mardi 28 février 2023

Bibliothèque Fahrenheit 451

Plaidoyer  CONTRE L’URBANISME HORS-SOL ET POUR UNE ARCHITECTURE RAISONNÉE



Cherchant à tirer des leçons de l’effondrement, le 5 novembre 2018, des immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille, dont certains signalés « en très mauvais état » dès… 1953, l’architecte Olivier Barancy vilipende les simulacres de solutions urbanistiques (villes privées ou intelligentes, et autres écocités) et propose des pistes réalistes pour sauvegarder la viabilité des villes : cesser de démolir pour réhabiliter les bâtiments de toutes époques.

Il situe tout d’abord la césure entre architecture moderne et contemporaine au cours des années 1970 marquées par trois événements notables : la destruction volontaire, en juillet 1972, d'un groupe de logements sociaux aux États-Unis, la fin des grands ensembles comme modèle d'habitat collectif suite à la crise pétrolière de 1973-1974, la construction du centre Georges Pompidou inauguré le 31 janvier 1977. Il regrette que la plupart des histoires de l'architecture négligent les 4000 ans pendant lesquels cette discipline s'est passée d’architectes. Alors que « les bâtisseurs autodidactes savent (dans le temps et dans l’espace) adapter avec un talent remarquable leurs constructions à l’environnement » comme l’expliquait Bernard Rudofsky, les architectes ne mettent désormais leur capacité qu’ « au service de leur prestige et de leur rémunération ». Jusqu'en 1914 environ, solidaires avec les entrepreneurs, ils offraient l'assurance de bâtiments bâtis pour durer au moins cent ans, alors qu'aujourd'hui ceux-ci ne sont garantis « propres à leur destination » que pendant dix ans. Dans l’entre-deux-guerres, l'architecture va être théorisée, notamment dans les pays neutres (avec Le Corbusier en Suisse) et vaincus (avec le Bauhaus en Allemagne). Après la Première Guerre mondiale, au nom de la rationalisation, de la standardisation, de l'usage des matériaux récents, se développe le « Mouvement moderne », suivant deux tendances : l’Art déco et une autre, hygiéniste et fonctionnaliste. Le métier, qui était jusqu’alors celui de bâtisseur, réunissant un certain nombre de savoir-faire, disparaît :

« la sensibilité intrinsèque du dessin à la main » est abandonnée au profit du dessin assisté par ordinateur (DAO),

l’inventivité, bridée par l'arsenal grandissant des normes, a été remplacé par la conception assistée par ordinateur (CAO),

la prescription des matériaux comme des techniques est désormais prisonnière de la « bureaucratisation du métier » avec la « maquette numérique » (Bulding Information Model),

la direction des travaux est confiée à des bureaux d'études et des maîtres d'œuvre qui se bornent à garantir la conformité des ouvrages avec les règles et les normes,

la garantie du parfait achèvement découle du bureau de contrôle.

L’impératif de compétence des architectes ne se résume plus qu'au permis de construire. « L'architecture d’aujourd'hui, issue d'opérations numériques, est désormais complexe, multiforme et très technicisée : elle ne compose plus avec l'espace public existant, elle le méprise, par l’expression brutale de l'ego de son auteur. L'architecture d'aujourd'hui ne fabrique pas d'espace public, elle produit des espaces résiduels, rapidement vandalisés, autour d'un objet isolé et fétichisé. » C’est désormais le discours qui départage les candidats d’un concours, plus que le projet en lui-même. L’architecte contemporain, dépossédé de son métier, se voit réduit à apposer sa signature sur des images : « Il est ainsi devenu un simple acteur de l'art contemporain. » Olivier Barancy disserte alors assez longuement contre « un certain art contemporain » comme « marché porteur » et « outil de domination culturelle ».


Il analyse ensuite l’évolution des villes occidentales avec la réduction du trafic routier dans les villes historiques, par des péages urbains et la réduction des chaussées au profit des trottoirs et autres espaces publics. La plupart ont renoncé à construire des villes nouvelles mais s’orientent vers « un espace public aseptisé, sous vidéosurveillance et non appropriable ». Les métropoles se développent par l'expansion vers la périphérie et la reconquête d’espaces en déshérence, soit par la réhabilitation de friches, soit par leur démolition au profit d’éco-quartiers qu'il considère surtout comme « un “verdissement“ de l'économie contemporaine au sein des villes du Vieux Monde ». Exemples à l’appui, il analyse le déclin des villes moyennes françaises par le désengagement des pouvoirs publics, la suppression des liaisons ferroviaires, la perte d'emplois liée à la mondialisation, la multiplication des zones commerciales périphériques. Il étrille quelque peu le théoricien de « la ville générique », Rem Koolhaas, concepteur du quartier d’Euralille, complètement coupé du reste de la ville, et qui revendique « une ville dépouillée de son carcan identitaire », « libérée de son centre, qui ne se définit plus que par sa périphérie », « inorganique et climatisée ». L’évolution des mégapoles des pays en développement, où la démesure industrielle a détruit l'espace public, détérioré la santé des habitants et exacerbé les différences sociales, est également étudiée, avec les exemples de Jakarta, qui s'effondre littéralement sous son propre poids, et de São Paulo, tout aussi engorgée par les embouteillages quotidiens et la pollution que ceux-ci induisent. Dans la continuité de Brasilia, surgie de nulle part en 1960, plusieurs nations ont construit leur nouvelle capitale, souvent par lubie bureaucratique (Abuja au Nigéria, Naypyidaw en Birmanie, Sissi City en Égypte) mais parfois aussi pour répondre à de réels problèmes environnementaux. L’auteur évoque ensuite le développement des gated communities, quartiers résidentiels fermés, apparus aux États-Unis à la fin des années 1960, dont certains peuvent atteindre la taille d'une ville moyenne, de 10 à 100 000 habitants. Cependant ces « villes privées ne semblent viables que dans les pays riches. Pour autant, y vivre cloîtré a tout du cauchemar de la servitude volontaire ». Quant à la Smart City, « ville hyperconnectée », elle utilise les technologies de l'information et de la communication pour améliorer certains services comme la régulation des transports en commun, la collecte des ordures et la distribution d’énergie. Cependant, comme l'écrivait l'ingénieur Paul Platzer dans une tribune publiée dans le quotidien Libération : « les promesses du big data en matière d'écologie sont insignifiantes et […] une gestion de la crise “par les données“ ne ferait que freiner les profondes transformations sociales qui s’imposent. » Olivier Barancy dénonce le greenwashing, le « verdissement » des discours officiels face aux enjeux climatiques, avec, dans le domaine de l’urbanisme, la promotion des écocités. L‘utilisation du bois, par exemple, proposée comme solution écologique, concerne avant tout des bois composites, plutôt que du bois massif. « Le recours à la végétalisation est un autre artifice pour emballer de vertu les projets contemporains les moins écologiques : on camoufle ainsi le béton des tours, présentées comme des immeubles-forêts. »


