jeudi 2 mai 2024

Jean-Paul Curnier : « Prospérités du désastre »

 Article : « Voie de disparition »

 

Relativement à cette ambiance régressive de consommateurs infantiles et passifs, ce que doit afficher en priorité tout prétendant au pouvoir, c’est sa conviction profonde et inébranlable dans la nature morale de la consommation, c’est son inflexible attachement à la facilitation du bien-être par l’accès à la consommation, et par lui seul.

 

La manque-à-consommer est une immoralité qui n’a d’égal que le manque à gagner du marché face à tous ces désirs d’achat frustrés qui seront restés sans suite. Le manque à jouir de la consommation, où qu’il se situe et de quelque manière qu’il se fasse sentir, est d’autant plus politiquement immoral qu’il s’apparente à un mépris du peuple ; il est l’épreuve même qui s’impose au pouvoir à chacune de ses décisions. Car de quoi que ce soit que manque le peuple, ce quoi que ce soit demeure fondamental dès lors qu’il est voulu par lui et qu’il y a privation et frustration. Chaque fois qu’un citoyen est frustré de ne pouvoir acheter, il faut considérer qu’il y a en symétrie un entrepreneur qui est frustré de ne pas avoir pu vendre. Aucune existence ne peut se concevoir aujourd’hui autrement qu’en termes de facilité d’accès à ce qui existe et se vend. Toute la question qui se pose à la fonction politique telle qu’elle s’entend aujourd’hui est donc de ménager cet accès et par tous les moyens. Et, en face, ce qui se montre de l’existence populaire, c’est d’abord de la plainte, du gémissement, de la réclamation, de la revendication, de la demande et des cris de frustration. La marchandise est fondamentale. La marchandise, c’est-à-dire le monde où ce qui se produit s’est rendu nécessaire en dépit de toute raison et de toute conservation même d’un minimum de santé. Le client est roi et le pouvoir est son serviteur ; c’est de la sorte que les choses se laissent entendre. Misérable comédie où celui qui flatte n’est guère moins imbécile que celui qui est flatté, car tous deux sont dépourvus de dignité et tous deux voient dans leur ménage ce qu’il y a de mieux conforme à l’existence ».

mercredi 1 mai 2024

"Treize cases du "je" de Bernard Noël "


 Le théâtre et la conserve

 

 La culture est comme la conserverie : elle rêve de récipients – éventuellement en forme de têtes – à l’intérieur desquels le temps ne passerait pas. Et cependant qu’on en est toujours à faire des réserves et des économies, le monde a faim, de plus en plus faim. Ainsi, à travers le manque, va-t-on s’apercevoir peut-être que tout est physique, et que, dans le besoin, il n’y a de différences que de niveau ou d’intensité. Alors, je l’espère, on ouvrira toutes les boîtes, et ce sera la fête.

Cette fête, qu’il faut collective et généralisée, l’histoire en fournit quelques exemples restreints – assez toutefois pour que nous sachions qu’elle ne saurait être que théâtrale. On voit aussi que, religieuse à l’origine, de siècle en siècle elle se laïcise, et qu’à la fin elle sera donc jouée par tous. D’où l’idée qu’il vaudrait mieux jouer solidairement ce qui nous met à mort, plutôt que de conserver un quant-à-soi – un sens de la propriété, qui ne sauve rien, sinon l’isolement favorable à l’ignorance et à la catastrophe.

Il y a des vagues de théâtre, c’est, dirait-on, quand la vitalité est à son comble, et la solitude par conséquent plus consciente et moins supportable. La dernière s’est produite à New York, au début des années soixante, et à l’époque où l’Amérique croyait avoir conquis son autonomie artistique. Significativement, alors que partout, en Occident, le théâtre a toujours relevé de la littérature, cette fois il fut l’initiative des peintres, et ce fut eux qui le répandirent. Cette vague-là, quoique brève et fort limitée, n’en est pas moins importante, car elle eut sa forme particulière, et qui, déjà, a profondément affecté tout ce qui se rapporte au théâtre.

Cette forme a reçu le nom de HAPPENING, bien que ce mot ne la définisse pas plus que le mot Dada n’était une définition. Allan Kaprow, qui l’inventa involontairement, le trouve malencontreux, car il ne l’avait utilisé à l’origine que de façon « neutre », et seulement pour éviter d’être pris aux mots du genre « pièce de théâtre », « représentation », « jeu », etc. Mais d’autres artistes le trouvèrent commode, l’utilisèrent, le perpétuèrent, et il devint l’étiquette sous laquelle ses propres créateurs reconnurent le produit de leur création.

Qu’est-ce qu’un happening ? Ni une forme fixe, ni un genre établi, et surtout pas, comme tendraient à le suggérer son nom et ses pâles imitateurs français, un spectacle improvisé. A première vue, cela ressemble à un collage en mouvement – un collage où les acteurs n’ont pas plus d’importance que les objets. La parole elle-même y est sans valeur : c’est un bruit comme un autre.

Quant à l’action, elle demeure indéterminée. Il y a action parce qu’il y a mouvement, un point c’est tout. Et le sens, s’étonnera-t-on ? Le sens est lié à l’action et à l’espace qu’elle occupe, mais il n’est pas « signifié », car l’enchaînement reste a-logique. Il s’ensuit que, pour une fois, le sens n’est pas réducteur : il ne rassemble pas de l’inconnu pour le ramener à du connu ; il n’est pas explicatif : il polarise une action et se dépense avec elle, librement, sans que nul puisse se l’approprier.

