lundi 31 octobre 2022

Les singes de leur idéal. Par Michel Surya

 "L assujettissement n est entier qu'à la condition que les partis d'alternance l'assument à tour de rôle, administrant par là la démonstration de sa perfection sans alternative.

En quoi la domination est-elle parfaite ? En ayant réduit son alternative à l'état d'illusion. Illusion elle-même parfaite qui veut que pensent voter contre la domination ceux la même qui la reconduisent à l'identique ( ou presque : ses excès exceptés)".

jeudi 27 octobre 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

WILLY RONIS EN REPORTAGE À SAINT-ETIENNE

En octobre 1948, Willy Ronis (1910-2009) est envoyé par Life à Saint-Etienne pour couvrir la grève des mineurs, alors que va être enterré Antoine Barbier, abattu par la police. Présentant et analysant les 130 clichés réalisés à cette occasion, mais aussi les notes de son journal de bord, Jean-Claude Monneret et Jean-Michel Steiner explorent la singularité et l’esthétique du photographe, cherchent à saisir sa « méthode butineuse » qui s’inscrit à la fois dans le registre de l'histoire politique, de la géographie humaine et de la sociologie urbaine.
Depuis le 4 octobre, Saint-Etienne est l'épicentre d'un conflit national : 22 000 mineurs sont en grève illimitée. Le 17, le gouvernement refusant toute négociation, la CGT décide de suspendre les services de sécurité autour des puits occupés, provoquant dès le lendemain l'intervention brutale des forces de l’ordre. La grève se prolongera plus d'un mois et le 29 novembre les mineurs reprirent le travail sans savoir rien obtenu. Quatre morts, des centaines de blessés, des milliers de condamnation, parfois à la prison ferme, des milliers de révocations, des milliers de familles chassées de leur logement. « La sensation d'occupation fut renforcée dans le bassin stéphanois par le fait que les effectifs des forces de l'ordre était bien plus importants en 1948 que ne l'avait été ceux de l'armée allemande en 1942-1943 ! […] C'est dans ce climat que fut utilisé pour la première fois un slogan attribué, vingt ans plus tard, aux étudiants parisiens : “les murs se couvrent d'inscription CR SS“ écrivit l'organe de la CGT. » Les auteurs exposent également le contexte national, avec la fin du tripartisme, et international, avec le plan Marshall et le Coup de Prague.
Le parcours professionnel et artistique de Willy Ronis est aussi longuement évoqué, notamment ses collaborations avec la presse du Parti communiste. Après des recherches formelles dans les années 1920, sans pour autant s’engager dans la voie d’un art strictement militant, il revendique un formalisme réaliste. L’évolution de la presse magazine à cette époque et de la place qu’elle accorde à la photographie, est aussi présentée.
Les auteurs suivent le parcours, clichés par clichés, de Willy Ronis à Saint-Etienne puis Firminy. Ils document largement chacun, consacrant, par exemple, un chapitre aux enfants de mineurs accueillis en Dordogne, pour expliquer la prise de vue d’un bus en partance pour cette destination. Certains anonymes ont pu être identifiés, à l’aide des carnets de notes du photographe notamment, et des éléments biographiques retrouvés sont alors fournis. La construction de chaque photo est aussi rigoureusement analysée, la présence significative de mentions écrites (affiches, journaux, enseignes, graffitis etc.) soulignée. « Pour Ronis les scènes devaient être captées à l'improviste et dans le flux temporel. Ces scènes d'intérieur sont d'autant plus improvisées qu'il a dû bénéficier de très peu de temps pour visiter quatre familles avant de se rendre à Couriot. Mais elles découlent d’une volonté propre d'aller au réel tel qu'il s'offre à sa vue, sans arrangements ni accommodements, sans effets énonciatifs par égard pour les personnes représentées, sans coquetterie de style. Cette pratique résulte de sa part d'une réflexion éthique sur le respect du réel et de son lecteur. »

Un beau livre qui raconte une page cruciale et emblématique de l’histoire des luttes sociales, sous l’angle du regard et du travail de Willy Ronis, photographe chargé d’en rendre compte. Une analyse pluridisciplinaire originale, limpide méticuleuse et exhaustive.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

L’AVENTURE DU LIVRE JEUNESSE

Malgré « l’inlassable travail des idéologies », les frilosités sociales, les évitements manifestes et les conformismes rentables à l’oeuvre dans les productions destinées à la jeunesse, au sujet de la famille, de l’école, du genre, de la sexualité, de l’économie, des discriminations, de l’écologie,… Christian Bruel a relevé l’existence d’une production créative à la marge, plus en phase avec les enjeux individuels et collectifs, et en rend compte. Car « toute jeune existence devrait pouvoir compter sur ses lectures pour développer, à son rythme, de l'estime pour elle-même, un mieux-être immédiat, une jouissance esthétique et ludique, une intelligence sensible, sociale et politique du proche et du lointain. »
Concentration des entreprises éditoriales, frilosité des structures invitant des auteurs (et leur procurant d’indispensables revenus « accessoires »), crainte de mobilisations polémiques sur les réseaux sociaux, expliquent le « nivellement idéologique », « une autorégulation plus ou moins consciente tant chez celles et ceux qui créent qu’au sein des maisons d’édition qui n’apprécient pas toutes d’être vilipendées, fût-ce par des imbéciles ».
« Le mot politique étant un répulsif puissant, l’association jeunesse et politique hérisse. Elle convoque aussitôt une légion de spectres : la propagande, la sournoise persuasion, l'embrigadement viral… » D’autant que « l'évitement des enjeux de la politique dans les publications jeunesse et un “enseignement moral et civique“programmé dans le secondaire concourent à la pérennisation de la démocratie représentative, système politique présenté comme idéal et sans alternative. » Aussi, lorsque les productions jeunesse prétendent aborder la politique, elles traitent avant tout et essentiellement des institutions de la Ve République. Tout au long de son ouvrage, l’auteur accompagne son propos d’analyses d’ouvrages retenus en exemple. Il considère toutefois que « chaque objet de lecture est un objet culturel éminemment politique rarement considérés comme tel », puisque chacun propose des représentations et des points de vue « empreints des substrats affectifs, idéologiques et esthétiques de celles et ceux qui les créent, […] de leur degré d'adhésion à l'ordre des choses », à des niveaux divers d’intention, de conscience et d’intensité. « Engagés, les livres et journaux le sont tous, sans exception. Seuls certains sont militants. Toute l'offre de lecture est engagée. Engagée quand s’y trouve reconduit l’ordre “naturel“ du monde en filigrane des images et du texte proposés. Engagée quant elle n’y consent pas. » Les points de vue militants ne flèchent plus, comme autrefois, vers un parti, mais concernent des « fronts de lutte sectorisés, principalement le sexisme, l’écologie, la condition animale, l'immigration et les divers ostracismes concernant le corps, l'état de santé et les origines ».
Christian Bruel explique pour quoi les stéréotypes, « ces croyances partagées relatives aux caractéristiques confusément attribuées à tel ou telle, fait de son appartenance, réelle ou supposée, à une catégorie voire à plusieurs » deviennent problématiques lorsque « sa dimension prescriptrice s’impose, soit en induisant des comportements discriminatoires, soit parce que, de son fait, des normes exogènes sont intériorisées par des membres d'un groupe ». Le contre-stéréotype est cependant tout autant scandaleux, en ce qu’il « dessine en creux le portrait de son détestable contraire ».
Après avoir fait un rapide panorama de l’édition jeunesse « à l’aune de la politique », il s’attache à fournir une « petite chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants », aujourd’hui disparue. Il présente ensuite une flopée albums (pour la plupart épuisés) qui méritaient qu’on s’y attarde, pour l’audace de leur propos. Il documente notamment « la petite révolution iconotextuelle », nouvelle articulation sémantique et technique entre images et textes, survenue au cours des années 1980.

Avec cette brillante étude Christian Bruel réalise un remarquable panorama du livre jeunesse, sous un angle politique, au sens le plus large. En cela, il accomplit pleinement un travail que nous avons, très modestement, ici à peine ébauché mais poursuivons laborieusement, par des repérages et des recensions individuelles et aussi des articles plus thématiques, qui rejoignent entièrement ses préoccupations. Nous ne pouvons qu’être admiratif et ne manquerons d’ailleurs pas de rendre compte à l’occasion de certaines références découvertes dans ces pages. Un ouvrage incontournable pour les créateurs soucieux de comprendre ce qu’ils transmettent, les éditeurs qui s’estiment audacieux, les prescripteurs curieux ou frileux. Un ouvrage révélateur tant la production jeunesse reflète la place qu’une société accorde à ses enfants. Un état des lieux qui fera date.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


 

L’AVENTURE DU LIVRE JEUNESSE
Christian Bruel
384 pages – 18 euros
La Fabrique éditions – Paris – Octobre 22
lafabrique.fr/laventure-politique-du-livre-jeunesse/

 

Du même auteur :

D’ICI LÀ, UN GENRE D’UTOPIE

Voir aussi :

MAI 68 ET LA LUTTE DES CLASSES EXPLIQUÉS AUX ENFANTS

L’UTOPIE RACONTÉE AUX ENFANTS

PARLER DES RÉFUGIÉS AUX ENFANTS

LES ZOOS DANS LES ALBUMS JEUNESSE


lundi 24 octobre 2022

Chroniques politiques de Maurice Blanchot

 Et c’est sans doute très fâcheux. Mais c’est un fait. L’économie libérale aujourd’hui est impuissante et ne représente plus que la faillite du capitalisme dont elle a favorisé les audacieuses conquêtes. Elle a contre elle le désordre universel de la crise qu’elle n’a pas prévue, les misères d’un monde qui, en se conformant aux lois de liberté, s’est peu à peu asservi. Elle a contre elle les puissances spirituelles de l’homme qu’elle a voulu ignorer et qui, aujourd’hui, repoussent la société qu’elle protège. Le libéralisme prétend tirer le bien-être général du libre jeu des intérêts personnels. Mais il livre l’homme à ses instincts, aux instruments de production, les machines, à tout un système de loi, de contraintes destiné à assurer le triomphe déréglé des cartels et des trusts. Le libéralisme prétend définir scientifiquement le régime économique qui est seul conforme à l’ordre naturel des choses. Mais il n’a jamais rencontré une société qui fût conforme à ses lois. Le libéralisme prétend enfin éviter les dangers de l’économie dirigée et de l’économie marxiste, qui livrent l’individu à la domination monstrueuse de l’État. Mais il a fait du capitalisme un système épuisant d’oppression contre lequel se dresse aujourd’hui tout ce qu’il y a encore en l’homme de dignité humaine et de force spirituelle. 


samedi 22 octobre 2022

La société du spectacle Par Guy Debord

 L'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé ( qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaitre dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L'extériorité du spectacle par rapport à l'homme agissant apparait en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C'est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout".


