LES
ROUGES ET LES PÂLES
On
a toujours trompé le peuple ; le tromper pour en vivre, c’est
l’affaire des gens qui se font du lard à se dépens et qui se
pâment de bien-être pendant qu’il gèle dans les rues où leurs
victimes battent la semelle sur les pavés, pendant qu’il fait faim
dans les taudis où grouillent des enfants qui se blottissent comme
de petits lapins pour avoir moins froid.
Pour
épouvanter ces pauvres diables et leur arracher leur sous, — et
comme ils sont beaucoup sur terre ça finit par faire des pièces
blanches pour nos exploiteurs, — on leur dit que les hommes de 89,
de 93 et de 48, étaient des rouges, c’est-à-dire des coupeurs de
têtes, des buveurs de sang, des mangeurs de chair fraîche.
Le
pauvre peuple, rivé au collier de misère, a vu de grands drames et,
comme il est sur terre pour travailler, souffrir, ruminer et
entretenir un tas de gueux, il n’a même pu apprendre à épeler
chez M. Butor, de sorte qu’il est obligé de croire ce qu’on lui
dit, puisqu’il ne peut lire la vérité écrite par des hommes qui
le défendent.
Pauvres,
soyons hommes !
Malgré
que nous soyons poursuivis et traqués par des ambitieux qui ne sont
pas plus forts que nous, — oh ! non ! ce serait humiliant de penser
cela, ils sont plus lâches, voilà tout, — nous ne cesserons pas
de vous dire la vérité et de l’écrire : donc que ceux qui savent
lire, réunissent leurs voisins chez eux et leur fassent la lecture.
En même temps qu’ils se réchaufferont par l’union, ils
s’instruiront par la pensée.
Sans
grandes phrases, sans tourner vingt-quatre heures autour du sujet, je
vais vous dire la différence qu’il y a entre les pâles et les
rouges ; et quand vous aurez lu, nous verrons ceux que vous préférez.
Cependant,
ça n’est pas sans chagrin que je me vois obligé de vous prouver
une fois de plus qu’on vous trompera longtemps encore, si vous
persistez dans votre ignorance, si vous subissez tout soit par
crainte ou par tolérance, si vous êtes humiliés de votre misère,
et que vous croyez que vous n’êtes pas des hommes parce que vous
êtes pauvres !
Allons
donc, misérables !
Allons
donc, misérables ! vous êtes la grande famille de la terre ; vous
êtes nombreux comme les épis de blé ; vous êtes larges, solides,
bien plantés comme des chênes ; vous n’avez qu’à vous prendre
par la main et à danser en rond autour de ce qui vous gêne, pour
l’étouffer. Faut-il donc vous aiguillonner, vous pousser par vos
flancs creux, vous exciter comme les boeufs à la charrue pour vous
faire aller de l’avant et vous forcer à marcher vers l’avenir
qui doit vous sauver ? Allons donc, misérables ! si vous avez trop
de crasse sur nos camisoles de force, trop de clous à vos colliers ;
si vous avez la poussière des siècles sur vos besaces, les toiles
d’araignée de la misère sur vos sacs, secouez-vous ! Frémissez !
faites trembler votre peau comme les chevaux quand on les cingle, et
la crasse et la poussière et les toiles d’araignées iront çà et
là s’étaler sur les beaux habits, sur les chapeaux à plumes, sur
les chamarrures, sur les manteaux d’hermine des gueux de la haute
qui brillent comme des soleils en exploitant votre misère et votre
inertie.
Vous
le voyez bien, l’égalité ne tient qu’à un coup d’épaule !…
..................
Maintenant
voyons un peu les rouges et les pâles, deux espèces d’hommes qui
ne boivent pas, ne mangent pas et ne pensent pas de même. Tout cela
peut paraître monstrueux, mais vous allez voir que je dis vrai :
d’abord vous n’avez pas le droit d’en douter.
Les
rouges
Des
hommes de moeurs douces et paisibles, qui se mettent au service de
l’humanité quand les affaires de ce monde sont embrouillées et
qui s’en reviennent sans orgueil et sans ambition reprendre le
marteau, la plume ou la charrue. Ils s’habillent comme vous : ils
portent une limousine ou un manteau de gros drap quand il fait froid
; une simple cotte et une vareuse quand il fait chaud ; ils habitent
comme tout le monde, n’importe où ; ils vivent comme ils peuvent,
et mangent parce qu’il faut vivre.
Les
pâles
Des
hommes de moeurs frivoles et tapageuses, qui intriguent, cumulent les
emplois et embrouillent les affaires de ce monde. Pétris d’orgueil
et d’ambition, ils se drapent dans leur infamie et font la roue sur
les coussins moelleux des voitures armoriées qui les transportent de
la cour d’assises au bagne du tripot. Ils ne s’habillent point
parce que les moeurs et la température l’exigent, ils se costument
pour vous éblouir et vous faire croire qu’ils ne sont pas de chair
et d’os comme vous ; leur vie est un éternel carnaval, ils ont des
culottes courtes pour aller à tel autre ; ils ont des habits vert
pomme brodés sur toutes les coutures, des chapeaux à cornes ornés
de plumes ; je vous demande un peu si tout cela n’est pas une vraie
comédie, si ce n’est point une éternelle descente de la Courtille
?