On est tenté, par pure réaction sensée, bien sûr, de chercher les références culturelles de pareil spectacle, afin de le mettre en boîte. Toutefois, quand on a énuméré les séances Dada, la Merz-bau de Kurt Schwitters, la musique d’ameublement de Satie et le théâtre de la cruauté, peut-être s’est-on fait plaisir, mais que sait-on de plus ? La nouveauté radicale du happening est qu’il engendre une sorte de physique, où la réaction du spectateur compte tout autant que le « jeu » puisque c’est elle qui fait le théâtre. Que le théâtre ne soit même que cette réaction, laquelle affecte également les deux côtés de la rampe, voilà une vérité aussi ancienne qu’elle est anciennement oubliée. Il y a donc dans le happening retour aux sources – retour à un passé du théâtre où le sens du spectacle se confondait avec une décharge d’énergie, et non pas avec un récit sensé. Ce retour est-il délibéré ? Assurément pas, car il n’a rien d’archéologique : il est une redécouverte spontanée, et qui paraît bien liée au contexte artistique.

Le fait majeur dans le domaine de l’art est alors la place prise par la notion d’environnement. L’art cesse d’être placardé sur les murs pour envahir toute la pièce : il ne se contente plus de simuler un espace, il s’approprie l’espace réel. Mais, ce faisant, il le dramatise, et l’œuvre devient spectaculaire. Si l’on pense à Kienholz, par exemple, comment appeler ses « pièces » ? Il ne s’agit plus de peinture ni de sculpture, mais d’un décor où rien ne se joue, ne s’est jamais joué, et qui pourtant cristallise tous les jeux imaginables dans le cadre fixé par ses éléments. Que tout y soit tellement disponible et à la fois si précisément jalonné fait que le spectateur se trouve face à face avec une absence qui le violente et qu’il lui faut combler, non pas en s’en remettant à un sens donné, mais en le faisant surgir de soi et de la rencontre. Les choses, ici, ne meublent qu’elles-mêmes ; de ce fait, elles indiquent qu’il y a entre elles un vide – à moins qu’elles ne soient là que pour constituer ce bord sans lequel il n’y aurait pas de trou.

Et le trou, voilà bien la seule bouche par laquelle puisse de nos jours parler le Destin et renaître la tragédie. Kienholz n’est ici qu’un exemple mais qui situe bien un arrière-plan, car sans avoir rien à faire avec le happening, il illustre parfaitement l’évolution de l’art vers le spectacle. Tout comme, sur un autre plan, les personnages en plâtre de George Segal, à jamais figés dans une attitude si éphémère qu’elle contredit leur immobilité jusqu’à l’absurde : jusqu’à tisser autour de chacun d’eux ce qu’on ne peut ressentir que comme le double jeu d’une présence absente. Là encore, il s’agit d’un trou : d’un trou intérieur.

Le happening eut pour centre principal de « création » la galerie Reuben, à New York. Et il est évidemment significatif que les représentations aient eu pour « scène » un lieu traditionnellement réservé à l’exposition d’œuvres d’art. Ce lieu, qui fut loin d’être exclusif puisque des happenings furent représentés ailleurs, à New York et à travers l’Amérique, demeure cependant le foyer d’où tout rayonna. La « première » se déroula le 4 octobre 1959. L’œuvre annoncée avait pour titre : 18 Happenings in 6 parts, et l’invitation précisait qu’il s’agissait là d’un nouveau « medium » que l’auteur, Allan Kaprow, trouvait « assez rafraîchissant pour ne pas lui avoir cherché un nom ». (Ce nom devait surgir du titre même de l’œuvre sans que l’on sache qui d’abord l’en tira.)

Allan Kaprow avait cloisonné l’espace de la galerie de manière à y délimiter trois petites pièces séparées par de grandes feuilles de plastique, à travers lesquelles une vision très vague était possible. Ces pièces communiquaient par une enfilade de portes, et toutes trois étaient ouvertes d’un côté sur un long corridor. Les spectateurs furent répartis dans chacune de ces pièces sur des rangées de chaises. Des lumières de couleur s’allumaient et s’éteignaient alternativement.

Dans la première et la dernière pièce, l’un des « murs » était un vaste collage. Le programme annonçait six « participants » : trois hommes et trois femmes, et il prévenait

les spectateurs qu’eux-mêmes jouaient un rôle et qu’ils devraient changer de siège et de lieu à des moments prévus.

Tout commença par des bruits : celui d’une cloche répétant à l’infini la même note, puis celui de sons désaccordés, dont la source semblait se déplacer sans cesse à cause de leur diffusion par quatre haut-parleurs.

La lumière s’éteignit dans la troisième pièce ; deux hommes et trois femmes parurent : ils avançaient à la file, très lentement. Les femmes entrèrent dans la 2 ; les hommes dans la 1. Mais déjà raconter c’est trahir, car le récit introduit une continuité absente de l’action, qui toujours se prolonge par séquences, avec des ruptures faisant que si tout se succède, rien ne s’enchaîne. D’ailleurs, il y a trois lieux, et le titre même précise

: « 18 happenings » et « 6 parties ».