"Alors que dans la phase primitive de l’accumulation capitaliste « l’économie politique ne voit dans le prolétaire que l’ouvrier », qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa force de travail, sans jamais le considérer « dans ses loisirs, dans son humanité », cette position des idées de la classe dominante se renverse aussitôt que le degré d’abondance atteint dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration de l’ouvrier. Cet ouvrier soudain lavé du mépris total qui lui est clairement signifié par toutes les modalités d’organisation et surveillance de la production, se retrouve chaque jour en dehors de celle-ci apparemment traité comme une grande personne, avec une politesse empressée, sous le déguisement du consommateur. Alors, l’ humanisme de la marchandise prend en charge « les loisirs et l’humanité » du travailleur, tout simplement parce que l’économie politique peut et doit maintenant dominer ces sphères en tant qu’économie politique. Ainsi « le reniement achevé de l’homme » a pris en charge la totalité de l’existence humaine. "


Avec l’automation, qui est à la fois le secteur le plus avancé de l’industrie moderne, et le modèle où se résume parfaitement sa pratique, il faut que le monde de la marchandise surmonte cette contradiction : l’instrumentation technique qui supprime objectivement le travail doit en même temps conserver le

 travail comme marchandise, et seul lieu de naissance de la marchandise. Pour que l’automation, ou toute autre forme moins extrême de l’accroissement de la productivité du travail, ne diminue pas effectivement le temps de travail social nécessaire à l’échelle de la société, il est nécessaire de créer de nouveaux emplois. Le secteur tertiaire, les services, sont l’immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles ; mobilisation de forces supplétives qui rencontre opportunément, dans la facticité même des besoins relatifs à de telles marchandises, la nécessité d’une telle organisation de l’arrière-travail. 





vendredi 21 octobre 2022

Fahrenheit 451

 

ON NE VA PAS Y ALLER AVEC DES FLEURS

Dans le cadre d’un programme de recherche coordonné par Caroline Guibet Lafaye, une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs en histoire, sociologie, science politique et philosophie, ont conduit des entretiens avec plusieurs dizaines de personnes, afin d'étudier les phénomènes de « radicalisation » politique et de recours à la violence. Les témoignages de neuf de ces femmes sont ici réunis. Condamnées par la justice et/ou membres d’un groupe considéré par des États comme terroriste (RAF, Brigades Rouges, Action Directe, ETA, FARC, PKK, No TAV, YPG ou Black bloc), toutes ont suivi un engagement politique clandestin. Elles abordent leurs motivations et les raisons politiques qui ont orienté leurs choix.
Chaque témoignage est précédé d’une contextualisation historique et d’une présentation du mouvement auquel adhérait celle qui s’exprime. Chaque texte suit le même déroulement : enfance, généalogie de la prise de conscience politique et de l’engagement, rapports à la violence, références idéologiques et principes moraux, expérience de la répression, point de vue sur les attentats terroristes en Europe ces dernières années et regard rétrospectif sur leur passé (pour celles qui ont déposé les armes). Nous ne reprendrons pas les réponses de chacune mais glanerons seulement quelques citations emblématiques.

Margrit, ex-membre de la RAF, explique, par exemple, qu’ « en Allemagne, dans tous les débats publics, la première question que les journalistes vous posent, c'est : “comment vous accommodez-vous de la violence ?“ Et ils voudraient évidemment et exclusivement entendre comme réponse : “Je suis terriblement désolée, je regrette, plus jamais je ne recommencerai, pardon.“ Mais non. Moi, je leur oppose des questions toutes simples. Je leur demande : “Vous, comment vous accommodez-vous de la violence ? Quelles guerres légitimez-vous dans vos reportages ? Quelle violence trouvez-vous juste ?“ Et tous légitiment toujours la violence – mais la violence étatique. »

Tout en assumant son passé, Marlagrazia, ex-membre des Brigades rouges, tempère : « Je suis absolument convaincue aujourd’hui que la violence politique ne permet pas le changement, elle ne fait que déplacer le pouvoir d’un bord à l’autre. Le changement auquel j’aspire ne viendra jamais de la pratique de la violence, mais de quelque chose de bien plus profond, d’une pratique quotidienne à cultiver instant après instant. »

Nathalie, ex-membre d’Action directe, revient sur son engagement : « Moi, je ne suis pas radicale. Simplement… combattante, oui. Mais… normale. Dans un système qui exploite et qui détruit, c'est normal d'être combattant. Contre la destruction, il faut se battre. C'est comme respirer. Si j'arrête de respirer, je meurs. Si je ne me bats pas, je meurs. » « Donc le pouvoir est une chose à abattre, à détruire. Il l’était déjà. Il l’est toujours, encore plus maintenant parce que là, c'est le fascisme qui pénètre doucement partout. Enfin, qui a doucement pénétré, qui est en train de se mettre en place. »

Audrey, ex-membre des FARC, justifie ses choix : « Je ne crois pas à l’affirmation “tous les moyens sont bons“. Mais la légalité, c'est quelque chose de très subjectif. Je fais une grande différence entre ce qui est juste et ce qui est légal, entre ce que tu dois faire parce que ta conscience que le dicte et ce que tu peux faire par ce que la loi le dit. À partir du moment où il est clair que la loi n'est pas la justice, pour toi ce n'est plus ta loi. » « Ce qu'on appelle radicalisation ou extrémisme, c'est être en accord avec ce qu'on pense. Contrairement à tous les gens, largement majoritaires, qui ont des pensées progressistes, sentent que les choses ne vont pas bien, mais  ne font absolument rien, continuent de vivre, restent entre eux. »

Federica, du mouvement No Tav explique : « À mon avis, ouvrir des maisons abandonnées pour y accueillir des migrants ou des gens en difficulté, c’est un devoir presque éthique et moral à l’égard de ces personnes. Donc, s’il faut parler d’illégalité, elle est de l’autre côté, du côté de ceux qui gouvernent, et certainement pas dans nos actions – et pas non plus dans les cortèges qui finissent par des tensions avec les forces de l’ordre. Je ne reconnais les termes ni de « violence » ni de « gestes illégaux », parce que pour moi c’est une catégorisation des manifestants : une fois que l’objectif a été décidé, on essaie de l’atteindre par tous les moyens. Y compris parce qu’en face, c’est des Robocops. Les armes ne sont pas de notre côté. »

Eddi a rejoint les YPG, au Kurdistan syrien, en 2017. Elle raconte : « On peut grignoter du terrain à l’état, même quand il a l'air bien installé. Pour moi, l'État est une machine à créer de la dépendance. La révolution est un processus, ce n'est pas le jour où l'État tombe, par exemple. Parce que si tu ne sais pas quoi faire au moment où l'État tombe, ça va être difficile de construire un autogouvernement. En gros, tu travailles de ton côté, c’est-à-dire dans la société, et tu crées des structures qui rendent l'État superflu, qui cassent les liens de dépendance créés par l’État, qui en finissent avec cette rengaine qu'on nous répète depuis toujours que sans État ce serait le chaos et qu'on n’aurait pas ce dont on a besoin. » « Notre société n'est pas une société sans violence. C'est une société où la violence est monopolisée par l'État. Y recourir n'est rien d'autre que de l'autodéfense quand on essaie d'en finir avec ce monopole. » Elle rappelle que « le mot “radical“a lui aussi été maltraité, mais il ne signifie rien d'autre qu ‘ “aller à la racine“des choses ; je pense qu'on ne peut pas agir autrement. Ne pas être radical, ça veut dire être superficiel. Être superficiel, ça veut dire se condamner à l'impuissance et à la souffrance. »

Chacune de ces neuf voix, de ces neuf expériences contribuent, par la diversité de leur point de vue, au débat nécessaire sur l’usage politique de la violence.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

jeudi 20 octobre 2022

Marcel PROUST - LA MER


La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l’attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l’insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là qui ont besoin de repos avant d’avoir éprouvé encore aucune fatigue, la mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n’y demeure, rien n’y passe qu’en fuyant, et des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui ! De là cette grande pureté de la mer que n’ont pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien plus délicate que la terre endurcie qu’il faut une pioche pour entamer. Le pas d’un enfant sur l’eau y creuse un sillon profond avec un bruit clair, et les nuances unies de l’eau en sont un moment brisées; puis tout vestige s’efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires, sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu’à ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu’y étendent les nuages, ces hameaux célestes, ces vagues ramures.
La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s’anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n’est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s’émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C’est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu’on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu’elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s’élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses.
Septembre 1892
Marcel PROUST - Les Plaisirs et les jours, 1896.

lundi 17 octobre 2022

L'espèce humaine Par Robert Antelme 1947

"Rigolade de mon nom, et je réponds" Présent!,. Il m'a frappé l'oreille comme un barbarisme, mais je l'ai reconnu. Un instant, j'ai donc été désigné ici directement, on s'est adressé à moi seul, on m'a sollicité spécialement, moi, irremplaçable! Et je suis apparu. Quelqu'un s'est trouvé pour dire " oui" à ce bruit qui était bien au moins autant mon nom que j'étais moi-même, ici. Et il fallait dire oui pour retourner à la nuit, à la pierre de la figure sans nom. Si je n'avais rien dit, on m'aurait cherché, les autres ne seraient pas partis avant qu'on ne m'ait trouvé. On aurait recompté, on aurait vu qu'il y en avait un qui n'avait pas dit" oui », qui ne voulait pas que lui, ce soit lui. Et, après m'avoir découvert, les SS m'auraient foutu sur la gueule pour me faire reconnaître qu'ici moi c'était bien moi et me faire rentrer cette logique dans le crâne: que moi c'était bien moi et que c'était bien moi ce rien qui portait ce nom qu'on avait lu.

