jeudi 28 septembre 2023

"Une voix de fin silence" de Roger Laporte

"Je ne le crois pas. Je me trompais lorsque j'en venais à croire que le malheur sans nom était celui de la Parole perdue lorsque je pensais que ma tâche était de délivrer cette parole prisonnière, mais penser que la confidence pure est le but ne met pas fin, ne mettra pas fin au malheur, car il est un chemin qui me ramène à ma propre nature, chemin que je n'ai jamais dû parcourir comme il conviendrait. Il me faut avancer prudemment, me garder de toute systématisation factice, et c'est pourquoi il me faut souligner que je ne sais pas répondre à cette seconde question : quel rapport y a-t-il entre deux dimensions de mon expérience, celle de l'écoute pure qui devient confidence pure, et celle de l'attente, qui demeure attente pure, car elle est tournée vers l'inconnu ? Ce mutisme est-il le même que ce silence très discret qui, plusieurs fois, à doucement touché mon cœur ? J'ignore la réponse, et seul l'avenir permettra, le cas échéant, une unification de mon expérience."



"Je me suis étonné, à la fin de la seconde partie de cet ouvrage, que l écoute pure, ce chemin, me soit fermée, et sous ce prétexte j'ai douté de ce que j'avais trouvé, j'en suis même venu à croire qu écrire était faire l'expérience d'une sauvagerie qui brise tout écrit, mais, en fait, le "ce qui" brise n'intervient jamais dans les périodes de découvertes, mais à partir du moment où l'on exploite ce qui a été trouvé, et en effet n'avais-je pas alors réduit l écoute pure à n ėtre qu'un rite ! Vouloir refaire exactement en chemin déjà fait, c'est s égarer : on peut alors avoir le sentiment d'un monde brouillé et même cassé, mais en fait on est débarrassé d'un passé qui entravait et l'on se retrouve à pied d'oeuvre face à un terrain libre.

J'espère faire des progrès, mais j'ai la certitude que, quoi qu'il m'arrive, mon désir de perfection n'aura même pas commencé d'être satisfait, car, quel que soit l'oeuvre que j'écrive, je repasserai toujours par ce point où je me situe en ce moment et où je peux dire : je n'ai encore rien écrit. Dès que je sors de l'expérience, dès que je parle seulement en homme, je trouve cette situation désespérante et même absurde, mais, si je me tiens à l'intérieur de mon expérience, je sais qu'une telle plainte, expression d'un désir déçu de possession et de confort, est injuste et fausse : ma situation est certes souvent sans aucun agrément, mon chemin est raboteux, et pourtant j'ai la conviction que s'il n'en était plus ainsi l'accès au sommet me serait du même coup fermé, mais pourquoi cela ? j'entrevois l'une des réponses possibles. L'expérience à laquelle je me réfère est telle qu'on l'a fait chaque fois pour la première fois, et c'est en raison de se singulier privilège, qui la met à l'abri de tout usure, qu'elle continue, une fois faite, d'être pour le moins toujours aussi désirable, mais la contrepartie de cette nouveauté sans fin c'est la nécessité de gagner le sommet par un chemin jamais encore parcouru ; ce terme de "contrepartie" est déplaisant, car il fait penser à une rançon, et il est plus juste de dire que le point zéro fait écho à la jeunesse perpétuelle du point central."

mardi 26 septembre 2023

Bibliothèque Farhrenheit 451

 

ÉTRANGER

Après avoir rapidement rappelé l’évolution du concept d’étranger avant l’apparition des États-nations, Karine Parrot, professeur de droit à l'Université de Cergy, montre que cette catégorie, loin d’être naturelle, est soumise à un régime spécial et arbitraire plus ou moins sévère et cruel suivant les besoins de l'économie et les considérations politiques du moment, par un droit ségrégationniste et un racisme systémique de l'État et de ses institutions, pour satisfaire le marché du travail et organiser la sélection des candidat·es suivant leur origine.

Pendant une grande partie du Moyen Âge, l'étranger était d'abord le non-chrétien, le juif, le musulman. À partir du XIIIe siècle, les limites du royaume se figent et « l’étranger au royaume » fait son apparition, même si dans la vie quotidienne, l'étranger continue d'être celui qui vient d'une autre vallée. Avec la Révolution, les Français deviennent des citoyens. Adopté en 1804, le Code civil, le Code Napoléon, ôte toute dimension politique émancipatrice à la catégorie de Français et pose les prémices de la nationalité qui s’acquiert par filiation paternelle : le droit du sang vient supplanter le critère de résidence utilisé sous l'Ancien Régime et par les révolutionnaires. « En décrétant que l'on naît français par les liens du sang, le Code Napoléon liquide en quelque sorte le peuple français comme entité politique. » En 1899, la première loi sur la nationalité est adoptée pour attribuer celle-ci « aux jeunes hommes nés en France de parents étrangers », afin d’alimenter le contingent de soldats et celui des colons français en Algérie où les Italiens et les Espagnols sont nombreux à s'être installés.
Avec la « grande dépression » de 1880, le thème de la protection du travail national fait son entrée dans la presse et le discours politiques, aboutissant en 1893 à l'adoption de la première loi sur le séjour des étrangers en France et à la création d'un registre et de certificats d’immatriculation des étrangers. Dans les faits, elle restera largement inappliquée mais le processus est engagé. En 1917, est créée la « carte d'identité d’étranger », puis en 1921 la carte nationale d’identité. Car « les dispositifs de contrôle et de surveillance imaginés contre les catégories marginales – les étrangers, les délinquants… – finissent toujours par valoir contre l'ensemble de la population. »

Karine Perrot explique comment et à qui les États décident d'octroyer leur nationalité : moyennant une « donation » de 610 000 euros dans le cas de Malte (permettant du même coup d'obtenir la citoyenneté européenne), ou dans l'objectif de repeupler, coloniser, déporter, précariser dans le cas de la France. En 1927, celle-ci adopte un texte qui naturalise des milliers de travailleurs étrangers, que cherchera ensuite à dénaturaliser Pétain, avec une autre loi. Dans l'Algérie occupée, l'administration crée une catégorie juridique de sous-Français, des personnes françaises privées de droits politiques. Elle multiplie les exemples qui montrent que la nationalité est d'abord « un outil forgé par l'État pour fournir de la chair à canon, discipliner les travailleurs, assujettir et humilier les colonisés, réguler l’immigration, bref, gérer les populations ». Après le milieu des années 1970, une nouvelle « crise » économique convainc les hauts fonctionnaires de la nécessité de fermer les frontières et de réduire l'immigration au strict nécessaire.

La condition d’« assimilation à la communauté française », définie par la loi depuis 1945 sans être jamais remise en cause, sert de « fondement aux pratiques institutionnelles les plus ouvertement racistes ». Les personnes supposées de culture ou de religion musulmanes sont systématiquement soupçonnées d'être mal assimilées. Depuis 2011, un questionnaire ouvertement raciste permet de vérifier si les candidat·es à la nationalité française « adhèrent aux principes et valeurs essentielles de la république », qui permet, par exemple, de leur demander ce qu'ils pensent de l'interdiction de porter le voile à l'école, qui conduit la voiture, etc. Bien que la condition de richesse ne figure pas dans la loi, l'administration et le Conseil d'État exigent, pour être naturalisé, une bonne « insertion professionnelle ».

L'auteur raconte comment l'importation de main-d'œuvre a été organisée selon les besoins : acheminement, pendant la Première Guerre mondiale, de près de 260 000 travailleurs depuis la Chine et les colonies pour être affectés à l'industrie de guerre ou dans l'agriculture, jusqu'à la signature de l’armistice. Depuis plus d'un siècle, les personnes étrangères occupent les emplois les plus pénibles, ceux dont les Français·es ne veulent pas. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les hauts fonctionnaires s’accordent pour élaborer à huis clos les grandes lignes du droit des étrangers, avant l'investiture d’une nouvelle assemblée législatives, avec l'idée que l'immigration européenne doit être privilégiée face à celle nord-africaine, jugée fainéante et inassimilable. En 1951, la convention signée à Genève sur le statut des réfugiés impose ce statut qui permettra, jusqu'au milieu des années 1970, l'accueil à ce titre de toutes les personnes étrangères qui viennent s'installer en France. L'immigration africaine, notamment en provenance d'Algérie, reste toutefois jugulée par des « contrôles sanitaires » : entre 1963 et 1975 près de 50 000 personnes sont ainsi emprisonnées et expulsées par la police sans aucune base légale. Lorsque ce scandale éclate, l'administration bricole un dispositif juridique avant qu'une loi de février 1981 ne légalise la pratique consistant à enfermer les personnes étrangères le temps de préparer leur expulsion. Une partie des lois visant les personnes étrangères suivent ce processus : « Les technocrates et les policiers décident seuls, ils mettent en place les dispositifs de contrôle et de répression qu'ils jugent nécessaires sans se soucier de leur légalité puis, si besoin, dans un second temps, le législateur est appelé pour donner son aval et légitimer la pratique. Contre les étrangers, et contre les pauvres en général, la loi fonctionne ainsi comme une voiture balai des pratiques administratives et policières illégales. » Les « zones d'attente » où la police enferme certains étrangers à leur arrivée, sont officialisées et légalisées en… 1992. Un « vernis juridico-démocratique » s’applique aussi au tri entre les « vrais » et les « faux » mineurs isolés. La France a été condamnée plus de dix fois par la Cour européenne, depuis 2012, pour des traitements inhumains ou dégradants infligés à des enfants. La chasse aux étrangers et leur enfermement participent à la construction de la catégorie des « clandestins » et alimentent « la figure de l’étranger indésirable, dangereux ».

Karine Parrot documente ensuite les réformes qui se succèdent depuis les années 1980, pour empêcher les étrangers d'accéder au territoire et tenter d’expulser une partie de ceux déjà installés, ainsi que les exactions de l'Agence Fontex, bras armé de la politique européenne de lutte contre l'immigration qui contraint les personnes exilées pauvres à risquer leur vie pour tenter de gagner l'Europe. Selon la définition, est réfugiée une personne persécutée dans son pays en raison de sa race, de sa religion, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social, mais aucunement de ses conditions de vie. La charge de la preuve revenant aux demandeurs il est aisé de rejeter de leur requête, de jeter le soupçon sur leur récit. Toutefois lorsque les « réfugiés ukrainiens » sont arrivés, un texte de 2001 a soudain été redécouvert, permettant d'organiser rapidement leur accueil et leur protection. Selon le projet de loi en cours de discussion, les cartes de séjour temporaires pourraient être refusées ou retirées à ceux dont le « comportement apprécié par le préfet caractérise un rejet manifeste des principes républicains ».

En conclusion, Karine Perrot considère que la « nationalité, celle qui définit en creux les étrangères et les étrangers, est un privilège qu'on reçoit en héritage ou qu'on achète avec le patrimoine familial, comme un titre de noblesse. Si l'on veut en finir avec ce système ségrégationniste, il est urgent de repenser sérieusement les formes d'organisation politique ». S'il faut continuer à se battre sur le terrain des droits, elle encourage surtout – accordant peu de confiance à l’État – à « expérimenter d'autres formes de vie, d'autres manières de faire communauté », à « donner corps à d'autres mondes, des mondes vivables, sans gouvernants, sans gouvernés, sans policiers, sans nationaux et sans étrangers ».
Cet essai, limpide et synthétique, met en perspective la construction utilitariste du concept de nationalité, en évidence le déni et les mensonges de la France et de l’Europe, leur politique anti-migratoire arbitraire et injuste, dénonce « le grand lâchage fasciste des dirigeants européens ».

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



ÉTRANGER
Karine Parrot
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Septembre 2023

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

ET L’ÎLE S’EMBRASA

1950, plus de 400 ans après la contestation du pouvoir espagnol par les Taïnos et comme en écho à cet épisode de leur longue histoire coloniale, le chef nationaliste « Albizu Campos déclare que les Américains n'ont aucune autorité morale ou légale sur Porto Rico ». Il dénonce l’enrôlement des jeunes hommes pour aller combattre en Corée, les bases militaires avec leurs armes nucléaires et biologiques. Le 30 octobre, la révolution contre l’occupation illégitime se met en marche : « mener une guerre violente aux maîtres de la guerre violente » est une « question de vie, d’amour et de justice ». Car « l'Amérique s’étendra tant que personne ne lui dira non ».
John Vasquez Majías raconte cette résistance déterminée, vite réprimée, écrasée et invisibilisée sur les ordres du président Truman. Mais un audacieux attentat se prépare contre celui-ci. Parviendra-t‘il à changer le cours de l’histoire ? On s’en souviendrait !



Ses gravures sur bois en noir et blanc, saturées de motifs, saisissent par leurs compositions. Les images des scènes d’action, notamment, sont organisées à la manière d’un torrent puissant qui emportent le lecteur sans pour autant qu’un détail lui échappe. Et chaque planche lui en réserve une palanquée. Les lettrages, gravés eux aussi, sont savamment intégrés aux images.

Une rapide histoire du pays et une interview de l’auteur suivent et éclairent cette œuvre singulière.

Avec cette histoire méconnue, John Vasquez Majías rend leur mémoire aux Portoricains.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

mercredi 20 septembre 2023

"Dictionnaire de la Commune" de Bernard Noël

 Autonomie: Les mots "autonomie, association, fédération et union" reviennent souvent dans les textes officiels de la Commune. La "déclaration au peuple français", datée du 19 avril, précise les divers sens prêtés au mot "autonomie", et aussi les divers droits réclamés à travers ce mot.

A la question: que demande paris? il y est en effet répondu: l'autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de la France, et assurant à chacune l'intégralité de ses droits, et à tout français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes comme homme, citoyen et travailleur.

