dimanche 31 juillet 2022

Exposition de pastellistes du monde à l'Abbaye de Gruchet le Valasse






























 

Abbaye de Gruchet le Valasse








 

Entretien sur Heidegger

 Alain Finkielkraut : Ecoutez ... je crois... si vous voulez que Alexandra (... inaudible...) a raison le mot de juge ne convient plus. Le mot qui convient, hélas, c'est celui d'éradicateur (rires de Emmanuel Faye). Un mot sur Carl Schmitt. Deux mots sur Heidegger. (Je passe sur les phrases consacrées à Carl Schmitt). 

Quant à Heidegger : oui sa banqueroute est terrible et c'est Hans Jonas qui le dit le ralliement du penseur le plus profond de l'époque à la marche aux pas fracassants des bataillons bruns constitue une catastrophique débâcle de la philosophie. Reste à savoir en quoi si toute la philosophie est réductible à ce ralliement. Et bien, je dirais non notamment pour ce que vous avez dit de la technique. De quoi parlait Benoît XVI l'autre jour à Cologne de la religion comme bricolage? Et que nous dit Heidegger c'est que l'être aujourd'hui ne se montre que sous la forme de la disponibilité de la maniabilité et bien la religion elle luit, si vous voulez, dans le monde de la technique. La religion c'est aussi quelque chose qu'on bricole. C'est ce rapport là à l'être qui efface tous les autres. Voilà l'une des leçons de Heidegger qu'il faudrait méditer. Et puis, et là c'est peut être le plus important, Emmanuel Faye dit qu'il a passé quinze heures par jours et ça prouve qu'il n'est pas paresseux. N'empêche il cite cette phrase de Heidegger, en 47 je crois, sur l'extermination. "Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils? Ils périssent. Ils sont tués. Meurent-ils? Ils deviennent les pièces d'un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils? Ils sont liquidés discrètement dans les camps d'anéantissement?" Emmanuel Faye conclut que Heidegger veut priver les victimes des camps de leur propre mort. Cette conclusion est absurde. Heidegger utilise là le même vocabulaire que Hannah Arendt pour dire que dans les camps d'anéantissement il est arrivé quelque chose à la mort. Que la mort est devenue quelque chose d'inouïe dés lors qu'elle a été conçue comme fabrication de cadavres. C'est l'expression même utilisée par Hannah Arendt dans le système totalitaire. Il a quand même pris acte de la portée historiale de cet événement... ça ne l'excuse ... ça ne l'exonère de rien. Mais voir cette prise en acte retournée contre lui pour aggraver encore le réquisitoire ça me donne à penser en effet chez les éradicateurs l'obscurantisme et l'allergie à la complexité le disputent à la mauvaise foi."



Entretien sur Heidegger

 La question qui se dégage de cet entretien met en lumière ce que je dis toujours: lorsqu'une personne est invitée pour émettre une opinion, que les "journalistes" nomment "expert", il faut toujours savoir d'où vient la personne et quelles sont ses opinions politiques ou ses "amis".

Il met aussi en exergue que ce que Maurice Blanchot dit à propos de Heidegger que ce qu'écrit une personne dans sa jeunesse, reste et que cette personne soit en capacité d'en assumer les conséquences. Ce qui est ironique, c'est que lui-même n'ait pas assumé ces anciens textes et ses accointances avec l'extrême droite. ( "L'autre Blanchot: l'écriture de jour, l'écriture de nuit" et "A plus forte raison" ouvrages de Michel Surya sur le passé trouble de Maurice Blanchot)

Je publie ici la transcription d'un entretien de Brice Couturier avec Emmanuel Faye et Alain Finkielkraut. Il s'agit d'un extrait de l'émission Contrexpertise programmée par France Culture dans le courant du mois d'Aout 2005.


Emmanuel Faye : Il y a une donnée entièrement nouvelle et qui vient du fait que, en Allemagne, sont parus 66 volumes sur 102 à paraître de la dite Gesamtausgabe. Et depuis peu d'années nous avons des cours absolument effarants, des cours hitlériens et nazis, que nous pouvons lire depuis peu de temps. Ni Lévinas ni Foucault ne connaissaient ces cours. Donc, à cet égard, par rapport à ce que disait Alain Finkielkraut, je lui dirais que ce n'est pas le passé que nous regardons mais c'est le présent et notre futur. C'est-à-dire, le risque c'est de se demander quelle sera l'influence de ces écrits actuellement en cours de parution alors même qu'ils vantent l'anéantissement total de l'ennemi "enté sur les racines du peuple". C'est quand même terrible. En 1934 Heidegger parle de la völlige Vernichtung soit d'anéantir totalement l'ennemi intérieur, "le débusquer dans le peuple".

Nous avons donc un ensemble de textes non encore traduits en français et c'est pour cela que dans mes recherches j'ai voulu donner à lire ces textes. J'ai un travail qui a duré de longues années et c'est pourquoi lorsque j'entends parler de paresse intellectuelle je peux sourire parce qu'il m'a fallu travailler quinze heures par jour, au milieu de mes séminaires sur Heidegger donnés à l'Université Paris X pour sortir ces textes. Alors que voyons-nous aujourd'hui? Nous voyons que, à mon avis, on ne peut plus dire, comme on pouvait peut-être encore le dire ily a 20 ans, qu'il y a un grand philosophe qui aurait écrit une oeuvre majeure, en 27, Etre et temps, pour ensuite se compromettre en 33. Je dirais plutôt qu'il y a un homme qui a volontairement tenté de compromettre toute la philosophie occidentale tout d'abord en exprimant, sous des termes d'apparence philosophique comme "vérité de l'être" ou "essence de l'homme" un contenu qui ne l'était pas. Et ensuite après la défaite nazie de 45 en faisant comme si toute la métaphysique occidentale était responsable de ce qui s'était produit de pire au 20° siècle.

