre, sont placés en évidence. Autour des tables, deux, trois ou quatre occupants, en treillis, qui tirent sur leur pipe sans mot dire quand ils ne jouent pas aux cartes ou ne « lèvent pas le coude ». Là aussi, cela finit quelquefois par des disputes et des batailles. La « clientèle » qui préfère s'abreuver en ville ne vaut guère mieux. Les débits de boisson, bien achalandés, distribuent à profusion vins, café, alcool, etc., etc... Le lupanar, lui, fournit le reste. J'ai frémi plus d'une fois en songeant à l'horrible chose que devait être le rapprochement éphémère, rapide du « gars » de caserne, ivre et brutal et de la fille de bordel, lasse et résignée. La caserne est l'école de l'alcoolisme et de la débauche sale.
•••
Il y a aussi les soldats qui par impécuniosité se promènent dans les rues de la ville, sans but, attendant l'heure de rentrer au « quartier ». À ces malheureux est réservé un sort peu digne d'envie : véritables automates ils sont tenus de saluer ― le règlement l'exige ― tous les gradés qu'ils croisent sur leur chemin, depuis les caporaux jusqu'aux maréchaux de France, en passant par le caporal fourrier, le sergent, le sergent fourrier, le sergent major, l'aspirant, l'adjudant, l'adjudant chef, le sous lieutenant, le lieutenant, le capitaine, le commandant, le lieutenant colonel, le colonel, le général de brigade, le général de division, le général de corps d'armée et le général d'armée ! Ouf !... Mués en machines à saluer, les pauvres soldats de deuxième classe doivent constamment avoir la main au képi ― il y a tellement de gradés ! ― Malheur à qui oublie ce devoir essentiel : la salle de police et la prison sont là pour les rappeler au respect de la discipline ! Les promenades en ville sont monotones et dépourvues du moindre charme. On les rencontre souvent par deux, les petits soldats, le nez au vent, traînant avec eux l'ennui. En les voyant, on pense à ce refrain fameux :
Et les bras ballants
D'vant les monuments
Tous les deux, on s'promène
Ça vous fait passer l'temps...
Évidemment !
•••
Neuf heures tintent tristement à l'horloge de la caserne. Individuellement ou par groupes, ils rentrent, les petits soldats, sous l'oeil inquisiteur du sergent de garde.
Les godillots résonnent lourdement dans les sombres escaliers conduisant aux chambrées. Des refrains obscènes sont repris en coeur par des chanteurs amateurs. Toute la caserne est en effervescence. Le tapage est infernal. Chut ! Voici le sergent de semaine qui, une liste à la main, va procéder à l'appel. Tout le monde se tait. Il a terminé. Il part. Les joueurs de cartes continuent la partie interrompue. Et les chants reprennent de plus belle, tant pis pour les dormeurs ! Le moment est venu, grâce à l'ombre complice, de faire subir mille brimades aux plus faibles et aux pauvres « gars » ― des « innocents » parfois ― choisis comme têtes de turcs. La caserne est l'école de la lâcheté.