"L'autonomie de la commune n'aura pour limites que le droit d'autonomie égal toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l'association doit assurer l'unité française.

Les droits inhérents à la Commune sont:

Le vote du budget communal, recettes et dépenses; la fixation et la répartition de l'impôt; la direction des services locaux; à l'organisation de sa magistrature, de la police intérieure et de l'enseignement; l'administration des biens appartenant à la commune.

le choix par l'élection ou le concours, avec la responsabilité et le droit permanent de contrôle et de révocation des magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres.

La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail.

l'intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées, la libre défense de leurs intérêts: garanties données à ces manifestations par la commune, seule chargée de surveiller et d'assurer le libre et juste exercice du droit de réunion et de publicité.

L'organisation de la défense urbaine et de la Garde nationale, qui élit ses chefs et veille seule au maintien de l'ordre dans la cité. paris ne veut rien de plus à titre de garanties locales, à condition, bien entendu, de retrouver dans la grande administration centrale, délégation des ommunes fédérées, la réalisation et la pratique des mêmes principes..."


En somme l'autonomie implique la reconnaissance de la souveraineté communale comme de la souveraineté individuelle. L'individu s'associe à d'autres individus pour former la nation. L'union ainsi constituée est l'émanation d'une volonté collective, d'un lien librement consenti, et elle tire fédérativement son dynamisme de chaque partie, au contraire de l'ancienne unité centralisatrice, qui imposait auritairement un pouvoir particulier à chacune de ces parties. l'autonomie est la condition de la liberté, laquelle n'existe cependant qu'à l'intérieur de l'union fédérale construite par association."


"Dictionnaire de la Commune" de Bernard Noël

 Athée, socialiste et révolutionnaire: "Je suis athée, socialiste et révolutionnaire. Athée, parce qu'en fouillant les annales des peuples de l'univers, en considérant les événements contemporains, j'ai conclu que chaque fois qu'on avait eu du sang à verser, une grande iniquité à commettre, on s'était abrité derrière une divinité quelconque. Socialiste, parce que je veux l'affranchissement du travail comme je veux l'émancipation de l'idée. Révolutionnaire, parce que je crois que le moment venu de faire prévaloir quand même la justice et la vérité". ( Déclaration du Communard Caulet de Tayac devant le conseil de guerre, le 6 décembre 1871.)

"Dictionnaire de la Commune" de Bernard Noël

 Assistance Publique:  "L'assistance communale ne devra plus être considéré à l'avenir comme une aumône. C'est un devoir pour nous, mandataires du peuple, de soulager sa misère, de soutenir son courage, par nos efforts persévérants" Déclaration signée: Arnaud, Demay, C. Dupont, Pindy.

La misère consécutive au siège et à la fermeture de  nombreuses entreprises faisait en effet un devoir à la Commune de secourir toutes les personnes sans ressources. le texte cité indique le désir de le faire, non par charité, mais par justice et en instituant un organisme chargé d'y pourvoir comme à une chose normale, naturelle. Un plan de "bureau d'assistance" fut mis au point par Treillard, un ancien proscrit de 1851, qui réorganisa par ailleurs les services hospitaliers. Ce plan prévoyait des bureaux placés sous la direction d'un comité communal, et il spécifiait bien qu'ils n'auraient rien à voir avec les bureaux de bienfaisance, "humiliants dans leur fonctionnement et jusque dans leur nom". En attendant la place en place de ce système, les mairies parèrent au plus pressé grâce à des bons de subsistance, grâce aux cantines municipales et aux coopératives alimentaires, comme les Marmites.

mardi 19 septembre 2023

Emile Durkheim " L'individualisme et les intellectuels"

 

La question qui, depuis six mois, divise si douloureusement le pays est en train de se transformer : simple question de fait à l'origine, elle s'est peu à peu généralisée. L'intervention récente d'un littérateur connu a beaucoup aidé à ce résultat. Il semble qu'on ait trouvé le moment venu de renouveler par un coup d'éclat une polémique qui s'attardait en redites. C'est pourquoi, au lieu de reprendre à nouveau la discussion des faits, on a voulu, d'un bond, s'élever jusqu'aux principes : c'est à l'état d'esprit des « intellectuels » , aux idées fondamentales dont ils se réclament, et non plus au détail de leur argumentation qu'on s'est attaqué. S'ils refusent obstinément « d'incliner leur logique devant la parole d'un général d'armée », c'est évidemment qu'ils s'arrogent le droit de juger par eux-mêmes de la question ; c'est qu'ils mettent leur raison au-dessus de l'autorité, c'est que les droits de l'individu leur paraissent imprescriptibles. C'est donc leur individualisme qui a déterminé leur schisme. Mais alors, a-t-on dit, si l'on veut ramener la paix dans les esprits et prévenir le retour de semblables discordes, c'est cet individualisme qu'il faut prendre corps à corps. Il faut tarir une fois pour toutes cette inépuisable source de divisions intestines. Et une véritable croisade a commencé contre ce fléau public, contre « cette grande maladie du temps présent ». Nous acceptons volontiers le débat dans ces termes. Nous aussi nous croyons que les controverses d'hier ne faisaient qu'exprimer superficiellement un dissentiment plus profond ; que les esprits se sont départagés beaucoup plus sur une question de principe que sur une question de fait. Laissons donc de côté les arguments de circonstance qui sont échangés de part et d'autre ; oublions l'affaire elle-même et les tristes spectacles dont nous avons été les témoins. Le problème qu'on dresse devant nous dépasse infiniment les incidents actuels et en doit être dégagé.

 

I

 

II est une première équivoque dont il faut se débarrasser avant tout. Pour faire plus facilement le procès de l'individualisme, on le confond avec l'utilitarisme étroit et l'égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes. C'est se faire la partie belle. On a beau jeu, en effet, à dénoncer comme un idéal sans grandeur ce commercialisme mesquin qui réduit la société à n'être qu'un vaste appareil de production et d'échange, et il est trop clair que toute vie commune est impossible s'il n'existe pas d'intérêts supérieurs aux intérêts individuels. Que de semblables doctrines soient traitées d'anarchiques, rien donc n'est plus mérité et nous y donnons les mains. Mais ce qui est inadmissible, c'est qu'on raisonne comme si cet individualisme était le seul qui existât ou même qui fût possible. Tout au contraire, il devient de plus en plus une rareté et une exception. La philosophie pratique de Spencer est d'une telle misère morale qu'elle ne compte plus guère de partisans. Quant aux économistes, s'ils se sont laissés jadis séduire par le simplisme de cette théorie, depuis longtemps ils ont senti la nécessité de tempérer la rigueur de leur orthodoxie primitive et de s'ouvrir à des sentiments plus généreux. M. de Molinari est à peu près le seul, en France, qui soit resté intraitable et je ne sache pas qu'il ait exercé une grande influence sur les idées de notre époque. En vérité, si l'individualisme n'avait pas d'autres représentants, il serait bien inutile de remuer ainsi ciel et terre pour combattre un ennemi qui est en train de mourir tranquillement de mort naturelle. Mais il existe un autre individualisme dont il est moins facile de triompher. Il a été professé, depuis un siècle, par la très grande généralité des penseurs : c'est celui de Kant et de Rousseau, celui des spiritualistes, celui que la Déclaration des droits de l'homme a tenté, plus ou moins heureusement, de traduire en formules, celui qu'on enseigne couramment dans nos écoles et qui est devenu la base de notre catéchisme moral. On croit, il est vrai, l'atteindre sous le couvert du premier, mais il en diffère profondément et les critiques qui s'appliquent à l'un ne sauraient convenir à l'autre. Bien loin qu'il fasse de l'intérêt personnel l'objectif de la conduite, il voit dans tout ce qui est mobile personnel la source même du mal. Suivant Kant, je ne suis certain de bien agir que si les motifs qui me déterminent tiennent, non aux circonstances particulières dans lesquelles je suis placé, mais à ma qualité d'homme in abstracto. Inversement, mon action est mauvaise, quand elle ne peut se justifier logiquement que par ma situation de fortune ou par ma condition sociale, par mes intérêts de classe ou de caste, par mes passions, etc. C'est pourquoi la conduite immorale se reconnaît à ce signe qu'elle est étroitement liée à l'individualité de l'agent et ne peut être généralisée sans absurdité manifeste. De même, si, suivant Rousseau, la volonté générale, qui est la base du contrat social, est infaillible, si elle est l'expression authentique de la justice parfaite, c'est qu'elle est une résultante de toutes les volontés particulières ; par suite, elle constitue une sorte de moyenne impersonnelle d'où toutes les considérations individuelles sont éliminées, parce que, étant divergentes et même antagonistes, elles se neutralisent et s'effacent mutuellement. Ainsi, pour l'un et pour l'autre, les seules manières d'agir qui soient morales sont celles qui peuvent convenir à tous les hommes indistinctement, c'est-à-dire qui sont impliquées dans la notion de l'homme en général. Nous voilà bien loin de cette apothéose du bien-être et de l'intérêt privés, de ce culte égoïste du moi qu'on a pu justement reprocher à l'individualisme utilitaire. Tout au contraire, d'après ces moralistes, le devoir consiste à détourner nos regards de ce qui nous concerne personnellement, de tout ce qui tient à notre individualité empirique, pour rechercher uniquement ce que réclame notre condition d'homme, telle qu'elle nous est commune avec tous nos semblables. Cet idéal dépasse même tellement le niveau des fins utilitaires qu'il apparaît aux consciences qui y aspirent comme tout empreint de religiosité. Cette personne humaine, dont la définition est comme la pierre de touche d'après laquelle le bien se doit distinguer du mal, est considérée comme sacrée, au sens rituel du mot pour ainsi dire. Elle a quelque chose de cette majesté transcendante que les Églises de tous les temps prêtent à leurs Dieux ; on la conçoit comme investie de cette propriété mystérieuse qui fait le vide autour des choses saintes, qui les soustrait aux contacts vulgaires et les retire de la circulation commune. Et c'est précisément de là que vient le respect dont elle est l'objet. Quiconque attente à une vie d'homme, à la liberté d'un homme, à l'honneur d'un homme, nous inspire un sentiment d'horreur, de tout point analogue à celui qu'éprouve le croyant qui voit profaner son idole. Une telle morale n'est donc pas simplement une discipline hygiénique ou une sage économie de l'existence ; c'est une religion dont l'homme est, à la fois, le fidèle et le Dieu. Mais cette religion est individualiste, puisqu'elle a l'homme pour objet, et que l'homme est un individu, par définition. Même il n'est pas de système dont l'individualisme soit plus intransigeant. Nulle part, les droits de l'individu ne sont affirmés avec plus d'énergie, puisque l'individu y est mis au rang des choses sacro-saintes ; nulle part, il n'est plus jalousement protégé contre les empiétements du dehors, d'où qu'ils viennent. La doctrine de l'utile peut facilement accepter toute sorte de compromissions, sans mentir à son axiome fondamental ; elle peut admettre que les libertés individuelles soient suspendues toutes les fois que l'intérêt du plus grand nombre exige ce sacrifice. Mais il n'y a pas de composition possible avec un principe qui est ainsi mis en dehors et au-dessus de tous les intérêts temporels. Il n'y a pas de raison d'État qui puisse excuser un attentat contre la personne quand les droits de la personne sont au-dessus de l'État. Si donc l'individualisme est, par lui-même, un ferment de dissolution morale, on doit le voir manifester ici son essence antisociale. — On conçoit quelle est, cette fois, la gravité de la question. Car ce libéralisme du XVIIIe siècle qui est, au fond, tout l'objet du litige, n'est pas simplement une théorie de cabinet, une construction philosophique ; il est passé dans les faits, il a pénétré nos institutions et nos mœurs, il est mêlé à toute notre vie, et si, vraiment, il fallait nous en défaire, c'est toute notre organisation morale qu'il faudrait refondre du même coup.