Dénonçant « la transformation de l’habitat en marchandise à obsolescence programmée », il préconise :


de « réhabiliter le patrimoine existant, quel qu’il soit », comme le met en oeuvre Patrick Bouchain à l’origine du « Lieu unique » à Nantes, de « La Belle de mai » à Marseille et de « La Condition publique » à Roubaix,

d’entretenir effectivement l’existant, comme le prônait déjà William Morris,

d’envisager des surélévation lorsque c’est possible,

d’encourager la « réparation urbaine ».

« En novlangue, “renouvellement“ signifie rénovation, c’est-à-dire démolition. » « La démolition est une aberration écologique : non seulement c’est une opération qui coûte beaucoup d’argent mais engendre en plus des déchets (compliqués à recycler) et fait disparaitre une partie de la mémoire des gens. »


Olivier Barancy pose un regard intransigeant sur l’architecture contemporaine, pointe les causes de ce qu’il considère comme une dérive et suggère des pistes modestes et respectueuses (de l’environnement comme des habitants) pour rendre de nouveaux les villes viables. Sage contribution à un débat toujours esquivé, à des questionnements trop souvent escamotés par des « démiurges » qui ne produisent plus des lieux à vivre mais à regarder.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



Bibliothèque Fahrenheit 451


LE VILLAGE VERT SE REBIFFE



« Nous avons jusqu'ici connu les souris vertes sous un bien mauvais jours : attrapées par la queue, montrées à ses messieurs, soumises à toutes sortes de manipulations aussi peu enviables les unes que les autres, ces éternelles victimes n'avaient pas leur mot à dire.

N'en déplaise à “ces messieurs“, il existe cependant quelque part des souris vertes pas du tout décidées à passer à la casserole… »



Celles-ci ont en effet trouvé le mode de vie qui leur convient et ne sont pas prêtes à s’en laisser compter. Un roi règne sans doute, loin de chez elles, mais les importune peu… jusqu’au jour où il leur fait savoir que va être édifiée dans leur village « l’usine gruyère la plus perfectionnée du monde ». Mobilisations, pétitions et manifestations n’y font rien et les travaux débutent sous haute protection. Si bien qu’une seule solution leur reste…

Plus de 40 ans plus tard, Jean Claverie a revisité cette thématique avec LE DERNIER BAL, histoire tendre dans laquelle la résolution survient plutôt par la bêtise du promoteur, la population, certes solidaire, s’étant finalement résignée. Ici, la solidarité est propice à l’action : affrontement avec les forces de sécurité, sabotage… Michelle Nikly n’y va pas avec le dos de la cuillère.


 

Auteure plus radicale que son illustrateur ? Autre époque, autre moeurs ? Crainte d’être accusé aujourd’hui d’encourager l’écoterrorisme ?

Un album qui mériterait sans doute une ré-édition et dont la mise en page regorge de trouvailles.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier


 



Bibliothèque Fahrenheit 451


DÉCOLONIAL



En prétendant défendre l’unité, le mot « décolonial », apparu depuis quelques années dans le débat public, divise. Stéphane Dufoix, professeur de sociologie, revient sur un mouvement intellectuel, apparu dans les années 1990 et composé d’universitaires latino-américains exerçant aux États-Unis, qui s’attache à explorer des approches épistémiques contre-hégémoniques à l’échelle mondiale, et sur les logiques de résistance politique qui s’exercent à leur égard, en France particulièrement, sous prétexte de défendre le « modèle républicain ». Il propose un engagement académique , réflexif et situé, attentif aux travers de l’ethnocentrisme, et une autre forme d’universalité, pour en finir avec « l’universalisme occidental », qu’il nomme « pluriversalisme ».

Il souligne que les mots ne signifient pas la même chose selon les espaces dans lesquels ils circulent : outre « décolonial », d’autres concepts des sciences sociales (genre, intersectionnalité, race) sont caricaturés péjorativement dans des offensives politiques et médiatiques (décolonialisme, wokisme, indigénisme, islamo-gauchisme). Ainsi, woke, qui signifie « éveiller », est utilisé, notamment depuis le mouvement Black Lives Matter depuis 2013, à propos d’ « une personne consciente des injustices et des discriminations notamment sexistes et racistes », mais désigne aussi depuis deux ans, de façon péjorative « tout ce qui peut être considéré comme une atteinte à l’indivisibilité républicaine ». Des universitaires, proches de certains journaux, se présentent comme des lanceurs d’alerte et impose médiatiquement leur vocabulaire qui n’est ni plus ni moins qu’une prise de position mais qui, répété, devient un phénomène. Ainsi, le mot décolonial multiplie sa présence aussi bien comme « attaque contre la persistance de discriminations systémiques », que comme « offensive de type républicaniste contre le développement d’idées jugées néfastes pour la France », sans pour autant se fixer dans un sens spécifique. C’est essentiellement son utilisation par ses adversaires qui l’impose dans les médias, entre 2018 et 2021, selon une véritable « offensive politico-intellectuelle ». Les études sur le genre, la race et l’ethnicité sont critiquées comme provenant de « mouvances » détournant des combats pour l’émancipation, au profit d’objectifs qui attaqueraient l’universalisme républicain et la démocratie. Elles ne seraient qu’une « bouillie réthorique » sans aucune réalité scientifique, imprégnée de thèses venues des universités américaines et qui gangrènerait une partie des sciences sociales françaises en les rapprochant de… l’islamisme radical. Emmanuel Macron, soucieux de maitriser les mobilisations autour des responsabilités policières, après la mort de George Floyd en mai 2020, accusait le monde universitaire d’avoir « encouragé l’ethnicisation de la question sociale » et de contribuer à « casser la république en deux ». Un colloque est organisé à la Sorbonne, en janvier 2022, pour tenter de convertir cette offensive en prise de position universitaire.