Or la question maintenant est de savoir, et c'est d'autant plus important que ce texte, pour la première fois est au programme de l'agrégation pour l'an prochain, est de savoir si Etre et temps est une grande oeuvre indemne qui n'aurait rien de politique. En réalité lorsqu'on lit déjà dans Etre et temps les paragraphes sur la mort et l'historicité avec leur éloge du sacrifice du choix des héros du destin authentique du Dasein dans la Volksgemeinschaft - dans la communauté du peuple - et lorsqu'on sait par ailleurs, comme je l'ai montré dans mon livre les liens noués dans les années vingt par Heidegger avec des auteurs pré-nazis comme Baeumler qu'il veut faire en 28 son successeur à Marbourg, ou Rothacker ou Becker cela donne à penser que l'analytique existentielle de Etre et temps se meut déjà dans l'horizon d'un combat politique lié à la montée en puissance du mouvement hitlérien dans la société allemande. Or, en 33, dans les cours que nous pouvons lire depuis 3 ou 4 ans, en allemand, Heidegger lui-même affirme à ses étudiants, je cite que "le souci - le souci c'est le terme essentiel de Etre et temps - le souci et la condition pour que l'homme puisse être d'une essence politique." Voilà ce qu'il dit en 33. On peut considérer que les cours ouvertement racistes et völkisch - conception raciale du peuple - de Heidegger depuis peu disponibles en allemand, et je l'espère un jour intégralement traduits en français pour que l'on voie vraiment ce qu'il enseignait sous couleur de philosophie. On peut dire que ces cours sont en quelque sorte la version völkisch et raciste de Etre et temps. C'est tout à fait comparable à ce que Carl Schmitt a fait lui-même, c'est-à-dire qu'il publie en 27 une première version du Concept du politique et, en 33, il publie une troisième édition tout à fait différente où la dimension raciale du lien du peuple dans l'état est explicite. Evidemment ce n'est pas cette édition là qu'il va rééditer en 1962. Là on a un point trés important et toute la question est là. La relation de l'oeuvre de 27 et l'oeuvre et des cours aujourd'hui disponibles de 1933. Déjà à l'époque de Hugo Ott et de Farias on avait déjà vu l'intensité de l'engagement d'un homme. Aujourd'hui nous voyons que "l'enseignement philosophique" de Heidegger même était porteur en réalité d'énoncés comme ceux qu'on peut lire comme lorsqu'il parle, je cite "de conduire à la domination les possibilités fondamentales de l'essence de la race originellement germanique". Ou encore lorsqu'il reprend la question kantienne "Qu'est-ce que l'homme" pour en faire la question "Qui sommes-nous?" et répondre qu'il s'agit désormais de réaliser ce qu'il nomme une mutation totale dans l'existence de l'homme "selon, dit-il, l'éducation ou la vision du monde national-socialisme inculquée dans le peuple par les discours du Führer." Alors l'autre question qui se pose c'est qu'il s'agit des cours de 33-34. Est-ce qu'après 34, après la démission du rectorat est-ce que Heidegger s'éloignerait. En réalité il n'en est rien. Car nous avons maintenant à notre disposition tous les cours des années 39-42 et là j'ai découvert notamment dans un ensemble de textes sur Jünger paru l'an dernier en Allemagne (soit Sur Ernst Jünger, Tome 90 de la Gesamtausgabe) que Heidegger ne parle pas du tout à propos de Jünger du problème du nihilisme. C'est tout à fait autre chose qui l'intéresse. Ce qui l'intéresse à l'époque chez Jünger c'est la détermination d'une nouvelle race et la domination planétaire de cette nouvelle race. Et dans ces textes sur Jünger on a quand même des énoncés tout à fait graves. Par exemple Heidegger écrit que, je cite, "la force de l'essence non encore purifiée des allemands est capable de préparer dans ses fondements une nouvelle vérité de l'être. Telle est, dit-il, notre croyance." A plusieurs reprises il parle de sa "Glaube". C'est une croyance völkisch dans la supériorité d'essence du peuple allemand : vous avez donc des textes où il est constamment dans les années 40-42, ce sont les années où se prépare ce que sera la solution finale, (question) de l'être-race ou encore de la Rassegedanke, et il met en italique gedanke pour dire que c'est une pensée, cette pensée de la race qui, dit-il, "jaillit de l'expérience et de l'être comme subjectivité. Et, je crois, cette ontologisation du racisme dans le contexte des années 40-42 est plus grave encore que , s'il se peut, son hitlérisme des années 35."

samedi 30 juillet 2022

Le monde des amants/ l'éternel retour Par Michel Surya

 "Ce que tu peux tout au plus dire que Dagerman ne dira pas: que Nina est sublime. Qu'il n'a pas moins fallu qu'elle pour que le miracle s'imposât à Dagerman. Que Dagerman ne se fût pas rendu à un plus petit miracle. Pour qu'il n'y eut pas tout laissé - pensée, livres, et cetera [Notes prises dans le bureau de D., lors du dernier séjour d'août:] Photos d'eux sur les étagères, pour leur souvenir et leur récit. Pour la mémoire du souvenir et du récit d'eux qu'eux-mêmes se font - lui surtout, je crois. Aucune photo d'eux d'avant, explicitement: comme s'ils n'étaient nés qu'enfin. Comme s'ils avaient eux-mêmes décidé de ne naitre qu'alors, et ensemble, l'un de l'autre. Comme si chacun d'eux ne devait la vie qu'il a qu'à l'autre qu'il a rencontré. Splendeur de cette réciprocité soudaine, qui ne doit à rien qui ne l'ait pas permise et qui s'oppose à tout ce qui l'empêcherait (moi compris?). Définition de l'amour? Définition incomplète, en fait. Parce que "lui" resterait, avec lequel il arrivait que Dagerman ne sût pas comment faire ( affres, angoisses...) [question pendante: qu'est ce que le bureau d'un écrivain qui n'écrit plus?]

jeudi 28 juillet 2022

Pétrarque 1304 - 1374

 Il prie le ciel de le faire mourir avant sa dame:  

"L'autre dont l'haleine délicieuse agite le vert laurier et l'or de la belle chevelure, fait, par ses jeux gracieux et nouveaux, émigrer les âmes de leurs corps.

C'est une rose candide éclose parmi de cruelles épines! Quand trouvera-t-on sa pareille en ce monde? C'est la gloire de notre âge! O vivant Jupiter, je t'en supplie, ordonne mon trépas avant le sien.

Afin que je ne voie pas cette grande et publique calamité, et le monde privé de son soleil, ainsi que mes yeux qui n'ont pas d'autre lumière;

Et mon âme, qui repousse toute autre pensée, et mes oreilles qui ne savent écouter que ses chastes et douces paroles!"


Le poète gémit sur la mort de sa dame:


"Hélas! il n'est plus ce beau visage; il n'est plus ce suave regard; il n'est plus ce gracieux et noble maintien; il n'est plus ce parler qui adoucissait l'esprit le plus âpre et le plus farouche, et qui donnait du coeur à l'homme le plus lâche.

Il n'est plus enfin ce doux sourire, duquel sortit le trait dont je n'attends désormais d'autre bien que la mort: âme royale, bien digne de l'empire, si tu ne fusses descendue si tard parmi nous!

Il faut que pour vous je brûle et qu'en vous je respire, car je n'ai appartenu qu'à vous; et il n'est pas de malheur qui me touche à beaucoup près autant que d'être séparé de vous.

Vous m'aviez rempli d'espérance et de désir, quand je m'éloignai de mon bien suprême encore en vie; mais le vent emportait alors les paroles qui me charmaient".

mercredi 27 juillet 2022

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 "Le côté perfide de la vocation, c’est qu’elle est loin d’aller nécessairement dans le sens des aptitudes,

puisqu’elle peut exiger au contraire un renoncement aux talents naturels, ainsi que nous le montrent tant

d’artistes d’abord faciles, devenus ce qu’ils sont en cessant d’être eux-mêmes, ingrats alors envers leurs

dons spontanés, — tandis que, chez Goethe, c’est la multiplicité des aptitudes qui aurait altéré la

vocation, et nous voyons Pascal, savant, écrivain, génie religieux, ne se trouver que dans un difficile

conflit, jusqu’au moment où la vocation finit en conversion. La vocation a ceci de pervers qu’elle

suppose une exigence exclusive, un mouvement vers une figure toujours plus déterminée, le choix, 

parmi beaucoup de possibles, d’un seul qui, même restant énigmatique, s’affirme comme essentiel et tel

 qu’on ne peut s’en écarter sans la certitude — impérieuse, indéchiffrable — d’une erreur. Il faut donc

irrévocablement se décider, se limiter, se libérer de soi-même et de tout le reste en vue de cette unique «

réalité » (au sens où l’entend Virginia Woolf). Mais le propre de l’écrivain est, en chaque oeuvre, de

réserver l’indécis dans la décision, de préserver l’illimité auprès de la limite et de ne rien dire qui ne

laisse intact tout l’espace de la parole ou la possibilité de tout dire. Et en même temps il faut dire une

seule chose et ne dire qu’elle."

lundi 25 juillet 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER



La domination de l’humain sur la nature ne disparaitra pas sans l’élimination de celle de l’humain sur l’humain. Murray Bookchin (1921-2006) propose que l’écologie se fasse sociale pour s’attaquer aux causes profondes des bouleversements actuels : la production et l'échange pour le profit, le gigantisme urbain et technologique, l’assimilation du progrès aux intérêts des entreprises.



POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER (1969)

« L'essence de la crise écologique de notre époque, c'est que cette société – plus qu'aucune autre dans le passé – est en train de défaire littéralement l'œuvre résultant de l'évolution du vivant. » Dès 1969 donc, Murray Bookchin prévient des dommages irrémédiables causés à la planète et du peu de temps restant avant que la destruction de l’environnement ne devienne irréversible. Il rejette les accusations contre la technologie, « bouc émissaire bien commode pour vous éviter de désigner les conditions sociales profondes qui ont rendu nuisibles les machines et la technique », et entend distinguer les promesses de la technologie de cette capacité de destruction. La dénonciation de la croissance démographique lui paraît obscène surtout venant d'un pays qui ne compte que 7% de la population mondiale mais dévore plus de 50 % des ressources. De la même façon, la consommation est utilisée pour « faire porter aux gens ordinaires et sans pouvoir le poids du problème écologique ». Il soutient que la crise écologique actuelle plongent ses racines dans les hiérarchies, les classes, les modes d'appropriation et les institutions étatiques qui définissent dans l'esprit de l’homme sa relation avec la nature, ravalée au rang de simple ressource. « La “morale du travail“, l’éthique du sacrifice et du renoncement, la sublimation des désirs érotiques et l'espoir reporté sur l’au-delà (thème que l'Asie partage avec l’Europe), tels furent les moyens par lesquels on amena les esclaves, les serfs, les ouvriers et la moitié féminine de l'humanité à se réprimer eux-mêmes, à forger leurs propres chaînes à verrouiller eux-mêmes leur propre prison. » À l’ère de « l'abondance matérielle », l'emprise de la société hiérarchique sur nos représentations et nos actes, constitue un obstacle à ce que chaque membre, assuré, avec un minimum de labeur, d'une autonomie alimentaire, d’un toit, de vêtements et des commodités de bases de l’existence, contribue directement aux affaires communes. La société bourgeoise transforme les hommes en marchandises, le milieu naturel en immense usine, les ouvriers en simples pièces de la machine. « La technologie cesse d'être une extension de l’humanité, l'humanité devient une extension de la technologie. » Murray Bookchin appelle à des changements radicaux : à l'élimination de toutes les hiérarchies et de tous les modes de domination, de toutes les classes sociales et de toutes les formes de propriété. « Si le mouvement écologiste n'embrasse pas le problème de la domination sous tous ses aspects, il ne contribuera en rien à l'élimination des causes profondes de la crise écologique de notre époque. S'il en reste à une lutte réformiste contre la pollution ou pour la conservation de la nature – l’“environnementalisme“ – sans prendre en compte la nécessité d'une révolution au sens le plus large, il servira seulement de soupapes de sécurité au système actuel d'exploitation de la nature et des hommes. »




LA « CRISE DE L’ÉNERGIE », MYTHE ET RÉALITÉ. (1973)

Dans une interview, Murray Bookchin dénonce comme trompeuses les informations fournies au public par le gouvernement et les compagnies pétrolières à propos d’une pénurie imminente des ressources énergétiques. Notre conception des besoins est radicalement faussée dans notre société capitaliste fondée sur le profit, la production pour la production et la consommation pour la consommation. Il accuse les compagnies d'avoir délibérément réduit leurs capacités de raffinage pour appuyer leurs exigences anti-environnementalistes, et instrumentalisé Nixon dont elles avaient largement financé l’élection. Il dénonce quelques aberrations, scandales et malversations de ce secteur industriel et met en garde contre la tentation du nucléaire, le danger des schistes bitumeux, « le mythe de l’énergie de la fusion ». Il met aussi en garde contre les prédictions apocalyptiques et les annonces d’effondrement qui encouragent la passivité, un fatalisme mortel et le maintien du pouvoir en place ! Comme l’essentiel de cet ouvrage, cet entretien de 1973, semble avoir était donné ce matin-même, tant il fait écho avec notre brulante actualité.



POUR UNE SOCIÉTÉ ÉCOLOGIQUE (1973).

« Face a une société qui non seulement pollue la planète sur une échelle sans précédent mais qui sape ses propres fondements biochimiques les plus essentiels, j'estime que les environnementalistes n’ont pas posé le problème stratégique nouveau et durable avec la nature » prévient-il, avant de dénoncer l’ « attitude instrumental » de ceux-ci, en ne remettant pas en question la conception de la domination de la nature par l’être humain, mais au contraire en la favorisant par la mise au point de techniques pour limiter les risques. Il formule de nouveau son accusation contre les hiérarchies et les dominations, responsables selon lui de la relation instrumentale entre l’homme et le monde naturel, tout en citant certaines conceptions des sociétés dites primitives qui considèrent que « la véritable liberté, c'est en fait une égalité entre inégaux, qui ne dénie pas le droit de vivre à ceux dont les forces déclinent ou sont moins développées que chez les autres. » Au contraire, l'économie des « sociétés bourgeoises » produit des surplus sans cesse croissants et « une lutte toujours plus âpre pour les privilèges » : « L'homme nomade remplace l'homme collectif ; la relation d'échange s'est substituée au lien de parenté, de fraternité ou de métier qui existaient auparavant. » Il propose une « écotopie » : des écocommunautés ajustées aux dimensions humaines, dans lesquels « la population serait en mesure de gérer les affaires de la société en se passant de l'intermédiaire des bureaucrates et des professionnels de la politique ».



LETTRE OUVERTE AU MOUVEMENT ÉCOLOGIQUE (1980).

Alors que le premier parti Vert est créé en Allemagne, Murray Bookchin prévient qu’il risque de réduire « le mouvement écologiste à un simple ornement d'une société malade », à moins qu'il ne veille à se transformer progressivement « en mouvement d'éducation servant de creuser pour une nouvelle société écologique fondée sur l’entraide ». « Si et seulement si le mouvement écologiste cultive consciemment une mentalité, une structure et une stratégie de changement social antihiérarchiques et excluant la domination, il sera en mesure de conserver sa véritable identité en tant que protagoniste d’un nouvel équilibre entre l'humanité et la nature, ainsi que son objectif d'une société vraiment écologique. Il reproche aux technocrates et aux entrepreneurs radicaux de recréer, dans leur obsession technicienne et leurs politiques électoralistes, « une décentralisation trompeuse et des structures intrinsèquement hiérarchiques du type parti politique, soit les pires schémas et habitudes qui engendre la passivité, l'obéissance et la vulnérabilité du public […] face aux médias ».

LES AMBIGUÏTÉS DE LA SCIENCE (extraits du chapitre XI de Ecology of Freedom, 1982)

« Pour les penseurs des Lumières, il y a deux siècles, la raison et la science (incarnée par les mathématiques et la physique newtonienne) portaient en creux l'espoir de libérer l'esprit humain de la superstition et la nature de la métaphysique scolastique. » Puis, vers le milieu du XXe siècle, la raison est devenu le rationalisme, « une logique froide dédiée à la manipulation sophistiquée des êtres humains et de la nature », la science, le scientisme ; une idéologie considérant le monde comme « un corps mécanique à manipuler, en toute neutralité éthique » ; la technologie se modernisait en un arsenal d'instruments puissants servant à imposer l'autorité d'une élite constituée de bureaucrates. « Ces “moyens“, qui devaient nous arracher la liberté aux griffes d’un monde clérical et mystifié, ont révélé un sombre revers qui à présent menace d’entraver la liberté – en fait, d’éliminer les perspectives mêmes que la raison, la science et la technologie ont par le passé ouvertes en direction d’une société libre constituée d’esprits libres. » Aujourd’hui « la science […] doit cesser d’être une église » : « l'aptitude à se reproduire de façon créatrice, qui devrait être le propre d'une société écologique, exige la médiation d’une raison libertaire, telle qu’en porte témoignage l'animisme symbiotique des mentalités ignorant l’écriture, tout en s’affranchissant de ses mythes et de ses illusions. »



ÉCONOMIE DE MARCHÉ OU ÉCONOMIE MORALE ? (1983).

Alors que « l’humanité préindustrielle a toujours considéré la production et la distribution en des termes profondément moraux », avec un soucis de « justice économique », l’économie de marché actuelle est largement immorale. La formation des prix n’est aucunement un calcul neutre et impersonnel du rapport entre l'offre et la demande, mais une manipulation insidieuse de celui-ci, une manipulation immorale des besoins humains. Après avoir présenté les conditions et les raisons de cette transformation, Murray Bookchin défend une économie morale : « un système de distribution participatif fondé sur des préoccupations éthiques » qui éliminerait l'antagonisme entre acheteurs et vendeurs, lesquels doivent former « une communauté fondée sur un sens profond de l'entraide et non sur l'opposition entre des “ressources rares“ et des “besoins illimités“ ».



QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ? (1993).

L’auteur explique comment les êtres humains, tout en demeurant ancrés dans leur histoire biologique, ce qu’il nomme la « première nature », ont produits une « seconde nature », sociale, lorsque les distinctions de genre et les différences de générations furent graduellement institutionnalisées, prenant la forme d'une oppression hiérarchique, puis d'une exploitation de classe. D’anciennes coutumes telles que le minimum irréductible, l'usufruit ou l’entraide, persistèrent fort longtemps dans les temps historique et refirent régulièrement surface lors de soulèvements populaires massifs. Alors que l'échange pourvoyait aux besoins essentiels, limité par les guildes ou des restrictions religieuses et morales, le commerce subvertit ces limites, en valorisant les techniques permettant d'accroître la production, en engendrant de nouveaux besoins, certains totalement artificiels, en donnant l’impulsion à la consommation et à l'accumulation du capital. « Le capitalisme moderne est structurellement amoral et, de ce fait, imperméable aux exhortations morales. »

L'écologie sociale en appelle à une régénération morale et une reconstruction sociale selon des principes écologiques.

LE MUNICIPALITÉ LIBERTAIRE : UNE NOUVELLE POLITIQUE COMMUNALE ? (1995).

En opposition à la perspective révolutionnaire, Murray Bookchin propose le développement de contre-institutions locales, pour servir de fondement à une politique décentralisée et autogérée.



Ce recueil de textes de conférences et d’articles témoignent de l’acuité de leur auteur à saisir les enjeux de sociétés qui nous préoccupent actuellement, et à échafauder des propositions.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


POUVOIR DE DÉTRUIRE, POUVOIR DE CRÉER

Vers une écologie sociale et libertaire

Murray Bookchin

Traduit de l’anglais (E.U.) par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia

Préface de Daniel Blanchard

210 pages – 18 euros

Éditions L’Échappée – Collection Versus – Paris – Mars 2019

www.lechappee.org/collections/versus/pouvoir-de-detruire-pouvoir-de-creer



Du même auteur :


L’ÉCOLOGIE SOCIALE – Penser la liberté au-delà de l’humain

QU’EST-CE QUE L’ÉCOLOGIE SOCIALE ?

POUR UN MUNICIPALISME LIBERTAIRE

NOTRE ENVIRONNEMENT SYNTHÉTIQUE - La Naissance de l’écologie politique

 



Voir aussi :


ÉCOLOGIE OU CATASTROPHE - LA VIE DE MURRAY BOOKCHIN

AGIR ICI ET MAINTENANT : Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin


Carmen Par Prosper Mérimée



 

 

La venus d'ille par Prosper Mérimée




Théâtre Français du XIX° Siècles : Prosper Mérimée

   Prosper Mérimée, né le 28 septembre 1803 à Paris et mort le 23 septembre 1870 à Cannes, est un écrivain, historien et archéologue français.


Biographie

Fils du peintre et écrivain Léonor Mérimée et de la peintre Anne Moreau, Prosper fit son droit et étudia aussi de nombreuses langues: grec, arable, anglais et russe. Il est l'un des premiers traducteurs de la langue russe en français.

Mérimée aimait le mysticisme, l'histoire et l'inhabituel. Il a été influencé par la fiction historique popularisée par Walter Scott et par la cruauté et les drames psychologiques d' Alexandre Pouchkine.

Souvent, les histoires qu'il raconte sont pleines de mystères et ont lieu à l'étranger, l'Espagne et la Russie étant des sources d'inspiration fréquentes. Une de ses nouvelles a inspiré l'opéra Carmen.

Après avoir fait ses études de droit, il se livra bientôt tout entier à la littérature. Il entra pourtant dans l'administration et fut, après 1830, secrétaire du cabinet du comte d'Argout, passa rapidement par les bureaux des ministères du commerce et de la Marine et succéda enfin à Ludovic Vitet en 1834 aux fonctions d'inspecteur général des monuments historiques, où son père occupait la fonction de secrétaire, et qui lui permettait de poursuivre en toute liberté les travaux littéraires auxquels il devait sa précoce réputation.

C'est à ce moment qu'il demanda à Viollet-le-Duc, d'effectuer une de ses premières restauration d'édifice en France. ce poste lui donna en outre l'occasion de faire dans le Midi, l'ouest, le centre de la France et en corse des voyages d'inspection, dont il publia les relations ( 1836-1841).

A cette époque il correspondait avec nombre d'"antiquaires" ou érudits locaux, comme M; de Chergé, président de la société des antiquaires de l'ouest à Poitiers, ville dont il sauva nombre de vestiges, en particulier en 1850 le baptisphère Saint-Jean menacé de démolition.

Dans le département voisin des Deux-Sèvres, il confia à l'architecte niortais Pierre-Théophile Segretain (1798-1864) la restauration de plusieurs églises; lors de ses tournées d'inspecteur des monuments historiques dans la région, il s'arrêtait parfois dans la maison de celui-ci, au-dessus de la place de la Brèche (détruite), où, bon dessinateur, il se délassait à "crayonner" les chats de la famille.

Il donna d'ailleurs les dessins afin d'illustrer "Les chats" (1869) ouvrage de son ami l'historien d'art et collectionneur Jules Champfleury.

Charles Arnaud, secrétaire de la société savante locale, lui offrit un jour un brochet façonné en angélique confite, spécialité niortaise, comme l'aigle réalisé pour la venue de Napoléon III ( ou du prince impérial?).

En 1843, il est élu membre de l'académie des inscriptions et belles-lettres et, en 1844, à l'académie française en remplacement de Charles Nodier.

Ayant pris fait et cause pour son ami le comte Libri, Mérimée est condamné à quinze jours de prison et à mille francs d'amende, il est écroué le 4 juillet 1852 à la conciergerie.

Mérimée, ami de la comtesse de Montijo, rencontrée ne Espagne en 1830, lui envoie le 25 mai 1850 un croquis "d'après un portrait de femme par Vélasquez de 55 sur 40 cm, acheté pour huit francs, qui parait avoir été coupé d'une toile plus grande, et reconnu pour un original par tous les connaisseurs à qui je l'ai montré".

Quand Eugénie devint l'impératrice Eugénie des Français en 1853, l'Empire le fit sénateur l'année même avant de l'élever successivement aux dignités de commandeur et de grand officier de la légion d'honneur.

Les honneurs lui vinrent au milieu de l'existence littéraire d'un homme ayant fait, pendant quarante ans de l'archéologie, de l'histoire et surtout des romans.

Cultivant à la fois le monde et l'étude, Prosper Mérimée, qui travaillait, à ses heures et suivant ses goûts, de courts écrits, bien accueillis dans les revues avant de paraitre en volumes, avait conquis la célébrité, dès ses débuts, avec deux ouvrages apocryphes, attribués à des auteurs imaginaires: "le théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole" (1825) de Joseph Lestrange, et "La guzla", recueil de prétendus chants illyriens d'Hyacinthe Maglanovitch (1827).

La première de ces publications, l'une des plus complètes mystifications littéraires, précipita la révolution romantique en France, en stimulant les esprits par l'exemple de productions romantiques étrangères. Toutefois, les pièces de Clara Gazul ne paraissaient pas faites pour la scène et, lorsque plus tard Mérimée fut en position d'y faire accepter l'une d'elles, "Le carrosse de Saint-Sacrement", elle n'eut pas de succès.

Mérimée publia aussi sous le voile de l'anonyme: la jacquerie, scènes féodales, suivie de la famille Carvajal (188), et la Chronique du règne de Charles IX (1829); puis il signa de son nom les nouvelles, petits romans, épisodes historiques, notices archéologiques ou études littéraires, d'abord dans la revue de Paris puis dans la revue des deux mondes et qui formèrent ensuite un certain nombre de volumes, sous leurs titres particuliers ou sous un titre collectif.