 

II

 

Or, c'est déjà un fait remarquable que tous ces théoriciens de l'individualisme ne sont pas moins sensibles aux droits de la collectivité qu'à ceux de l'individu. Nul n'a plus fortement insisté que Kant sur le caractère supra-individuel de la morale et du droit ; il en fait une sorte de consigne à laquelle l'homme doit obéir parce qu'elle est la consigne et sans avoir à la discuter ; et si on lui a reproché parfois d'avoir outré l'autonomie de la raison, on a pu dire également, non sans fondement, qu'il a mis à la base de sa morale un acte de foi et de soumission irraisonnées. D'ailleurs, les doctrines se jugent surtout par leurs produits, c'est-à-dire par l'esprit des doctrines qu'elles suscitent : or, du kantisme, sont sorties l'éthique de Fichte, qui est déjà tout imprégnée de socialisme, et la philosophie de Hegel dont Marx fut le disciple. Pour Rousseau, on sait comment son individualisme est doublé d'une conception autoritaire de la société. À sa suite, les hommes de la Révolution, tout en promulguant la fameuse Déclaration des droits, ont fait la France une, indivisible, centralisée, et peut-être même faut-il voir avant tout, dans l'œuvre révolutionnaire, un grand mouvement de concentration nationale. Enfin, la raison capitale pour laquelle les spiritualistes ont toujours combattu la morale utilitaire, c'est qu'elle leur paraissait incompatible avec les nécessités sociales. Dira-t-on que cet éclectisme ne va pas sans contradiction? Certes, nous ne songeons pas à défendre la manière dont ces différents penseurs s'y sont pris pour fondre ensemble ces deux aspects de leurs systèmes. Si, avec Rousseau, on commence par faire de l'individu une sorte d'absolu qui peut et qui doit se suffire à soi-même, il est évidemment difficile d'expliquer ensuite comment l'état civil a pu se constituer. Mais il s'agit présentement de savoir, non si tel ou tel moraliste a réussi à montrer comment ces deux tendances se réconcilient, mais si, en elles-mêmes, elles sont conciliables ou non. Les raisons qu'on a données pour établir leur unité peuvent être sans valeur, et cette unité être réelle ; et déjà le fait qu'elles se sont généralement rencontrées chez les mêmes esprits est tout au moins une présomption qu'elles sont contemporaines; d'où il suit qu'elles doivent dépendre d'un même état social dont elles ne sont vraisemblablement que des aspects différents. Et, en effet, une fois qu'on a cessé de confondre l'individualisme avec son contraire, c'est-à-dire avec l'utilitarisme, toutes ces prétendues contradictions s'évanouissent comme par enchantement. Cette religion de l'humanité a tout ce qu'il faut pour parler à ses fidèles sur un ton non moins impératif que les religions qu'elle remplace. Bien loin qu'elle se borne à flatter nos instincts, elle nous assigne un idéal qui dépasse infiniment la nature ; car nous ne sommes pas naturellement cette sage et pure raison qui, dégagée de tout mobile personnel, légifèrerait dans l'abstrait sur sa propre conduite. Sans doute, si la dignité de l'individu lui venait de ses caractères individuels, des particularités qui le distinguent d'autrui, on pourrait craindre qu'elle ne l'enfermât dans une sorte d'égoïsme moral qui rendrait impossible toute solidarité. Mais, en réalité, il la reçoit d'une source plus haute et qui lui est commune avec tous les hommes. S'il a droit à ce respect religieux, c'est qu'il a en lui quelque chose de l'humanité. C'est l'humanité qui est respectable et sacrée ; or elle n'est pas toute en lui. Elle est répandue chez tous ses semblables ; par suite, il ne peut la prendre pour fin de sa conduite sans être obligé de sortir de soi-même et de se répandre au-dehors. Le culte dont il est, à la fois, et l'objet et l'agent, ne s'adresse pas à l'être particulier qu'il est et qui porte son nom, mais à la personne humaine, où qu'elle se rencontre, sous quelque forme qu'elle s'incarne. Impersonnelle et anonyme, une telle fin plane donc bien au-dessus de toutes les consciences particulières et peut ainsi leur servir de centre de ralliement. Le fait qu'elle ne nous est pas étrangère (par cela seul qu'elle est humaine) n'empêche pas qu'elle ne nous domine. Or, tout ce qu'il faut aux sociétés pour être cohérentes, c'est que leurs membres aient les yeux fixés sur un même but, se rencontrent dans une même foi, mais il n'est nullement nécessaire que l'objet de cette foi commune ne se rattache par aucun lien aux natures individuelles. En définitive, l'individualisme ainsi entendu, c'est la glorification, non du moi, mais de l'individu en général. Il a pour ressort, non l'égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme, une pitié plus large pour toutes les douleurs, pour toutes les misères humaines, un plus ardent besoin de les combattre et de les adoucir, une plus grande soif de justice. N'y a-t-il pas là de quoi faire communier toutes les bonnes volontés. Sans doute, il peut arriver que l'individualisme soit pratiqué dans un tout autre esprit. Certains l'utilisent pour leurs fins personnelles, l'emploient comme un moyen pour couvrir leur égoïsme et se dérober plus aisément à leurs devoirs envers la société. Mais cette exploitation abusive de l'individualisme ne prouve rien contre lui, de même que les mensonges utilitaires de l'hypocrisie religieuse ne prouvent rien contre la religion. Mais j'ai hâte d'en venir à la grande objection. Ce culte de l'homme a pour premier dogme l'autonomie de la raison et pour premier rite le libre examen. Or, dit-on, si toutes les opinions sont libres, par quel miracle seraient- elles harmoniques ? Si elles se forment sans se connaître et sans avoir à tenir compte les unes des autres, comment ne seraient-elles pas incohérentes ? L'anarchie intellectuelle et morale serait donc la suite inévitable du libéralisme. Tel est l'argument, toujours réfuté et toujours renaissant, que les éternels adversaires de la raison reprennent périodiquement, avec une persévérance que rien ne décourage, toutes les fois qu'une lassitude passagère de l'esprit humain le met davantage à leur merci. Oui, il est bien vrai que l'individualisme ne va pas sans un certain intellectualisme ; car la liberté de la pensée est la première des libertés. Mais, où a-t-on vu qu'il ait pour conséquence cette absurde infatuation de soi-même qui enfermerait chacun dans son sentiment propre et ferait le vide entre les intelligences ? Ce qu'il exige, c'est le droit, pour chaque individu, de connaître des choses dont il peut légitimement connaître ; mais il ne consacre nullement je ne sais quel droit à l'incompétence. Sur une question où je ne puis me prononcer en connaissance de cause, il ne coûte rien à mon indépendance intellectuelle de suivre un avis plus compétent. La collaboration des savants n'est même possible que grâce à cette déférence mutuelle ; chaque science emprunte sans cesse à ses voisines des propositions qu'elle accepte sans vérification. Seulement, il faut des raisons à ma raison pour qu'elle s'incline devant celle d'autrui. Le respect de l'autorité n'a rien d'incompatible avec le rationalisme pourvu que l'autorité soit fondée rationnellement. C'est pourquoi, quand on vient sommer certains hommes de se rallier à un sentiment qui n'est pas le leur, il ne suffit pas, pour les convaincre, de leur rappeler ce lieu commun de rhétorique banale que la société n'est pas possible sans sacrifices mutuels et sans un certain esprit de subordination ; il faut encore justifier dans l'espèce la docilité qu'on leur demande, en leur démontrant leur incompétence. Que si, au contraire, il s'agit d'une de ces questions qui ressortissent, par définition, au jugement commun, une pareille abdication est contraire à toute raison et, par conséquent, au devoir. Or, pour savoir s'il peut être permis à un tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il n'est pas besoin de lumières spéciales. C'est un problème de morale pratique pour lequel tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser. Si donc, dans ces temps derniers, un certain nombre d'artistes, mais surtout de savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte, ce n'est pas que, en leur qualité de chimistes ou de philologues, de philosophes ou d'historiens, ils s'attribuent je ne sais quels privilèges spéciaux et comme un droit éminent de contrôle sur la chose jugée. Mais c'est que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d'hommes et retenir pardevers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai qu'ils se sont montrés plus jaloux de ce droit que le reste de la société ; mais c'est simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient plus à cœur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur Émile Durkheim (1898), « L'individualisme et les intellect jugement tant qu'ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu'ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l'autorité.

 

III

 

Non seulement l'individualisme n'est pas l'anarchie, mais c'est désormais le seul système de croyances qui puisse assurer l'unité morale du pays. On entend souvent dire aujourd'hui que, seule, une religion peut produire cette harmonie. Cette proposition, que de modernes prophètes croient devoir développer d'un ton mystique, est, au fond, un simple truisme sur lequel tout le monde peut s'accorder. Car on sait aujourd'hui qu'une religion n'implique pas nécessairement des symboles et des rites proprement dits, des temples et des prêtres ; tout cet appareil extérieur n'en est que la partie superficielle. Essentiellement, elle n'est autre chose qu'un ensemble de croyances et de pratiques collectives d'une particulière autorité. Dès qu'une fin est poursuivie par tout un peuple, elle acquiert, par suite de cette adhésion unanime, une sorte de suprématie morale qui l'élève bien au-dessus des fins privées et lui donne ainsi un caractère religieux. D'un autre côté, il est évident qu'une société ne peut être cohérente s'il n'existe entre ses membres une certaine communauté intellectuelle et morale. Seulement, quand on a rappelé une fois de plus cette évidence sociologique, on n'est pas beaucoup plus avancé ; car s'il est vrai qu'une religion est, en un sens, indispensable, il est non moins certain que les religions se transforment, que celle d'hier ne saurait être celle de demain. L'important serait donc de nous dire ce que doit être la religion d'aujourd'hui. Or tout concourt précisément à faire croire que la seule possible est cette religion de l'humanité dont la morale individualiste est l'expression rationnelle. À quoi, en effet, pourrait désormais se prendre la sensibilité collective ? À mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses, se répandent sur de plus vastes territoires, les traditions et les pratiques, pour pouvoir se plier à la diversité des situations et à la mobilité des circonstances, sont obligées de se tenir dans un état de plasticité et d'inconsistance qui n'offre plus assez de résistance aux variations individuelles. Celles-ci, étant moins bien contenues, se produisent plus librement et se multiplient : c'est-à-dire que chacun suit davantage son sens propre. En même temps, par suite d'une division du travail plus développée, chaque esprit se trouve tourné vers un point différent de l'horizon, reflète un aspect différent du monde et, par conséquent, le contenu des consciences diffère d'un sujet à l'autre. On s'achemine ainsi peu à peu vers un état, qui est presque atteint dès maintenant, et où les membres d'un même groupe social n'auront plus rien de commun entre eux que leur qualité d'homme, que les attributs constitutifs de la personne humaine en général. Cette idée de la personne humaine, nuancée différemment suivant la diversité des tempéraments nationaux, est donc la seule qui se maintienne, immuable et impersonnelle, par-dessus le flot changeant des opinions particulières ; et les sentiments qu'elle éveille sont les seuls qui se retrouvent à peu près dans tous les cœurs. La communion des esprits ne peut plus se faire sur des rites et des préjugés définis puisque rites et préjugés sont emportés par le cours des choses ; par suite, il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n'est l'homme lui-même. Voilà comment l'homme est devenu un dieu pour l'homme et pourquoi il ne peut plus, sans se mentir à soi-même, se faire d'autres dieux. Et comme chacun de nous incarne quelque chose de l'humanité, chaque conscience individuelle a en elle quelque chose de divin, et se trouve ainsi marquée d'un caractère qui la rend sacrée et inviolable aux autres. Tout l'individualisme est là ; et c'est là ce qui en fait la doctrine nécessaire. Car, pour en arrêter l'essor, il faudrait empêcher les hommes de se différencier de plus en plus les uns des autres, niveler leurs personnalités, les ramener au vieux conformisme d'autrefois, contenir, par conséquent, la tendance des sociétés à devenir toujours plus étendues et plus centralisées, et mettre un obstacle aux progrès incessants de la division du travail ; or une telle entreprise, désirable ou non, dépasse infiniment toutes les forces humaines. Que nous propose-t-on, d'ailleurs, à la place de cet individualisme décrié ? On nous vante les mérites de la morale chrétienne et on nous invite discrètement à nous y rallier. Mais ignore-t-on que l'originalité du christianisme a justement consisté dans un remarquable développement de l'esprit individualiste ? Alors que la religion de la cité était tout entière faite de pratiques matérielles d'où l'esprit était absent, le christianisme a montré dans la foi intérieure, dans la conviction personnelle de l'individu la condition essentielle de la piété. Le premier, il a enseigné que la valeur morale des actes doit se mesurer d'après l'intention, chose intime par excellence, qui se dérobe par nature à tous les jugements extérieurs et que l'agent seul peut apprécier avec compétence. Le centre même de la vie morale a été ainsi transporté du dehors au-dedans et l'individu érigé en juge souverain de sa propre conduite, sans avoir d'autres comptes à rendre qu'à lui-même et à son Dieu. Enfin, en consommant la séparation définitive du spirituel et du temporel, en abandonnant le monde à la dispute des hommes, le Christ l'a livré du même coup à la science et au libre examen : ainsi s'expliquent les rapides progrès que fit l'esprit scientifique du jour où les sociétés chrétiennes furent constituées. Qu'on ne vienne donc pas dénoncer l'individualisme comme l'ennemi qu'il faut combattre à tout prix ! On ne le combat que pour y revenir, tant il est impossible d'y échapper. On ne lui oppose pas autre chose que lui- même ; mais toute la question est de savoir quelle en est la juste mesure et s'il y a quelque avantage à le déguiser sous des symboles. Or s'il est aussi dangereux qu'on dit, on ne voit pas comment il pourrait devenir inoffensif ou bienfaisant par cela seul qu'on en aura dissimulé la nature véritable à l'aide de métaphores. Et d'un autre côté, si cet individualisme restreint qu'est le christianisme a été nécessaire il y a dix-huit siècles, il y a bien des chances pour qu'un individualisme plus développé soit indispensable aujourd'hui ; car les choses ont changé depuis. C'est donc une singulière erreur de présenter la morale individualiste comme l'antagoniste de la morale chrétienne ; tout au contraire, elle en est dérivée. En nous attachant à la première, nous ne renions pas notre passé ; nous ne faisons que le continuer. On est maintenant mieux en état de comprendre pour quelle raison certains esprits croient devoir opposer une résistance opiniâtre à tout ce qui leur paraît menacer la croyance individualiste. Si toute entreprise dirigée contre les droits d'un individu les révolte, ce n'est pas seulement par sympathie pour la victime ; ce n'est pas non plus par crainte d'avoir eux mêmes à souffrir de semblables injustices. Mais c'est que de pareils attentats ne peuvent rester impunis sans compromettre l'existence nationale. En effet, il est impossible qu'ils se produisent en liberté sans énerver les sentiments qu'ils violent; et comme ces sentiments sont les seuls qui nous soient communs, ils ne peuvent s'affaiblir sans que la cohésion de la société en soit ébranlée. Une religion qui tolère les sacrilèges abdique tout empire sur les consciences. La religion de l'individu ne peut donc se laisser bafouer sans résistance, sous peine de ruiner son crédit ; et comme elle est le seul lien qui nous rattache les uns aux autres, une telle faiblesse ne peut pas aller sans un commencement de dissolution sociale. Ainsi l'individualiste, qui défend les droits de l'individu, défend du même coup les intérêts vitaux de la société ; car il empêche qu'on n'appauvrisse criminellement cette dernière réserve d'idées et de sentiments collectifs qui sont l'âme même de la nation. Il rend à sa patrie le même service que le vieux Romain rendait jadis à sa cité quand il défendait contre des novateurs téméraires les rites traditionnels. Et s'il est un pays entre tous les autres où la cause individualiste soit vraiment nationale, c'est le nôtre ; car il n'en est pas qui ait aussi étroitement solidarisé son sort avec le sort de ces idées. C'est nous qui en avons donné la formule la plus récente, et c'est de nous que les autres peuples l'ont reçue ; et c'est pourquoi nous passions jusqu'à présent pour en être les représentants les plus autorisés. Nous ne pouvons donc les renier aujourd'hui, sans nous renier nous-mêmes, sans nous diminuer aux yeux du monde, sans commettre un véritable suicide moral. On s'est demandé naguère s'il ne conviendrait pas peut-être de consentir à une éclipse passagère de ces principes, afin de ne pas troubler le fonctionnement d'une administration publique, que tout le monde, d'ailleurs, reconnaît être indispensable à la sûreté de l'État. Nous ne savons si l'antinomie se pose réellement sous cette forme aiguë ; mais, en tout cas, si vraiment un choix est nécessaire entre ces deux maux, ce serait prendre le pire que de sacrifier ainsi ce qui a été jusqu'à ce jour notre raison d'être historique. Un organe de la vie publique, si important qu'il soit, n'est qu'un instrument, un moyen en vue d'une fin. Que sert de conserver avec tant de soin le moyen, si l'on se détache de la fin? Et quel triste calcul que de renoncer, pour vivre, à tout ce qui fait le prix et la dignité de la vie,

Et propter vitam vivendi perdere causas ! 