Visages impassibles. Gestes mécaniques. Déplacements toujours en ligne droite, avec demi-tours à angle droit.

Immobilité.

Mouvements comme de gymnastique, lents, très lents.

Projection de diapositives : collages de dessins d’enfants et d’œuvres de Kaprow (dans la 3).

Depuis 2, on en suit les reflets, tout comme depuis 3, on aperçoit les ombres des femmes occupées à leur gymnastique rituelle.

Silence. Son de la cloche. Immobilité. Sortie. Reprise.

Deux hommes reviennent avec des pancartes : l’un va dans 1, l’autre dans 3.

Nouvelles projections : chefs-d’œuvre de la peinture classique, photos de nus,  collages, peintures de Kaprow.

Les deux hommes se mettent à lire leur « pancarte », chacun de son côté, mot à mot, avec des inflexions exagérées.

L’un : « Il paraît… que le temps… est essence… nous avons connu… le temps… spirituellement… comme attente… souvenir…»

L’autre : « J’ai failli parler… hier… d’un sujet… qui… nous est cher… à tous… l’art… Oui… je voulais en parler… je n’ai pu… commencer… »

Son de la cloche. Voix s’arrêtent. Hommes lentement sortent, lentement s’en vont.

 

Entracte. Les spectateurs changent de place.

La lenteur des gestes, l’absence d’expression des visages, la pauvreté même du « jeu » ont un effet paradoxal : ils accélèrent la vitesse mentale du spectateur. C’est que, n’ayant rien à quoi se raccrocher, le spectateur tombe sans cesse de la surprise dans une espèce d’attente affamée faute de pouvoir se dire : je comprends.

Et dès lors, comme glissant sur la paroi lisse du vide, il lui faut, soit briser net sa chute par un éclat de rire, soit se laisser aller à cela qui, peu à peu, l’entraîne hors de soi – hors du faux corps de ses habitudes.

 

Son de la cloche.

 

Deux femmes, deux hommes, une femme : en file – lentes, lents, lente – mécaniques.

Se séparent : femme dans 1, hommes dans 2 – une femme immobile – une femme allonge, plie, allonge rituellement ses membres, son corps – une femme va, vient, fait rebondir une balle, encore, encore // un homme assis – l’autre porte un plateau chargé de cubes de bois – s’assied – répartit ses cubes en deux tas – premier homme se lève – met en marche un disque

– Voix : « Ces messieurs sont-ils prêts ? »

Une femme va dans 3 – immobile.

Les deux hommes obéissent au disque : « Numéro 1 doit bouger… Numéro 2 doit bouger… » – ils déplacent les cubes –les rangent sur une petite table // dans 3, d’une voix douce, cadencée, psalmodique, la femme récite : « Belle lune… crêtée

et empennée… mon ami… »

Silence. Noir. Projections : une boîte de corn-flakes, la fumée d’une pipe… – stop – la femme continue à réciter : « Hackie, amène un peu ta voiture que j’écoute le chant du compteur… Lui seul a la voix de New York City… »

 

Immobilité partout. Sortie. Procession lente. Silence.

 

Son de la cloche.

 

Deux hommes, deux femmes reviennent dans 1, chacun a un instrument de musique : ukulele, flûte, hazoo, violon. Une femme promène un tabouret surmonté d’un verre d’eau – va le déposer dans 3 derrière l’écran // un homme porte un jouet et un vaporisateur ménager – il dépose le vaporisateur sur le tabouret – porte le jouet dans 2, le dépose sur la table, le met en marche : c’est un danseur nègre qu’une mécanique fait s’agiter…

Les quatre jouent de leur instrument, chacun pour soi, sans aucune synchronisation.

L’homme au jouet va dans 3, derrière l’écran – allume une allumette, l’éteint dans le verre d’eau – allume, éteint – allume, éteint – allume, éteint…

 

Son de la cloche.

 

Entracte. Les spectateurs changent de lieu.

Maintenant, il y a ceux qui de tout temps ont su, ceux qui savent qu’ils ne savent pas, ceux qui rient pour ne pas savoir qu’ils ne savent pas. Apparemment, rien n’est changé, et pourtant, sous les vêtements, chaque corps s’est retourné comme un gant. Et quand le gant montre son dedans, où est le vide ?

 

Son de la cloche.

 

Nouveaux accessoires : une table portant douze moitiés d’oranges, douze verres et un presse-fruits dans 1 // une toile, deux pots de peinture et deux pinceaux dans 2 // une espèce de caisse montée sur deux roues de bicyclette dans 3.

Procession lente des participants.

Une femme entre dans 1, presse une orange, verse le jus dans un verre, boit.

Un homme dans 2 : une main sur la bouche, une main sur le front, doigts pointés comme des dents, et entre les dents, ses yeux – il éclate de rire en ramenant ses mains le long du corps.

Une femme fait rouler la caisse de 3 dans 2, de 2 dans 1. Ce n’est pas une caisse, c’est une boîte-buste, avec un bras en bois, une main qui tend des cartes, une tête-pot-de-peinture – dans le buste, un phono joue une polka.