•••
Il me reste un mot à dire des chefs. À mon sens, les chefs ne sont ni meilleurs, ni plus mauvais que les hommes qu'ils sont appelés à commander. Ce sont des hommes, de pauvres hommes comme les autres. Bon nombre de soldats de 2e classe n'ont qu'un désir : conquérir des galons. Leur rêve satisfait, ils deviennent aussi mauvais que leurs supérieurs contre lesquels ils s'indignaient étant simples soldats. À vrai dire, un gradé qui applique le règlement avec modération et qui s'efforce d'être juste envers ses subordonnés ― n'oublions pas qu'un gradé n'est-pas un anarchiste ― est bien moins mauvais que le soldat de 2e classe qui fait subir à un camarade plus faible, de ridicules et dures brimades. La plupart des chefs, dans l'armée, sont victimes de cette déformation professionnelle qui fait des moins mauvais des imbéciles ou des tyrans. Donnez à un homme un bout de galon, un morceau de ruban ou une croix : neuf fois sur dix, vous transformerez cet homme à son désavantage. Le type caractéristique du gradé, c'est l'adjudant « Flick », le héros immortel de Courteline. On ne connait que trop ce « chien de quartier » rôdant dans la cour de la caserne, fourrant son nez partout, se cachant pour mieux surprendre ses inférieurs en défaut, afin de pouvoir leur infliger une punition exemplaire. Ce type existe encore, hélas ! et si la guerre en a fait disparaître quelques-uns, il fleurit encore dans les régiments de France et de Navarre et pousse dans les cours de caserne comme le champignon sur le fumier. La bêtise de l'adjudant Flick est incroyable. Les motifs qu'il porte au registre des punitions prouvent son incurable imbécillité. Il y a quelques années, dans une caserne de France, un soldat, pour s'éviter la peine de descendre la nuit aux w.c. ― c'était en hiver ― avait trouvé plus simple de se... libérer par la fenêtre. L'adjudant Flick, ou un de ses dignes collègues, avait surpris l'imprudent en plein... épanchement. Naturellement, après l'envoi à la salle de police du coupable, le motif suivant avait été rédigé sur le champ : « Pissait par la fenêtre en faisant des zigzags et sifflait un air d'opéra pour amortir le bruit de la chute. » Courtelinesque mais authentique. Il ne m'est malheureusement pas possible d'énumérer tous les « bons motifs » dont, j'ai eu connaissance, il me faudrait plusieurs colonnes de l'Encyclopédie. Mais la bêtise de l'adjudant Flick est suffisamment connue pour qu'il soit inutile d'insister. Comme conclusion à cette modeste étude, je pourrais citer le mot d'Anatole France : « La caserne est une invention hideuse des temps modernes ». En effet, elle prend le jeune homme à l'âge où celui-ci éprouve le désir de tout voir, de tout connaître et d'acquérir l'expérience nécessaire de la vie ; elle le soumet à une discipline de fer, féroce et barbare à laquelle il doit se soumettre aveuglément. La caserne ne dégourdit pas l'homme de vingt ans, comme certains esprits rétrogrades se plaisent à le dire et à le proclamer. Ou plutôt elle le dégourdit dans le mauvais sens du mot. Elle le dégourdit par des distractions malsaines, sur les bancs crasseux de la cantine et sur les canapés défraîchis du bordel.
La caserne prend le jeune conscrit et le transforme en un être abject : brutal envers ses camarades plus faibles, lâche et menteur selon que cette attitude favorise ses desseins, hypocrite devant ses chefs, ivrogne au besoin et contaminé trop souvent. De plus, elle brise, compromet sa situation sociale. Mais la caserne a de chauds partisans et d'ardents défenseurs parmi les députés qui saisissent avec empressement l'occasion qui leur est offerte de défendre leur meilleur électeur : le bistro. La caserne n'est même pas défendable du point de vue de la défense nationale ― problème qui ne saurait cependant intéresser les sans patrie que nous sommes. On l'a bien vu au début de la guerre, en 1914. La jeune classe 14 fut envoyée au feu, trois mois après son incorporation et, naturellement, si elle s'y fit tuer, comme les réservistes, il n'en est pas moins vrai qu'elle « tint le coup » pour parler un langage outrageusement jusqu'au-boutiste. Oui, la caserne est inutile et néfaste à tous les points de vue. Elle est la forteresse d'où la classe capitaliste lance ses forces contre la foule en révolte. Mais elle est aussi un bagne dans lequel on comprime les meilleurs sentiments, une géhenne dans laquelle on mate les plus généreuses aspirations de la jeunesse.
•••
De tous les camarades que j'ai connus à la caserne, j'en sais qui ont eu le privilège ― c'en est un ― de
rentrer dans leur foyer, la guerre terminée. D'autres, le plus grand nombre, sont couchés pour toujours dans la boue de Verdun ou sous la terre crayeuse de Champagne. Lamentable sort qu'ont eu ces derniers ! Leur jeunesse s'écoula entre les murs austères et rébarbatifs de la caserne. Et quand ils quittèrent celle-ci, ce ne fut que pour marcher au-devant de la Mort qui les prit à vingt et un ans ou vingt-deux ans ! De la Vie ils ne connurent que la face grimaçante, de cette Fée versatile et fantasque, ils n'obtinrent jamais le moindre sourire.