"On se laisse emporter, et le corps bercé se détend. Ça roule, on a l'illusion de vaincre de l'espace. Mais, quand on sera arrivé, on le retrouvera intact, cet espace qui nous sépare de là-bas. On ne remue qu'à l'intérieur de l'Allemagne, et cette distance est neutre, et ce mouvement ne fait que brouiller ce qui, hier, était définitif et le sera demain. On secoue les cadavres".

"

La 17 octobre 1961: un massacre à Paris

Comme chaque année depuis que j'ai crée ce blog, je pense à cet anniversaire macabre. Pas pour culpabiliser, pas pour que le peuple français d'aujourd'hui s'excuse de quoi que ce soit. Mais, l'oubli qui se multiplie sur toutes ces horreurs ne nous aide pas à avancer. 

La France est sortie grandi de cette histoire lorsque le président Macron a commémoré cette date. Sans trop de cinéma, humblement, il a reconnu les erreurs de la France et n'est ce pas cette volonté de voir la France s'éleva? Alors, bien sûr, encore une fois, l'extrême droite française, dans toutes ses composantes s'ne est donnée à coeur joie. 
Voilà aujourd'hui, nous sommes autres, ils sont autres, et nous devons avancer ensemble.


(cliquez sur le lien)   https://youtu.be/m9jJltIwkv4


Quand à l'histoire même, De Gaulle a mis comme préfet un personnage qui a été plus que sulfureux dans l'histoire de la deuxième guerre mondiale, comment ne pouvait-il pas devenier ce que ce genre de personnage pouvait être capable de faire?

dimanche 16 octobre 2022

L espèce humaine. Par Robert Antelme

 "La mort était ici de plain-pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La chemmée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il Y avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l'or de la bouche des morts s'échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants. La mort était formidablement entraînée dans le circuit de la vie quotidienne. Nous étions des enfants, vraiment. "


"On nous avait comptés plusieurs fois. Toutes les opérations étaient terminées. Ceux qui restaient se tenaient à l'écart de nous, ils semblaient s'être éloignés. La différence entre nous s'affirmait, et en même temps un désir immédiat de se parler. On se faisait des signes par-dessus quelque chose. Ceux qui s'étaient engueulés se criaient: "Bon courage!,. Ceux qui n'avaient jamais échangé que quelques mots se demandaient à la hâte: «Où habites-tu?" Il était trop tard. Trop tard pour se connaître. Il aurait fallu se parler avant; ces inconnus qui se découvraient à la hâte étaient maladroits. Trop tard. Mais c'était donc que nous pouvions encore nouS émouvoir; nous n'étions pas morts. La vie, au contraire, venait de se réveiller du sommeil commençant des camps. Nous étions encore capables d'être tristes en quittant des camarades, encore frais, humains. Cela rassurait. Nous avions déjà besoin d'être rassurés. C'est pourquoi certains y mettaient peut-être quelque complaisance. "


"Nous n'avions pas le temps. Mais il y eut quelques secondes où cela apparut comme un déchirement. C'était bien là, sans doute, le mouvement de l'amour impossible. Eux voulaient nous retenir dans la vie. Tout à l'heure ce serait fini, nous ne serions plus à perdre, nous serions même oubliés. Ils le savaient, et nous le savions. Mais nous nous demandions ensemble, eux et nous, si nous aurions toujours la force de vouloir retenir l'autre dans la vie. Et si, même dans le calme relatif, non traqués, nous en arrivions à ne plus vouloir, à ne plus avoir la force de le vouloir? Alors nous serions sans doute devenus l'homme adulte du camp, le chef de block, une espèce d'homme nouveau. "



samedi 15 octobre 2022

Molière : L’amour médecin

   Acte III scène première

 

 

 

M. Filerin :

N'avez-vous point de honte, Messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis ? Ne voyez-vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde ? Et n'est-ce pas assez que les savants voient les contrariétés, et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre art ? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns de nos gens. Et il faut confesser, que toutes ces contestations nous ont décriés, depuis peu, d'une étrange manière, et que, si nous n'y prenons garde, nous allons nous ruiner nous-mêmes. Je n'en parle pas pour mon intérêt. Car, Dieu merci, j'ai déjà établi mes petites affaires. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j'ai de quoi me passer des vivants. Mais enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le Ciel nous fait la grâce, que depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C'est là que va l'étude de la plupart du monde, et chacun s'efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l'amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu'ils souhaitent : et c'est un art où l'on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à profiter de la passion qu'on a pour les richesses, en promettant des montagnes d'or à ceux qui les écoutent. Et les diseurs d'horoscopes, par leurs prédictions trompeuses profitent de la vanité et de l'ambition des crédules esprits : mais le plus grand faible des hommes, c'est l'amour qu'ils ont pour la vie, et nous en profitons nous autres, par notre pompeux galimatias ; et savons prendre nos avantages de cette vénération, que la peur de mourir leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d'estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la nature toutes les bévues de notre art. N'allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d'une erreur qui donne du pain à tant de personnes (et, de l’argent de ceux que nous mettons en terre, nous fait élever de tous côtés de si beaux héritages.)

jeudi 13 octobre 2022

La filouterie N° 2: les mots perdus

 "Lorsqu'un être s'adonne à la recherche poétique, il donne sa sensibilité à l'autel du monde, quitte à y sacrifier tout ce qu'il y avait de stable dans un certain état d'accoutumance à l'atrophie des sens. Le poète ouvre ses sens à la possibilité de quelque chose comme une conscience ou une empathie quasi illimitées, c'est pourquoi il est peut-être plus lié qu'un autre à l'entente de tout ce qui meurtrit chaque jour la vie humaine. La poésie est "l'éthique d'une sensibilité en éveil" (Louis Janover). La poésie d'un homme juge de facto son comportement, car l'éthique de la poésie tend à ne jamais s'accommoder de la division entre les actes et les pensées, mais cherche au contraire à fusionner l'oeuvre et la vie".

La Filouterie N°2: les mots perdus

 Fragments IV


La spécialisation des fonctions sociales, qui entretient une division des puissances sensibles, a créé un domaine délégué aux dites "productions de l'esprit", l'art. Ainsi la poésie peut-elle passer pour un sous-courant de la littérature, une dissection de l'âme sans conséquences pour le rapport de l'homme au monde; ainsi les poètes peuvent-ils se figer dans la pierre d'une trajectoire exceptionnelle, c'est-à-dire, ici, un: CECI EST,MAIS PAS POUR TOI. Chaque chose à sa place, et une place pour chaque chose.

Mais pour autant qu'elle passe à travers toutes les strates du monde, à la fois connaissance, expérience et liberté, la poésie échappe aux classifications, aux encadenassements; et ainsi des poètes, qui se sont liés à cette exigence totale.

Novalis, Hölderlin, Nerval, Artaud, Gilbert-Lecomte, Daumal, sont de ceux-là qui se sont entêtés dans une exigence semblable. Ce qu'ils en ont fait remet en cause, à un certain point, toute l'histoire humaine. "Après cet incident - certainement très grave- le corps du sieur fantomatique, tond comme un zéro satisfait, devint un trou, un trou sans contour, messieurs, à la surface du vide. Un trou qu'un jour, messieurs, il vous faudra bien mesurer afin d'en faire une triple preuve de la dimension exacte de votre néant. Le reste se perd dans la nuit des temps." (Jean-Pierre Duprey). Avec une caresse ou avec un pied-de-biche, les poètes sont venus fendre l'âme de ceux qui seront disposés à se fissurer pour laisser l'être entier venir hurler en eux; et pour si effrayante que puisse être une telle fracture, sa simple existence bouleverse l'insupportable simplicité de ce qui a cours, celle-là même qui voudrait oublier son double-fond et son ambivalence.

Mais à l'inverse l'existence d'un domaine spécialisé de l'âme ( l'art), autorise en retour les "artistes" à toutes les compromissions vis-à-vis des exigences formulées en poésie. En sorte que les principes énoncés dans la poésie peuvent fort bien, du fait même que l'organisation sociale de l'art la réserve à un pan restreint de l'existence, ne pas se présenter comme s'imposant légitimement au reste de la vie."


mercredi 12 octobre 2022

La filouterie N°2: les mots perdus

 La réflexivité historique permet de cartographier les gestes, les rêves, les mystères, les façons et les paroles selon leur circulation collective, sociale, et cela a un sens, car il n'est de cosmogonies individuelles sans les échos et les traces de l'activité des hommes. La nuit est marquée du martèlement de la vie quotidienne.