Deux hommes, deux femmes – portent pancartes – vont dans 3 – lisent : « Embrasse-moi… embrasse-moi… es-tu sûr ?…houp… houp… houp… »

Deux spectateurs se lèvent dans 2 – prennent pinceaux – prennent pots – peignent la toile : l’un fait des traits, l’autre des cercles – rien que des traits – rien que des cercles – peignent ainsi un tableau abstrait – vont se rasseoir.

Femme dans 1 presse – verse – boit – presse – verse – boit –presse – verse – boit…

Homme dans 2 roule une jambe de son pantalon – roule l’autre – et pantalon ainsi retroussé se met à se laver les dents…

 

Silence. Sortie. Silence. Son de la cloche.

 

Deux femmes, côte à côte, face au public, dans 2.

 

Deux hommes dans 3 – gymnastique – lentement – s’arrêtent – se font face – se montrent chacun du doigt en riant – vont dans 2 – se campent chacun face à l’une des femmes – du plafond descendent de longs rouleaux de papier – descendent comme

rideaux séparant les deux hommes des deux femmes – et tous les quatre se mettent à lire là-dessus des listes de mots monosyllabiques : « uh… eh… oh… but… well… hi… hop… »

 

Son de la cloche. Sortie.

 

Maintenant, tout est fini : il va falloir parler. Mais entre l’instant où l’on attendait-écoutait encore et celui où l’on va penser-parler, il doit bien y avoir quelques secondes, juste le temps de remettre son corps à l’endroit. Alors, un râle rentre dans les gorges, et peut-être chacun devine-t-il enfin quelque chose : simplement que le théâtre est de la sculpture d’ombres exécutée à force de gestes qui, jamais, ne recommencent deux fois. Et l’on sent alors la parenté du théâtre avec le travail du temps. Un autre auteur de happenings, Robert Whitman, l’explique à sa façon : « Le temps est pour moi quelque chose de matériel. J’aime l’utiliser de cette façon. L’utiliser comme on se sert de peinture ou de plâtre… »

 

Tout le problème du théâtre est qu’on ne saurait façonner l’ombre sans un medium qui la rende sensible et telle qu’elle puisse éveiller en chacun de nous cette ombre intime qui rôde entre les os. Ce medium, et c’est là le caractère particulier du théâtre, doit avoir un pouvoir collectif et non pas seulement individuel.

Le cinéma, comme la musique, s’adresse à l’homme seul pour le fasciner isolément ; le théâtre, comme le mythe, n’existe que s’il agit à la fois sur tous. En avoir fait un discours, qui ne peut passer que par l’intelligence, c’est l’avoir réduit et abâtardi : le théâtre doit parler directement au corps, ou bien il n’est qu’un faire-valoir, c’est-à-dire un cabotinage. On aura beau renouveler les sujets et les « styles », cela ne changera rien. Les mots ne font pas le théâtre, ou alors il faut qu’ils soient doublés par les bouches qui les parlent et par la physiologie qui anime ces bouches. Personne, avant le happening, n’avait osé, sinon en théorie, douter ainsi des mots et les ramener au rang d’accessoires.

Ce qui commence, le 4 octobre 1959, avec les 18 Happen -ings in 6 parts, ce n’est pas seulement un nouveau théâtre, c’est LE théâtre du monde nouveau. Sans doute est-il sommaire, sans doute lui arrive-t-il de friser le canular, mais mieux vaut un canular qui vous met en question que du psychologisme et des discours.

On peut indiquer déjà les traits principaux de ce théâtre. D’abord, il est purement visuel avec, selon les cas, un bruitage plus ou moins important. Il ne procède pas par développement d’une action, mais par rapprochement, par agglomération d’images. En conséquence, il délaisse la liaison pour la juxtaposition. Son vocabulaire, qui se compose de gestes, de déplacements, d’objets en situation, a tendance à proliférer, car il s’adjoint facilement, en guise de contexte, tout l’espace dans lequel il s’énonce. De là, une espèce de ritualisation, chacun se sentant peu à peu joué par un mouvement dont la banalité se dédouble constamment pour suggérer le symbole. C’est que le simple fait, par exemple, de presser un fruit ou de se brosser les dents devient, par sa publicité, l’archétype d’un comportement et se charge ainsi d’une densité dramatique analogue à celle que pouvait émettre la représentation de la passion ou de la mort. Jim Dine, grand peintre presque inconnu en France et auteur de plusieurs happenings, explique qu’il était essentiel pour lui d’être son propre acteur, ses happenings étant tellement liés au quotidien même de sa vie qu’il n’aurait su transmettre à quelqu’un d’autre ce qu’il voulait représenter. Cette déclaration relève de la symbolisation naïve, mais l’intéressant est qu’elle plaide pour un monisme, et que le théâtre est moniste. Jim Dine raconte que quand il donna The Vaudeville Show, il apparut à la fin vêtu de rouge et un chapeau de paille sur la tête. A chaque bras, il avait une fille nue taillée dans du carton sur le modèle des poupées javanaises. « Je me mis à danser, dit-il. Je ne sais pas comment je réussis à exécuter cette danse. Je ne pourrais jamais la refaire.

Mais la tension montait, les gens scandaient en criant : encore, encore… Ce fut une scène inimaginable. Je n’ai jamais senti une pareille participation. Et les gens s’en souviennent comme d’une nuit fantastique… » Le théâtre n’est-il pas avant tout cette « nuit fantastique » ? – nuit qui demeure indéfinissable parce qu’irréductible, et qui donc ne se conserve pas.