On citera à peu près dans l'ordre: Tamango, la prise de la redoute, la venus d'ille, les Ames du purgatoire, la vision de Charles IX, la peste de Tolède, la partie de trictrac, le vase étrusque, la double méprise, arsène Guillot, Mateo Falcone, Colomba puis à un plus long intervalle: Carmen, épisode de l'histoire de Russie, les faux démétrius, les deux héritages, suivis de l'inspecteur général et des débuts d'un aventurier.

Tous ces récits, pleins de mouvement, d'intérêt et d'originale invention, plaisaient surtout aux lecteurs délicats par la forme sobre et élégante dont l'auteur s'était fait une manière définitive.

Il faut citer encore, outre les voyages ou rapports d'inspection archéologique, réimprimés en volumes: essais sur la guerre sociale, histoire de don Pèdre, roi de castille, un volume de Mélanges historiques et littéraires, contenant douze études diverses , puis des notices, préfaces et introductions.

Lors de la commune, ses livres et papiers furent détruits par l'incendie de sa maison du 52, rue de Lille.

Le romancier et critique d'art Louis Edmond Duranty, disciple de Champleury et qui fut partraituré par Degas, serait son fils naturel.

dimanche 24 juillet 2022

La commune de Cronstadt par Isa Mett

 Témoignage de Petritchenko marin de Cronstadt:


"J'ai lu la correspondance échangée entre l'organisation des socialistes-révolutionnaires de gauche d'une part et les communistes anglais de l'autre. Dans cette correspondance, il est aussi question de l'insurrection de Cronstadt de 1921.

En tant que président de la révolte de Cronstadt j'estime de mon devoir moral d'éclaircir brièvement cet évènement devant le bureau politique du parti communiste anglais. Je sais que vous êtes informés par Moscou, et je sais aussi que ces informations sont unilatérales et de parti-pris. Il ne serait pas mauvais que vous entendiez également l'autre son de cloche.

Vous avez reconnu vous-mêmes que l'insurrection cronstadienne de 1921 n'a pas été inspirée du dehors; autrement dit cela signifie que la patience des masses laborieuses - marins, soldats rouges, ouvriers et paysans - était arrivée à sa dernière limite.

La colère populaire contre la dictature du parti communiste ou plutôt contre sa bureaucratie a pris la forme d'une insurrection; c'est de cette façon que commença l'effusion d'un sang précieux; il n'était pas question de différence de classe ou de caste; des deux côtés de la barricade se dressaient des travailleurs. La différence consistait seulement en ce que les cronstadiens marchaient consciemment et sans contrainte tandis que les assaillants étaient trompés par les dirigeants du parti communiste et menés par la force. Je suis prêt à vous dire plus: les cronstadiens n'avaient aucun goût à prendre les armes et à verser le sang.

Et bien, que se passa-t-il donc pour que les cronstadiens aient été forcés de parler la langue des canons avec les dictateurs du parti communiste, qui se nomme "gouvernement ouvrier et paysan"?

Les marins de Cronstadt ont pris une part entière à la création de ce gouvernement: ils l'ont protégé contre toutes les attaques de la contre-révolution; ils gardaient non seulement les portes de Petrograd - le coeur de la révolution mondiale - mais ils ont encore formé des détachements militaires pour les innombrables fronts contre les gardes blancs en commençant par Kornikov et en finissant par les généraux Youdiénitch et Nekloioudov. Ainsi, ces mêmes Cronstadiens seraient tout d'un coup devenus des ennemis de la révolution: le gouvernement "ouvrier et paysan" les a présentés comme des agents de l'entente, espions français, soutiens de la bourgeoisie, socialistes-révolutionnaires, mencheviks etc. Il est étonnant que les Cronstadiens soient brusquement devenus des ennemis dangereux précisément au moment où tout danger du côté des généraux de la contre-révolution armée avait disparu: justement quand il fallait commencer la reconstruction du pays, cueillir les fruits des conquêtes d'octobre, quand il fallait montrer la marchandise sous son véritable aspect, étaler son bagage politique (car il ne suffisait plus de promettre il fallait encore tenir ses promesses), quand il fallait établir le bilan des conquêtes révolutionnaires, auxquelles personne n'osait même rêver durant la période de la guerre civile. C'est juste à ce moment que les Cronstadiens seraient apparus comme des ennemis? Quel crime Cronstadt a-t-il donc commis contre la révolution?

Après la liquidation des fronts de la guerre civile, les ouvriers de Petrograd ont cru pouvoir rappeler au soviet de cette ville que le temps était venu de penser à leur situation économique et de passer du régime de guerre au régime de paix.

Le soviet de Pétrograd estima que cette revendication à la fois inoffensive et indispensable des ouvriers était contre-révolutionnaire. Il est resté sourd et muet en présence de ces revendications, il a commencé les perquisitions et des arrestations parmi les ouvriers en les déclarant espions et agents de l'Entente. Ces bureaucrates se sont corrompus pendant la guerre civile lorsque personne n'osait résister. Mais ils n'ont pas vu que la situation avait changé. La réponse des ouvriers fut la grève. La fureur du soviet de Petrograd fut alors celle d'un animal féroce. Aidé de ses opritchniks, il tenait les ouvriers affamés et épuisés dans un cercle de fer et les contraignait par tous les moyens à travailler. Les formations militaires (soldats rouges et marins) malgré leur sympathie envers les ouvriers n'osaient se dresser ppour leur défense car les gouvernants les avertissaient que Cronstadt s'attaquerait à tous ceux qui oseraient s'opposer au gouvernement des soviets. Mais cette fois-ci le gouvernement "ouvrier et paysan" n'a pas réussi à spéculer sur Cronstadt. Grâce à sa disposition géographique à la proximité de Pétrograd, Cronstadt avait tout de même appris, quoique avec un certain retard, le véritable état des choses dans cette ville.

Ainsi, camarades anglais, vous avez raison quand vous dites que la révolte de Cronstadt n'a été inspirée par personne.

Et je voudrais encore savoir en quoi s'exprimait le soutien des organisations contre-révolutionnaires russes et étrangères aux Cronstadiens? Je répète encore une fois que la révolte ne s'est pas déclenchée de par la volonté d'une organisation politique quelconque et je pense qu'elles n'existaient d'ailleurs même pas à Cronstadt. La révolte éclata spontanément de par la volonté des masses elles-mêmes tant de la population civile que de la garnison. Nous le voyons dans la résolution adoptée et d'après la composition du comité révolutionnaire provisoire. On ne peut y remarquer l'expression prépondérante de la volonté d'un parti politique antisoviétique quelconque. De l'avis des Cronstadiens tout ce qui se passait et se faisait était dicté par les circonstances du moment. Les insurgés ne mettaient leurs espoirs en personne. Ni au comité révolutionnaire provisoire, ni aux assemblées des délégués, ni aux meetings, ni ailleurs il n'en fut jamais question. Le comité révolutionnaire provisoire n'entreprit jamais rien dans cette direction bien qu'une pareille possibilité existât. Le comité tentait d'accomplir strictement la volonté du peuple. Était-ce un bien ou un mal? Je ne peux le juger, mais la réalité est que la masse dirigeait le comité et non pas ce dernier la masse. Il n'y avait pas parmi nous de militants politiques renommés qui voient tout à trois archines sous terre, et qui savent tout ce qu'il faut entreprendre pour en extraire tout ce qui est utile. les Cronstadiens ont agi sans plan ni programme uniquement en tâtonnant dans les limites des résolutions et selon les circonstances. Coupés du monde entier, nous ignorions ce qui se passait en dehors de Cronstadt aussi bien en Russie soviétique qu'à l'étranger. Il est possible que certains aient pu établir des perspectives pour notre insurrection comme cela se passe d'habitude mais dans notre cas c'était peine perdue. Nous ne pouvions pas faire d'hypothèses à propos de ce qui se serait produit au cas où les évènements auraient pris une autre tournure car l'évènement aurait pu être tout autre que celui auquel nous pensions. Mais les Cronstadiens n'avaient pas l'intention de laisser échapper l'initiative d'entre leurs mains.

les communistes nous ont accusés dans leur presse d'avoir accepté l'offre de vivres et médicaments de la part de la croix rouges russe résidant en Finlande. Nous devons dire que nous n'avions vu rien de mal dans pareille offre. Nous avons eu en cela l'accord non seulement de tout le comité révolutionnaire provisoire mais aussi de l'assemblée des délégués. Nous avons considéré cette organisation comme purement philanthropique nous proposant une aide inoffensive et sans arrière-pensée. Quand nous avons décidé de laisser entrer à Cronstadt la délégation (de la croix rouge) nous l'avons conduite à l'état major les yeux bandés. A la première séance, nous leurs avons déclaré que nous acceptions avec reconnaissance leur aide comme provenant d'une organisation philanthropique mais que nous nous considérons libres de tout engagement envers eux. Nous avons satisfait à leur demande de laisser un représentant permanent à Cronstadt pour veiller à la distribution régulière des vivres que leur organisation se proposait de nous envoyer et qui auraient été destinées surtout aux femmes et aux enfants. C'est le capitaine Vilken qui resta à Cronstadt, il fut logé dans un appartement gardé en permanence pour qu'il ne puisse pas faire le moindre pas sans autorisation. Quel danger ce Vilken présentait-il? Il pouvait voir uniquement l'état d'esprit de la garnison et de la population civile de Cronstadt. 