La considération du lien entre l'expérience poétique individuelle et l'état des relations des hommes entre eux et avec le monde peut amener à vouloir tenir ensemble poésie et révolution. C'est ce qui a occupé plus d'un homme depuis l'entrée en scène dans l'histoire de l'hypothèse révolutionnaire, et la poésie a bel et bien été une force sociale agissante. Soit: un point, une bouche, un corps, point parmi les points du monde, relié organiquement à tous les autres points, de toutes les manières possibles, les plus hideuses et les plus sublimes, les plus subies et les plus choisies, qui créent les reliefs singuliers au sein d'une mappemonde collective, qui la transforment et la déchirent en retour...

Mais, comment comprendre cette flèche décochée, un jour, toujours depuis l'éternité, par un ultime cri subjectif, à l'encontre de toute cartographie sociale, historique, collective? Quelle est cette étrange possibilité qui gît au fond de l'homme de s'arracher à tout lien, de s'envaginer figure d'ombre, jusqu'à sa propre peau, minée sourdement par les puissances destructrices d'un rêve, d'une image, d'une conscience?

Et puis, à l'extrémité d'un désir affirmé, il y a la négation absolue de toute réciprocité, de toute altérité: Sade existe. Sade est une question, le problème de l'éthique qui intéresse la persistance dans la quête poétique.

Et il y a aussi le choix sans concessions de ne pas attendre les autres, d'aller dans la direction d'espaces mentaux qui n'ont pas été partagés du vivant par d'autres hommes - ce qui ne veut néanmoins pas dire qu'ils ne sont par essence pas partageables. Singularités d'éclipse et éternité en un clin d'oeil, existe-t-elle, comment, l'utopie collective où les gouffres énigmatiques de l'individu se mettent à parler, à agir?"

La filouterie : Les mots perdus

 Fragments III


A un certain point de vue la quête poétique est essentiellement le fait d'une singularité qui se creuse, une affaire personnelle.

Pourtant rien ne s'approfondit sans circulation, sans mise en jeu, sans transformation - c'est à dire sans échange d'éléments.

A l'un de ses extrêmes, l'expérience qu'on appelle poésie n'est rien d'autre que ce mouvement de circulation qui se creuse, en permutation permanente avec les éléments du monde, où il devient difficile sinon impossible de cerner des points fixes, de distinguer des pôles stables.

Qui sont les poètes, alors?

Peut-être simplement ceux qui sont engagés consciemment dans un tel mouvement. On leur a donné un nom spécifique parce que, de fait, tous les hommes ne sont pas volontairement engagés dans ce mouvement, tous les hommes n'y prennent pas pied pour pousser cette expérience aussi loin qu'il sierra. Mais la poésie, ce mouvement de circulation sensible et sa concentration elliptique dans une épreuve ( pour autant que la poésie est humaine), n'appartient pas aux poètes: c'est une grande confusion que de penser qu'il existe des spécialistes du rêve ("ce rêveur définitif": c'est bien l'homme , pas le poète)."

Les chants de Maldoror Par Comte de Lautréamont (Isidore Ducasse)

 Chant premier:


"Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du coeur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous de m’écouter, si vous le voulez bien… Pardon, il me semblait que mes cheveux s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes".


"J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint.

Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, la cruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon coeur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi que j’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt à moins".

La filouterie : Les mots perdus

 Antonin Artaud


La conception avant-gardiste de l'art, si présente au XXème siècle, n'a jamais été une préoccupation d' Artaud. Au contraire, sa révolte, contre toute réduction sodé la vie et des créations possibles, s'insurge contre l'assujetissement de l'esprit individuel à une culture historique qu'il s'agirait d'aménager, de prévoir, d'anticiper. En 1924, dans un court article publié dans La criée , il regrette la position avant-gardiste nouvellement acquise par Picasso, qui se met à peindre "dans l'avenir", bâtissant ses oeuvres "avec le style que le temps leur conférera Artaud y voit la fin de "la force prodigieuse de vie qui crépitait dans les lignes denses"  et de la "réalité inconnue et profonde, où toute l'âme se retrouvait" de ses premiers tableaux cubistes, quand il ne se souciait pas de créer en de définitions et de formes pensées du point de vue de la culture à venir. Artaud remarque la rupture entre une expression vivante - lorsque l'art est le médium d'un esprit singulier - et une oeuvre figée - lorsque l'art n'a plus qu'une signification arrêtée en dehors de la singularité. L'avant-garde pense en effet la possibilité d'occuper singulièrement et intimement des positions ayant une signification entièrement historique, mais la révolte d'Artaud est le refus de tout tempo unique qui serait le rythme de l'histoire. Cette irréductibilité du mouvement de la vie au mouvement général d'une époque qui se cristallise autour de la souffrance dans la "lettre à monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants" (1925): tout jugement général et générique sur la souffrance d'un homme est, en plus d'être fausse, infâme.

"il n'existe pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d'arriver à une évaluation de ma douleur plus précise, que celle, foudroyante, de mon esprit".

Juger un état limite commun à tous les hommes, c'est limiter ces derniers, et les méconnaitre; c'est enclore toute vie dans les bornes d'un acceptable immuable, en pensant par états, étapes, positions définies résumant toutes les vies. La poésie cherche au contraire à exprimer ce qui fait vaciller toute ultime cloison, et c'est justement la certitude de l'irréductible singularité qui porte une tension réellement universelle".

mardi 11 octobre 2022

Bibliothèque farhenheit 451

 TOUT HOMME A DROIT AU BANQUET DE LA VIE »


Alexandre Jacob (1879-1954), à la tête des Travailleurs de la nuit, écuma la France pendant trois ans, cambriolant les riches pour financer notamment des oeuvre libertaires et soutenir les familles d’amis emprisonnés ou déportés au bagne. Dans un texte fameux, rédigé pendant son procès en mars 1905 et paru dans Germinal, il revendique et assume haut et fort ce dont on l’accuse. Un choix de lettres complète ce volume et raconte la suite de son existence.


« Plus un homme travail, moins il gagne ; moins il produit, plus il bénéficie. Le mérite n'est donc pas considéré. Les audacieux seuls s'emparent du pouvoir et s'empressent de légaliser leurs rapines. Du haut en bas de l'échelle sociale, tout n'est que friponnerie d’une part et idiotie de l’autre. » « Ceux qui produisent tout n'ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout. Un tel état de choses ne peut que produire l'antagonisme entre les classes laborieuses et la classe possédante, c'est-à-dire fainéante. » Après une rapide critique de la société capitaliste, il justifie son choix : « La société ne m’accordait que trois moyens d’existence : le travail, la mendicité, le vol. Le travail, loin de me répugner, me plaît. […] Ce qui m'a répugné, c'est de suer sang et eau pour l'aumône d'un salaire, c'est de créer des richesses dont j'aurais été frustré. En un mot, il m’a répugné de me livrer à la prostitution du travail. La mendicité, c'est l'avilissement, la négation de toute dignité. Tout homme a droit au banquet de la vie. Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. Le vol, c'est la restitution, la reprise de possession. Plutôt que d'être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que de mendier ce à quoi j'avais droit, j'ai préféré m'insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. » Ces aveux ne correspondent certes pas à ceux qu’attendait le tribunal d’Amiens : « Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, je prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu'en réalité il n'y a de pires voleurs que les propriétaires. » À la société, représentée par le juge, il adresse une violente mise en garde, en forme de menaces : « Le peuple évolue tous les jours. Vous voyez qu'instruits de ses vérités, conscients de leurs droits, tous les meurt-de-faim, tous les gueux, en un mot, toutes vos victimes, s’armant d'une pince-monseigneur, aillent livrer l'assaut à vos demeures pour reprendre leurs richesses, qu'ils ont créées et que vous leur avez volées. » Magnanime cependant, il se fend d'un conseil : « Pour détruire un effet, il faut au préalable en détruire la cause. S'il y a vol, ce n'est que parce qu'il y a abondance d'une part et disette de l’autre, que parce que tout n'appartient qu'à quelques-uns. La lutte ne disparaîtra que lorsque les hommes mettrons en commun leurs joie et leurs peines, leurs travaux et leurs richesses ; que lorsque tout appartiendra à tous. »

Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il écrit à sa mère et à Rose, sa compagne, depuis la prison d’Orléans, leur racontant ses conditions de détention et dissertant sur « l'égalité devant la loi » : « En mécanique, il y a des forces chimiques, physiques, musculaires ; la force centrifuge, la force centripète, la force d’inertie ; en justice, il n'y a qu'une seule force, la force de l’argent. » « La loi n'est pas une justice, c'est une tumeur. Tu aurais beau protester, crier, te plaindre, tu as eu tort de te laisser arrêter. Tu es la plus faible et le droit d'appartient qu’aux forts. » « Si la loi était juste, [le juge] n'aurait pas besoin de tout son attirail de gendarmes, de policiers, de soldats armés de fusils, de sabres et de revolvers pour la faire observer : tous les hommes s’y soumettraient sans contrainte, comme l'on se soumet aux lois naturelles. Ai-je besoin d'un gendarme me dise de ne pas mettre la main dans le feu, de ne pas marcher sur l’eau, de ne pas manger du poison ? »


Après vingt ans de bagne, il est incarcéré à Rennes, Melun, Fresnes et s’installe dans l'Indre, à sa libération fin 1928. Il correspond avec Jean Maitron, historien des mouvements ouvrier et anarchiste, à qui il raconte son enfance, son initiation précoce, entre 13 et 14 ans, à la doctrine anarchiste, sa première arrestation puis sa révolte « contre l'ordre social » par l'application de son programme de « reprise individuelle chez tout parasite social : prêtres, militaires, juges, etc ».