Stéphane Dufoix revient sur les premières réunions du groupe Modernité/Colonialité et 1996, puis sa fondation effective à Caracas en 1998, qui mit en relation des auteurs d’origine latino-américaine, soucieux de prendre en compte les populations pauvres dans l’écriture d’une histoire qui ne soit ni coloniale ni nationaliste. Le sociologue péruvien Aníbal Quijano forge alors la notion de « colonialisme du pouvoir » pour désigner « la face caché de la modernité » mise en place à partir du XVIe siècle, la création et la persistance d’une « matrice hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique », résultant à l’occultation, malgré la décolonisation, des non-Occidentaux. En France, le discours néo-républicain est apparu en 1989, avec la couverture médiatique de la fatwa lancée contre l’auteur des Versets sataniques, moment de naissance de la « communauté musulmane », et l’organisation du bicentenaire de la Révolution française, occasion d’une critique de l’idéologie multiculturalisme, du communautarisme américain, antithèse du supposé universalisme français. L’affaire du voile conjuguait le thème des valeurs républicaines, dont la laïcité, avec celui de l’Islam. L’antiracisme est alors accusé d’importer les idées de race et de communauté : le pluralisme et la diversité ennemis de l’identité nationale !

L’auteur dégage ensuite quelques directions pour orienter les sciences sociales mondiales vers un récit plus divers et plus ouvert, en faisant prendre conscience des silences et produisant une « sociologie des absences ».


Dans la bataille culturelle en cours, qui voit l’offensive des apposants au « décolonialisme » gagner du terrain, il était nécessaire redonner aux mots leurs sens. Stéphane Dufoix disperse le brouillard de la confusion et permet de comprendre les termes d’un débat tronqué.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier



Bibliothèque Fahrenheit 451


LE GRAND INCENDIE



Rescapée de l’incendie de Paradise, Virginia cherche à se frayer un chemin, sur les traces de son père, jusqu’à Los Padres, épicentre d’un gigantesque incendie qui ravage la Californie. Ianov erre avec sa jument, rendue folle et aveugle par les flammes qui ont détruit sa ferme et ravagé la Sibérie, bientôt rejoint par d’autres animaux, devenant le berger de cet étrange troupeau : une biche, un blaireau, un couple de lièvres et un cerf, un écureuil et une louve. Asna et Olan, las de batailler pour éteindre, avec des couvertures et des vestes, les foyers qui dévorent les champs de blé de leur village du Kurdistan syrien et anéantissent les récoltes, allumés inlassablement par leurs ennemis, marchent jusqu’aux ports géorgiens sur la mer Noire, aidés par des passeurs.

 

Les mégafeux sont devenus un phénomène planétaire : la saison des incendies du Sud démarre alors que celle du Nord n’en finit pas, condamnant nombre d’habitants au nomadisme, à trouver refuge dans les métropoles. Aux États-Unis, les réfugiés du feu sont parqués dans des camps de fortune, en bordure d’autoroute. « La ville qui devait sauver les naufragés n’avait rien d’autre à leur offrir que l’indigence d’ordinaire réservée aux migrants illégaux. Cette nécessité impérieuse de fuir qu’on éprouve au plus profond de soi, les riches Américains du Nord ne l’avaient jamais ressentie auparavant. Désormais, ils étaient tous des clandestins en terre inhospitalière. Le sens des migrations n’est qu’une question d’époque. » « Quel pays civilisé traite ses victimes comme si elles étaient responsables de leur propre malheur ? Coupables d’écorner le rêve ? » On comprend que si la responsabilité des humains dans la catastrophe qui vient n’est plus à démontrer, certains le sont bien plus que d’autres et doivent s’attendre à un… retour de flamme. Et puis, un groupe d’adolescents va tenter de susciter la stupéfaction, au centre de Manhattan, de dévoiler « l’absurdité toute entière du monde ».


Au-delà de cette représentation épique des conséquences de l’urgence climatique alimentée par un système politico-économique coupable, Antonin Sabot esquisse des idées qui se répandent comme des incendies, imagine une foule, telle une forêt en marche vers les lieux symboliques abritant les responsables des catastrophes, vers un autre possible. Derrière cette histoire destinée à être rattrapée sous peu par la réalité, on devine une métaphore phénixienne : quel monde naitra de ces cendres ? Puissant.


Ernest London

Le bibliothécaire-armurier













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lundi 27 février 2023

Kosciusko-Morizet humiliée par Yann Moix

Je n'aime pas Yann Moix pour plusieurs raisons mais l'explication qu'il donne de la loi de 1905 sur la séparation de l'état et de l'église, c'est à dire de la laicité, est le véritable sens de cette loi, c'est à dire qu'elle n'est pas là pour interdire tel ou tel vêtement, tel ou tel objet mais bien de faire en sorte que chacun porte ce qu'il veut et s'habille comme il veut. C'est à dire la liberté, l'indifférence.
C'est l'âme de cette loi et elle n'a aucun besoin d'un dépoussiérage ou de quelques modifications que ce soit qui la vide de sa substance.
Et pour conclure, Moix nous prouve que ces gens qui votent nos lois ne sont pas toujours au courant de ce dont ils parlent.