Dans un happening, les rêveries d’un homme deviennent les rêveries primitives de tous les spectateurs, non pas à travers une compréhension croissante, mais à cause d’une contamination qui, par rapport à l’intelligence, ne peut se qualifier que de sauvage. C’est qu’il existe une poésie physique – seulement physique –, qui déclenche la plongée dans l’immanence et le bâillement, comme au milieu du corps, d’une bouche d’ombre. Et cette bouche se met de la partie avec toutes les autres, ses semblables, si bien que la « représentation » qui, en chacun, les a décousues, cesse d’être devant-dehors pour devenir l’unisson de toutes ces bouches : la personnification de leur souffle. Alors se produit le grand retournement, qui fait que chaque geste EST la forme du souffle d’ombre, et que chaque-chose -chaque-mouvement chaque-

visage EST la forme et disparaît dedans.

Comment s’opèrent ce rassemblement et cette fusion ? A l’aide d’un système de signes, qui varie d’un auteur à l’autre, mais qui doit toujours son efficacité à son évidence. Dans Coca Cola, Shirley Cannonball ? d’Allan Kaprow, un gigantesque pied

et une cabine téléphonique sont les protagonistes principaux ; dans The Burning Building de Red Grooms, ce sont les pompiers et un incendie ; dans Mouth de Robert Whitman, tout se déroule à l’intérieur d’une bouche dont les chaises des spectateurs sont les dents, et le sol la langue. La symbolisation s’effectue à partir de choses simples, et c’est sa force. On est là devant une sorte de langage premier, qui s’écrit directement, chaque image représentée se juxtaposant aux autres comme un pictogramme à un autre pictogramme. D’où l’importance capitale, dans le happening, de la composition des images, c’est-à-dire de la mise en scène.

Artaud affirmait : « C’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite ou parlée » (cf. Le Théâtre et son Double, coll. « Idées », pages 58-59). On dirait que les auteurs de happening ont spontanément obéi à Artaud. Chez eux, point de « textes », mais une élaboration très précise du cadre et des correspondances qui s’établiront entre lui et les actions représentées. Tous insistent sur le travail préparatoire, parfois assez long. On a cru, parce que ce travail ne consiste pas, ou très peu, en « répétitions » que les happenings étaient improvisés. C’est vouloir rapporter un schéma traditionnel à quelque chose qui lui échappe. Les happenings n’ont pas besoin d’être répétés parce que le jeu et les mots y ont infiniment moins d’importance que l’organisation de l’espace, sa répartition et sa polarisation. Le participant est davantage joué par l’espace qu’il n’y joue, et l’indication de quelques déplacements peut lui suffire. Mettre en scène ce n’est point fixer à tout jamais le déroulement d’une action, mais lui préparer si bien le terrain qu’elle puisse y être lâchée à sa propre découverte.

Il n’y a pas de théorie du happening chez ses auteurs, sauf chez Claes Oldenburg, qui en limite d’ailleurs la portée en l’intégrant à son entreprise d’étalement et d’altération des objets réels.

Pour lui, le happening est « une méthode d’utilisation des objets en mouvement, et aussi des gens qui sont eux-mêmes aussi bien objets qu’agents de mouvement ». Cela revient à dire qu’il traite le happening comme une sorte d’exposition mobile – d’espace rendu mobile par un jeu qui montre la relation existant entre des objets d’habitude associés mais inertes. Parfois, dirait-on, Oldenburg est au bord d’introduire une intrigue ; c’est que, non content d’organiser l’espace, il dispose aussi les actions de manière à composer un motif. Par exemple, dans World’s Fair II, représenté les 25 et 26 mai 1962, il y avait une immense table sur laquelle deux personnages en déposaient un troisième au visage blanc et à l’aspect cadavérique. Le « mort » une fois étendu, les deux autres le contemplaient longuement, puis l’un d’eux montait sur la table et entreprenait de vider les poches du mort, en disposant en tas ses trouvailles. Ensuite, il fouillait tous les plis des vêtements, puis la bouche, le nez, les intervalles entre les orteils…

Plus tard, une fille entrait, et balayant tous les objets découverts, elle les faisait tomber dans un carton… Pour Oldenburg, tout ce qui nous arrive est double : réel et clair d’un côté ; fantastique et énigmatique de l’autre. L’ensemble de son oeuvre « artistique » – l’une des plus importantes aujourd’hui – joue de cette ambiguïté. Quand il représente une côtelette, un rayon d’alimentation ou un pantalon, tout est fait comme si, mais ce comme si, qui respecte l’apparence, ne respecte justement qu’elle, et ce faisant l’altère au point de la dévoyer en fiction.