Suivent quelques lettres à un couple de jeunes instituteurs amis, Robert et Josette Passas, issues d'une correspondance qu'on devine régulière. Dans les dernières, il organise, dans les moindres détails, son suicide tranquille, ses funérailles et la succession de ses biens.


Belle brochure soigneusement éditée et judicieuse sélection de textes qui permet de suivre et comprendre le parcours, les principes et les revendications d’Alexandre Marius Jacob.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



Bibliothèque Fahrenheit 451

 L’ÉTAT RADICALISÉ



La Ve République est un régime autoritaire, façonné par des coups de force militaires, qui octroie aux présidents successifs des pouvoir exorbitants sur les questions de défense nationale. L’armée française, présente de nos jours dans les rues, les Conseils de défense sanitaire et partout dans le monde où les intérêts de Total, Bolloré et autres sont menacés. Les lois liberticides se succèdent et se multiplient, accordant à l’Administration et à la police de plus en plus de pouvoir, hors de tout contrôle démocratique. Claude Serfati, enseignant-chercheur en sciences économiques à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, analyse la « radicalisation de l’État français » avec la convergence d’un activisme militaire et d’un durcissement sécuritaire qui visent les populations des quartiers populaires et tous ceux qui contestent l’ordre social.


« Toutes les républiques, du Directoire en 1799 à la Quatrième République en 1958, ont été renversées par un coup d'État adossé à l'armée qui a ensuite installé un des siens à la tête du nouveau régime. » La police n'a acquis un rôle politique qu’avec l'étatisation des polices municipales par le régime de Vichy en avril 1941, passant alors de l'autorité des maires au contrôle des préfets. L'auteur définit les institutions de la Cinquième République comme « bonapartistes », en référence à la concentration des pouvoirs de l'exécutif entre les mains de Napoléon III alors que les partis étaient dans l'incapacité de s’accorder au Parlement sur les réponses susceptibles de contrer la république sociale exigées par le peuple en 1848 : « Le bonapartisme compte parmi les quelques termes français qui sont passés dans la langue internationale des chercheurs. Les traits communément acceptés pour le définir sont la marginalisation du rôle du Parlement, la présence d'un homme considéré comme “providentiel“, l'utilisation du suffrage universel à la fois comme levier publicitaire et instruments de dépolitisation des citoyens, et la mobilisation de l'armée dans des guerres à l'étranger ou pour des effets de démonstrations afin de capter une large partie de la population. » En 1958, le projet gaulliste va prendre appui sur l'Administration et l’armée, « deux piliers dont le degré extrême de centralité constitue une singularité de la France parmi les pays occidentaux ». Autant que la répression policière, l’extension du pouvoir réglementaire, avec ses décrets, circulaires et arrêtés, restreint les espaces de libertés collectives et individuelles. Il s’agit, avec un État fort, de débarrasser la nation française de la lutte des classes, comme une forme douce du corporatisme pratiqué par Salazar au Portugal et Franco en Espagne. Si un régime militaire n'a bien sûr pas été instauré au sens strict, « les traces de l'origine putschiste de la Cinquième République sont indélébiles ». L’armée, malgré le discrédit provoqué par son implication dans le régime de Vichy, et sa responsabilité dans les putschs, constitue un des pilier du régime politique actuel. « Il n'est pas contestable que l'armée en tant qu’institution, et pas seulement sa fraction colonialiste, organisa le coup d'État qui porta De Gaulle au pouvoir en mai 1958 et que l'insurrection fut préparée en étroite relation avec les réseaux gaullistes. »  

Sur les questions de défense, le Parlement est « totalement marginalisé ». Claude Serfati montre l'omnipotence présidentielle sur les questions militaires, grâce aux articles 16 de la Constitution, qui instaure une « dictature présidentielle », et 36, qui instaure l’état de siège. Si l'article 35 exige l'autorisation du Parlement pour déclencher une guerre, il peut être contourné lorsqu'il s’agit d’ « interventions militaires », comme il y en a eu une centaine depuis les années 1960. L'auteur explique également les rôles et les prérogatives du chef d'état-major des armées (CEMA) et du chef d'état-major particulier (CEMP). Le recours au Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), « comme mode de direction politique du pays pendant plus de un an et demi de crise sanitaire, […] informe sur le tropisme militaire de Macron, désireux d’utiliser jusqu’à l’outrance les outils institutionnels qui lui garantissent une présidence toute-puissante ». Utilisé en cas de « crises majeurs » et de menaces contre la « sécurité nationale », notions floues et non définies, ses décisions échappent à tout contrôle parlementaire, ne peuvent être contestées devant le conseil d'État et sont couvertes par le secret-défense pendant cinquante ans. « La démocratie “plébicitaire“ à la française, qui invite tous les cinq ans les citoyen·nes à élire leur président, est de moins en moins apte à asseoir durablement la légitimité de celui ou celle qui est élu·e au second tour grâce à l'addition des voix de ceux qui refusent l'autre candidat·e. Dès lors, l'utilisation outrancière de l'apparat et de la rhétorique militaires compense sa faible légitimité. » L'armée, dans les rues depuis 2015, conforte ainsi mécaniquement, au moins auprès d'une partie de la population, sa prétendue légitimité à faire face seule aux problèmes politiques.

« Faire marcher la roue de l'histoire à l'envers et s’attaquer aux institutions qui constituent les salariés en classe et aux droits qui les protègent, tel est le contenu de la “guerre civile“ que les classes dominantes organisent sous la bannière du néolibéralisme. Celui-ci s’accommode donc très bien d’un pouvoir d'État autoritaire. » La nature bonapartiste du régime de la Cinquième République, à la différence des démocraties parlementaires, facilite considérablement les attaques contre l'État de droit et l'État social, et déblaie le terrain pour l'avancée de l'État militaro-sécuritaire. Les lois sécuritaires adoptées depuis 2015 organisent un transfert des pouvoirs judiciaires vers le pouvoir administratif et renforcent les pouvoirs de la police. Désormais l’Administration et la police ne sanctionnent pas des actes mais des suspicions de menaces, répriment, bien au-delà des seules menaces terroristes, celles et ceux qui contestent l’ordre social. Comme l'expliquait Gramsci, l'hégémonie politique ne peut s'appuyer uniquement sur la coercition, mais nécessite aussi le consentement. C'est pourquoi les dirigeants politiques s’efforcent de constituer une « sorte de compromis social sur une base ethno-raciale ». Cette violence d'État est justifiée par « l'incrimination multiforme des musulmans au nom du triptyque islam-immigration-terrorisme », et relève de la « fascisation », processus qui résulte de l'accumulation de réponses autoritaires successives aux contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité du pouvoir politique.

Cette analyse fine de la « radicalisation de l’État » en cours, de l'avancée de l'État militaro-sécuritaire, depuis ses origines jusqu’aux mesures liberticides imposées à la faveur de la lutte contre le terrorisme et de la crise sanitaire, contribuera à mettre en lumière les véritables ambitions de la start-up nation, d’affirmer l’urgence de s’y opposer et la nécessité de défendre l’alternative au régime de la propriété privée capitaliste.

 