Lignes N° 70 : ecosophie ou barbarie

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Ecosophie du survivant ou barbarie    par François-David Sebbah




"S'assumer survivant, n'est-ce pas d'emblée ne plus pouvoir adhérer sans distance à la folie incrédule -bêtise anesthésiée des conduites et modèles socio-économiques dominants - qui mène dans le mur - le "mur", ce qui nous reste de "la fin de l'histoire"? Et pourtant, n'est-ce pas ne pas plus pouvoir adhérer à quelque messianisme dégradé attendant le "pire", le hâtant même, dans l'espoir qu'il donne jour à quelque apocalypse, à l'aube d'un nouveau monde - désespoir désespéré se vomissant en espérance décuplée? Et encore: n'est-ce pas ne pas pouvoir sombrer dans les colères extrêmes (si nombreuses et diverses aujourd'hui), ce que l'on nomme la "radicalisation violente" -malgré qu'on en ait, de la colère ( et contre soi-même!), devant tant d'inertie et d'aveuglement  - et malgré qu'il en faille, dans une certaine sorte et à une certaine dose, de la colère, pour sortir de la torpeur?

Le survivant se sait, d'un savoir immanent à la vie, au bord du gouffre - sait l'équilibre précaire à préserver entre nous pour que le monde soit habitable...

De fait, le pire viendra à certains être humains d'autres êtres humains - et ce sans attendre les effets massifs des destructions des milieux naturels sur notre espèce. La fiction ( se voudrait-elle d'anticipation!) du "dernier humain" agonisant sur une Terre devenue définitivement invivable pour son espèce - ou toutes ou presque toutes les espèces de vivants - sera de toute manière précédée, dans les faits, des violences terribles que des êtres humains feront subir à d'autres - cela commence déjà: par exemple, les déplacements de populations devant l'immersion des Terres et/ou le manque d'eau...Nous le savons. (Et d'ailleurs, si bien sûr quelque chose de singulier de ce point de vue "commence déjà", nous savons aussi, d'un savoir profond, que cela n'a jamais cessé, que cela a "toujours déjà" commencé). La violence et la mort ne sont véritablement accomplies dans leur essence que comme le meurtre (dans toutes ses dimensions certes, et souvent "de masse"): violence et mort venant depuis et par des êtres humains et s'exerçant contre les vivants vulnérables en général - exemplairement contre d'autres êtres humains (il faut le rappeler -quitte à se faire, à  tort, soupçonner d'"anthropocentrisme"). 

L espèce humaine de Robert Antelme

 "Vendredi saint. Vers 7 heures, en rentrant de l'usine, quelques copains se sont réunis, ils se sont assis sur les bords de deux lits voisins. Certains parmi eux sont croyants, d'autres non. Mais c'est le Vendredi saint. Un homme avait accepté la torture et la mort. Un frère. On a parlé de lui. Un copain avait réussi à récepérer une vieille bible à Buchenwald. Il lit un extrait de l'Evangile. L'histoire d'un homme, rien que d'un homme, la croix pour un homme, l'histoire d'un seul homme. Il peut parler, et les femmes qui l'aiment sont là. Il n'est pas déguisé, il est beau, en tout cas il a de la chair fraîche sur les os, il n'a pas de poux, il peut dire des choses nouvelles et, si on le nargue, c'est qu'on est tenté du moins de le considérer comme quelqu'un. Une histoire. Une passion. Au loin, une croix. Faible croix, très loin. Belle histoire. K ... est mort, lui, et on ne l'a pas reconnu. Des copains sont morts en disant: "Les vaches, les fumiers ... » Les petits Tziganes de Buchenwald asphyxiés comme des rats. M.-L. A ... morte, squelette, rasée. Toutes les cendres sur la terre d'Auschwitz. La voix du copain passe. Faible histoire, fluette, belle histoire dérisoire. Un autre copain -il ne croit pas -parle de la liberté de cet homme. Il avait accepté, dit-il.Jeanneton aussi dans sa cellule à Fresnes avait accepté. Il nous avait dit: "j'ai l'honneur de vous annoncer que je suis condamné à mort. » Et ici peut-être aussi quelques-uns acceptent, comprennent, trouvent tout ça régulier. 

Belle histoire du surhomme, ensevelie sous les tonnes de cendres d'Auschwitz. On lui avait permis d'avoir une histoire. Il parlait d'amour, et on l'aimait. Les cheveux sur les pieds, les parfums, le disciple qu'il aimait, la face essuyée ... On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l'or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. Ou bien on met leur peau sur les abat jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abat jour, seulement des tatouages artistiques. «Mon Père, pourquoi m'avez-vous ... » Hurlements des enfants que l'on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine. "

dimanche 26 février 2023

L espèce humaine de Robert Antelme

 "J'ai demandé à l'infirmier qui était près du poêle: Où est K. .. ? Il m'a répondu surpris: Ben quoi, tu es passé devant. Il est là. Et il me désignait, vers la porte, un des lits devant lesquels j'étais en effet passé. Je suis revenu sur mes pas et, dans les lits proches de la porte, j'ai regardé chaque tête sur son oreiller. Je n'ai pas vu K. .. Arrivé près de la porte, je me suis retourne et j'ai vu un type qui était couché lorsque j'étais passé la première fois et qui venait de se relever et se tenait appuyé sur ses coudes. Il avait un long nez, des creux à la place des joue s, des yeux bleus à peu près éteints et un pli de la bouche qui pouvait être un sourire. Je me suis approché de lui,je croyais qu'il me regardait;je me suis approché très près, puis j'ai déplacé ma tête sur le côté; la sienne n'a pas bougé et sa bouche a gardé le même pli. Je suis allé alors vers le lit voisin et j'ai demandé à celui qui était couché: 

Où est K. .. ?