Ainsi Oldenburg rejoint-il le mouvement de la langue, qui ne donne un nom à chaque chose qu’en la privant de sa réalité, et nous voici au seuil d’une transposition généralisée, où tout peut se déplacer en tout au gré de la fondamentale métaphore. Dans les happenings d’Oldenburg, l’espace était jonché de choses parmi lesquelles se traînait tout ce qui avait forme humaine. Et sans doute le corps ne pouvait-il être remis en scène qu’en affrontant ses propres déjections intellectuelles. Le happening, en ce sens, a crevé la vieille gidouille pensante, qui a saigné toutes ses règles : il n’y aura plus d’unités au théâtre, ni de discours, ni d’ouvroir de littérature. Là-dessus, après deux ou trois beaux hivers, le happening est mort : il était primitif, enfantin, prometteur, bref sans avenir comme la jeunesse. Mais son exemple agit en profondeur, et déjà le changement qu’il apportait s’est retransmis, s’est amplifié à travers le Living Theater, à travers Robert Wilson, à travers…, et quelque chose approche – une chose qui jouera de toutes nos cordes sans que rien ne puisse la mettre en conserve, la préserver ni nous en préserver, une chose qui sera le théâtre et qui sera la fête.


"Qui suis-je? " Par M.A.

 

Que puis-je affirmer aujourd'hui de manière sure et définitive sur moi-même?

Rien puisque je ne connais que ce qui m'est arrivé jusqu'à aujourd'hui.

Quelle est la part de moi qui me vient des convenances, de la morale de la société, des interdits, de mes propres interdits, de la culture imposée, ou subversive, jusqu'à quel point je suis moi-même sans à en avoir peur?

Sait-on ce que l'on ne veut pas être, ce que l'on ne voudrait jamais être, ce que l'on pense ne pas être alors qu'on l'est un peu, ce qu'on pense être mais que l'on n'est pas? Ne sommes-nous en fait que le reflet que ce que les autres nous renvoient? Ne sommes-nous aussi les contradictions de ce regard que nous avons sur nous-même en renvoyant aux autres ce que l'on pense qu'ils souhaiteraient que l'on soit sans les gêner, les heurter, les choquer?

Devons-nous être choqués ou simplement surpris, interrogés, être bousculés sans que cela soit pris pour une agression personnelle?

Posons-nous les questions sur le mode de Duchamp?

Ceci est un...

Ceci n'est pas...

Suis-je entièrement ce que je me construis? N'est-ce pas là aussi un édifice fragile ballotée par des convictions salies par certains? Mais alors, ce ne sont pas forcément les convictions que l'on défend mais les hommes qui s'en revendiquent qui les pervertissent? Ou alors alors, en a-t-on vraiment bien compris les fondements?

Suis-je vraiment ce que j'ai voulu être? Quelle est ma part personnelle dans ma construction? Y-a-t-il plus qui vient de l'extérieur que de l'intérieur?

Parvient-on un jour à être complètement ce que l'on veut? Et d'ailleurs, le sait-on véritablement? Et aussi, n'est-ce pas absolument dangereux de se croire parvenu à ce que l'on voulait ou que l'on pensait vouloir?

Même un nom même le nom, qu'induit-il? L’acceptation de ce que les parents ont été? Sont? Ou deviennent?

La morale, quelle morale?, nous interdit de rejeter les parents parce que cela ne se fait pas. Mais, doit-on sous prétexte d'une morale que l'on n’accepte pas garder près de soi des gens nocifs? On jette les amis nocifs parce que nocifs pour nous donc pourquoi pas les parents?

Finalement, ils sont les inconnus que nous croyons connaitre le plus.

M. S. a tout rejeté de son enfance, et l'on pense qu'il en a fait autant avec son nom. ne le portait-il pas plus que le pire fardeau?

 

"C'était inévitable dès lors que c'est sous leur nom que tu es entré à l'école, et qu'on t'y a enfermé. Dès lors que tu n'as jamais été appelé à l'école que du nom qu'ils t'ont donné; le nom sous lequel tu y as été inscrit; leur nom que tu as toujours haï. Il suffisait qu'on t'appelât du nom que tu leur devais pour que ce fût tout le malheur qui lui était attaché qui vînt avec lui jusqu'à l'école, qui y entrât avec toi."

 

Eux de Michel Surya.

 

Qui ce je suis? Je m'apparente et je revendique à ce que je suis de plus près que Marc Authouart c'est ce qui s'y apparente le plus. Et comme je l'ai déjà dit, issue d'une complexité, parfois je ne suis ni évident, ni lisible.


 

"Je t'aime VS Lignes rouges" Par M.A.

 

 

"Mot attrapé à la volée,

Comme ça, rue piétonne,

En croisant une personne

Que l'on ne connaît pas,

Et, qui, en passant à côté de vous, dit:

"Je t'aime"

Je t'aime qui?

Mon frère ma mère ma sœur ma maîtresse ma femme?

Je t'aime

Qui?

Et moi, je suis seul, là, à marcher dans la rue

Et je me dis à qui je pourrais dire je t'aime?

J’ai envie de dire "je t'aime"

Et à qui?

À celle que j'ai épousée

Celle qui fait mon bonheur

J’ai envie de le dire,

Comme lui,

Et j'ai envie qu'on l'entende,

J’ai envie qu'on comprenne que, moi aussi, j'aime

Et que, moi aussi, j'ai envie qu'on entende que j'aime

Alors je prends mon téléphone et je dis, comme ça, en passant à côté de quelqu'un que je ne connais pas: "je t'aime"

Puis, la personne répond puisqu'elle est au téléphone aussi "je t'aime"

Et, d'un seul coup, dans la rue piétonne, on a un bouquet de "je t'aime"

Distribué, comme ça

À la volée, dans la ville

Dans la campagne

À la mer,

Que des "je t'aime"

Dans cette rue

Pendant 5 minutes

5 minutes de "je t'aime"

Dans ce monde là

Là, aujourd'hui, maintenant...