Quittant l'École pour la Caserne, leur jeunesse fut monotone et triste et l'on peut dire qu'ayant délaissé la Chambrée pour la Tranchée au fond de laquelle ils rendirent le dernier soupir, ils furent dans la situation du condamné à mort qui quitte la Prison pour se rendre à l'Échafaud. Sans doute, ils furent victimes inconscientes du Drame dans lequel ils jouèrent un rôle de premier plan ― sinon profitable. Leur jeunesse et leur inexpérience furent leur seule excuse.
Nous, les Survivants de l'odieux Massacre, notre devoir est tout tracé : discréditons de toutes nos forces le Militarisme et la Caserne ; croyons à l'évolution des Esprits. Et puisse cette opinion du général Langlois trouver bientôt sa justification : « La caserne développe l'antimilitarisme ».


Lucien LÉAUTÉ.

Cartels 2 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Les Cartels sont doués d’une formidable vitalité. Ils dépensent une énergie considérable pour maintenir socialement leur suprématie. En dehors des guerres qu’ils provoquent pour acquérir soit des débouchés, soit des champs d’exploitation plus vastes, dont nous avons déjà exposé le caractère en traitant du Brigandage , les Cartels ont organisé un appareil de combat social extrêmement souple et puissant opérant à l’échelle internationale. Son siège est actuellement à Berlin. Non seulement cet organisme fixe les prix d’achat et de vente des matières et produits, contingente les marchandises, série les efforts en vue de les faire porter sur tel ou tel point du globe, mais encore il détermine la valeur des salaires, organise l’émigration et l’immigration, jette ici une quantité de bras énorme pour provoquer une grève dont l’importance varie de la localité à la région ou la nation, provoque là le chômage et pousse à la surproduction ou au malthusianisme suivant le cas et ses intérêts.
Il n’est pas un conflit social qui ne soit provoqué par cet appareil de direction capitaliste, que ce soit grève ou lock-out.
Généralement, le Cartel opère par industrie et par région. Lorsqu’il veut, par exemple, provoquer un conflit dans le Nord, abaisser les salaires, il réduit le prix de série du travail aux pièces imposé presque partout. Il arrive un moment où les ouvriers ne peuvent plus atteindre le salaire normal. Si un mouvement a lieu, le patronat, qui a constitué un stock peut attendre 25 jours, 3 semaines, davantage si c’est nécessaire. Il vit sur ce stock ou bien même fait exécuter dans une autre région les commandes qu’il reçoit.
Il fatigue et vainc ainsi, tour à tour, toutes let régions, toutes les industries. Il réussit d’autant plus facilement que les ouvriers ignorent généralement la composition du Cartel, ne savent pas qu’ils contribuent à l’échec de leurs camarades en effectuant leur travail, qu’ils luttent contre leurs frères des autres régions.
L’insuffisance actuelle de l’organisation du mouvement mondial ne permet pas aux ouvriers de lutter contre leurs adversaires à armes égales.
Non seulement, les industriels agissent ainsi sur le terrain national, mais cette entente se poursuit et se développe sur le plan international. Si le Cartel a décidé d’englober tout un pays dans un mouvement de lock-out ou de grève, il a soin, en dehors des stocks nationaux préalablement constitués, de mettre à la disposition des industries du pays visé des stocks étrangers qui alimentent la clientèle.
Les mineurs, en particulier, sont souvent victimes de cette tactique et le textile, la laine, la métallurgie, en ont eux aussi, fait très souvent la triste et décevante expérience.
Il en sera ainsi tant que la classe ouvrière n’aura pas modifié la structure de son organisme de lutte, tant qu’elle n’aura pas adapté ses organes par l’instauration du contrôle ouvrier syndical, tant que ses Fédérations d’industrie seront dans l’incapacité de connaître les composants des Cartels et d’opposer force à force.