 Il a tourné la tête et m'a désigné celui qui était appuyé sur ses coudes. j'ai regardé celui qui était K. .. J'ai eu peur, peur de moi. Pour me rassurer, j'ai regardé d'autres têtes, je les reconnaissais bien, je ne me trompais pas, je savais encore qui ils étaient. L'autre était toujours appuyé sur ses bras, la tête pendante, la bouche entrouverte. Je me suis approché de nouveau, j'ai penché la tête au-dessus de lui, j'ai longtemps regardé les yeux bleus, puis je me suis écarté: les yeux n'ont pas bougé. Je regardais les autres. Ils étaient calmes, je les reconnaissais toujours, et, sûr que je les reconnaissais toujours, je suis revenu aussitôt vers lui. Je l'ai regardé alors par-dessous. je l'ai examiné, je l'ai tellement regardé que j'ai fini par lui dire, pour voir, à voix très basse, de tout près: 

Bonsoir, mon vieux. 

Il n'a pas bougé. Je ne pouvais pas me montrer davantage. Il gardait cette espèce de sourire sur la bouche. Je ne reconnaissais rien. J'ai fixé alors le nez, on devait pouvoir reconnaître un nez. je me suis accroché à ce nez, mais il n'indiquait rien. Je ne pouvais rien trouver. J'étais impuissant. Je me suis éloigné de son lit. Plusieurs fois, je me suis retourné, j'espérais chaque fois que la figure que je connaissais m'apparaîtrait, mais je ne retrouvais même pas le nez. Toujours rien que la tête pendante et la bouche entrouverte de personne. Je suis sorti du revier. Cela était arrivé en huit jours. Celui que sa femme avait vu partir était devenu l'un de nous, un inconnu pour elle. Mais à ce moment-là il y avait encore possibilité pour un autre double de K ... , que nous-mêmes nous ne connaissions pas, ne reconnaîtrions pas. Cependant, quelques-uns le reconnaissaient encore. Cela n'était donc pas arrivé sans témoin. Ceux qui étaient couchés à côté de lui le reconnaissaient encore. Aucune chance de jamais vraiment devenir personne pour tous. Quand j'avais demandé à son voisin: 

"OÙ est K. .. ? », il me l'avait désigné aussitôt; K ... était bien encore celui-là pour lui. Maintenant ce nom restait, K ... Il flottait sur celui que je revoyais à l'usine. Mais en le regardant au revier, je n'avais pas pu dire: 

«C'est K. .. » La mort ne recèle pas tant de mystère. K ... allait mourir cette nuit. Cela voulait dire qu'il n'était pas encore mort; qu'il fallait attendre pour déclarer mort celui que j'avais connu et dont j'avais encore l'image dans la tête et dont son ami avait une autre image encore plus ancienne, il fallait attendre que celui qui était là et que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre soit mort. Cela était arrivé pendant la vie de K. .. C'était en K. .. vivant que je n'avais trouvé personne. Parce que je ne retrouvais plus celui que je connaissais, parce qu'il ne me reconnaissait pas, j'avais douté de moi un instant. Et c'était pour m'assurer que j'étais bien encore moi que j'avais regardé les autres, comme pour reprendre respiration. Comme les figures stables des autres m'avaient rassuré, la mort, le mort K. .. allait rassurer, refaire l'unité de cet homme. Cependant ceci resterait, qu'entre celui que j'avais connu et le mort K. .. que nous connaîtrions tous, il y avait eu ce néant. "

jeudi 23 février 2023

OPTIMISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


L'optimisme est une doctrine philosophique qui a eu cours de tous les temps. Plotin, le chef de l'école d'Alexandrie s'est donné beaucoup de peine pour prouver que les prisons, les guerres, les épidémies, la mort sont des biens et non des maux. Les guerres et les épidémies préviennent l'excès de population : elles préservent l'individu, par une mort prompte, des inconvénients et des infirmités de la vieillesse. La mort n'est pas un mal, elle est si peu de chose qu'aux jours de fête, les hommes s'assemblent dans les amphithéâtres pour s'en donner le spectacle.

Parmi les modernes, Leibniz est celui qui a porté l'optimisme au plus haut degré d'exaltation. D'après sa thèse, Dieu, en vertu de son omniperfection, fait toujours ce qu'il y a de mieux, et ce qu'il faut considérer, ce ne sont pas les détails, mais l'ensemble, c'est-à-dire, toutes choses balancées, le système ou la construction qui l'emporte en perfection sur tous les autres agencements imaginables. L'humanité n'étant qu'un détail, la terre qu'un atome, en comparaison des mondes innombrables qui peuplent l'espace, on peut en conclure que nos imperfections, nos misères ne sont que très peu de chose - un néant au prix de la perfection que démontre l'arrangement du cosmos. Malgré toutes ses imperfections, le monde dont nous faisons partie, est le meilleur des mondes possibles.

Dans son poème sur l'homme, le poète anglais Pope a encore renchéri sur Leibniz. Partout le mal est compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ; dans les vapeurs du vin, le mendiant s'imagine être un roi, l'aveugle danse, le boiteux chante, et il n'est jusqu'au sot qui ne soit ravi de luimême. Les défauts et les vices des hommes sont pour le mieux parce qu'ils tournent à l'avantage de la société. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il y eût dans ce monde moins de méchants et plus de gens de bien ? Pope répond qu'un monde composé de gens de bien ne serait pas préférable au monde où nous vivons, où se mélangent bons et méchants : selon lui, tous ces gens de bien ne pourraient s'entendre entre eux.

Voltaire a ridiculisé de main de maître l'optimisme à la façon de Leibniz et de Pope, dans son poème sur Le tremblement de terre de Lisbonne, dans ses contes philosophiques et spécialement dans Candide. Candide et son maître, le Docteur Pangloss, courent toutes sortes d'aventures, où ils risquent cent fois de perdre la vie et dont ils ne réchappent que grâce à un concours de circonstances extraordinaires. Avec une obstination qui tient du comique ou de l'héroïque, selon le point de vue du lecteur, ils persévèrent dans leur optimisme, et le Docteur Pangloss n'en continue pas moins d'enseigner à son disciple que « ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise, il fallait dire que tout est au mieux ».