Dans ce monde où chacun cherche quelle ligne rouge ne pourra être dépassée sans que la guerre devienne mondiale

Si armes chimique : ligne rouge

S’il y a bombe phosphore: ligne rouge

S’il y a hôpital attaqué: ligne rouge

il y a femme enceinte éventrée : ligne rouge

Cette maternité explosée : ligne rouge

Et des lois: lignes rouges

En fait, le monde est strié de lignes rouges;

Toutes ces lignes rouges,

Ce sont des ruisseaux de lignes rouges;

On se noie dans les lignes rouges;

Les yeux striés de lignes rouges;

Et on est encore à se demander quand va-t-on considérer que c'est cette dernière ligne rouge qu'il ne fallait pas dépasser?

Nous les avons toutes dépassées."

mardi 30 avril 2024

Treize cases du "JE". De Bernard Noël

 Je trouve que cet article est une explication, une sujétion d'explication qui nous permet de comprendre le travail de Hans Bellmer.

Je vous le livre.

"L'autre corps 

Vous êtes devant le miroir. Vous ne voyez que votre visage. C’est l’habitude. Mais le miroir, qui le voit? Qui y pense? Vous vous dites : je vais regarder le miroir – regarder sa surface et non pas mon reflet. Les yeux, très vite, font mal, ou les tempes, ou le creux des orbites. Vous insistez quand même. Alors monte un drôle de brouillard, qui rend toute chose indécise, tremblée, diffuse. Sans doute, vous abandonnez là, mais vous restez à la question. Aussi, un jour ou l’autre, vous recommencez l’expérience. Vous revoyez le brouillard, vous essayez de tenir encore, de voir plus loin. Et soudain, quelque chose vient : une forme, un visage d’après la mort, le vôtre. Peut-être ne recommencerez-vous jamais plus; peut-être apprendrez-vous à traverser votre peur. Toute rencontre, n’est-ce pas, se fait au milieu d’un pont. Qui vient là? Vous et Lui, de chaque côté, avez le même chemin à faire, le même temps pour vous reconnaître. Et voici à peu près ce qui vous arrive : du brouillard émerge une forme, de la forme émerge quelqu’un, de ce quelqu’un émerge Vous, et de Vous émerge un crâne vide – un squelette. Et chaque fois la forme remplacée s’en va disparaître vers le fond, mais comme un cercle sur de l’eau, en ridant tout l’espace vers l’extrême duquel elle s’efface, de telle sorte que, une seconde, ce qui n’est plus là est tout de même encore là. Quand vous revenez à vous, à l’habituelle vision de votre reflet, c’est à la manière dont le plongeur se retrouve sur le tremplin si l’on passe le film à l’envers. Vous pouvez jouer ainsi avec votre miroir, et apprendre à lire votre mort – apprendre à fixer les instants de la décomposition et de la recomposition. Vous pouvez également en tirer quelques principes. D’abord que l’espace n’est ni un contenant ni un contenu, mais le champ d’une tension; ensuite que le temps est lié tout entier à l’effacement : qu’il en est la trace. Le temps, c’est l’ombre de vous-même qui s’éloigne de vous et devient l’Autre, comment l’appeler? Un nom ne suffit pas. Il y faut une formule, celle-ci peut-être, qui est un peu barbare : Je ne suis pas je, je est l’Autre. Mais, sitôt posée, cette formule implique sa réversibilité, et vous voici tout à coup en possession de la seule clé qui pourrait rendre les choses fixes, remettre des yeux dans les orbites vides ou rendre un corps à votre amour perdu. Et si la réversibilité n’existe pas, ou bien si elle nous échappe, il n’y a qu’à l’IMAGINER. Qu’est-ce qui nous fait écrire des traits ou bien tracer des mots, sinon la nécessité de cette imagination-là? Et cela pour produire des choses qui commencent et re-commencent. Mais latente partout, cette imagination ne se donne à voir, ne devient évidente que chez un seul : Hans Bellmer. Bellmer ne représente pas ce qui est là, mais ce qui persiste; ce qui s’efface vers le fond du miroir ou, peut-être, en remonte. Il pose ce qui a déjà été, ou qui va être, à côté de ce qui est encore : l’autre corps à côté du corps. Mais qui est l’ombre de qui? Il y a simultanément dans l’espace deux images et, ICI, leur résultante qui s’écrit – leur résultante ou l’interférence de leur permutation. La page est comme un miroir, mais elle est seulement analogue à un instant du miroir, d’où l’immobilité de toutes les images, sauf justement chez Bellmer qui, le sachant, leur donne l’air de bouger parce qu’il a eu le génie de jouer de cette instantanéité pour les saisir dans tous leurs états. Le travail de Bellmer pourrait ne fournir qu’un « style » de plus, mais la représentation nouvelle qu’il produit entraîne un certain nombre de conséquences dans les domaines de l’érotisme, de l’écriture, de l’anatomie, du sacré et de l’expérience intérieure. Ces conséquences, bien sûr, ne sont pas séparables, bien qu’il faille les séparer pour les exposer. Mais rappelez-vous d’abord le miroir, et comment votre corps successivement s’y dédouble et s’y retrouve. Rappelez-vous la peur puis l’étrange plaisir quand