Lorsque nous examinerons le Contrôle ouvrier, nous exposerons le caractère, le fonctionnement et le but de tous ces organes qui manquent au syndicalisme et sont devenus nécessaires pour lui permettre de résister d’abord et de vaincre ensuite son adversaire.
Au Cartel industriel des Patrons, il faut opposer le Cartel des Ouvriers par industrie et sous industrie, utilisant des formations de lutte analogues, se mouvant avec une force et une aisance égales. C’est toute une organisation nouvelle qui s’impose, non plus sur le plan du métier, de la profession, mais sur celui de l’industrie.
L’idéal serait de former des syndicats qui auraient sur notre plan le même caractère que le Konzern Stinnes, un syndicat qui grouperait les extracteurs, les transformateurs, les transporteurs, les vendeurs d’un même produit fini. C’est dans cette voie que les ouvriers doivent diriger leurs efforts. Ce n’est qu’en opérant ainsi qu’ils possèderont quelques chances de rétablir un équilibre que leur incompréhension, leur évolution trop lente, voire même leur conservatisme, ont singulièrement compromis.

Pierre Besnard.

CARTEL n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébatien Faure


Le Cartel est l’une des formes de concentration de l’industrie moderne. Le Cartel est d’origine allemande. Il suivit de près la formation des trusts américains. Il est légèrement différent de ceux-ci. Tandis que les trusts américains ont pour but de grouper les firmes de même industrie ou les exploitants de matière première de même nature pour la défense des intérêts mis en commun, les Cartels, selon la forme allemande, n’associent les fabricants que pour la vente par les soins d’un syndicat chargé d’établir les prix, de rechercher et de servir les clients, d’opérer la répartition des commandes entre les firmes syndiquées, tour en laissant autonomes les fabricants participants au Cartel.
Ces Cartels sont connus sous le nom de concentration en largeur. Depuis la fin de la guerre, quoi qu’elle fût depuis longtemps en gestation dans l’esprit d’Hugo Stinnes, une nouvelle forme de Cartel a été réalisée. Il s’agit de la concentration en hauteur ou en profondeur.
Ce Cartel a pour but de réunir en une seule main toutes les industries qui concourent à l’exécution d’un même produit final, depuis les matières premières initiales : combustible, minerai, bois, etc., jusqu’à l’objet utilisable par le consommateur : locomotive, lampe électrique, machine agricole, etc...
Et comme, en général, il vient s’y ajouter encore la participation disciplinée de fournisseurs d’éléments divers entrant dans les transformations successives de la matière, on peut dire que cette forme (le Cartel est une concentration industrielle à trois dimensions. Ces Cartels perfectionnés sont appelés, en Allemagne, Konzerns. Les premiers trusts furent ceux de l’acier et du pétrole constitués respectivement par Morgan et Rockefeller. Ils prirent naissance en Amérique en 1896 et 1907. Nous y reviendrons lorsque nous étudierons ce mot.
Les Cartels allemands datent de 1898-1900. Ceux de l’acier, du fer, du minerai, des constructions navales turent les premiers qui se constituèrent. Augustin Thyssen en fut l’initiateur. Stinnes fut d’ailleurs son élève et collaborateur. Thyssenet Krupp étaient les maîtres de l’acier et du fer et de toutes les fabrications qui découlaient de l’emploi de ces matières. Ballin, le grand maître des constructions navales, le Président du Conseil d’administration de la “Hambourg America“ s’était réservé cette branche spéciale.
Bien entendu, ces Cartels dépassent, en général, le cadre national et donnent naissance à des groupements internationaux plus connus sous le nom de : Consortiums.
Le Cartel de l’acier et du fer d’Allemagne avait, par exemple, comme associé, en France : Schneider ; en Belgique :Cockerill ; en Angleterre : Armstrong. Ensemble, ils exploitaient les mines de l’Ouenza, en Algérie, et nombre d’autres gisements de minerai.