Est-ce en cela que consistait l'aide de la bourgeoisie internationale? Ou dans le fait que Victor Tchernov avait envoyé son salut à Cronstadt insurgé? Était-ce là le soutien de la contre-révolution russe et internationale? Peut-on croire vraiment que les Cronstadiens se jetaient dans les bras de tout parti politique antisoviétique? 

samedi 23 juillet 2022

Le monde des amants/ l'éternel retour par Michel Surya

 "Pour penser et pour écrire. Pour écrire par surcroit! Quoi? Un livre sur toi, pour tenter de faire que cet autre que tu es aussi, et qui te hante, s'apaise, que lui et toi vous vous conciliez".

Histoire du socialisme et du communisme en France par Alexandre Zevaes

 Gaston Da Costa dans son livre sur la Commune (blanquiste):

"Leur seule préoccupation était de vaincre Versailles pour empêcher Thiers d'organiser la République qu'il nous a faite, dans le but, aujourd'hui plus évident que jamais, de reculer l'avènement d'une république démocratique, communale, et sociale. Personne ne peut plus raisonnablement le contester: ce fut le parti blanquiste qui domina l'insurrection. Si donc ce parti avait pu penser que cette insurrection dût immédiatement aboutir à une révolution sociale, il aurait manifesté son socialisme. Il ne le fit point. Pourquoi? Parce qu'il avait une conception exacte des seuls sentiments de révolte qu'avait produits l'insurrection: républicanisme et patriotisme... Les blanquistes ne furent donc, à cette époque, que ce qu'ils pouvaient être: des jacobins révolutionnaires soulevés pour défendre la république menacée, tandis que les socialistes idéalistes, groupés dans la minorité, ne furent que des rêveurs sans programme socialiste défini..."


Les Blanquistes exilés en Angleterre se sont tenus éloignés de la querelle Marx et Bakounine. Ils ont condamné le transfert du conseil général de l'internationale de Londres à New York:

"Le congrès fut en dessous de tout ce qu'on pouvait penser. Querelles d'écoles, personnalités, intrigues etc...occupèrent plus de la moitié des séances. On croyait l'internationale puissante parce qu'on croyait qu'elle représentait la révolution; elle se montra timide, divisée, parlementaire. Quant aux déclarations et résolutions que nous demandions sur l'organisation des forces révolutionnaires du prolétariat, on les enterra en les renvoyant à une commission...

En nous retirant de l'internationale, nous n'avons pas besoin de le dire, nous n'avons pas voulu nous retirer de l'action; c'est au contraire, pour y entrer avec plus d'énergie que jamais, n'ayant d'autre ambition que de faire jusqu'au bout notre devoir. Cependant, nous ne nous faisons pas d'illusions, nous savons que les efforts les plus énergiques des proscrits ont moins d'effet que la plus faible action de ceux qui ont pu rester sur le lieu de combat.

Nous tenons seulement à ce que ceux-ci sachent qu'ils peuvent compter sur nous, comme nous comptons sur eux pour reconstituer le parti révolutionnaire, organiser la revanche et préparer la lutte nouvelle et définitive".

En 1874, les blanquistes fondent le groupe La commune révolutionnaire. La société est secrète et donc la brochure est anonyme.

Aux Communeux

Nous sommes athés, parce que l'homme ne sera jamais libre, tant qu'il n'aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. C'est en vertu de cette idée d'un être en dehors du monde et le gouvernant, que se sont produites toutes les formes de servitude morale et sociale: religions, despotismes, propriété, classes, sous lesquelles gémit et saigne l'humanité...

Nous sommes communistes, parce que nous voulons que la terre, les richesses naturelles ne soient plus appropriées par quelques-uns, mais qu'elles appartiennent à la communauté. Parce que nous voulons que, libres de toute oppression, maitres enfin de tous les instruments de production: terre, fabriques etc... les travailleurs fassent du monde un lieu de bien-être et non plus de misère. Parce que nous voulons arriver à ce but sans nous arrêter aux moyens termes, aux compromis qui, ajournant la victoire, sont un prolongement d'esclavage...

Nous sommes révolutionnaires, autrement dit Communeux, parce que, voulant la victoire, nous en voulons les moyens; parce que nous renverser par la force une société qui ne se maintient que par la force; parce que nous savons que la faiblesse, comme la légalité, tue les révolutions, que l'énergie les sauve; parce que nous reconnaissons qu'il faut conquérir ce pouvoir politique que la bourgeoisie garde d'une façon jalouse pour le maintien de ses privilèges. Mouvement vers un monde nouveau de justice et d'égalité, la révolution porte en elle-même sa propre loi et tout ce qui s'oppose à son triomphe doit être être écrasé...

Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppresseurs séculaires du peuple, pour les complices de ces hommes qui, depuis trois ans, célèbrent leur triomphe par la fusillade, la transportation, l'écrasement de tous ceux des nôtres qui ont pu échapper au massacre immédiat? Nous voyons encore ces assassinats sans fin, d'hommes, de femmes, d'enfants; ces égorgements qui faisaient couler à flots le sang du peuple dans les rues, les casernes, les squares, les hôpitaux, les maisons. Nous voyons les blessés ensevelis avec les morts; nous voyons, Versailles, Satory, les pontons, le bagne, la Nouvelle-Calédonie. Nous voyons Paris, la France, courbés sous la terreur, l'écrasement continu, l'assassinat en permanence.

Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre l'ennemi commun; que chacun, dans la mesure de ses forces, fasse son devoir!"

mardi 19 juillet 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 DIEU T’A CRÉÉ, TU AS CRIÉ… !


Michel Alimeck raconte l’histoire des peuples marrons du plateau des Guyanes. Histoire incarnée, alternative et critique des Saramacas depuis 1498.


Plusieurs conquérants s’intéressent à la Guyane après Christophe Colomb. Les hollandais y introduisent l’esclavage au milieu du XVIIe siècle. Celui-ci se développe à la fin du siècle côté français mais de façon moindre en raison du difficile abord de Cayenne aux vaisseaux et des faibles ressources économiques des colons. Quand des dispositifs de restriction des affranchissements incontrôlés qui menaçaient le pouvoir blanc, furent mis en place, le marronnage se multiplia, favorisé par l’immédiate proximité de la forêt amazonienne, surtout au Suriname où des sociétés tribales ont pu être constituées et résister.