Le bon sens a toujours protesté contre cet optimisme qui veut que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Non, tout n'est pas pour le mieux pour celui que la misère accable, que poursuit l'adversité, qui est obligé de refouler ses aspirations, ses désirs, ses appétits. Dans son chapitre sur Les Grands, Labruyère a fait justice de l'optimisme compensateur. « On demande, écrit-il, si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait, du moins, que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut formuler cette question, mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide. »

A mesure que s'affaiblissait la foi eu un Dieu organisateur, dictateur de l'univers, il fallut trouver une réponse plus sensée que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », au problème de la misère de vivre. On imagina une loi de progrès continu. A la suite des Herder, des Kant, des Turgot, des Condorcet, des Saint-Simon, des Auguste Comte, de toutes les écoles socialistes utopistes ou scientifiques, des évolutionnistes de tout ordre, on déclara sans limite la capacité de perfectionnement de l'humanité ou de la nature individuelle. On alla plus loin : on admit, et on ne pouvait faire autrement, que tous les événements qui ont eu lieu ou ont lieu ont été ou sont nécessaires, ont servi ou servent au développement de l'espèce humaine. Taine formula cette idée en une phrase lapidaire : « Ce qui est a le droit d'être ». Tout est donc bien et pour le mieux dans la meilleure des évolutions. Dans le passé et dans le présent.

Ceux qui défendaient ou défendent cette thèse ne s'aperçoivent pas qu'ils légitiment du même coup tout ce contre quoi notre raison s'insurge ; par exemple : les violences faites aux corps et les violences faites aux opinions, l'inquisition, les conseils de guerre, les bûchers, les in-pace, les pelotons d'exécution, les jets de liquide enflammé, les gaz asphyxiants, les avions de bombardement, le nettoyage des tranchées. Tout est bien, l'esclavage, le servage, le salariat, le capitalisme étatiste, les prisonniers de guerre massacrés malgré les promesses de vie sauve, les chrétiens de Rome jetés aux fauves, les exterminations des Albigeois et des anabaptistes, les lettres de cachet, la raison d'Etat, les lois scélérates, la terreur blanche et la terreur rouge. Tout est bien, tout a servi au développement de l'humanité, tout a concouru à la marche du progrès, tout cela a facilité et préparé la venue du bonheur inéluctable, final et universel.

A vrai dire, nous ignorons en quoi consiste le progrès et même s'il y a progrès. Pour savoir s'il y a progrès, il faudrait connaître le point de départ de l'humanité et le point ou les points vers lesquels elle s'avance. Nous l'ignorons et même si nous connaissions exactement ce point de départ, nous ne possédons aucun critère scientifique nous permettant de distinguer le progrès de ce qui ne l'est pas. Nous constatons un déplacement. Selon leur mentalité ou le parti auquel ils appartiennent, les humains nomment ce déplacement progrès ou recul, voilà tout.

Nous nous rendons compte que ce qu'on appelle progrès a très peu modifié les tempéraments et presque point les aspirations intimes des individus. Le déplacement est en surface, non en profondeur. Les découvertes d'ordre scientifique, spécialement au point de vue mécanique et leurs applications techniques ont transformé les circonstances de l'évolution des agglomérations sociales : dans la plupart des cas, elles ont été cause que le fait purement économique s'est substitué aux faits religieux-moral et politique-idéaliste, dont le rôle se réduit maintenant à un réservoir de termes, dont on se sert pour voiler la crudité des expédients ou des nécessités de l'existence des hommes.

Les guerres démontrent combien les applications techniques des découvertes scientifiques peuvent être tournées au désavantage de l'homme et combien « l'unité sociale économiqne » reste soumise aux caprices et à la volonté des conducteurs des troupeaux humains !

Est-ce une raison pour que l'individualiste se plonge dans le pessimisme ? Nullement.

L'individualiste ne croit ni en Dieu omniparfait, qui a créé le monde le meilleur qu'il puisse être, ni au Progrès qui rendra le monde le meilleur qu'il puisse être. Il vit dans le présent. Il se dit qu'il y a du bon et du mauvais dans les acquis de l'humanité et il ignore où ce qu'on appelle l'évolution conduira les hommes. La vie lui apparaît comme une expérience plus ou moins longue, composée d'une série d'essais passagers ou plus ou moins durables qu'il importe, pour lui, de rendre le plus agréable possible, soit seul, soit associé. Sa vie lui est un champ d'études et une leçon de choses. Il ne s'attarde pas aux expériences dont il ne retire qu'amertume, il ne se sent jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les circonstances lui dicteront la voie où s'engager et tantôt ce seront ses expériences passées. Quoi qu'il en soit, il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu'elles le maîtrisent.

Considérer la vie comme une série d'expériences pousse l'individualiste à fréquenter une multitude de personnes qui partagent ou ne partagent pas des idées qui lui sont chères. En effet, le développement individuel, l'exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l'intensité des réactions, réclament souvent que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent. Cette variation continuelle fait de 1'individualiste un être « bon », non pas niaisement bon, mais l'amène à condidérer autrui par rapport à son déterminisme particulier, à lui, autrui. S'il lui est antipathique, il s'en éloigne, sans plus, sans le juger. Si sa conception de la vie est identique à la sienne, il s'associe volontiers avec lui. C'est ce qui rend l'individualiste capable d'entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences, des existences menées simultanément dans des domaines différents, agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, considérés l'un et l'autre comme de simples produits du fonctionnement de l'organisme individuel - les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.

L'individualiste anarchiste qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum compatible avec ses capacités de perception ou d'initiative ; connu le maximum d'émotions et de sensations adéquat à sa force de résistance ou son énergie d'appréciation, cet homme là « meurt bien », rassasié d'expériences, et non pas seulement d'années, comme l'indiquait l'antique et biblique formule. Il s'en va de la scène du monde, rassasié d'expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l'Etat, les moyens dont il s'est servi pour se soustraire à l'emprise des lois ou des conventions sociales, les nécessités de subvenir à son existence - sans autre regret également que de ne pouvoir continuer l'expérience plus longtemps. Mais réalisant qu'il n'y peut rien, sa couche dernière ignore le remords, la crainte d'une survivance quelconque, puisqu'il est convaincu qu'il va s'absorber dans la circulation universel1e. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il ferme les yeux, pleinement heureux, s'il est un propagandiste, à la pensée qu'il a pu contribuer, par son exemple ou son activité, à inciter d'autres à s'engager sur la route large et féconde des expériences.