Ce n’est que plus tard que le Cartel prit naissance en France, vers 1911. Le premier Cartel, plutôt moral que matériel, fut constitué par les grands réseaux de chemin de fer, sous le nom de “Comité de Ceinture”. Puis le Comité des Houillères, le Comité des Forges, celui des Armateurs, le Consortium de l’Industrie textile, suivirent de près dans le domaine matériel. Aujourd’hui, toutes les industries et principalement les plus récentes : celles du cycle, de l’automobile, de l’aviation, de l’électricité (force et produit) sont, elles aussi, cartellisées.
Le Cartel est devenu une force industrielle qui exerce une telle influence sur les marchés nationaux et mondiaux, qu’il est impossible aux industriels de s’y soustraire. S’ils persistent à rester isolés, ils sont complètement écrasés et ruinés.
II y a aussi dans tous les pays le Cartel des Banques (grandes, moyennes et petites), celui des journaux, ceux du blé, de la meunerie, des transports fluviaux, etc... On peut dire que les Cartels, Trusts et Consortiums, avec leurs formes diverses de concentration, se partagent, chacun dans leur sphère, l’hégémonie économique, dirigent les États, font l’opinion, disposent de l’ensemble de la production. Le Cartel est né le jour où les firmes importantes ont compris tout le danger que présentait pour eux le jeu de la concurrence. Aussi, au lieu de se combattre, les rivaux décidèrent de s’unir pour lutter en commun et conquérir ensemble les marchés.
Une coalition de cet ordre fut rapidement victorieuse de ses concurrents directs qui n’eurent plus, pour échapper à la ruine, qu’à s’entendre avec leurs concurrents de la veille pour la fixation des prix communs.
Bien entendu, ces ententes qui allèrent sans cesse en s’élargissant, ne se bornèrent bientôt plus aux produits manufacturés. Il était normal de les étendre aux matières premières elles-mêmes. Ce fut vite fait.
De cette façon, les industries de base et de transformation se trouvèrent à tous les échelons cartellisées.
Ceux qui étaient à la tête pouvaient à loisir fixer le prix des matières premières ou des objets fabriqués, puisqu’ils disposaient, en fait, de l’ensemble de la matière ou du produit.
Les petites quantités qui échappaient à leur contrôle ne pouvaient en rien “fausser“, les prix établis par le Cartel, que ce soit pour l’achat de la matière ou la vente du produit.
Nous vivons en fait sous la dépendance de ces organismes tentaculaires et rien au monde, dans quelque domaine que ce soit, n’échappe à leur direction, leur contrôle. Ce sont, dans tous les domaines, les vrais maîtres des pays.
Par le Cartel des industries ou du négoce, les dirigeants de ceux-ci font, quand ils le veulent, la hausse ou la baisse de tel ou tel produit. Ils stockent pour revendre en masse à un moment choisi par eux ou laissent perdre parfois d’énormes quantités de produits de toutes sortes pour provoquer des paniques au cours desquelles ils réaliseront des gains scandaleux. Et, bien entendu, ceci se passe sur le plan international aussi bien que sur le plan national. Ces Cartels ont leurs marchés spéciaux, pour chaque catégorie de matières ou de produits. C’est là, sur ces places, qu’ils fixent les cours pour les importations. Rotterdam, Le Havre, Bordeaux, Hambourg, Gênes, Anvers, Glasgow, Londres, etc., sont des marchés internationaux de ce genre. Les cours nationaux ainsi fixés d’après une échelle internationale, les cours locaux ou régionaux sont fixés par les Bourses de Commerce, principaux auxiliaires des Cartels, Trusts, etc...
Tout cet ensemble est manoeuvré par le Cartel des Banques qui le dirige de haut et l’administre en fait. Les campagnes de presse appropriées sont également dirigées par les Banques qui contrôlent les grands journaux et forment l’opinion, la trompent ou l’aiguillent. dans le sens désiré par les maîtres de l’économie nationale et mondiale pour la réussite de leurs machiavéliques combinaisons.