l’envol et l’effacement de l’AUTRE CORPS vers le fond rendent tout à coup le temps visible comme une ombre – comme le déplacement d’une ombre. Si vous réussissez à fixer ce déplacement, vous entrez dans l’instant, qui est cette image où l’avant et l’après sont là en même temps. Et la tension de tout cela, à l’intérieur de l’instant, fait que l’espace, dirait-on, y est gonflé : qu’il s’érotise tout entier. Cette érotisation est la première loi de l’espace bellmérien. Elle se produit quel que soit le « sujet », car la représentation simultanée de l’espace et du temps (de la trace du temps), en rendant visible le dédoublement du corps ou de l’organe, écrit une persistance dont la simple inscription est égale au désir. Tout autre corps est notre corps pour peu que nous en fassions monter une image. Cette imagination détruit l’identité et sexualise tout ce qu’elle fait apparaître. Dès lors, le sexe n’a pas besoin d’être représenté pour être présent, et s’il est là, c’est plutôt comme un doigt visionnaire habile à déchiffrer la trace, ou bien comme une bouche avide d’être lue. L’image, ainsi, est un piège à temps, et le désir y reste pris. La lire, c’est retourner devant le miroir pour que tout ce qui, déjà, y est apparu recommence. Mais de quelle façon cela s’est-il écrit? L’écriture de Bellmer ne fixe ce qu’elle nous donne à voir qu’en coïncidant absolument avec lui. Elle constitue donc tout ce qu’elle représente. Elle est aussi bien l’acte que son dire. Et il s’ensuit, premièrement, qu’imaginer, c’est agir. Aussi (deuxièmement) faut-il en déduire que ce qui reste-là– le dessin – est à la fois de la trace et du corps. Et qu’écrire, c’est diffuser notre physiologie. Mais chaque geste est une écriture, et peut-être, à force d’en remplir invisiblement l’espace, y créons-nous une sorte d’anatomie inconsciente : un autre corps, dont pages et dessins ne sont, à leur tour, qu’un reflet, une trace. A vivre longuement avec les dessins de Bellmer, on en arrive à la notion de réversibilité généralisée. On est aussi bien celui qui sort derrière le miroir que celui qui reste devant. On y perd son identité. Et que devient alors la pensée – le phénomène pensée? Rien de « spirituel » en tout cas, simplement un élan parmi les organes, une transformation dans leur matière, une éclaircie transparente. Ou peut-être l’expression de la tension entre le corps et l’autre corps : celui qui, à la fin, nous enveloppe tant nous nous sommes projetés dans l’espace – nous enveloppe comme l’air enveloppe l’abîme. A moins qu’au croisement de nos désirs et de notre imagination ne s’écrive, à la longue, quelque enfilade de reflets bonne à nous faire confondre la répétition et l’infini, et à nous faire sacraliser ce petit jeu d’optique. Et si notre corps n’était que le dedans d’un autre corps? Ou bien si nous n’étions que la coque et l’autre l’amande? Mais nous savons maintenant permuter le dedans et le dehors, montrer notre âme aussi bien que notre derrière et en tirer la conclusion qu’il y a une singulière analogie entre l’expérience intérieure et l’exhibitionnisme, entre le silence et la parole, entre le phallus et le vagin : il suffit de les retourner. A la fin, toutefois, il reste deux termes qui ne sont pas réversibles : la vie, la mort. Tout le jeu, peut-être, consistait à l’oublier – à oublier que vous êtes devant le miroir et que, si vous fixez trop longtemps sa surface, c’est une tête de mort qui va remplacer votre tête. Alors, dessiner, écrire, pourquoi encore? Sans doute, comme le dit Bellmer, parce que l’expression est une douleur déplacée : chacun regarde son propre reflet pour ne pas voir l’autre; chacun fait son petit bruit pour couvrir le bruit de la mort. Pas d’œuvres, pas d’art, pas d’idées, pas d’actes, pas de religion, simplement une petite douleur déplacée. Et déplacée – pourquoi pas? – vers l’AUTRE CORPS : celui qui garde la trace des migrations successives de nos désirs. Celui qui est à la fois tout le passé et tout l’avenir, comme chaque femme est la somme de toutes les postures rêvées devant elle aussi bien que déjà connues avec toutes les femmes. Il n’y a pas d’autre fin que la fin, mais la fin même recommence dans le miroir. La putain est un ange et dieu un porc. La petite fille regarde surgir hors de sa bouche basse le sexe d’homme qu’elle rêvait d’y enfoncer. L’homme s’introduit dans son propre phallus à travers celle qu’il aime. Un reflet dépense tous les autres, mais le voyeur parfois en gèle la trace, et c’est un dessin ou un livre. La connaissance, veut-on nous faire croire, c’est la récupération de tout le connu. Mais, dit encore Bellmer, quand tout ce que l’homme n’est pas, s’ajoute à l’homme, c’est alors qu’il semble être lui-même. La connaissance, c’est la révolution du présent : c’est l’autre corps qui se détache du reflet et sort derrière le miroir pour aller baiser l’inconnu."