 

IV

 

En vérité, nous craignons qu'il n'y ait eu quelque légèreté dans la façon dont a été engagée cette campagne. Une similitude verbale a pu faire croire que l'individualisme dérivait nécessairement de sentiments individuels, partant égoïstes. En réalité, la religion de l'individu est d'institution sociale, comme toutes les religions connues. C'est la société qui nous assigne cet idéal, comme la seule fin commune qui puisse actuellement rallier les volontés. Nous la retirer, alors qu'on n'a rien d'autre à mettre à la place, c'est donc nous précipiter dans cette anarchie morale qu'on veut précisément combattre 4. Il s'en faut toutefois que nous considérions comme parfaite et définitive la formule que le XVIIIe siècle a donnée de l'individualisme et que nous avons eu le tort de conserver presque sans changements. Suffisante il y a un siècle, elle a maintenant besoin d'être élargie et complétée. Elle ne présente l'individualisme que par son côté le plus négatif. Nos pères s'étaient exclusivement donné pour tâche d'affranchir l'individu des entraves politiques qui gênaient son développement. La liberté de penser, la liberté d'écrire, la liberté de voter furent donc mises par eux au rang des premiers biens qu'il fallait conquérir, et cette émancipation était certainement la condition nécessaire de tous les progrès ultérieurs. Seulement, emportés par les ardeurs de la lutte, tout entiers au but qu'ils poursuivaient, ils finirent par ne plus rien voir au-delà et par ériger en une sorte de fin dernière ce terme prochain de leurs efforts. Or la liberté politique est un moyen, non une fin ; elle n'a de prix que par la manière dont elle est mise en usage ; si elle ne sert pas à quelque chose qui la dépasse, elle n'est pas seulement inutile ; elle devient dangereuse. Arme de combat, si ceux qui la manient ne savent pas l'employer dans des luttes fécondes, ils ne tardent pas à la tourner contre eux-mêmes. Et c'est justement pour cette raison qu'elle est aujourd’hui tombée dans un certain discrédit. Les hommes de ma génération se rappellent quel fut notre enthousiasme quand, il y a une vingtaine d'années, nous vîmes enfin tomber les dernières barrières qui contenaient nos impatiences. Mais hélas ! le désenchantement vint vite ; car il fallut bientôt s'avouer qu'on ne savait pas quoi faire de cette liberté si laborieusement conquise. Ceux à qui nous la devions ne s'en servirent que pour s'entredéchirer les uns les autres. Et c'est dès ce moment qu'on sentit se lever sur le pays ce vent de tristesse et de découragement, qui devint plus fort de jour en jour et qui devait finir par abattre les courages les moins résistants. Ainsi, nous ne pouvons nous en tenir à cet idéal négatif. Il faut dépasser les résultats acquis, ne serait-ce que pour les conserver. Si nous n'apprenons pas enfin à mettre en œuvre les moyens d'action que nous avons entre les mains, il est inévitable qu'ils se déprécient. Usons donc de nos libertés pour chercher ce qu'il faut faire et pour le faire, pour adoucir le fonctionnement de la machine sociale, si rude encore aux individus, pour mettre à leur porte tous les moyens possibles de développer leurs facultés sans obstacles, pour travailler enfin faire une réalité du fameux précepte : À chacun selon ses œuvres ! Reconnaissons même que, d'une manière générale, la liberté est un instrument délicat dont le maniement doit s'apprendre et exerçons-y nos enfants ; toute l'éducation morale devrait être orientée dans ce but. On voit que la matière ne risque pas de manquer à notre activité. Seulement, s'il est certain qu'il nous faudra désormais nous proposer des fins nouvelles au-delà de celles qui sont atteintes, il serait insensé de renoncer aux secondes pour mieux poursuivre les premières : car les progrès nécessaires ne sont possibles que grâce aux progrès effectués. Il s'agit de compléter, d'étendre, d'organiser l'individualisme, non de le restreindre et de le combattre. Il s'agit d'utiliser la réflexion, non de lui imposer silence. Elle seule peut nous aider à sortir des difficultés présentes ; nous ne voyons pas ce qui peut en tenir lieu. Ce n'est pourtant pas en méditant la Politique tirée de l'Écriture sainte que nous trouverons jamais les moyens d'organiser la vie économique et d'introduire plus de justice dans les relations contractuelles ! Dans ces conditions, le devoir n'apparaît-il pas tout tracé ? Tous ceux qui croient à l'utilité, ou même simplement à la nécessité des transformations morales accomplies depuis un siècle, ont le même intérêt : ils doivent oublier les divergences qui les séparent et coaliser leurs efforts pour maintenir les positions acquises. Une fois la crise traversée, il y aura certainement lieu de se rappeler les enseignements de l'expérience, afin de ne pas retomber dans cette inaction stérilisante dont nous portons actuellement la peine ; mais cela, c'est l'œuvre de demain. Pour aujourd'hui, la tâche urgente et qui doit passer avant toutes les autres, c'est de sauver notre patrimoine moral ; une fois qu'il sera en sûreté nous verrons à le faire prospérer. Que le danger commun nous serve du moins à secouer notre torpeur et à nous faire reprendre goût à l'action ! Et déjà, en effet, on voit par le pays des initiatives qui s'éveillent, des bonnes volontés qui se cherchent. Vienne quelqu'un qui les groupe et les mène au combat et peut-être la victoire ne se fera-t-elle pas attendre. Car ce qui doit nous rassurer dans une certaine mesure, c'est que nos adversaires ne sont forts que de notre faiblesse. Ils n'ont ni cette foi profonde ni ces ardeurs généreuses qui entraînent irrésistiblement les peuples aux grandes réactions comme aux grandes révolutions. Non certes que nous songions à contester leur sincérité ! Mais comment ne pas sentir tout ce que leur conviction a d'improvisé ? Ce ne sont ni des apôtres qui laissent déborder leurs colères ou leur enthousiasme, ni des savants qui nous apportent le produit de leurs recherches et de leurs réflexions ; ce sont des lettrés qu'un thème intéressant a séduits. Il paraît donc impossible que ces jeux de dilettantes réussissent à retenir longtemps les masses, si nous savons agir. Mais aussi quelle humiliation si, n'ayant pas affaire à plus forte partie, la raison devait finir pas avoir le dessous, ne fût-ce que pour un temps !

"Les chefs" tiré de "Textes choisis" de Ricardo Flores Magon

 

Il ne faut pas former une masse, inutile de reproduire les préjugés, les préoccupations, les erreurs et les coutumes qui caractérisent les foules aveugles. La masse est fermement convaincue qu’il lui faut un chef ou un guide pour la mener à son destin. Vers la liberté ou vers la tyrannie, peu importe : elle veut être guidée, avec la carotte ou avec le bâton.

 

Cette habitude si tenace est source de nombreux maux nuisibles à l’émancipation de l’être humain : elle place sa vie, son honneur, son bien-être, son avenir, sa liberté entre les mains de celui qu’elle fait chef. C’est lui qui doit penser pour tous, c’est lui qui est chargé du bien-être et de la liberté du peuple en général comme de chaque individu en particulier.

 

C’est ainsi que des milliers de cerveaux ne pensent pas puisque c’est le chef qui est chargé de le faire. Les masses deviennent donc passives, ne prennent aucune initiative et se traînent dans une existence de troupeau. Ce troupeau, les politiques et tous ceux qui aspirent à des postes publics le flattent au moment des élections pour ensuite mieux le tromper une fois qu’elles sont passées. Les ambitieux le trompent à coups de promesses au cours des périodes révolutionnaires pour récompenser ensuite ses sacrifices à coups de pieds une fois la victoire obtenue.

 

Il ne faut pas former une masse. Il faut former un ensemble d’individus pensants, unis pour atteindre des fins communes à tous mais où chacun, homme ou femme, pense avec sa propre têt e et s’efforce de donner son opinion sur ce qu’il convient de faire pour réaliser nos aspirations communes, qui ne sont autres que la liberté et le bien - être de tous fondés sur la liberté et le bien - être de chacun. Pour parvenir à cela, il est nécessaire de détruire ce qui s’y oppose : l’inégalité. Il faut faire en sorte que la terre, les outils, les machines, les provisions, les maisons et tout ce qui existe, qu’il s’agisse du produit de la nature ou de l’intelligence humaine, passent du peu de mains qui les détiennent actuellement aux mains de tous, femmes ou hommes, pour produire en commun, chacun selon ses forces et ses aptitudes, et consommer selon ses besoins.

 

Pour y parvenir, nul besoin de chefs. Bien au contraire, ils constituent un obstacle puisque le chef veut dominer, il veut qu’on lui obéisse, il veut être au - dessus de tout le monde.

 Jamais aucun chef ne pourra voir d’un bon œil la volonté des pauvres d’instaurer un système social basé sur l’égalité économique, politique et sociale. Un tel système ne garantit pas aux chefs la vie oisive et facile, pleine d’honneur et de gloire, qu’ils souhaitent mener aux dépends des sacrifices des humbles.

 

Ainsi donc, frères mexicains, agissez par vous-même pour mettre en pratique les principes généreux du manifeste du 23 septembre 1911. Nous ne nous considérons pas comme vos chefs, et nous serions attristés que vous voyiez en nous des chefs à suivre sans lesquels vous n’arriveriez pas à agir pour la révolution. Nous sommes sur le point d’aller au bagne, non parce que nous sommes des criminels, mais parce que nous ne nous vendons ni aux riches ni à l’autorité, parce que nous ne voulons pas devenir vos tyrans en acceptant des postes publics ou des liasses de billets de banque pour nous convertir en bourgeois et exploiter vos bras. Nous ne nous considérons pas comme vos chefs mais comme vos frères, et nous irons au bagne le cœur plus léger si, en vous comportant comme des travailleurs conscients [sic], vous ne changiez pas d’attitude face au capital et à l’autorité. Ne soyez pas une masse, mexicains, ne soyez pas la foule qui suit le politique, le bourgeois ou le caudillo militaire. Pensez chacun avec votre tête et œuvrez selon ce que dicte votre pensée.

 

Ne vous découragez pas lorsque nous serons séparés par les noires portes du bagne, car seules nos paroles amicales vous manqueront, rien de plus. Des compagnons continuent à publier Regeneración : offrez-leur votre aide pour poursuivre cette œuvre de propagande qui doit être toujours plus vaste et plus radicale.

 

Ne faites pas comme l’année dernière lorsqu’on nous a arrêtés et que votre enthousiasme s’est refroidi, que s’est affaiblie votre volonté de participer par tous les moyens possibles à la destruction du système capitaliste et autoritaire, et que seuls quelques-uns sont restés fermes. Soyez fermes à présent ! Ne restez pas focalisés sur nos personnes et, avec un brio renouvelé, offrez votre aide matérielle et pe r s o n n elle à la révolution des pauvres contre les riches et l’autorité.

 

Que chacun d’entre vous soit son propre chef pour que nul n’ait besoin de vous pousser à continuer la lutte. Ne nommez pas de dirigeants, prenez simplement possession de la terre et de tout ce qui existe, produisez sans maîtres ni autorité. La paix arrivera ainsi en étant le résultat naturel du bien - être et de la liberté de tous. Si, à l’inverse, troublés par la maudite éducation bourgeoise qui nous fait croire qu’il est impossible de vivre sans chef, vous permettez qu’un nouveau gouvernant vienne une fois encore se poser au-dessus de vos fortes épaules, la guerre continuera parce que les mêmes maux continueront à exister et à vous faire prendre les armes : la misère et la tyrannie.

 

Lisez notre manifeste du 23 septembre 1911 !

 

Mort au capital !

 

Mort à l’autorité !

 

Terre et Liberté ! (¡Tierra y Libertad!)

lundi 18 septembre 2023

A la conquête du Bonheur de Albert LIbertad dans "L'anarchie"

 Tous les hommes, en quelque coin de la terre où ils sont nés, sous quelque température, de quelque religion on les ait marqués à leur venue, tous les hommes courent après le bonheur, veulent par tous les pores conquérir le bonheur.