Le public, qui ne comprend rien à toutes ces affaires ténébreuses, est proprement écorché. Il crie, gesticule, tempête, mais paie. C’est d’ailleurs tout ce que lui demandent les industriels et les négociants et les banquiers. Il n’est pas une richesse au monde qui ne soit de nature, pour son exploitation, à donner lieu à la constitution d’un Cartel où se réunissent exploitants, fabricants et financiers.
Bien que ces Cartels ou formations similaires aient trouvé le moyen de mettre l’univers entier en coupe réglée, ils ne sont pas arrivés à établir entre eux l’harmonie, Souvent, pour ne pas dire toujours, des groupes rivaux se créent pour se disputer la possession de la matière ou la vente du produit. C’est la nouvelle forme de la concurrence. Le public n’en bénéficie d’ailleurs que fort peu de temps. Lorsque les adversaires s’aperçoivent que cette concurrence devient désastreuse pour eux, et surtout s’ils sont d’égale force, ils ont tôt fait de conclure des ententes ou de s’allier définitivement en fondant un cartel plus large. Et, de proche en proche, le nombre des concurrents diminue jusqu’à ce que tous les exploitants industriels ou négociants fassent partie d’un même groupement qui exercera son hégémonie sur une région, un pays, plusieurs pays, l’univers. Il en est ainsi pour toutes les grandes branches de l’industrie ou du commerce : Pétrole, Houille, Minerai, Fer, Coton, Coke, etc., etc...
Hugo Stinnes, mort en 1925, alla plus loin. En se rendant maître du charbon, du minerai, du fer, des ateliers de construction, des banques, des transports par eau, des chantiers maritimes, des navires, en y ajoutant la possession des chemin de fer, il mit debout un appareil d’une formidable puissance économique à laquelle s’ajoutait une égale puissance politique par la possession de la presse.
Il avait ainsi réalisé le maximum de puissance, d’harmonie et d’économie et de perfectionnement dans la production par une concordance d’efforts variés dirigés par un seul cerveau, le sien. Par cette combinaison, il se débarrassa de son concurrent : Walter Rathenau. Il supprimait ainsi les concurrences entre fabricants, les heurts, les conflits entre exploitants, le stockage superflu en instituant l’émulation entre tous les exécu-tants, la fabrication en grande série, la standardisation poussée au maximum, la vente développée des produits jugés les plus avantageux.
En même temps, les recherches scientifiques et techniques étaient poussées avec méthode, avec des moyens extrêmement puissants qui ouvraient chaque jour des voies nouvelles au progrès des fabrications.
Une telle organisation est un véritable État dans l’État. Elle le domine réellement. Le Konzern Stinnes a subi une si forte crise, après la mort de son fondateur, qu’on ne sait encore s’il la surmontera. Il a contre lui les grandes banques indépendantes qui veulent s’affranchir d’une tutelle qu’ils estiment insupportable. Par contre, la Reichsbank et l’État prussien cherchent à éviter le krach, dont l’importance prévue dépasse 1 milliard et demi de francs. Cette situation est due à une grosse erreur d’appréciation commise par les fils Stinnes qui ne surent pas distinguer entre l’inflation et la stabilisation et ne se débarrassèrent pas à temps des valeurs dites de combat ou de réalisation pour ne conserver que les valeurs actives du Konzern, aujourd’hui menacé dans ses bases. En tous cas, qu’il se liquide ou qu’il vive, le Konzern de Stinnes aura marqué dans l’histoire du capitalisme. Son expérience servira aux grands manieurs d’hommes et de capitaux. Les Konzerns vont se généraliser et s’internationaliser. Ce semble devoir être la forme dernière de la concentration industrielle et capitaliste. C’est contre ces formidables appareils que le prolétariat aura, en définitive, à lutter pour assurer la suprématie du travail. En dehors de leur activité économique de premier plan, les Cartels ont aussi – et c’est forcé - une activité sociale considérable qu’il convient d’examiner.