Ernest London

Le bibliothécaire-armurier

Défense d écrire. Par Michel Surya

 Comment prendre ces questions, tes questions, sans entrer trop dans la vie privée (je me répète, j’en suis désolé : j’y suis réticent) ? Tu dis : « dispositions », mais je l’entends comme si ce mot était de nature à qualifier des dons que j’aurais eus (comme on dit d’un enfant qu’il montre des dispositions pour les mathématiques). Ce qu’il faudrait que je fasse entendre, c’est le contraire exactement : tout ce qui m’aura disposé à lire d’abord, à écrire ensuite, c’est ce dont je n’aurai pas disposé, dont j’aurai été privé : que le géniteur par exemple, ne me parlât pas, jamais ‒ et la solitude et la mélancolie sont du coup tout entières constituées, que la lecture n’attise pas moins qu’elle ne l’apaise. La folie était une possibilité, une folie morbide (la morbidité familiale y prêtait terriblement), mais la vérité oblige à dire aussi qu’elle ne s’est constituée que plus tard, dont il faut donc, en partie du moins, innocenter la morbidité familiale (à moins que celle-ci ne m’y ait exposé plus qu’elle n’y aurait exposé un autre). Le temps a passé assez pour que je m’en foute maintenant. En somme, on n’est écrivain qu’à son détriment. On ne l’est que parce que penser et écrire constituent une ligne de fuite, à laquelle on se confie ou s’en remet d’abord comme pouvant en être sauvé ; à laquelle on se résigne ensuite pour que tout n’aille pas pire. Ce n’est pas aussi simple en même temps. Il arrive toujours que l’effet soit double ou mélangé : qu’on s’en trouve mieux et plus mal, tour à tour ou à la fois. Tantôt se sauvant et tantôt se perdant, c’est selon les jours. Mais le fait est, si longtemps après : je m’en suis plutôt trouvé mieux. Ce que la psychanalyse ne pouvait pas pour moi, la littérature l’a pu. Je n’échapperai pas à tout mal, mais ce mal ne me détruirait pas. Il m’aura fallu avoir quarante ans pour écrire Olivet, non seulement pour l’écrire, ce qui n’est pas le plus difficile, mais pour l’assumer (face à ceux qui restaient vivants de la portée, à ce qui y avait survécu). Le Mort-né ? Un peu plus encore. Je n’ai plus rien à apprendre sur le vieux moi qu’il y a encore en moi, sinon comment l’être moins. Beaucoup sont dans ce cas ; il n’y a donc pas lieu d’en tirer quelque plus-value littéraire ? Parce que, sincèrement, je n’aime pas ces livres-là, les livres de cette histoire, qui la disent, qui la ressassent. J’aime par contre ‒ l’un des rares que j’aime ‒ L’Éternel retour, non pas seulement parce que la beauté y domine, et l’amour, mais parce que je suis dans ce livre le même durablement que cette beauté et que cet amour. Au point, c’est ce que ce livre dit, le disant à partir de Nietzsche, que je serais prêt à tout revivre ‒ je mesure ce que je dis là : tout ‒ si c’était le prix pour que cette beauté revienne toujours. Parce que ce livre est celui qui témoigne de ma vie d’après, d’après la fuite folle, de ce que cette fuite ‒ folle en effet ‒ avait dans sa ligne. Humanimalités aussi, qui est plein d’autres, de vies autres, des vies des autres, pauvres et indignées et rebutées, des bêtes et des hommes à la fois et pour les mêmes raisons. Je dois le dire, la littérature seule ne m’aurait pas sauvé, cette littérature surtout : c’était un pari (en partie inconscient). Il y a fallu la chance. La chance s’est donnée, dont même ma littérature a été changée. Alors, quant à ta « curiosité » sur ma vie : mais c’est celle de tout le monde. C’est celle de tout le monde, à ceci près que j’écris. Tant de gens écrivent que ce n’est pas fait pour singulariser la mienne. Que je vive « seul » ? Mais il n’y a pas moins seul que moi. Cette solitude que tu me prêtes, je ne la supporterais pas. Je n’ai pas assez de moi pour me suffire, ni assez de goût pour moi. Tu connais cette phrase de Bataille, que je ne cite ici que pour ceux qui ne la connaissent pas (que j’ai citée un peu déjà, par bribes) ‒ parce qu’elle est magnifique aussi : « Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire. » C’est de la totalité de la solitude d’un tel monde (des amants) qu’il faudrait pouvoir parler aussi ‒ mais impossible, par définition. La solitude à laquelle tu penses et que tu évoques est sociale, seulement, et celle-là, je l’ai recherchée : je n’appartiens à rien : famille, institution, association, parti, etc. Que cette vie ait lieu au « loin » (une vieille blague juive demandait : loin d’où ?) ou en retrait ou ce qu’on voudra, soit. Mais c’est ainsi qu’ont vécu la plupart de ceux qui écrivent. Rien là encore de bien remarquable. À la mer ? Je l’ai dit je crois, après avoir vécu à la campagne aussi : depuis 25 ans, c’est ce qui s’est imposé (où l’on entend que « loin de » dit sans le dire : « loin de Paris »). Or j’ai passé sept de ces vingt-cinq dernières années à Paris, on ne peut plus à Paris même. Les pires de ces années. Quelque part, mais je ne l’ai pas su tout de suite, entre Lebovici et Tapie. Dans le monde à la fois insubordonné et mondain, irréductible et affairiste de la littérature parisienne : contre-emploi introuvable, exemplaire presque, drolatique à la fin. Éditeur malgré moi (il me fallait bien gagner de quoi vivre, même si ce n’est pas à n’importe quel prix qu’on le doit, mais le prix m’en a paru bon d’abord, et puis il faut bien continuer ce qu’on a commencé), ayant affaire à tout ce que la capitale compte d’écrivains qui attendent moins de la littérature d’exister que de vivre. L’embarras (le remords) que j’en ressens serait plus grand encore si je n’avais pas passé ces années-là avec Jean-Paul Curnier (avec qui j’ai ri, de tout, de tous, et de nous surtout comme si nous étions nous-mêmes d’un coup devenus nos propres sujets d’observation, donc d’acrimonie) et si nous n’avions pas pu y publier des livres dont j’ai parlé déjà, des livres magnifiques et impossibles : ceux dont j’ai parlé ; d’autres, dont je l’aurais dû : celui sur l’œuvre de David Nebreda par exemple, « montrée » pour la première fois. Et de continuer Lignes. Je ne veux pas dire que cette place que les circonstances ont permis que j’occupe était forcément fausse, seulement que ce n’était pas la mienne, ou, si ça avait dû être la mienne, qu’il y fallait une force que je n’avais pas. Cette période passée, j’ai requitté Paris et suis venu vivre ici, devant la mer donc (vieille représentation d’adolescent, je l’ai dit). Poursuivant le même travail, mais de loin en effet et avec infiniment moins de moyens. 

Ta question maintenant sur la vie, les rituels, le jour, la nuit, etc. Pas de règle, ou peu, pas de protocoles, ou peu, un zeste de fétichisme quand même (répétition d’une musique, ou d’un son : si un texte a commencé dessus, il faut qu’il continue avec ; dans le cas de ce dialogue, Ligeti et Schnittke). La question essentielle est tout au plus celle de l’état propice. Or un état propice, ça s’établit, mentalement et physiquement. Ce que j’appelle pour moi et un peu pour rire : état de haute intensité. Haute intensité du soir, s’il s’agit de littérature, mais qu’ont préparé les états de basse intensité du jour (de très basse même), latents ou de latence en quelque sorte. Il ne s’y écrit pas forcément quelque chose, mais quelque chose s’en retrouverait dans ce qui s’écrira dans les états de haute intensité. Pour dire vrai, toute situation est bonne sitôt que quelque chose s’est enclenché. Sitôt que quelque chose s’est enclenché, rien ne l’arrête. Ni les trains, les cafés, la rue, le bruit, les autres, du moins pour l’essentiel. Si l’essentiel est juste ‒ ce qu’il revient au soir de vérifier ‒, qui se sera écrit n’importe où, n’importe comment, sur des carnets, des papiers volants, la mise au net, à la table, à l’écran, le soir venu, est rapide et bénie. Mise au net qui reprend et saisit l’acquis, et l’augmente aussitôt et très vite, s’en remettant alors aux possibilités incalculables de l’improvisation. C’est très vite que j’ai écrit certains de mes livres « politiques » comme j’ai toujours écrit très vite mes livres « littéraires », sans plan, m’en remettant à la chance. De l’argent, c’est son cas. Capitalisme et djihadisme aussi, que j’ai écrit partout, beaucoup debout même, dans la rue, à Paris où j’étais alors encore un peu. J’ai toujours eu cette confiance : longtemps il n’y a rien, puis quelque chose. Même ce que j’y sais logique, je ne le déduis de rien que j’aurais longtemps concerté. Au total, je travaille peu : longs mûrissements sans note, ressassements même (avec la basse intensité de la bêtise possible), notes ensuite, en accéléré, difficilement lisibles souvent, même pour moi et, dans la foulée, le soir, si le soir qui suit y prête (mais je fais en sorte que le plus de soirs possible y prêtent), mises au net et improvisations superlatives ‒ le travail du soir a cet effet de superlation, plutôt que d’euphémisation : je ne pense pas là qu’aux récits, à la littérature, ce qu’on pardonnerait sans doute, mais aux essais aussi, à certains d’entre eux, à L’Autre Blanchot, par exemple, ce qu’on pardonnera moins, parce qu’il n’y a que le soir, silence, solitude, que les choses ne font enfin plus de doute, en tout cas qu’il faut trancher, de quelque prix qu’il faille le payer. Les rendre irréversibles en somme, quitte à choquer plus (les intermittents du spectacle, les blanchotiens de stricte obédience…), non pas pour choquer (par provocation ou par jeu), mais pour atteindre, pour toucher du moins, à quelque chose de la vérité, laquelle, comme l’action selon Freud, n’existe qu’en petite quantité. La littérature, la pensée sont les seuls endroits où cela reste possible. Où être libre, autrement dit, reste possible qui ne l’est presque plus nulle part. Je veux faire en sorte que le temps qui me reste, je puisse me montrer plus libre encore. Si j’ai choisi ce titre ‒ Défense d’écrire ‒, puisqu’il en fallait un et qu’aucun ne s’imposait vraiment, c’est songeant à cet étonnement que j’avais quand j’étais enfant et que je lisais sur les murs de la ville où je vivais : « Défense d’afficher ». J’en ai bien sûr compris et mesuré tout de suite l’interdit qu’ils prononçaient. Encore qu’en partie d’abord. Parce que j’étais troublé en même temps par ce que ce mot, par ce que cet impératif ‒ « Défense » ‒ pouvait avoir en soi d’ambivalent ; dont je mesurais bien qu’il disait autre chose aussi, pas seulement autre chose au juste, mais le contraire exactement. Je précise : avant de vouloir être écrivain, en même temps que j’ai voulu être musicien (mais musicien j’ai toujours voulu l’être, je le veux même encore depuis si longtemps que je sais que le temps est définitivement passé que je le sois), j’ai voulu être avocat. J’ai vérifié : « Défense d’afficher » est l’effet ‒ bizarre et paradoxal ‒ de la loi du 29 juillet 1881, portant sur la liberté de la presse, dont l’article 1 dit : « L’imprimerie et la librairie sont libres. » Liberté qu’il fallait « défendre » dès lors, quoique j’aie moi-même compris le contraire, qu’elle devait être surveillée, empêchée. Liberté qu’il fallait sans cesse, à toute force même, augmenter. Ce qu’il n’y a en effet que l’imprimerie et la librairie à pouvoir faire. Autrement dit, l’écriture. L’écriture, par le fait, serait une forme d’« avocature », où j’ai entendu, plus tard, exactement ce par quoi l’on a commencé, commençant par la « vocation », par laquelle tu disais que l’écrivain était en quelque sorte appelé » (à laquelle il était voué), dont je disais que je n’avais certes pas le sentiment de l’avoir été (objectant que l’écrivain s’appelle, qu’il ne l’est pas). Eh bien je m’y reconnais en cela du moins : advocare, dont est né « avocat », l’avocat que j’aurai voulu être, a donné : avouer. Je m’y reconnais pour finir en ceci que j’aurai en effet écrit une littérature de l’aveu. Aveu toujours par nature insuffisant : des êtres, des faits, des choses. Pas pour quelque culpabilité que ce soit. Au contraire, pour leur innocence. Et pour celle de la littérature, pour commencer et par principe.