Pour ce faire, ils prennent des routes, des chemins bien différents, mais tous tendent vers le même but, vers le même point et souvent après avoir erré loin l’un de l’autre finissent-ils par se retrouver les mains et l’esprit tendus par les même désirs. A la conquête du bonheur.

C’est en vue d’elle que les pères et mères nous préparent, nous fortifient, dès le jeune âge. Que de moyens, que de méthodes, que de systèmes ! Et le bonheur s’enfuit loin des hommes, toujours insaisissable, toujours fugace. On croit le tenir et ce n’est qu’une ombre qu’on serre dans ses bras.

C’est à la conquête du bonheur qu’allait le missionnaire traversant les mers pour trouver le martyre afin de gagner plus sûrement une part de paradis, une part de bonheur. Les chemins sont contraires, mais la fille chaste, qui macère sa chair sur l’étroite couchette de la cellule, veut conquérir le bonheur pareillement à la fille lascive à la recherche constante d’étreintes érotiques, qui ne la satisfont jamais.

Le commerçant placide qui débite avec les même gestes et les même mots, toute sa vie, la même marchandise, et l’anarchiste rêveur qu’il regarde comme un fou, n’en vont pas moins à la conquête du bonheur, quoique sur un mode bien différent. Disons-le vite, ni les uns ni les autres ne l’atteignent, ou plutôt ni les uns ni les autres n’atteignent le bonheur sous la forme éthérée que les hommes se sont plu à lui donner.

Il reste sur nos épaules le poids des conceptions religieuses et mythiques des siècles premiers. Nous voyons le bonheur comme un état béat, de félicité complète, dans lequel nous voguerons sans aucun souci, sans aucun travail, sans aucun effort dans le sein Dieu, dans sa pure contemplation. Attendre le paradis, bâtir l’île d’utopie, ne sont-ce pas la même besogne ! Le vie c’est le lutte constante, c’est le travail, le mouvement perpétuel. La vie c’est le bonheur. Diminuer l’intensité de la vie, c’est diminuer l’intensité du bonheur…

C’est une fausse conception du bonheur qui empêche les hommes de pouvoir l’atteindre. Ils se plaisent à le placer où il ne se trouve pas. La déception, si cruelle soit-elle, ne les empêche pas de suivre à nouveau les mêmes errements, les mêmes sottises. Le bonheur est dans la satisfaction la plus complète de nos sens, dans l’utilisation la plus grande de nos organismes, le développement le plus intégral de notre individu. Nous le recherchons dans la béatitude céleste, dans le repos de la retraite, dans la douce quiétude de la fortune. Le bonheur que nous cherchons tant, nous le jouons tous les jours sur des mots. Nous le perdons au nom de l’honneur de la patrie, de l’honneur du nom, de l’honneur conjugal. Pour un mot, un geste, nous prenons un fusil, une épée ou un revolver et nous allons tendre nos poitrines vers un autre fusil, une autre épée, un autre revolver, pour la patrie, la réputation, la fidélité éternelle.

Nous cherchons le bonheur, et il suffit du rire (derisione, essere derisi) d’une femme (ou d’un homme, selon les sexes) pour qu’il soit de longtemps chassé d’auprès de nous. Nous appuyons notre bonheur sur les sables les plus mouvants, sur les terres les plus friables, le long des océans, et nous crions quand il s’en va, emporté par le retour de la vague ou par la mobilité du sol. Nous bâtissons des châteaux de cartes que le moindre souffle peut détruire et nous disons ensuite : « Le bonheur n’est pas de cette terre. »

Non, le bonheur tel qu’on nous l’a montré, tel que des siècles de servitude de corps et d’esprit nous l’ont fait percevoir, n’existe pas. Mais il existe : c’est celui qui est fait de la plus large satisfaction de nos sens à tout heure de notre vie. Echafaudons la cité du bonheur, mais disons-nous bien qu’il n’est possible de le faire que la place nette de tous les errements, de tous les préjugés, de toues les autres cité spirituelles et morales qu’on a construites en son nom. Laissons à la porte toute notre éducation, toutes nos idée actuelles sur les choses. Abandonnons Dieu et son immensité, l’âme et son immortalité, la patrie et son honneur, la famille et sa réputation, l’amour et sa fidélité éternelle.

On nous a fait croire longtemps à un paradis après notre mort, les gouvernants veulent nous faire croire à un bonheur à notre vieillesse ou selon notre fortune, sachons le vouloir dès maintenant en quelque circonstance, en quelque position soyons-nous placés ! Le grand problème du bonheur ce n’est pas tant de déterminer la route qui y mène, c’est de pouvoir assurer de quel corps et de quel cerveau sain on pourra le suivre.

Kropotkine : Le principe anarchiste

 

LE PRINCIPE ANARCHISTE




À ses débuts, l’Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l’État et de l’accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d’autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l’injustice, l’égoïsme absurde et l’oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l’Église chrétienne. C’est sur une lutte, engagée contre l’autorité, née au sein même de l’Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct.

Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation. L’affirmation — la conception d’une société libre, sans autorité, marchant à la conquête du bien-être matériel, intellectuel et moral — suivait de près la négation ; elle en faisait la contre-partie. Dans les écrits de Bakounine, aussi bien que dans ceux de Proudhon, et aussi de Stirner, on trouve des aperçus profonds sur les fondements historiques de l’idée anti-autoritaire, la part qu’elle a joué dans l’histoire, et celle qu’elle est appelée à jouer dans le développement futur de l’humanité.

« Point d’État », ou « point d’autorité », malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C’était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l’ensemble de la vie des sociétés, tout, — depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu’aux grands rapports des races par-dessus les Océans, — pouvait et devait être réformé, et serait nécessairement réformé, tôt ou tard, selon les grands principes de l’anarchie — la liberté pleine et entière de l’individu, les groupements naturels et temporaires, la solidarité, passée à l’état d’habitude sociale.

Voilà pourquoi l’idée anarchiste apparut du coup grande, rayonnante, capable d’entraîner et d’enflammer les meilleurs esprits de l’époque.

Disons le mot, elle était philosophique.

Aujourd’hui on rit de la philosophie. On n’en riait cependant pas du temps du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui, en mettant la philosophie à la portée de tout le monde et en invitant tout le monde à acquérir des notions générales de toutes choses, faisait une œuvre révolutionnaire, dont on retrouve les traces, et dans le soulèvement des campagnes, et dans les grandes villes de 1793, et dans l’entrain passionné des volontaires de la Révolution. À cette époque là, les affameurs redoutaient la philosophie.

Mais les curés et les gens d’affaires, aidés des philosophes universitaires allemands, au jargon incompréhensible, ont parfaitement réussi à rendre la philosophie inutile, sinon ridicule. Les curés et leurs adeptes ont tant dit que la philosophie c’est de la bêtise, que les athées ont fini par y croire. Et les affairistes bourgeois, — les opportunards blancs, bleus et rouges — ont tant ri du philosophe que les hommes sincères s’y sont laissé prendre. Quel tripoteur de la Bourse, quel Thiers, quel Napoléon, quel Gambetta ne l’ont-ils pas répété, pour mieux faire leurs affaires ! Aussi, la philosophie est passablement en mépris aujourd’hui.

Eh bien, quoi qu’en disent les curés, les gens d’affaires et ceux qui répètent ce qu’ils ont appris, l’Anarchie fut comprise par ses fondateurs comme une grande idée philosophique. Elle est, en effet, plus qu’un simple mobile de telle ou telle autre action. Elle est un grand principe philosophique. Elle est une vue d’ensemble qui résulte de la compréhension vraie des faits sociaux, du passé historique de l’humanité, des vraies causes du progrès ancien et moderne. Une conception que l’on ne peut accepter sans sentir se modifier toutes nos appréciations, grandes ou petites, des grands phénomènes sociaux, comme des petits rapports entre nous tous dans notre vie quotidienne.

Elle est un principe de lutte de tous les jours. Et si elle est un principe puissant dans cette lutte, c’est qu’elle résume les aspirations profondes des masses, un principe, faussé par la science étatiste et foulé aux pieds par les oppresseurs, mais toujours vivant et actif, toujours créant le progrès, malgré et contre tous les oppresseurs.

Elle exprime une idée qui, de tout temps, depuis qu’il y a des sociétés, a cherché à modifier les rapports mutuels, et un jour les transformera, depuis ceux qui s’établissent entre hommes renfermés dans la même habitation, jusqu’à ceux qui pensent s’établir en groupements internationaux.

Un principe, enfin, qui demande la reconstruction entière de toute la science, physique, naturelle et sociale.



Ce côté positif, reconstructeur de l’Anarchie n’a cessé de se développer. Et aujourd’hui, l’Anarchie a à porter sur ses épaules un fardeau autrement grand que celui qui se présentait à ses débuts.

Ce n’est plus une simple lutte contre des camarades d’atelier qui se sont arrogé une autorité quelconque dans un groupement ouvrier. Ce n’est plus une simple lutte contre des chefs que l’on s’était donné autrefois, ni même une simple lutte contre un patron, un juge ou un gendarme.

C’est tout cela, sans doute, car sans la lutte de tous les jours — à quoi bon s’appeler révolutionnaire ? L’idée et l’action sont inséparables, si l’idée a eu prise sur l’individu ; et sans action, l’idée même s’étiole.

Mais c’est encore bien plus que cela. C’est la lutte entre deux grands principes qui, de tout temps, se sont trouvés aux prises dans la Société, le principe de liberté et celui de coërcition : deux principes, qui en ce moment même, vont de nouveau engager une lutte suprême, pour arriver nécessairement à un nouveau triomphe du principe libertaire.

Regardez autour de vous. Qu’en est-il resté de tous les partis qui se sont annoncés autrefois comme partis éminemment révolutionnaires ? — Deux partis seulement sont en présence : le parti de la coërcition et le parti de la liberté ; Les Anarchistes, et, contre eux, — tous les autres partis, quelle qu’en soit l’étiquette.

C’est que contre tous ces partis, les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté. Tous les autres se targuent de rendre l’humanité heureuse en changeant, ou en adoucissant la forme du fouet. S’ils crient « à bas la corde de chanvre du gibet », c’est pour la remplacer par le cordon de soie, appliqué sur le dos. Sans fouet, sans coërcition, d’une sorte ou d’une autre, — sans le fouet du salaire et de la faim, sans celui du juge et du gendarme, sans celui de la punition sous une forme ou sur une autre, — ils ne peuvent concevoir la société. Seuls, nous osons affirmer que punition, gendarme, juge, faim et salaire n’ont jamais été, et ne seront jamais un élément de progrès ; et que sous un régime qui reconnaît ces instruments de coërcition, si progrès il y a, le progrès est acquis contre ces instruments, et non pas par eux.

Voilà la lutte que nous engageons. Et quel jeune cœur honnête ne battra-t-il pas à l’idée que lui aussi peut venir prendre part à cette lutte, et revendiquer contre toutes les minorités d’oppresseurs la plus belle part de l’homme, celle qui a fait tous les progrès qui nous entourent et qui, malgré dela, pour cela même fut toujours foulée aux pieds !

— Mais ce n’est pas tout.

Depuis que la division entre le parti de la liberté et le parti de la coërcition devient de plus en plus prononcée, celui-ci se cramponne de plus en plus aux formes mourantes du passé.

Il sait qu’il a devant lui un principe puissant, capable de donner une force irrésistible à la révolution, si un jour il est bien compris par les masses. Et il travaille à s’emparer de chacun des courants qui forment ensemble le grand courant révolutionnaire. Il met la main sur la pensée communaliste qui s’annonce en France et en Angleterre. Il cherche à s’emparer de la révolte ouvrière contre le patronat qui se produit dans le monde entier.

Et, au lieu de trouver dans les socialistes moins avancés que nous des auxilliaires, nous trouvons en eux, dans ces deux directions, un adversaire adroit, s’appuyant sur toute la force des préjugés acquis, qui fait dévier le socialisme dans des voies de traverse et qui finira par effacer jusqu’au sens socialiste du mouvement ouvrier, si les travailleurs ne s’en aperçoivent à temps et n’abandonnent pas leurs chefs d’opinion actuels.

L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions.

Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à la science, car par cela, il aidera à remodeler les idées : il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie, et il aidera à ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.

Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre oppresseurs et préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter.

Il a à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires, les mouvements nés comme révolte contre l’oppression du Capital et de l’État.

Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, à deviner par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métier, soit territoriaux et locaux, pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité des gouvernements et des affameurs.

La grandeur de la tâche à accomplir n’est-elle pas la meilleure inspiration pour l’homme qui se sent la force de lutter ? N’est-elle pas aussi le meilleur moyen pour apprécier chaque fait séparé qui se produit dans le courant de la grande lutte que nous avons à soutenir ?

Kropotkine: La loi et l'autorité

 

LA LOI ET L’AUTORITÉ

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I

« Quand l’ignorance est au sein des sociétés et le désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d’eux-mêmes, de leur éducation, de l’état de leurs mœurs. » — Ce n’est pourtant pas un révolutionnaire qui dit cela, pas même un réformateur. C’est un jurisconsulte, Dalloz, l’auteur du recueil des lois françaises, connu sous le nom de Répertoire de la Législation. Et cependant ces lignes, quoique écrites par un homme qui était lui-même un faiseur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l’état anormal de nos sociétés.

Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de changer soi-même ce qui est mauvais on commence par demander une loi qui le change. La route entre deux villages est-elle impraticable, le paysan dit qu’il faudrait une loi sur les routes vicinales. Le garde-champêtre a-t-il insulté quelqu’un, en profitant de la platitude de ceux qui l’entourent de leur respect : — « Il faudrait une loi, dit l’insulté, qui prescrive aux gardes-champêtres d’être un peu plus polis. » Le commerce, l’agriculture ne marchent pas ? — « C’est une loi protectrice qu’il nous faut ! » Ainsi raisonnent le laboureur, l’éleveur de bétail, le spéculateur en blés, il n’y a pas jusqu’au revendeur de loques qui ne demande une loi pour son petit commerce. Le patron baisse-t-il les salaires ou augmente-t-il la journée de travail : — « Il faut une loi qui mette ordre à cela ! » — s’écrient les députés en herbe, au lieu de dire aux ouvriers qu’il y a un autre moyen, bien plus efficace « de mettre ordre à cela » : reprendre au patron ce dont il a dépouillé des générations d’ouvriers. Bref, partout une loi ! une loi sur les routes, une loi sur les modes, une loi sur les chiens enragés, une loi sur la vertu, une loi pour opposer une digue à tous les vices, à tous les maux qui ne sont que le résultat de l’indolence et de la lâcheté humaines.

Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la loi qui réglemente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an i de la Liberté » n’a jamais duré plus d’un jour, car après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’Autorité.

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En effet, voilà des milliers d’années que ceux qui nous gouvernent ne font que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à l’autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment. L’école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants des bribes de fausse science, habilement assorties : de l’obéissance à la loi elle fait un culte ; elle marie le bien et la loi des maîtres en une seule et même divinité. Le héros de l’histoire qu’elle a fabriquée, c’est celui qui obéit à la loi, qui la protège contre les révoltés.

Plus tard, lorsque l’enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d’eau creusant la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d’histoire, de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la loi : on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l’autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l’intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait la même besogne : il n’y a pas d’article de journaux qui ne prêche l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page, ils constatent chaque jour l’imbécilité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien. Le servilisme devant la loi est devenu une vertu et je doute même qu’il y ait eu un seul révolutionnaire qui n’ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu’on nomme généralement les abus, conséquence inévitable de la loi même.

L’art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et les narines ouvertes, il est prêt à frapper de son glaive quiconque oserait y toucher. On lui élève des temples, on lui nomme des grands prêtres, auxquels les révolutionnaires hésitent de toucher, et si la Révolution elle-même vient balayer une ancienne institution, c’est encore par une loi qu’elle essaie de consacrer son œuvre.

Ce ramassis de règles de conduite, que nous ont légué l’esclavage, le servage, le féodalisme, la royauté et qu’on appelle Loi, a remplacé ces monstres de pierre devant lesquels on immolait les victimes humaines, et que n’osait même effleurer l’homme asservi, de peur d’être tué par les foudres du ciel.

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C’est depuis l’avènement de la bourgeoisie, — depuis la grande révolution française, — qu’on a surtout réussi à établir ce culte. Sous l’ancien régime on parlait peu de lois si ce n’est avec Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les opposer au caprice royal ; on était tenu d’obéir au bon plaisir du roi et à ses valets, sous peine d’être jeté en prison ou pendu. Mais pendant et après la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne. La bourgeoisie l’accepta d’emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue au torrent populaire. La prêtraille s’empressa de la sanctifier, pour sauver sa barque qui sombrait dans les vagues du torrent. Le peuple enfin l’accepta comme un progrès sur l’arbitraire et la violence du passé.

Il faut se transposer d’imagination au xviiie siècle pour le comprendre. Il faut avoir saigné le sang de son cœur au récit des atrocités qui se commettaient à cette époque par les nobles tout-puissants sur les hommes et les femmes du peuple, pour comprendre quelle influence magique ces mots : « Égalité devant la loi, obéissance à la loi, sans distinction de naissance ou de fortune » devaient exercer, il y a un siècle, sur l’esprit du manant. Lui, qu’on avait traité jusqu’alors plus cruellement qu’un animal, lui qui n’avait jamais eu aucun droit et n’avait jamais obtenu la justice contre les actes les plus révoltants du noble, à moins de se venger en le tuant et en se faisant pendre, — il se voyait reconnu par cette maxime, du moins en théorie, du moins quant à ses droits personnels, l’égal de son seigneur. Quelle que fût cette loi, elle promettait d’atteindre également le seigneur et le manant, elle proclamait l’égalité, devant le juge, du pauvre et du riche. Cette promesse était un mensonge, nous le savons aujourd’hui : mais à cette époque, elle était un progrès, un hommage rendu à la justice, comme « l’hypocrisie est un hommage rendu à la vérité ». C’est pourquoi, lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton, se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi égal pour tous » — le peuple, dont l’élan révolutionnaire s’épuisait déjà en face d’un ennemi de plus en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug de la Loi, pour se sauver de l’arbitraire du seigneur.

Depuis, la bourgeoisie n’a cessé d’exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le xixe siècle. Elle l’a prêché dans les écoles, elle l’a propagé dans ses écrits, elle a créé sa science et ses arts avec cet objectif, elle l’a fourré partout, comme la dévote anglaise qui vous glisse sous la porte ses bouquins religieux. Et, elle a si bien fait, qu’aujourd’hui nous voyons se produire ce fait exécrable : au jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres de vouloir bien les protéger, en modifiant les lois crées par ces mêmes maîtres.

Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir d’où elle vient, quelle en est l’utilité, d’où vient l’obligation de lui obéir et le respect dont on l’entoure. La révolution qui s’approche est une révolution et non une simple émeute, par cela même que les révoltés de nos jours soumettent à leur critique toutes les bases de la société, vénérées jusqu’à présent, et avant tout, ce fétiche : — la Loi.

Ils analysent son origine et il y trouvent, soit un dieu, — produit des terreurs du sauvage, — stupide, mesquin et méchant comme les prêtres qui se réclament de son origine surnaturelle, — soit le sang, la conquête par le fer et le feu. Ils étudient son caractère et il y trouvent pour trait distinctif l’immobilité, remplaçant le développement continu de l’humanité, la tendance à immobiliser ce qui devrait se développer et se modifier chaque jour. Ils demandent comment la loi se maintient, et ils voient les atrocités du byzantinisme et les cruautés de l’inquisition ; les tortures du moyen-âge, les chairs vivantes coupées en lanières par le fouet du bourreau, les chaînes, la massue, la hache au service de la loi ; les sombres souterrains des prisons, les souffrances, les pleurs et les malédictions. Aujourd’hui — toujours la hache, la corde, le chassepot, et les prisons ; d’une part, l’abrutissement du prisonnier, réduit à l’état de bête en cage, l’avilissement de son être moral, et, d’autre part, le juge dépouillé de tous les sentiments qui font la meilleure partie de la nature humaine, vivant comme un visionnaire dans un monde de fictions juridiques, appliquant avec volupté la guillotine, sanglante ou sèche, sans que lui, ce fou froidement méchant, se doute seulement de l’abîme de dégradation dans lequel il est tombé vis-à-vis de ceux qu’il condamne.

Nous voyons une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi ils légifèrent, votant aujourd’hui une loi sur l’assainissement des villes, sans avoir la moindre notion d’hygiène, demain règlementant l’armement des troupes, sans même connaître un fusil, faisant des lois sur l’enseignement et l’éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tors, et à travers, mais n’oubliant jamais l’amende qui frappera les va-nu-pieds, la prison et les galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu’ils ne le sont eux-mêmes, eux législateurs ! — Nous voyons enfin le geôlier qui marche vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste, le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi.

Nous voyons cela, et c’est pour cela qu’au lieu de répéter niaisement la vieille formule : « Respect à la loi ! » nous crions : « Mépris de la loi et de ses attributs ! » Ce mot lâche : « Obéissance à la loi ! » nous le remplaçons par : « Révolte contre toutes les lois ! » Que l’on compare seulement les méfaits accomplis au nom de chaque loi, avec ce qu’elle a pu produire de bon, qu’on pèse le bien et le mal, — et l’on verra si nous avons raison.

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II

La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples. À cette époque, les relations des hommes entre eux étaient réglées, par de simples coutumes, par des habitudes, des usages, que la constante répétition rendait vénérables et que chacun acquérait dès son enfance, comme il apprenait à se procurer sa nourriture par la chasse, l’élevage des bestiaux ou l’agriculture.

Toutes les sociétés humaines ont passé par cette phase primitive, et jusqu’à présent encore une grande partie de l’humanité n’a point de lois écrites. Les peuplades ont des mœurs, des coutumes, un « droit coutumier », comme disent les juristes, elles ont des habitudes sociables, et cela suffit pour maintenir les bons rapports entre les membres du village, de la tribu, de la communauté. Même chez nous, civilisés, lorsque, sortant de nos grandes villes, nous allons dans les campagnes, nous y voyons encore que les relations mutuelles des habitants sont réglées, non d’après la loi écrite des législateurs, mais d’après les coutumes anciennes, généralement acceptées. Les paysans de la Russie, de l’Italie, de l’Espagne, et même d’une bonne partie de la France et de l’Angleterre, n’ont aucune idée de la loi écrite. Celle-ci vient s’immiscer dans leur vie seulement pour régler leurs rapports avec l’état ; quant aux rapports entre eux, quelquefois très compliqués, ils les règlent simplement d’après les anciennes coutumes. Autrefois, c’était le cas pour toute l’humanité.

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Lorsqu’on analyse les coutumes des peuples primitifs, on y remarque deux courants bien distincts.

Puisque l’homme ne vit pas solitaire, il s’élabore en lui des sentiments, des habitudes utiles à la conservation de la société et à la propagation de la race. Sans les sentiments sociables, sans les pratiques de solidarité, la vie en commun eût été absolument impossible. Ce n’est pas la loi qui les établit, ils sont antérieurs à toutes lois. Ce n’est pas non plus la religion qui les prescrit, ils sont antérieurs à toute religion, ils se retrouvent chez tous les animaux qui vivent en société. Ils se développent d’eux-mêmes, par la force même des choses, comme ces habitudes que l’homme a nommé instincts chez les animaux : ils proviennent d’une évolution utile, nécessaire même pour maintenir la société dans la lutte pour l’existence qu’elle doit soutenir. Les sauvages finissent par ne plus se manger entre eux, parce qu’ils trouvent qu’il est beaucoup plus avantageux de s’adonner à une culture quelconque, au lieu de se procurer une fois par an le plaisir de se nourrir de la chair d’un vieux parent. Au sein des tribus absolument indépendantes et ne connaissant ni lois, ni chefs, dont maint voyageur nous a dépeint les mœurs, les membres d’une même tribu cessent de se donner des coups de couteau à chaque dispute, parce que l’habitude de vivre en société a fini par développer en eux un certain sentiment de fraternité et de solidarité ; ils préfèrent s’adresser à des tiers pour vider leurs différends. L’hospitalité des peuples primitifs, le respect de la vie humaine, le sentiment de réciprocité, la compassion pour les faibles, la bravoure, jusqu’au sacrifice de soi-même dans l’intérêt d’autrui, que l’on apprend d’abord à pratiquer envers les enfants et les amis, et plus tard à l’égard des membres de la communauté, — toutes ces qualités se développent chez l’homme antérieurement aux lois, indépendamment de toute religion, comme chez tous les animaux sociables. Ces sentiments et ces pratiques sont le résultat inévitable de la vie en société. Sans être inhérentes à l’homme (quoi qu’en disent les prêtres et les métaphysiciens), ces qualités sont la conséquence de la vie en commun.

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Mais, à côté de ces coutumes, nécessaires pour la vie des sociétés et la conservation de la race, il se produit, dans les associations humaines, d’autres désirs, d’autres passions, et partant, d’autres habitudes, d’autres coutumes. Le désir de dominer les autres et de leur imposer sa volonté ; le désir de s’emparer des produits du travail d’une tribu voisine ; le désir de subjuguer d’autres hommes, afin de s’entourer de jouissances sans rien produire soi-même, tandis que des esclaves produisent tout le nécessaire pour que leur maître se procure tous les plaisirs et toutes les voluptés, — ces désirs personnels, égoïstes, produisent un autre courant d’habitudes et de coutumes. Le prêtre, d’une part, ce charlatan qui exploite la superstition et, après s’être affranchi lui-même de la peur du diable, la propage parmi les autres ; le guerrier, d’autre part, ce rodomont qui pousse à l’invasion et au pillage du voisin pour en revenir chargé de butin et suivi d’esclaves, — tous deux, la main dans la main, parviennent à imposer aux sociétés primitives des coutumes avantageuses pour eux, et qui tendent à perpétuer leur domination sur les masses. Profitant de l’indolence, de la peur, de l’inertie des foules, et grâce à la répétition constante des mêmes actes, ils arrivent à établir en permanence des coutumes qui deviennent le point d’appui solide de leur domination.

Pour cela, ils exploitent d’abord l’esprit de routine qui est si développé chez l’homme et qui a atteint un degré si frappant chez les enfants, chez tous les peuples sauvages, et qu’on remarque aussi chez les animaux. L’homme surtout lorsqu’il est superstitieux, a toujours peur de changer quoi que ce soit à ce qui existe ; généralement il vénère ce qui est antique. — « Nos pères ont fait ainsi ; ils ont vécu tant bien que mal, ils vous ont élevé, ils n’ont pas été malheureux, faites de même ! » — disent les vieillards aux jeunes gens, dès que ceux-ci veulent changer quelque chose. L’inconnu les effraye, ils préfèrent se cramponner au passé, lors même que ce passé représente la misère, l’oppression, l’esclavage. On peut même dire que plus l’homme est malheureux, plus il craint de changer quoi que ce soit, de peur de devenir encore plus malheureux ; il faut qu’un rayon d’espoir et quelque peu de bien-être pénètrent dans sa triste cabane, pour qu’il commence à vouloir mieux, à critiquer son ancienne manière de vivre, qu’il soit prêt à risquer pour amener un changement. Tant que cet espoir ne l’a pas pénétré, tant qu’il ne s’est pas affranchi de la tutelle de ceux qui utilisent ses superstitions et ses craintes, il préfère rester dans la même situation. Si les jeunes veulent changer quelque chose, les vieux poussent un cri d’alarme contre les novateurs ; tel sauvage se ferait plutôt tuer que de transgresser la coutume de son pays, car dès son enfance on lui a dit que la moindre infraction aux coutumes établies lui porterait malheur, causerait la ruine de toute la tribu. Et aujourd’hui encore, combien de politiciens, d’économistes et de soi-disant révolutionnaires agissent sous la même impression, en se cramponnant à un passé qui s’en va ! Combien n’ont d’autre souci que de chercher des précédents ! Combien de fougueux novateurs copistes des révolutions antérieures !