Ils
n’habitent point ceux-là, ils demeurent dans des hôtels : tout y
est d’or, de marbre, de velours, tout y est doré sur tranches,
depuis les meubles jusqu’aux larbins. Ils ont depuis des valets de
pieds jusqu’à des donneurs de lavements. Leurs chevaux sont mieux
vêtus que nous, leurs chiens sont mieux nourris et mieux soignés
que vos enfants. Il est cent mille pauvres en France qui seraient
heureux de demeurer dans les écuries de leurs chevaux ou dans les
niches de leurs chiens.
Les
pâles ne mangent pas parce qu’il faut vivre, non ; ce sont des
goinfres pour lesquels il existe des Chabot qu’on décore parce
qu’ils ont trouvé l’art d’assaisonner une truffe ; des
goinfres pour lesquels un Vatel se brûle la cervelle, quand sa sauce
n’est pas dorée à point.
Les
rouges
Ceux-là
ne veulent plus que vous payiez des impôts pour entretenir les
autres ; ceux-là ne veulent plus qu’il y ait des casernes et des
soldats, parce que n’étant pas les ennemis du peuple, ils ne le
craignent pas ; ils savent, ceux-là, que le peuple se fait armée
quand ses frontières sont menacées.
Ils
veulent que vous ayez votre part d’air et de soleil ; que nous
ayons tous également chaud et que nous ne mourions pas d’inanition
à côté de ceux qui crèvent d’indigestion.
Ils
veulent qu’il n’y ait plus de terres en friche, de pieds sans
sabots, de huches sans pain, de pauvres sans lit, d’enfants sans
nourrices, de foyers sans feu, de vieux sans vêtements.
Ils
veulent que les lois soient les mêmes pour tous ; qu’on ne dise
plus aux victimes qu’il faut être riche pour poursuivre les
coupables. Ils veulent la liberté, c’est-à-dire le droit de
travailler, de penser, d’écrire, d’être homme, d’élever ses
enfants, de les nourrir, de les instruire, d’en faire des
citoyens.
Ils
veulent le droit de vivre enfin !
Ils
veulent l’égalité, c’est-à-dire qu’il n’est pas d’hommes
au-dessus des autres ; que nous naissons tous et mourons de même ;
que les titres sont des injures faites à la dignité d’homme ; que
deux enfants couchés dans le même berceau n’ont pas sur le front
de marques distinctives. Ils veulent l’égalité dans
l’instruction, l’égalité dont la nature a prouvé l’existence
par la naissance et la mort des hommes.
Ils
veulent la fraternité, les rouges ! la fraternité entre les
peuples, sans esprit de nationalité, sans préjugés de religion,
sans différence de ciel. Ils veulent que le fort secoure le faible ;
que le vieillard conseille l’enfant, que le jeune homme protège le
vieillard.
Ils
ne veulent plus qu’il y ait des bureaux de bienfaisance et des
huches de charité : le bureau de bienfaisance doit être l’humanité
tout entière, la huche de charité doit être chez tous les
citoyens.
Ils
veulent la fraternité, parce que c’est le point de départ de la
liberté et de l’égalité.
Les
pâles
Les
pâles, au contraire, veulent que vous soyiez surchargés d’impôts
et que vous les payiez sans dire ouf ! Ils arrachent des bras à la
terre, ils appauvrissent votre agriculture et vous prennent vos
enfants parce qu’il faut des soldats pour faire exécuter leurs
volontés et vous obliger à vous courber sous le joug. Et ce sont
vos fils qu’ils chargent de cette infâme besogne ! et ce sont vos
fils qui deviennent vos bourreaux !
Ils
veulent que la terre leur appartienne et que vous n’ayiez sous le
soleil qu’un petit recoin sombre et isolé, de quoi juste vous
coucher vous et les vôtres, en tas comme les chiens dans un chenil.
Ils veulent que leur dorure brille seule et que vos haillons ne
prennent pas plus l’air que votre poitrine, que votre front, que
votre esprit !
Ils
veulent être inviolables et pirouetter odieusement en face de la
justice sans qu’elle ose leur poser le grappin dessus. Ils veulent
vous mener comme des bêtes de somme et vous bâtonner si vous ruez,
et vous assommer si vous cherchez à mordre. La justice n’a une
balance que pour vous, les pâles n’entendent pas qu’on les pèse
!
Ils
ne veulent pas la liberté, parce qu’il leur faut des serfs : parce
que nos libertés ont un prix et qu’ils sont assez riches pour en
acheter ; parce qu’ils n’entendent pas que vos enfants
s’instruisent avec les leurs sur les bancs d’un même collège ;
parce qu’ils veulent conserver le monopole des titres et des
emplois, du droit de vivre et de vous étouffer.