« Le crime, que les hommes tiennent pour le plus grand et punissent le plus cruellement, c'est justement de ne pas être comme les autres. » En Guyane, comme dans toute l'Amérique du Sud et l’Afrique, des missionnaires sont « venus semer une aliénation du catholicisme au service de la colonisation ». En 1827, le ministre des Colonies fait appel à la mère Jahouvey, fondatrice de la congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, pour installer une mission dans l'estuaire de la Mana afin d'accueillir des orphelins français destinés à devenir des colons. Ce que Michel Alimeck reproche à celle-ci, « comme à tous les autres missionnaires, c’est d’être au service de l'État colonial, d'être des fonctionnaires au même titre que les professeurs qui enseignent à nos enfants l'histoire et la géographie d'un pays où ils n'iront peut-être jamais : la France ». Il définit le racisme colonial, racisme des classes moyennes qui ne « possèdent ni terre ni château », « déplacement de l'agressivité du prolétariat créole sur le prolétariat saramaca » : un « snobisme de pauvre ». « C'est le racisme qui crée l’infériorité », notamment dans une société qui défend la supériorité d’une race.

« Tous les créoles, même les plus révolutionnaires, tel Franz Fanon, pensent et écrivent que l'abolition de l'esclavage dans le monde fut l’œuvre charitable des Blancs.

Le créole s'est alors contenté de remercier le Blanc, et la preuve la plus brutale de ce fait est le nombre imposant de statues disséminées en France et aux colonies, représentant la France blanche caressant l'épaule de ce brave nègre à qui l'on vient de briser les chaînes…

En Guyane, le grand homme qui symbolise ces faits est Victor Schoelcher. Son âme repose au Panthéon…

On oublie que ce sont les marrons qui ont mené pendant deux siècles une guerre acharnée vers la liberté, » affaiblissant l’économie et causant des pertes militaires.


Michel Alimeck s'intéresse plus spécifiquement aux Saramacas et revient sur la figure de Boni, longtemps commandant et organisateur de la guérilla, ainsi que sur les principaux administrateurs, députés et préfets français de la colonie. Certains disparurent dans de mystérieux accidents d’avion, d’autres firent main basse sur l’économie locale. Il souligne et illustre l’importance du mimisme, du langage proverbial, du rythme et des esprits chez les Saramacas.


Ce texte hybride et incarné permet de découvrir une histoire et une culture.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


DIEU T’A CRÉÉ, TU AS CRIÉ… !

Une histoire des Guyanes

Michel Alimeck

Illustrations de Catherine Combas

Préface d’Olson Kwadjani

226 pages – 11 euros.

Éditions Ròt-Bò-Krik – Sète – Mai 2022

rotbokrik.com/catalogue/dieu-t-a-cree-tu-as-crie

Publié à compte d’auteur en 1980.

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

ASSIA

Au cours d’une manifestation, le narrateur rencontre une réfugiée syrienne. Les souvenirs surgissent et se mêlent, comme à travers un kaléidoscope. Les leurs, ceux de la révolution syrienne et de sa terrifiante répression, ceux, comme en écho, des insurrections passée et des émeutes d’aujourd’hui, la longue fuite d’Assia et les réminiscences de son enfance dans ce pays détruit. Puis naissent les sentiments.

« Depuis longtemps la haine de la police nous avait réconcilié avec la haine, depuis longtemps il nous fallait lutter avec nos mots contre ceux de l’État, depuis longtemps nous voulions en finir avec ce monde qui doit absolument être détruit. » Si l’évocation conjointe du cortège de tête ou des manifestations de Gilets jaunes, et de celles organisées contre le régime d’Assad, peut sembler quelque part indécente, il s’agit sans doute avant tout pour l’auteur d’une recherche d’expériences communes pour saisir l’indicible, pour signifier une parenté, une appartenance à une même fraternité des réprimés par-delà toutes les barrières et les frontières, à tous les degrés. De la même façon, lorsqu’Assia évoque ces tortures infligées par un policier auquel elle n’a pu que souffler « Vous ne pouvez pas me tuer », c’est le récit de Louisette Ighilahriz dans les mains de Bigeard en Algérie, qui surgit, dans sa recherche tenace de repères pour comprendre ce qui ne peut l’être. « La peur n'est pas une langue commune elle réunit et sépare, rassemble et isole pensai-je. »

Son arrestation en Syrie, son errance, la violence administrative, sont racontées par bribes, par vagues plutôt, qui saisissent avant de se retirer et de laisser place à une autre, plus douce ou plus brutale encore. « Tu dormais sur des cartons, enveloppée de vieux journaux, sur les bancs des jardins publics, dans le métro jusqu'à l’aube, sous les ponts aux jambes d'acier rouillé, dans des carcasses de voitures abandonnées, au milieu de terrains vagues où passaient des ivrognes dont les grognements faisaient craquer doucement le sable. » « Maintenant ta vie dépendait de décisions prises par des ministres au teint gris, aux costumes raides, aux visages flasques comme des serpillières, dont les discours formaient une pâte gluante qui collait aux oreilles et tournait en boucle dans les médias. »

On sent chez Alain Parrau une curiosité pour l’Histoire et les révoltes qui l’agitent, motivée certainement par ses engagements dont il parsème son récit de quelques allusions fugitives et enthousiastes : « Lamartine, le pisseur d’eau claire et son éloge du drapeau tricolore, le saule pleureur de la patrie, l’énamouré du lac, le branleur solitaire adoré des phtisiques. » « Pour la première fois, le 1er décembre, l'État avait tremblé sous les coups de boutoir des émeutiers. Le saccage de l’arc de triomphe, ce monument obscène érigé à la gloire d'un tyran, cette injure faite aux peuples et aux soldats massacrés par ce sinistre personnage, nous avait réjoui. » Assia, par mimétisme ou communes références, le suit dans la construction de cette généalogie : « Comment vivre après nous avons tenu un an disais-tu, nous avons réussi à construire une démocratie directe, des centaines de conseils locaux ont été créés dans tout le pays nous avons fait mieux que la Commune de Paris. Mais quand les milices iraniennes irakiennes et l'aviation russe sont intervenues, l'Armée syrienne libre devait aussi se battre contre Daech, les territoires libérés ont été perdus. »

Témoignage, récit, poème, ce bref texte inclassable est tout cela à la fois. Alain Parrau chante l’urgence d’une internationale sensible et révoltée : « Dans un éclair aveuglant la vie insurgée avait ouvert une brèche dans le temps de l'oppression, et nous étions, ensemble, au cœur de cette brèche. Jamais je n'avais à ce point senti qu'il ne pouvait y avoir de bonheur en dehors de cette fraternité, et qu'elle était bien ce que le pouvoir, ses larbins et ses chiens de garde, ses intellectuels recuits et ses plumitifs corrompus, haïssaient le plus. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



ASSIA
Alain Parrau
86 pages – 10 euros
Éditions On verra bien – Limoges – Avril 2022
onverrabien.com/assia/

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

MARRONNAGE, L’ART DE BRISER SES CHAÎNES

« Lorsque fut déclarée en 1848 l’abolition de l’esclavage, le libre-marron exprimait depuis longtemps déjà ce qui manquait alors au monde : la dignité de ceux qui résistent et qui créent, de ceux qui créent de la résistance, restituant un sens à la liberté : la beauté. » explique Antoine Lamoraille, artisan ébéniste. Ce catalogue d’exposition dans lequel il figure aux côtés de bien d’autres, réalisé par Geneviève Wiels et Thomas Mouzard, présente l’évolution artistique des peuples d’origine africaine, transportés de force en Guyane et au Suriname, structurés en sociétés issues de la fuite et du refus de l’esclavage. Bousculés par l’intrusion de la modernité, par l’école, la télévision et les nouveaux besoins, les artistes continuent de sculpter et de peindre, transformant les objets du quotidien en oeuvres d’art : aujourd’hui, le tembe a toujours sa place, faite de « figures complexes, entrelacées les unes aux autres ».

Une rapide histoire des colonisations de ces régions complète une présentation des sociétés marronnes, très attachées à leur culture africaine.
Une série de dessins de Jean-Gabriel Stedman (1744-1797), témoignent des sévices infligés aux esclaves, et contraste avec les planches de Pierre Jacques Benoit (1782-1854), qui montrent une société autrement plus apaisée.