Cet esprit de routine qui puise son origine dans la superstition, dans l’indolence et dans la lâcheté, fit de tout temps la force des oppresseurs ; dans les sociétés humaines primitives, il fut habilement exploité par les prêtres et les chefs militaires, perpétuant les coutumes avantageuses pour eux seuls, qu’ils réussissaient à imposer aux tribus.

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Tant que cet esprit de conservation, habilement exploité, suffisait pour assurer l’empiètement des chefs sur la liberté des individus ; tant que les seules inégalités entre les hommes étaient les inégalités naturelles et qu’elles n’étaient pas encore décuplées et centuplées par la concentration du pouvoir et des richesses, il n’y avait encore aucun besoin de la loi et de l’appareil formidable des tribunaux et des peines toujours croissantes pour l’imposer.

Mais lorsque la société eut commencé à se scinder de plus en plus en deux classes hostiles, l’une qui cherche à établir sa domination et l’autre qui s’efforce de s’y soustraire, la lutte s’engagea. Le vainqueur s’empresse d’immobiliser le fait accompli, il cherche à le rendre indiscutable, à le transformer en institution sainte et vénérable par tout ce que les vaincus peuvent respecter. La Loi fait apparition, sanctionnée par le prêtre et ayant à son service la massue du guerrier. Elle travaille à immobiliser les coutumes avantageuses à la minorité dominatrice, et l’Autorité militaire se charge de lui assurer l’obéissance. Le guerrier trouve en même temps dans cette nouvelle fonction un nouvel instrument pour assurer son pouvoir ; il n’a plus à son service une simple force brutale : il est le défenseur de la Loi.

Mais, si la Loi ne présentait qu’un assemblage de prescriptions avantageuses aux seuls dominateurs, elle aurait de la peine à se faire accepter, à se faire obéir. Eh bien, le législateur confond dans un seul et même code les deux courants de coutumes dont nous venons de parler : les maximes qui représentent les principes de moralité et de solidarité élaborés par la vie en commun, et les ordres qui doivent à jamais consacrer l’inégalité. Les coutumes qui sont absolument nécessaires à l’existence même de la société, sont habilement mêlées dans le Code aux pratiques imposées par les dominateurs, et prétendent au même respect de la foule. — « Ne tue pas ! » dit le Code et « Paye la dîme au prêtre ! » s’empresse-t-il d’ajouter. « Ne vole pas ! » dit le Code et aussitôt après : « Celui qui ne paiera pas l’impôt aura le bras coupé ».

Voilà la Loi, et ce double caractère elle l’a conservé jusqu’aujourd’hui. Son origine, — c’est le désir d’immobiliser les coutumes que les maîtres avaient imposées à leur avantage. Son caractère c’est le mélange habile des coutumes utiles à la société, — coutumes qui n’ont pas besoin de lois pour être respectées, — avec ces autres coutumes qui ne présentent d’avantages que pour les dominateurs, qui sont nuisibles aux masses et ne sont maintenues que par la crainte des supplices.

Pas plus que le Capital individuel, né de la fraude et de la violence et développé sous l’auspice de l’autorité, la Loi n’a donc aucun titre au respect des hommes. Née de la violence et de la superstition, établie dans l’intérêt du prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes.

Nous nous en convaincrons encore mieux, lorsque nous analyserons dans un chapitre suivant le développement ultérieur de la Loi sous les auspices de la religion, de l’autorité et du régime parlementaire actuel.

III

Nous avons montré dans le chapitre précédent comment la Loi est née des mœurs et usages établis et comment elle représentait dès le début un mélange habile de coutumes sociales, nécessaires à la préservation de la race humaine, avec d’autres coutumes, imposées par ceux qui profitaient des superstitions populaires pour considérer leur droit du plus fort. Ce double caractère de la Loi détermine son développement ultérieur chez les peuples de plus en plus policés. Mais, tandis que le noyau de coutumes sociales inscrites dans la Loi ne subit qu’une modification très faible et très lente dans le cours des siècles, c’est l’autre partie des lois qui se développe, tout à l’avantage des classes dominantes, tout au détriment des classes opprimées. À peine, si, de temps en temps les classes dominantes se laissent arracher une loi quelconque qui représente, ou semble représenter, une certaine garantie pour les déshérités. Mais alors cette loi ne fait qu’abroger une loi antérieure, faite à l’avantage des classes dominatrices. — « Les meilleures lois », disait Buckle, « furent celles qui abrogèrent des lois précédentes. » — Mais, quels efforts terribles n’a-t-il pas fallu dépenser, quels flots de sang n’a-t-il pas fallu verser chaque fois qu’il s’agissait d’abroger une de ces institutions qui servent à tenir le peuple dans les fers ! Pour abolir les derniers vestiges du servage et les droits féodaux et pour briser la puissance de la camarilla royale, il a fallu que la France passât par quatre ans de révolution et par vingt ans de guerres. Pour abroger la moindre des lois iniques qui nous sont léguées par le passé, il faut des dizaines d’années de lutte et pour la plupart elles ne disparaissent que dans les périodes de révolution.

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Les socialistes ont déjà fait maintes fois l’histoire de la genèse du Capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du butin, de l’esclavage et du servage, de la fraude et de l’exploitation moderne. Ils ont montré comment il s’est nourri du sang du travailleur et comment peu à peu il a conquis le monde entier. Ils ont à faire encore la même histoire, concernant la genèse et le développement de la Loi, et l’esprit populaire, prenant, comme toujours, les devants sur les hommes de cabinet, a déjà fait la philosophie de cette histoire et il en plante les jalons essentiels. Faite pour garantir les fruits du pillage, de l’asservissement et de l’exploitation, la Loi a suivi les mêmes phases de développement que le Capital : frère et sœur jumeaux, ils ont marché la main dans la main, se nourrissant l’un et l’autre des souffrances et des misères de l’humanité. Leur histoire a été presque la même dans tous les pays de l’Europe. Ce ne sont que les détails qui diffèrent : le fond reste le même ; et, jeter un coup d’œil sur le développement de la Loi en France, ou en Allemagne, c’est connaître dans ses traits essentiels ses phases de développement dans la plupart des nations européennes.

À ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ de Mars, les légions et le peuple agréaient le contrat ; le Champ de Mai des Communes primitives de la Suisse est encore un souvenir de cette époque, malgré toute l’altération qu’il a subie par l’immixtion de la civilisation bourgeoise et centralisatrice. Certes, ce contrat n’était pas toujours librement consenti ; le fort et le riche imposaient déjà leur volonté à cette époque. Mais du moins, ils rencontraient un obstacle à leurs tentatives d’envahissement dans la masse populaire qui souvent leur faisait aussi sentir sa force.

Mais, à mesure que l’Église d’une part et le seigneur de l’autre réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la nation pour passer aux privilégiés. L’Église étend ses pouvoirs ; soutenue par les richesses qui s’accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en plus dans la vie privée et sous prétexte de sauver les âmes, elle s’empare du travail de ses serfs ; elle prélève l’impôt sur toutes les classes, elle étend sa juridiction ; elle multiplie les délits et les peines et s’enrichit en proportion des délits commis, puisque c’est dans ses coffres-forts que s’écoule le produit des amendes. Les lois n’ont plus trait aux intérêts nationaux : « on les croirait plutôt émanées d’un Concile de fanatiques religieux que de législateurs », — observe un historien du droit français.

En même temps, à mesure que le seigneur, de son côté, étend ses pouvoirs sur les laboureurs des champs et les artisans des villes, c’est lui qui devient aussi juge et législateur. Au dixième siècle, s’il existe des monuments de droit public, ce ne sont que des traités qui règlent les obligations, les corvées et les tributs des serfs et des vassaux du seigneur. Les législateurs à cette époque, c’est une poignée de brigands, se multipliant et s’organisant pour le brigandage qu’ils exercent contre un peuple devenu de plus en plus pacifique à mesure qu’il se livre à l’agriculture. Ils exploitent à leur avantage le sentiment de justice inhérent aux peuples ; ils posent en justiciers, se font de l’application même des principes de justice une source de revenu, et dictent les lois qui serviront à maintenir leur domination.

Plus tard ces lois rassemblées par les légistes et classifiées servent de fondement à nos codes modernes. Et on parlera encore de respecter ces codes, — héritage du prêtre et du baron !?

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La première révolution, la révolution des communes, ne réussit à abolir qu’une partie de ces lois ; car les chartes des communes affranchies ne sont pour la plupart qu’un compromis entre la législation seigneuriale ou épiscopale, et les nouvelles relations, créées au sein de la Commune libre. Et cependant, quelle différence entre ces lois et nos lois actuelles ! La Commune ne se permet pas d’emprisonner et de guillotiner les citoyens pour une raison d’État : elle se borne à expulser celui qui a comploté avec les ennemis de la Commune et à raser sa maison. Pour la plupart des soi-disant « crimes et délits », elle se borne à imposer des amendes ; on voit même, dans les Communes du douzième siècle, ce principe si juste, mais oublié aujourd’hui, que c’est toute la Commune qui répond pour les méfaits commis par chacun de ses membres. Les sociétés d’alors, considérant le crime comme un accident, ou comme un malheur (c’est encore jusqu’à présent la conception du paysan russe) et n’admettant pas le principe de vengeance personnelle, prêché par la bible, comprenaient que la faute pour chaque méfait retombe sur la société entière. Il a fallu toute l’influence de l’Église byzantine qui importait en Occident la cruauté raffinée des despotes de l’Orient, pour introduire dans les mœurs des Gaulois et des Germains la peine de mort et les supplices horribles qu’on infligea plus tard à ceux qu’on considérait comme criminels ; il a fallu toute l’influence du code civil romain, — produit de la pourriture de la Rome impériale, — pour introduire ces notions de propriété foncière illimitée qui vinrent renverser les coutumes communalistes des peuples primitifs.

On sait que les Communes libres n’ont pu se maintenir. Déchirées par les guerres intestines entre les riches et les pauvres, entre les bourgeois et les serfs, elles devinrent facilement la proie de la royauté. Et à mesure que la royauté acquérait une force nouvelle, le droit de législation passait de plus en plus dans les mains d’une coterie de courtisans. L’appel à la nation n’est fait que pour sanctionner les impôts demandés par le roi. Des parlements, appelés à deux siècles d’intervalle, selon le bon plaisir et les caprices de la Cour, des « Conseils extraordinaires », des « séances de notables » où les ministres écoutent à peine les « doléances » des sujets du roi, — voilà les législateurs. — Et plus tard encore, lorsque tous les pouvoirs sont concentrés dans une seule personne qui dit : « l’État, c’est Moi », c’est « dans le secret des Conseils du prince », selon la fantaisie d’un ministre ou d’un roi imbécile, que se fabriquent les édits, auxquels les sujets sont tenus d’obéir sous peine de mort. Toutes les garanties judiciaires sont abolies ; la nation est la serve du pouvoir royal et d’une poignée de courtisans ; les peines les plus terribles : roue, bûcher, écorchement, tortures de tout genre, — produits de la fantaisie malade de moines et de fous enragés qui cherchent leurs délices dans les souffrances des suppliciés, — voilà ce qui fait apparition à cette époque.

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C’est à la grande révolution qu’il revient d’avoir commencé la démolition de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté. Mais, après avoir démoli quelques parties du vieil édifice, la Révolution a remis le pouvoir de légiférer entre les mains de la bourgeoisie qui, à son tour, commença à élever tout un nouvel échafaudage de lois destinées à maintenir et à perpétuer la domination de la bourgeoisie sur les masses. Dans ses parlements, elle légifère à perte de vue, et des montagnes de lois s’accumulent avec une rapidité effroyable. Mais que sont au fond toutes ces lois ?

La plus grande partie n’a qu’un but : celui de protéger la propriété individuelle, c’est-à-dire, les richesses acquises au moyen de l’exploitation de l’homme par l’homme, d’ouvrir de nouveaux champs d’exploitation au capital, de sanctionner les nouvelles formes que l’exploitation revêt sans cesse à mesure que le Capital accapare de nouvelles branches de la vie humaine : chemins de fer, télégraphes, lumière électrique, industrie chimique, expression de la pensée humaine par la littérature et la science, etc., etc. Le reste des lois, au fond, a toujours le même but, c’est-à-dire le maintien de la machine gouvernementale qui sert à assurer au Capital l’exploitation et l’accaparement des richesses produites. Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis quatre-vingts ans, vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des personnes, que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine et la brutalité, tendent à disparaître. Si on tue quelqu’un, aujourd’hui, c’est pour le piller et rarement par vengeance personnelle. Et si ce genre de crimes et délits va toujours en diminuant, ce n’est certainement pas à la législation que nous le devons : c’est au développement humanitaire de nos sociétés, à nos habitudes de plus en plus sociables, et non pas aux prescriptions de nos lois. Qu’on abroge demain toutes les lois concernant la protection des personnes, qu’on cesse demain toute poursuite pour attentats contre les personnes, et le nombre d’attentats dictés par la vengeance personnelle ou par la brutalité n’augmentera pas d’un seul.