Pour rester un optimiste toute sa vie, l'individualiste n'a pas eu besoin de croire ni à Dieu, ni au progrès, il n'a eu besoin que de s'efforcer de rendre l'expérience de demain plus satisfaisante que celle d'aujourd'hui, en recherchant les causes qui ont fait peut-être un échec de celle d'hier.

- E. ARMAND.

OPTIMISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


A l'opposé du pessimisme qui trouve l'univers mauvais, la vie indigne d'être vécue, l'optimisme estime l'existence bonne, le monde organisé de la meilleure façon possible. D'instinct, par tempérament, ou en raison de circonstances et de conditions de vie particulières, certains voient tout en rose, sont constamment satisfaits de leur sort, découvrent un bon côté même aux événements défavorables. Cet optimisme sentimental peut être un adjuvant utile pour l'action, lorsqu'il résulte soit d'une exubérance d'énergie physique, soit de la fermeté d'un vouloir que les obstacles ne découragent pas. Souvent, non toujours, il implique un profond égoïsme et une complète indifférence pour la douleur du reste des humains. Quant à l'optimisme béat, fruit de l'ignorance ou d'une incorrigible myopie mentale, il ne mérite pas d'être pris au sérieux. Aussi bien négligerons-nous systématiquement l'optimisme instinctif, pour traiter seulement de l'optimisme philosophique. Mais nous ne nions pas que, chez maints penseurs, les idées dérivent du tempérament, ni que les conditions sociales ou les événements de l'existence individuelle interviennent activement dans la production de bien des doctrines morales, religieuses et métaphysiques.

Intimement lié à celui de l'existence et de la nature de Dieu, le problème de l'optimisme fut, en général et d'une façon au moins indirecte, résolu par l'affirmative dans les principales métaphysiques anciennes. Avec le christianisme et la croyance en un dieu, tout ensemble souverainement puissant et souverainement bon, il devient particulièrement difficile d'expliquer l'existence du mal. Les Pères de l'Eglise s'y employèrent de leur mieux, sans accoucher d'autre chose que de niaiseries théologiques sur la désobéissance de nos premiers parents et le péché originel. Du point de vue philosophique, c'est chez saint Augustin que nous trouvons l'effort le plus sérieux pour donner une base rationnelle à l'optimisme chrétien. Afin de légitimer les crimes patents et quotidiens, dont se rend coupable la Providence, il ose déclarer que la souffrance et le mal ajoutent des charmes merveilleux à la beauté de l'univers. Tant pis pour les malheureux que dieu tourmente sur terre ou dans la rôtissoire infernale ! Jésus, que l'on ose appeler la bonté infinie, avait besoin, paraît-il, de larmes et de sanglots pour manifester sa gloire avec plus d'éclat. Et cette monstrueuse argumentation sera reprise par tous les penseurs chrétiens ! Dans la misère humaine, et dans les imperfections de l'univers, dieu trouve son compte, voilà ce que déclare catégoriquement saint Augustin : « S'il n'était pas bon que le mal lui-même se produisit, le Dieu bon, qui est tout-puissant, ne permettrait pas ce mal : il lui est, certes, facile de faire ce qu'il veut ; mais il lui est également facile de ne pas permettre ce dont il ne veut pas l'existence. » Notre misère étant utile au créateur, comme les ombres sont utiles dans un tableau, nous aurions tort, paraît-il, de nous plaindre : « Rapportez toutes choses à la perfection de l'univers, et vous verrez que, si chacune d'elles est plus ou moins lumineuse que les autres, le total y gagne un plus parfait éclat ». Suivent des couplets sur l'impossibilité, pour notre faible intelligence, de comprendre comment dieu reste juste et bon tout en étant si cruel : « Parce qu'elle est plus haute que la justice humaine, la justice de Dieu est aussi plus inscrutable. Pensez à cela et ne comparez pas Dieu exerçant la justice, aux hommes exerçant la justice ; Dieu est certainement juste, même lorsqu'il fait ce qui paraît injuste aux hommes, et ce que l'homme ne pourrait faire sans injustice ». Pour se dispenser de fournir des explications impossibles, saint Augustin se borne, selon une habitude chère aux théologiens catholiques, à invoquer l'impénétrable opacité des divins mystères. Et sans vergogne, il ose conclure : « A quelque supposition que notre pensée s'arrête, elle trouve qu'il faut toujours louer Dieu, le créateur très bon et I'organisateur très juste de tout ce qui existe ».

Mêmes sophismes chez saint Thomas-d'Aquin, le chef incontesté des scolastiques. Il estime que la Providence a tout disposé de si harmonieuse façon que le monde peut être considéré comme parfait, non au sens absolu, mais en ce sens qu'il est la très fidèle expression des desseins du créateur, desseins admirables autant par la magnificence de l'exécution que par la sagesse de la conception. Pour l'Aquinate, comme pour l'évêque d'Hippone, dieu fait bon marché des individus et ne s'intéresse qu'à l'ensemble. Ce qui suffit, pense-t-il, à justifier l'existence du mal : « Dieu fait ce qu'il y a de mieux pour l'ensemble, mais non ce qu'il y a de mieux pour chaque partie, à moins que les parties ne soient considérées dans leur rapport avec le tout. Or, le tout, c'est-à-dire l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il renferme des êtres qui puissent s'écarter du bien, et qui en effet s'en écartent avec la permission de Dieu, qui leur a laissé la liberté ». Il ajoute ailleurs : « La perfection de l'univers demande qu'il y ait de l'inégalité parmi les êtres, afin que tous les degrés de la perfection soient reproduits. Or, c'est un degré de la perfection qu'il y ait des êtres si excellents qu'ils ne puissent jamais défaillir. Et c'est un autre degré de la perfection qu'il y en ait qui puissent s'écarter du bien. La nature nous offre elle-même ce spectacle dans le domaine de l'être ; car il y a des êtres qui ne peuvent perdre l'existence, étant incorruptibles de leur nature ; et il y en a qui peuvent la perdre, étant sujets à la corruption. Si donc la perfection de l'univers demandait qu'il y eût non seulement des êtres incorruptibles, mais encore des êtres corruptibles, elle demandait pareillement qu'il y en eût de capables de s'écarter du bien ». Avec cynisme, l'Ange de l'Ecole déclare même : « Il y aurait une foule de biens anéantis si Dieu ne permettait pas au mal d'exister. La mort des animaux dévorés par le lion est ce qui le fait vivre ; de même, sans la persécution des tyrans, nous ne serions pas témoins de la patience des martyrs ». Ce qui n'empêche point le même Thomas de proclamer dieu infiniment bon ! On ne saurait pousser plus loin l'inconscience ou la mauvaise foi.