Ils
ne veulent pas de l’égalité, parce qu’ils rougiraient de vivre
de votre vie, de porter vos hardes et de s’appeler simplement :
Pierre Nature au lieu de Richard de la Pétaudière.
Ils
ne veulent que leurs enfants, en venant au monde, aient l’air
d’être une goutte de lait tombée des lèvres de la Vierge, tandis
que les vôtres ne seraient qu’une boule de chair extirpée des
entrailles d’une mauvaise femelle.
Ils
ne veulent pas l’égalité, parce qu’il est question chez les
pâles de petits pieds roses et de petites mains blanches ; que les
petits pieds ne sont point faits pour marcher, que les petites mains
ne sont point faites pour travailler. Je m’étonne même que ces
gens-là n’aient pas exigé que nous les encadrions dans les niches
à jésus et que nous allions les adorer trois ou quatre heures par
jour, histoire de leur lécher les pieds, car ils ne souffriraient
même pas que nous les embrassions ; pour les femmes des pâles, nous
ne sommes pas des hommes, aussi n’hésitent-elles pas à se mettre
au bain devant celui qui les coiffe. Ils ne veulent point de la
fraternité, parce qu’ils se sont faits les apôtres de la guerre,
du despotisme, de la discorde ; parce que c’est dans nos troubles,
dans nos calamités qu’ils ont ramassé leurs parchemins et qu’ils
ont trouvé à se faire coudre de l’or sur leurs habits, à se
fabriquer des couronnes, à se tailler des manteaux de pourpre et
d’hermine, couleur du sang et de l’innocence de leurs victimes.
Les
rouges
Ceux-là
ont fait 89 pour rendre aux hommes leurs droits et leur dignité ;
leur révolution fut sociale et humaine. Ils ont rasé la Bastille,
où gueux et grands seigneurs avaient souffert ; ils ont proclamé la
République et tendu la main à tous les peuples ; ils ont repoussé
les barbares avec des enfants sans expérience, sans pain et sans
souliers ; avec de pauvres diables qu’on voulait parquer comme des
bêtes et qui avaient justement des coeurs de héros. Ils ont fait
1830 et 48… Il paraît qu’ils font ce qu’ils veulent quand ils
s’y mettent ! Les pâles, qui ne sont forts et arrogants qu’aux
soirs d’émeutes prennent vite la poudre d’escampette quand la
colère des rouges s’affirme par une révolution.
Les
pâles
Ceux-là
sont les héritiers des Attila, des Charlemagne, des Louis XIV ; ils
cherchent à perpétuer les vices des uns et les crimes des autres.
Ils ont quatorze siècles de tyrannie dans les veines ; des crimes
par-dessus la tête ; des oubliettes, des cadavres, des remords sur
la conscience. Nous avons un 89 sur le front ; eux, ils n’ont que
les croix de sang de leur Saint-Barthélemy.
Ils
marchent sournoisement la dague au poing, la fourberie dans les yeux,
le coup d’Etat sur les lèvres !
Les
rouges
On
vous dira que j’écris du mal de gens qui ne sont pas nos
semblables, Dieu merci ! que j’excite à la haine et au mépris des
citoyens les uns contre les autres, comme si les pâles étaient des
citoyens !
On
vous dira que j’offense ceux qui règnent, leurs amis, leurs
complices et ceux qui se vautrent comme eux ; que je fais l’apologie
de la Révolution, et que je provoque à commettre un ou plusieurs
crimes.
Je
sais tout cela, on me l’a dit plusieurs fois déjà sur papier
timbré, et ça m’a moins alarmé qu’un commandement de
propriétaire. Laissez-les faire et dire ; laissez-les nous
condamner… Mes vrais juges, c’est vous.
Est-ce
que je dis du mal des pâles ? Non, je dis des vérités, voilà
tout… Est-ce que j’excite les citoyens à se mépriser, puisque
je prêche la fraternité entre les peuples ?
Quant
à la Révolution, oui, j’en fais l’apologie parce que j’ai
horreur des émeutes, des humiliations qui s’ensuivent, des
persécutions dont les innocents sont victimes ; parce qu’il est
des situations d’où la Révolution peut seule nous sortir ; mais
le lendemain, je veux la paix avec la République, la paix
universelle et le bonheur de tous !
Et
comme les autres veulent le mal, voilà pourquoi nous sommes
poursuivis et condamnés.
Voyons,
n’est-ce pas que je ne mens pas ! n’est-ce pas que les pâles
sont une espèce odieuse et que les rouges seuls sont les vrais
hommes ?… Mais dites-le, vous, écrivez-le ; que vos amis de la
province, que vos parents de la campagne ne les confondent point,
comme le voudraient le maire et le curé, les rois et le pape, avec
ceux qui ont ensanglanté la terre, qui ont pillé les maisons, violé
les filles, brûlé les blés !
Dites-leur
que les pauvres, les travailleurs, les honnêtes gens sont des
rouges, que vous en êtes, que la nature en est, que Lamennais et
Proudhon en étaient, et que Dieu, s’il existait, serait avec nous
!!…
J.-B.
CLEMENT
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