Défense d écrire. Par Michel Surya

 Je me permets cette digression anecdotique, parce qu’elle n’est pas sans rapport : j’ai fait longtemps des petits métiers, des métiers « minables » : peu d’heures, aux heures où les autres ne travaillent pas, vivent au contraire (veilleur de nuit par exemple, des années quand même), comme il arrive à des écrivains d’en faire, rarement à des intellectuels, pas à ma place et à ma place aussi bien (du point de vue aussi de ceux avec qui je les faisais), dans un tout petit monde triste et sale ‒ jeunes étudiants étrangers ou des départements d’outre-mer dont les parents n’avaient pas les moyens de financer les études ; vieux flics mis au ban parce qu’alcooliques, dépressifs, racistes sans doute, pas le moins du monde violents pour autant ‒ tout un panel représentatif d’un monde dont la sociologie prétend parler, qui prétend parler de sa « misère », qu’elle peut certes parfois connaître, mais qu’elle n’aura pas à partager, dont elle n’aura pas à se sentir l’égale, et je ne parle pas des salles d’attente de Pôle emploi où j’ai piétiné plus souvent qu’à mon tour, où il n’y a pas que pour moi qu’il n’y avait pas d’emploi, où il n’y en a pour personne en réalité, et depuis si longtemps que des générations entières sont sans savoir ce qu’est la fierté de travailler, encore moins ce qu’est l’humiliation d’avoir à travailler dans les conditions dans lesquelles il faudrait qu’ils travaillent ‒ qui échangeraient même la première contre la seconde (raison pour laquelle, sans doute, le « chômeur » n’a jamais constitué l’une des catégories de prédilection de la sociologie politique).


Il se peut bien que l’humanité s’accommode de la disparition de la consolation majeure que Dieu lui avait été, la question n’en reste pas moins : comment peut-elle s’accommoder aussi de la disparition de cette autre consolation que lui auront été, après, les promesses de l’émancipation et de l’égalité ? Beaucoup de mon travail a tourné et tourne autour de ça, depuis, que cela se voie ou pas, que j’en parle ou pas : de ce désir qu’on voit tout le monde avoir, qu’on a soi-même, d’être réparé (réparation est en soi un beau mot), justifié et consolé. La question n’est plus de la justice, à laquelle il n’y a plus personne à prétendre, à peine plus à croire, qui sait qu’il n’y recourt pas sans risquer d’être humilié plus. Consolation : le mot, c’est vrai, est vieilli, qui sent la religion ou l’enfance. Le temps, longtemps, a semblé venu qu’on en finisse avec. Qu’on s’en débarrasse. Qu’on en eût fini avec, qu’on s’en fût débarrassé, et le temps aurait commencé qu’on y répondît d’une façon politique. Admirable possibilité, admirable promesse, à laquelle j’entends bien que le mot « communisme » a répondu tout un temps, qu’il a répondu à sa « réalisation » près. L’égalité serait possible quand l’éternité ne l’était pas. L’égalité serait possible qui n’aurait plus nul besoin de l’éternité pour l’établir. Mieux même : on devrait à l’égalité d’être libre, quand on aurait dû à l’éternité de n’être qu’un peu plus asservi. Mieux même encore : on n’y dissocierait pas d’être égal et libre. Tout aurait pu commencer alors, le communisme donc, qui a duré si peu. Qui ne recommencera pas avant longtemps.

Ceci m’irrite, qu’il faut bien que je dise, pour dire pourquoi il ne recommencera pas avant longtemps : pour établir le communisme, il faudra plus que jamais en passer par la révolution ‒ aucune urne n’accouchera jamais plus d’aucun communisme. Donc, pour faire la révolution, il faudra prendre les armes, en passer par elles, c’est ainsi et c’est aussi simple. Impossible en France, en France par exemple mais pas seulement, même parmi les classes exploitées qui ne sont pas qu’ouvrières, depuis que, après la guerre, le PCF a prêté la main au gouvernement de l’époque, auquel il participait, pour désarmer la classe ouvrière et résistante (les « milices patriotiques »). La belle devise : De la Résistance à la révolution, dès lors avait fait long feu. La Résistance l’avait emporté, la révolution ne l’emporterait pas. Depuis, il n’y a que les militaires et les flics à porter des armes, et à user d’elles. Qui pour le faire aussi, et contre ? Les intellectuels, qui veulent les uns la révolution, les autres le communisme, quelquefois les deux ? C’est ce qui m’irrite, ou me fait rire, c’est selon et selon les jours : pas un pour avoir jamais eu d’arme entre les mains (sinon les plus anciens, au service militaire, quand il existait encore). Pas un pour savoir ce que c’est qu’une arme, à feu surtout, et pour éprouver (poids, froideur du métal) ce que c’est que d’en avoir une, en main justement. Ce n’est pas si facile de tirer, a fortiori sur autrui (sur soi déjà !) Nous sommes devenus pour cela beaucoup trop doux, beaucoup trop délicats, beaucoup trop compatissants. Et pour tirer sur qui, au juste. Les anciennes tyrannies avaient leurs lieux, leurs figures, avec lesquelles une révolution pouvait en finir. Mais quels lieux, quelles figures ont les nouvelles ? Aucuns, qui sont partout, et sont invisibles (seule invisibilité aujourd’hui, où tout le monde s’emploie à se rendre visible). La révolution, donc, communiste si l’on veut en quelque sens que ce soit, ça aura tout au plus été, vingt ans après le désarmement du peuple résistant : mai 1968. Des slogans (beaux, inspirés), des barricades et des pavés d’un côté ; des coups de matraque et des gaz lacrymogènes de l’autre (pas un mort !). C’est beaucoup, et l’on comprend qu’on reste dans cette nostalgie. Mais les accords de Grenelle ont fait que tout le monde a eu tôt fait de rentrer chez soi, fort de la plus grande grève générale depuis la Libération. Je ne cherche pas à dire que ces accords n’étaient rien (au contraire : pour les exploités d’alors, ce fut beaucoup, inespéré peut-être) ; seulement que ce n’était pas la révolution, ce qu’on dit encore pourtant, sans ciller. Ce n’en fut pas une parce que les syndicats, d’accord avec le pouvoir, ont fait ce qu’il fallait pour que ce n’en fût pas une, et parce que les autoproclamés révolutionnaires n’ont rien fait pour que ce pût en devenir une. Quoi depuis ? les Indignés (tout un programme !), l’occupation des places, les ZAD, Nuit debout… À la vérité, et on en est là, les intellectuels qui parlent de la révolution et du communisme, qui parlent même de révolution communiste, qui en appellent à elle, n’ont pour la plupart jamais eu à vivre et travailler avec des pauvres (chômeurs, exploités, précarisés, prolétarisés) pour lesquels ils seraient en effet justifiés de la faire, et ne savent rien des armes qui seules leur permettraient. Pourquoi, me diras-tu alors, avoir publié des livres qui font l’éloge du communisme, en tous les sens que ce mot peut avoir eu et peut avoir ? Eh bien parce que tout est bon à prendre qui menace le système de domination, qui le compromet, qui lui nuit, y compris ce dans quoi je ne me reconnais que d’un peu loin. Je veux dire : je peux avoir à m’expliquer avec ceux qui haïssent ce système avec moi (Badiou, Bensaïd entre beaucoup d’autres, auxquels cette haine me lie), je ne peux rien vouloir avoir affaire avec ceux auxquels ce système paraît le meilleur, qu’ils défendent par tous les moyens, y compris intellectuels (les convertis, entre autres). Et passer donc alliance avec les premiers pour mettre à mal la puissance des seconds.

samedi 8 octobre 2022

L'espèce humaine par Robert Antelme

Avant Propos


 Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la Plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d'expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c'était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable.

Cette disproportion entre l'expérience que nous avions vécue et le récit qu'il était possible d'en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions donc bien affaire à l'une de ces réalités qui font dire qu'elles dépassent {'imagination. Il était clair désormais que c'était seulement par le choix, c'est-à-dire encore par l'imagination que nous pouvions essayer d'en dire quelque chose. j'ai essayé de retracer ici la vie d'un kommando (Gandersheim) d'un camp de concentration allemand (Buchenwald). On sait aujourd'hui que, dans les camps de concentration d'Allemagne, tous les degrés possibles de l'oppression ont existé. Sans tenir compte des différents types d'organisation qui existaient entre certains camps, les différentes applications d'une même règle pouvaient augmente ou réduire sans proportion les chances de survie. 