Le tembe « sert à prendre du temps pour penser » explique le chercheur Jean Moomou, mais aussi à embellir le quotidien, à prouver ses sentiments. Élaboré à partir de repères et de principes africains, c’est toutefois un art original. Il regroupe la sculpture et la peinture sur bois, la peinture sur toile, la gravure sur calebasse, la musique, la danse, les contes, les charades, la coiffure, les dessins réalisés sur les galettes de manioc, la broderie sur tissus, etc. Le travail de nombreux tembemen est ensuite présenté à côté d’objets plus anciens rapportés par différentes missions.

Très bel ouvrage illustré qui permet d’appréhender le tembe, un art de la fuite mais aussi et surtout de la liberté.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


MARRONNAGE, L’ART DE BRISER SES CHAÎNES
Geneviève Wiels et Thomas Mouzard
192 pages – 27 euros
Éditions Loco et Maison de l’Amérique latine – Paris – Juillet 2021
www.editionsloco.com/Marronnage-l-art-de-briser-ses-chaines

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

PETITE HISTOIRE DES COLONIES FRANÇAISES – Tome 5 : Les immigrés

Cette histoire des immigrés en France, de la Révolution à nos jours, vient clore la Petite histoire des colonies françaises, grand oeuvre de Grégory Jarry et Otto T., par un cinquième et ultime volume tout aussi passionnant et jubilatoire que les précédents.



En France, « le peuple libre débarrassé du joug de la monarchie » ne put entièrement se transformer en « un prolétariat alliéné » car la machine industrielle s’enraya : contrairement à d’autres pays, l’abolition des droits féodaux en 1789 permit à beaucoup de paysans de posséder leur lopin de terre et à beaucoup d’artisans leur échoppe, dessinant peu à peu les contours d’une classe moyenne. Bref, on manqua d’ouvriers pour faire tourner les usines. À la fin du XIXe siècle, les premiers immigrés vinrent de Belgique, puis d’Italie. En 1899, un premier Code de la nationalité fut institué, favorisant une grande vague de naturalisation pour répondre aux besoins de la conscription. Les auteurs expliquent comment cette invention de la nationalité française permit la diffusion d’idées racistes, unissant « ouvriers et patrons en un seul peuple de France qui défendait ses intérêts contre les étrangers ». Au fil des Républiques, l’origine change (Pologne, Espagne, Algérie, Portugal) mais les méthodes d’exploitation restent les mêmes.

Bien des faits ignorés sont racontés et prennent sens, par leur rapprochement avec d’autres. Ainsi l’apparition d’une opinion publique façonnée par l’école publique obligatoire et la liberté de la presse, par exemple, va contribuer à diviser le monde en deux catégories : les agresseurs et les victimes.
Ce récit, rondement mené par François Mitterrand him-self, qui en connait en rayon en matière d’immigration, feuilleton palpitant et franchement marrant, propose un regard introspectif sur notre histoire moderne car comme chacun sait : « l’homme civilisé descend de l’immigré ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

dimanche 17 juillet 2022

La communauté désœuvrée. Par Jean-Luc Nancy

" L'individualisme est un atomisme inconséquent, qui oublie que l'enjeu de l'atome est celui d'un monde. C'est bien pourquoi la question de la communauté est la grande absente de la métaphysique du sujet, c'est-à-dire — individu ou Etat total — de la métaphysique du pour-soi absolu : ce qui veut dire aussi bien la métaphysique de l'absolu en général, de l'être comme ab-solu, parfaitement détaché, distinct et clos, sans rapport. Cet ab-solu peut se présenter sous les espèces de l'Idée, de l'Histoire, de l'Individu, de l'Etat, de la Science, de l'Œuvre d'art, etc. Sa logique sera toujours la même, pour autant qu'il est sans rapport. Elle sera cette logique simple et redoutable qui implique que ce qui est absolument séparé renferme, si on peut dire, dans sa séparation plus que le simple séparé. C'est-à-dire que la séparation elle-même doit être enfermée, que la clôture ne doit pas seulement se clore sur un territoire (tout en restant exposée, par son bord externe, à l'autre territoire, avec lequel elle communique ainsi), mais sur la clôture elle-même, pour accomplir l'absoluité de la séparation. L'absolu doit être l'absolu de sa propre absoluité, sous peine de n'être pas. Ou bien : pour être absolument seul, il ne suffit pas que je le sois, il faut encore que je sois seul à être seul. Ce qui précisément est contradictoire. La logique de l'absolu fait violence à l'absolu. Elle l'implique dans un rapport qu'il refuse et exclut par essence. Ce rapport force et déchire, de l'intérieur et de l'extérieur à la fois, ou d'un extérieur qui n'est que la rejection d'une impossible intériorité, le « sans rapport » dont l'absolu veut se constituer."

samedi 16 juillet 2022

Stig Dagerman ( 1923 - 1954) " Notre besoin de consolation est impossible a rassasier" partie 2

 Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l'eau ou l'oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu'accroitre mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. je devrais peut-être dire: la vraie car, à la vérité, il n'existe pour moi qu'une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l'intérieur de ses limites.

Mais la liberté commence par l'esclavage et la souveraineté par la dépendance. Le signe le plus certain de ma servitude est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille de l'indépendance. On dirait que j'ai besoin de la dépendance pour pouvoir finalement connaitre la consolation d'être un homme libre, et c'est certainement vrai. A la lumière de mes actes, je m'aperçois que toute ma vie semble n'avoir eu pour but que de faire mon propre malheur. Ce qui devrait m'apporter la liberté m'apporte l'esclavage et les pierres en guise de pain.

Les autres hommes ont d'autres maitres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de pas oser l'employer, de peur de l'avoir perdu. de plus, je suis tellement esclave de mon nom que j'ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidant dans ce que je crois avoir perdu: la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec  une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l'oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l'esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.

Mais, venant d'une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s'approche le miracle de la libération. cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité qui, tout à l'heure, suscitait mon effroi est maintenant le témoin de mon accession à la liberté. En quoi consiste donc ce miracle? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n'a le droit d'énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s'étioler. car si ce désir n'existe pas, qu'est-ce qui peut alors exister?

Puisque je suis au borde de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n'a le droit d'exiger de la mer qu'elle porte tous les bateaux, ou du vent qu'il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n'a le droit d'exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions. Pour moi, ce n'est pas le devoir avant tout mais: la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir le droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l'on appelle la population du globe, pais aussi une unité autonome.

Ce n'est qu'en un tel instant que je peux être libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant, ont causé mon désespoir. je peux reconnaitre que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l'éternité se soucie de moi. Mais qui me demande de me soucier de l'éternité? Ma vie n'est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j'aurais le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter? Le temps n'est pas l'étalon qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument de mesure sans valeur car il n'atteint que les ouvrages avancés de ma vie.

Mais tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu: la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l'on exige de moi. Ma vie n'est pas quelque chose que l'on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n'est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n'accomplit pas de performance: ce qui est parfait n'accomplit pas de performance: ce qui est parfait oeuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait - mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l'homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L'important est qu'il fasse ce qu'il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable.

Je peux même m'affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l'idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu'elle constitue en me dispensant d'accrocher ma vie à des points d'appui aussi précaires que le temps et la gloire.

Par contre, il n'est pas en mon pouvoir de rester perpétuellement tourné vers la mer et de comparer sa liberté avec la mienne. le moment arrivera où je devrai me retourner vers la terre et faire face aux organisateurs de l'oppression dont je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaitre, c'est que l'homme a donné à sa vie des formes qui, au moins en apparence, sont plus fortes que lui. Même avec ma liberté toute récente je ne puis les briser, je ne puis que soupirer sous leur poids. Par contre, parmi les exigences qui pèsent sur l'homme, je peux  voir lesquelles sont absurdes et lesquelles sont inéluctables. Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C'est la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l'oiseau et que l'animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société?

Je suis obligé de répondre: nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l'instant que je le fasse à l'intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n'ai rien à opposer que moi-même - mais, d'un autre côté, c'est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je ouis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s'exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaitra plus de bornes le jour où je n'aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.

Telle est ma seule consolation. je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige: une consolation qui soit plus qu'une consolation et plus grande qu'une philosophie, c'est-à-dire une raison de vivre.


1952