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On nous objectera, peut-être, qu’on a fait depuis cinquante ans bon nombre de lois libérales. Mais qu’on analyse ces lois, et on verra que toutes ces lois libérales ne sont que l’abrogation de lois qui nous ont été léguées par la barbarie des siècles précédents. Toutes les lois libérales, tout le programme radical, se résument en ces mots : abolition de lois devenues gênantes pour la bourgeoisie elle-même et retour aux libertés des communes du douzième siècle, étendues à tous les citoyens. L’abolition de la peine de mort, le jury pour tous les « crimes » (le jury, plus libéral qu’aujourd’hui, existait au douzième siècle), la magistrature élue, le droit de mise en accusation des fonctionnaires, l’abolition des armées permanentes, la liberté d’enseignement, etc., etc., tout cela qu’on nous dit être une invention du libéralisme moderne, n’est qu’un retour aux libertés qui existaient avant que l’Église et le Roi n’eussent étendu leur main sur toutes les manifestations de la vie humaine.

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La protection de l’exploitation, directe par les lois sur la propriété, et indirecte par le maintien de l’État, — voilà donc l’essence et la matière de nos codes modernes et la préoccupation de nos engins coûteux de législation. Il est temps, cependant, de ne plus nous payer de phrases et de nous rendre compte de ce qu’ils sont en réalité. La loi qui se présenta au début comme un recueil de coutumes utiles à la préservation de la société, n’est plus aujourd’hui qu’un instrument pour le maintien de l’exploitation et la domination des riches oisifs sur les masses laborieuses. Sa mission civilisatrice est nulle aujourd’hui, elle n’a qu’une mission : le maintien de l’exploitation.

Voilà ce que nous dit l’histoire du développement de la Loi. Est-ce à ce titre que nous serions appelés à la respecter ? Certainement non. Pas plus que le Capital, produit du brigandage, elle n’a pas droit à notre respect. Et le premier devoir des révolutionnaires du dix-neuvième siècle sera de faire un auto-da-fé de toutes les lois existantes, comme ils le feront des titres de propriété.

IV

Si on envisage les millions de lois qui régissent l’humanité, on s’aperçoit aisément qu’elles peuvent être subdivisées en trois grandes catégories : Protection de la propriété, protection des personnes, protection du gouvernement. Et, en analysant ces trois catégories, on en arrive à l’égard de chacune d’elles à cette conclusion logique et nécessaire : Inutilité et nuisibilité de la Loi.

Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est. Les lois sur la propriété ne sont pas faites pour garantir à l’individu ou à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour frustrer le producteur d’une partie de ce qu’il produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit, non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il aurait élevée avec le secours de quelques amis. Elle établit, au contraire, ses droits sur une maison qui n’est pas le produit de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette maison représente une valeur sociale qu’il n’a pas pu produire lui-même : la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie, n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et cette valeur-ci provient, — on le sait, — du travail de toute une cinquantaine de générations qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, etc., la loi lui approprie — très injustement — une certaine part des produits du travail de l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de soldats, de policiers et de juges, pour le maintenir contre le bon-sens et le sentiment de justice inhérent à l’humanité.

Eh bien, la moitié de nos lois, — les codes civils de tout pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir cette appropriation, ce monopole, au profit de quelques-uns, contre l’humanité entière. Les trois-quarts des affaires jugées par les tribunaux ne sont que des querelles surgissant entre monopoleurs : deux voleurs se disputent le butin. Et une bonne partie de nos lois criminelles ont encore le même but, puisqu’elles ont pour objectif de maintenir l’ouvrier dans une position subordonnée à celle du patron afin d’assurer son exploitation.

Quant à garantir au producteur les produits de son travail, il n’y a pas même de lois qui s’en chargent. C’est si simple et si naturel, c’est si bien dans les mœurs et dans les habitudes de l’humanité, que la Loi n’y a même pas songé. Le brigandage ouvert, les armes à la main, n’est plus de notre siècle : un travailleur ne vient jamais non plus disputer à un autre travailleur les produits de son travail ; s’il y a malentendu entre eux, ils le vident sans avoir recours à la Loi, en s’adressant à un tiers. Si quelqu’un vient exiger d’un autre une certaine part de ce qu’il a produit, ce n’est que le propriétaire, qui vient prélever sa part de lion. Quant à l’humanité, en général, elle respecte partout le droit de chacun sur ce qu’il a produit sans qu’il y ait besoin pour cela de lois spéciales.

Toutes ces lois sur la propriété, qui font les gros volumes des codes et la joie de nos avocats, n’ayant ainsi d’autre but que celui de protéger l’appropriation injuste des produits du travail de l’humanité par certains monopoleurs, n’ont aucune raison d’être, et les socialistes-révolutionnaires sont bien décidés à les faire disparaître le jour de la Révolution. Et nous pouvons, en effet, avec pleine justice, faire un auto-da-fé complet de toutes les lois qui sont en rapport avec les ci-nommés « droits de propriété », de tous les titres de propriété, de toutes les archives, — bref, de tout ce qui a trait à cette institution, qui sera bientôt considérée comme tache humiliante dans l’histoire de l’humanité au même titre que l’esclavage et le servage des siècles passés.

Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir le gouvernement ou les lois constitutionnelles.

C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif (par délégation ou par usurpation) sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont assez souvent démontré par la critique qu’ils ont faite sans cesse des diverses formes de gouvernement, — que la mission de tous les gouvernements monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes : aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois « fondamentales », lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, église, etc., (et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays), — n’ont d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les privilèges des classes possédantes. Qu’on analyse toutes ces lois, qu’on les observe en action au jour le jour, et l’on s’apercevra qu’il n’y en a pas une seule bonne à conserver — en commençant par celles qui livrent les communes, pieds et mains liés, au curé, aux gros bourgeois de l’endroit et au sous-préfet, et en finissant par cette fameuse constitution, (la 19me ou la 20me depuis 1789), qui nous donne une Chambre de crétins et de boursicotiers préparant la dictature de quelque aventurier, si ce n’est le gouvernement d’une tête de chou couronnée.

Bref, à l’égard de ces lois, il ne peut y avoir de doute. Non seulement les anarchistes, mais aussi bien les bourgeois plus ou moins révolutionnaires, sont d’accord en ceci, que le seul usage que l’on puisse faire de toutes les lois concernant l’organisation du gouvernement, c’est d’en allumer un feu de joie.

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Reste la troisième catégorie de lois, la plus importante, puisque c’est à elle que s’attachent le plus de préjugés : les lois concernant la protection des personnes, — la punition et la prévention des « crimes ». En effet, cette catégorie est la plus importante, parce que si la Loi jouit d’une certaine considération, c’est qu’on croit ce genre de lois absolument indispensables au maintien de la sécurité dans nos sociétés. Ce sont ces lois qui se sont développées du noyau de coutumes utiles aux sociétés humaines et qui furent exploitées par les dominateurs pour sanctifier leur domination. L’autorité des chefs de tribus, des familles riches dans les communes et du roi s’appuyait sur les fonctions de juges qu’ils exerçaient ; et jusqu’à présent encore, chaque fois que l’on parle de la nécessité du gouvernement, c’est sa fonction de juge suprême que l’on sous-entend. — « Sans gouvernement, les hommes s’égorgeraient entre eux ! » dit le raisonneur du village. — « Le but final de tout gouvernement est de donner douze honnêtes jurés à chaque inculpé », — disait Burke.

Eh bien, malgré tous les préjugés existant à ce sujet, il est bien temps que les anarchistes disent hautement que cette catégorie de lois est aussi inutile et aussi nuisible que les précédentes.

D’abord, quant aux ci-nommés « crimes », aux attentats contre les personnes, il est connu que les deux-tiers et souvent même les trois-quarts de tous ces « crimes » sont inspirés par le désir de s’emparer des richesses appartenant à quelqu’un. Cette catégorie immense de ci-nommés « crimes et délits » disparaîtra le jour où la propriété privée cessera d’exister. — « Mais, nous dira-t-on, il y aura toujours des brutes qui attenteront à la vie des citoyens, qui porteront un coup de couteau à chaque querelle, qui vengeront la moindre offense par un meurtre, s’il n’y a pas de lois pour les restreindre et des punitions pour les retenir ! » — Voilà le refrain qu’on nous chante dès que nous mettons en doute le droit de la société.

Là-dessus, il y a cependant une chose bien établie aujourd’hui : — La sévérité des punitions ne diminue pas le nombre des « crimes ». En effet, pendez, écartelez, si vous voulez, les assassins, le nombre des assassinats ne diminuera pas d’un seul. Par contre, abolissez la peine de mort et il n’y aura pas un seul assassinat de plus : il y en aura moins. C’est prouvé par la statistique. D’autre part, que la récolte soit bonne, que le pain soit bon marché, — que le temps soit beau, — et le nombre des assassinats diminuera aussitôt ; c’est encore prouvé par la statistique, que le nombre des crimes augmente et diminue toujours en proportion du prix des denrées et du beau temps. Non pas que tous les assassinats soient inspirés par la faim. Mais lorsque la récolte est bonne et les denrées à un prix accessible, lorsque le soleil brille, les hommes plus gais, moins misérables que de coutume, ne se laissent pas aller aux sombres passions et ne vont pas plonger un couteau dans le sein d’un de leurs semblables pour des motifs futiles.

En outre, il est connu aussi que la peur de la punition n’a jamais arrêté un seul assassin. Celui qui va tuer son voisin par vengeance ou par misère ne raisonne pas trop sur les conséquences, et il n’y a pas d’assassin qui n’ait eu la ferme conviction d’échapper aux poursuites. Il y a mille autres raisons encore que nous ne pouvons énoncer ici, — notre espace est limité, — mais que chacun raisonne lui-même sur ce sujet, qu’il analyse les crimes et les peines, leurs motifs et leurs conséquences, et s’il sait raisonner sans se laisser influencer par les idées préconçues, il arrivera nécessairement à cette conclusion :

Sans parler d’une société où l’homme recevra une meilleure éducation, où le développement de toutes ses facultés et la possibilité d’en jouir lui procureront tant de jouissances qu’il n’ira pas les empoisonner par un remords ; — sans parler de la société future, et même dans notre société, même avec ces tristes produits de la misère que nous voyons aujourd’hui dans les cabarets des grandes cités, — le jour où aucune punition ne serait infligée aux assassins, le nombre des assassinats n’augmenterait pas d’un seul cas ; et il est fort probable qu’il diminuerait au contraire de tous ces cas qui sont dûs aujourd’hui aux récidivistes, abrutis dans les prisons. »

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On nous parle toujours des bienfaits de la Loi et des effets bienfaisants des peines, mais a-t-on jamais essayé de faire la balance entre ces bienfaits qu’on attribue à la Loi et aux peines et l’effet dégradant de ces peines sur l’humanité ? Qu’on fasse seulement l’addition de toutes les mauvaises passions réveillées dans l’humanité par les punitions atroces qu’on infligeait jadis dans nos rues ! Qui donc a choyé et développé les instincts de cruauté dans l’homme (instincts inconnus même aux singes, l’homme étant devenu l’animal le plus cruel de la terre), si ce n’est le roi, le juge et le prêtre armés de la Loi, qui faisaient arracher la chair par lambeaux, verser de la poix brûlante dans les plaies, disloquer les membres, broyer les os, scier les hommes en deux, pour maintenir leur autorité ? Que l’on calcule seulement tout le torrent de dépravation versé dans les sociétés humaines par la délation, favorisée par les juges et payée par les écus sonnants du gouvernement, sous prétexte d’aider à la découverte des crimes. Que l’on aille en prison et que l’on étudie là ce que devient l’homme, privé de liberté, enfermé avec d’autres dépravés qui se pénètrent de toute la corruption et de tous les vices qui suintent de nos prisons ; et que l’on se souvienne seulement que plus on les réforme, plus détestables elles sont, tous nos pénitenciers modernes et modèles étant cent fois plus abominables que les donjons du moyen-âge. Que l’on considère enfin quelle corruption, quelle dépravation de l’esprit est maintenue dans l’humanité par cette idée d’obéissance (essence de la Loi), de châtiment, d’autorité ayant le droit de châtier, de juger en dehors de notre conscience et de l’estime de nos amis, de bourreau, de geôlier, de dénonciateur, — bref, de tous ces attributs de la Loi et de l’Autorité. Que l’on considère tout cela, et on sera certainement d’accord avec nous, lorsque nous disons que la Loi infligeant des peines est une abomination qui doit cesser d’exister.

D’ailleurs, les peuples non-policés et, partant moins dépravés ont parfaitement compris que celui que l’on nomme un « criminel », est tout bonnement un malheureux ; qu’il ne s’agit pas de le fouetter, de l’enchaîner ou de le faire mourir sur l’échafaud ou en prison, mais qu’il faut le soulager par les soins les plus fraternels, par un traitement égalitaire, par la pratique de la vie entre honnêtes gens. Et nous espérons que dans la prochaine révolution éclatera ce cri :

« Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge, le policier, le délateur — race immonde s’il en fût jamais sur la terre, — traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du mal à son semblable, par-dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits ignobles de l’oisiveté bourgeoise, la possibilité d’étaler leurs vices sous des formes séduisantes, — et soyons sûrs que nous n’aurons plus que très peu de crimes à signaler dans notre société. Car ce qui maintient le crime (outre l’oisiveté), c’est la Loi et l’Autorité : la loi sur la propriété, la loi sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l’Autorité qui se charge de faire ces lois et de les appliquer. »

Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l’Égalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d’entre nous.