Les dimensions seules de notre kommando entraînaient le contact étroit et permanent entre les détenus et l'appareil directeur SS. Le rôle des intermédiaires était d'avance réduit au minimum. il se trouve qu'à Gandersheim, l'appareil intermédiaire était entièrement constitué par des détenus allemands de droit commun. Nous étions donc cinq cents hommes environ, qui ne pouvions éviter d'être en contact avec les SS, et encadrés non par des politiques, mais par des assassins, des voleurs, des escrocs, des sadiques ou des trafiquants de marché noir. Ceux-ci, sous les ordres des SS, ont été nos maîtres directs et absolus il importe de marquer que la lutte pour le pouvoir entre les détenus politiques et les détenus de droit commun n'a jamais pris le sens d une lutte entre deux factions qui auraient intrigué le pouvoir. C'était la lutte entre des hommes dont le but était d'instaurer une légalité, dans la mesure où une légalité était encore possible dans une société conçue comme infernale, et des hommes dont le but était d'éviter à tout prix l'instauration de cette légalité, parce qu'ils pouvaient seulement fructifier dans une société sans lois. Sous eux ne pouvait régner que la loi SS toute nue. Pour vivre, et même bien vivre, ils ne pouvaient être amenés qu'à aggraver la loi SS. Ils ont joué en ce sens un rôle de provocateurs. Ils ont provoqué et maintenu parmi nous avec un acharnement et une logique remarquables l'état d'anarchie qui leur était nécessaire. Ils jouaient parfaitement le jeu. Non seulement ils s'affirmaient ainsi aux yeux des SS comme différents de nous par nature, ils apparaissaient aussi à leurs yeux comme des auxiliaires indispensables et méritaient effectivement de bien vivre. Affamer un homme pour avoir à le punir ensuite parce qu'il vole des épluchures et, de ce fait, mériter la récompense du SS et, par exemple, obtenir en récompense la soupe supplémentaire qui affamera davantage l'homme, tel était le schéma de leur tactique. Notre situation ne peut donc être assimilée à celle des détenus qui se trouvaient dans des camps ou dans des kommandos ayant pour responsables des politiques. Même lorsque ces responsables politiques, comme il est arrivé, s'étaient laissé corrompre, il était rare qu'ils n'aient pas gardé un certain sens de l'ancienne solidarité et une haine de l'ennemi commun qui les empêchaient d'aller aux extrémités auquelles se livraient sans retenue les droit commun. 

A Gandersheim, nos responsables étaient nos ennemis. L'appareil administratif étant donc l'instrument, encore aiguisé, de l'oppression SS, la lutte collective était vouée à l'échec. L'échec, c'était le lent assassinat par les SS et les kapos réunis. Toutes les tentatives que certains d'entre nous entreprirent furent vaines.

En face de cette coalition toute-puissante, notre objectif devenait le plus humble. C'était seulement de survivre. Notre combat, les meilleurs d'entre nous n'ont pu le mener que de façon individuelle. La solidarité même était devenue affaire individuelle.

Je rapporte ici ce que j'ai vécu. L'horreur n y est pas gigantesque. Il n y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L'horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu'au bout, des hommes. Les héros que nous connaissons, de l'histoire ou des littératures, qu'ils aient crié l'amour, la solitude, l'angoisse de l'être ou du non être, la vengeance, qu'ils se soient dressés contre l'injustice, l'humiliation, nous ne croyons pas qu'ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d'appartenance â l'espèce.

Dire que l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l'espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C'est cela cependant qui fut le Plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d 'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine. Elle sert ensuite à méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la "nature» et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de l'espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible.

1947.

dimanche 2 octobre 2022

Défense d’écrire Par Michel Surya

 « S’agissant de Proust, sujet pour moi difficile, je veux bien tenter de parler pour te répondre. Des mères d’abord, que Proust selon moi, dis-tu, sauverait. La question n’est pas que de lui, d’abord, elle l’est de beaucoup, parmi lesquels se trouvent sans doute ceux qui l’admirent le plus. Les écrivains ne manquent pas qui n’épargnent pas les pères, qui épargnent tout de même les mères. Les mères qu’ils ont et les mères qu’ils font. Conséquence stricte de ce que je pense ( que je ne pense que pour moi) : pas davantage de descendance que d’ascendance. Ne pas faire des femmes des mères, ne pas faire de soi un père. Ne rien reproduire, surtout pas soi ».

samedi 1 octobre 2022

L'origine de la tragédie Par Friedrich Nietzsche


 "Figurons-nous une génération grandissant avec cette intrépidité du regard, avec cette impulsion héroïque vers le monstrueux, l’extraordinaire ; imaginons l’allure hardie de ce tueur de dragons, l’orgueilleuse témérité avec laquelle ces êtres tournent le dos aux enseignements débiles de l’optimisme, pour « vivre résolument » d’une vie pleine et complète : ne devait-il pas arriver nécessairement que l’expérience volontaire de l’énergie et de la terreur amenât l’homme tragique de cette civilisation à souhaiter un art nouveau, l’art de la consolation métaphysique, la tragédie, comme une Hélène à laquelle il avait droit, et à s’écrier avec Faust :

Et ne devais-je pas, avec une violence passionnée,

Faire naître à la vie la forme la plus divine ? »


L origine de la tragédie. Par Friedrich Nietzsche

 "Déjà, dans la préface à Richard Wagner, c’est l’art, — et non la morale, — qui est présenté comme l’activité essentiellement métaphysique de l’homme ; au cours de ce livre se reproduit à différentes reprises cette singulière proposition, que l’existence du monde ne peut se justifier que comme phénomène esthétique. En effet, ce livre ne reconnaît, au fond de tout ce qui fut, qu’une pensée et arrière-pensée d’artiste, — un « Dieu », si l’on veut, mais, à coup sûr, un Dieu purement artiste, absolument dénué de scrupule et de morale, pour qui la création ou la destruction, le bien ou le mal sont des manifestations de son caprice indifférent et de sa toute-puissance ; qui se débarrasse, en fabriquant des mondes, du tourment de sa plénitude et de sa pléthore, qui se délivre de la souffrance des contrastes accumulés en lui-même. Le monde, l’objectivation libératrice de Dieu, perpétuellement et à tout instant consommée, en tant que vision éternellement changeante, éternellement nouvelle de celui qui porte en soi les plus grandes souffrances, les plus irréductibles conflits, les plus extrêmes contrastes, et qui ne peut s’en affranchir et se libérer que dans l’apparence ; toute cette métaphysique d’artiste peut être traitée d’arbitraire, de vaine, de fantaisiste, — l’essentiel est qu’elle trahit dès l’abord un esprit qui, à tout événement, décida de se mettre en garde contre l’interprétation et la portée morales de l’existence. Ici est proclamé, pour la première fois peut-être, un pessimisme « par-delà le bien et le mal » ; ici cette « perversité du sentiment », contre laquelle Schopenhauer ne se lassa pas de lancer à l’avance ses imprécations et ses foudres, trouve son langage et sa formule, — une philosophie qui ose classer la morale elle-même dans le monde des apparences, qui ose la déclasser, et cela non seulement parmi les « apparences » (dans le sens de l’idéaliste terminus technicus), mais encore parmi les « illusions », comme simulacre, conjecture, préjugé, interprétation, parure, art. Peut-être la profondeur de cette tendance anti-morale peut-elle se mesurer le mieux au silence circonspect et hostile que l’on constate dans tout ce livre à l’égard du christianisme, — du christianisme, comme la plus extravagante variation sur le thème moral qu’il ait été donné à l’humanité d’entendre jusqu’à présent. En vérité, rien n’est plus complètement opposé à l’interprétation, à la justification purement esthétique du monde exposée ici, que la doctrine chrétienne, qui n’est et ne veut être que morale, et, avec ses principes absolus, par exemple avec sa véracité de Dieu, relègue l’art, tout art, dans l’empire du mensonge, c’est-à-dire le nie, le condamne, le maudit. Derrière une semblable façon de penser et d’apprécier qui, pour peu qu’elle soit sincère et logique, doit être fatalement hostile à l’art, je perçus aussi de tout temps l’hostilité à la vie, la répugnance rageuse et vindicative pour la vie même : car toute vie repose sur apparence, art, illusion, optique, nécessité de perspective et d’erreur. Le christianisme fut, dès l’origine, essentiellement et radicalement, satiété et dégoût de la vie pour la vie, qui se dissimulent, se déguisent seulement sous le travesti de la foi en une « autre » vie, en une vie « meilleure ». La haine du « monde », l’anathème aux passions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delà futur inventé pour mieux dénigrer le présent, au fond un désir de néant, de mort, de repos, jusqu’au « sabbat des sabbats », — tout cela, aussi bien que la prétention absolue du christianisme à ne tenir compte que des valeurs morales, me parut toujours la forme la plus dangereuse, la plus inquiétante d’une « volonté d’anéantissement », tout au moins un signe de lassitude morbide, de découragement d’épuisement, profond, d’appauvrissement de la vie, — car, au nom de la morale (en particulier de la morale chrétienne, c’està-dire absolue), nous devons toujours et inéluctablement donner tort à la vie, parce que la vie est quelque chose d’essentiellement immoral, — nous devons enfin étouffer la vie sous le poids du mépris et de l’éternelle négation, comme indigne d’être désirée et dénuée en soi de la valeur d’être vécue. La morale elle-même — quoi ? la morale ne serait-elle pas une « volonté de négation de la vie », un secret instinct d’anéantissement, un principe de ruine, de déchéance, de dénigrement, un commencement de fin ? et par conséquent le danger des dangers ?… C’est contre la morale que, dans ce livre, mon instinct se reconnut comme défenseur de la vie, et qu’il se créa une doctrine et une théorie de la vie absolument contraires, une conception purement artistique, antichrétienne. Comment la nommer ? Comme philologue et ouvrier dans l’art d’exprimer, je la baptisai, non sans quelque liberté, — qui pourrait dire le vrai nom de l’Antéchrist ? — du nom d’un dieu grec : je la nommai dionysienne."