Au XVIIème siècle, Malebranche, un autre optimiste fameux, reconnaîtra que dieu est égoïste au suprême degré, et que son univers, excellent pour lui-même, ne l'est pas toujours pour ses créatures. L'être infiniment parfait, déclare-t-il, s'aime invinciblement lui-même plus que tout le reste ; il n'aime rien que par rapport à lui et n'a jamais, lorsqu'il agit, d'autres fins que lui-même. En dieu « tout autre amour que l'amour-propre serait déréglé ». Ne devant songer qu'à sa gloire, le créateur produit le monde le plus parfait possible : « La sagesse de Dieu lui défend de prendre de tous les desseins possibles celui qui n'est pas le plus sage. L'amour qu'il se porte à lui-même ne lui permet pas de choisir celui qui ne l'honore pas le plus ». Mais c'est moins la perfection de l'univers, en elle-même, que la manière dont cette perfection est obtenue qu'il faut considérer. « Non content que l'univers l'honore par son excellence et sa beauté, Dieu veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur fécondité, leur universalité, par tous les caractères qui expriment des qualités qu'il se glorifie de posséder. » Malebranche écrit ailleurs : « Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples, ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. Voilà pourquoi le monde est rempli d'impies, de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres : mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l'uniformité de sa conduite, car il doit l'honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par la perfection de ses créatures. » En d'autres termes, par orgueil, par amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l'existence. Et Malebranche estime, en bon chrétien, qu'on aurait tort de le regretter. Ajoutons que, gràce à l'Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen d'élever l'univers jusqu'à lui, de le rendre divin : « L'Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu : c'est ce qui justifie sa conduite ». « Je prétends, écrira encore le philosophe oratorien, que c'est à cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu'il n'y a rien de beau, rien qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. » Il en donne la raison : « Car enfin l'Univers, quelque grand, quelque parfait qu'i1 puisse être, tant qu'il sera fini, il sera indigne de l'action d'un Dieu, dont le prix est infini ». On le voit, l'optimisme de Malebranche n'a rien de consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du tout-puissant.

Celui de Leibniz est moins cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles, mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. « Je ne saurais, déclare Leibniz, approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment que ce que Dieu fait n'est pas de la dernière perfection, et qu'il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu. » Si, entre une infinité de mondes possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible a un droit à prétendre à l'existence proportionné à la mesure de perfection qu'il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait, c'est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d'achoppement des systèmes optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c'est-à-dire l'imperfection de l'être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance ; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ». L'imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà en partie les deux autres. D'ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un domaine fort restreint, d'après Leibniz : « Si nous n'avions point la connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l'article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser par la rnême valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avait été ». Et puis, par contraste, la douleur devient une source de joie : « Un peu d'acide, d'âcre ou d'amer, plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l'harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus souvent, qu'un peu de mal rende le bien plus sensible, c'est-à-dire plus grand ? » Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre existence terrestre ne nous permettent pas de voir assez loin. « Le remède est tout prêt dans l'autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit délai que la sagesse suprême a trouvé bon d'imposer aux hommes. » Naturellement, une explication différente s'impose lorsqu'il s'agit du mal moral, du péché, puisque dieu même s'en doit offusquer. Pour Leibniz, le créateur est cause de ce qu'il y a de matériel, de positif dans nos actes, non de ce qu'il y a de négatif, de formel. « Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action. » Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le succès n'appartient qu'à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune, autant qu'il est possible de faire tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications ! Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c'est de nager dans un pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d'invoquer l'action de dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d'un ridicule inoubliable l'optimisme des penseurs chrétiens.

Condorcet eut le mérite de se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques. C'est sur un fait, qu'il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine, qu'il fonde son optimisme rationnel : « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l'homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s'évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d'un ouvrage éternel. Dans une existence d'un moment sur un point de l'espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre ». Non sans raison, l'on reproche à Condorcet d'avoir négligé l'exactitude méthodique, la rigueur et la précision qu'exige le savoir positif. S'il a déserté les cieux, il s'attarde encore dans les nuages de l'abstraction et de l'idéologie. Nous voulons aujourd'hui qu'une part plus large soit faite à l'observation, à l'expérience ; nous écartons toute hypothèse n'ayant pour base que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques, celui de l'optimisme relève de la science expérimentale ; l'inconnaissable, imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la physique, la biologie, etc ... se confondent avec la philosophie et fournissent des solutions aux problèmes transcendantaux.

De ce point de vue, il est encore impossible d'affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins en ce qui concerne l'espèce. Que 1es individus s'y résignent, longtemps la mort restera l'ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine. Dans deux études, Face à l'Eternité, Vouloir et Destin, j'ai montré que la destruction de notre globe n'impliquerait peut-être pas la disparition de nos descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé. « Pour ces derniers, l'heure viendra de monter à l'assaut des étoiles, d'explorer l'univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf, à l'atmosphère vierge, aux luxuriantes végétations ... Rêve fou, impossible chimère ! dira-t-on. Projet réalisable, assurent des savants très positifs. La superposition de fusées à tir successif ou des machines non encore inventées permettront un jour, de se rire des lois de l'universelle gravitation. Nous savons que les ondes électriques sillonnent les espaces interplanétaires ; d'où l'idée de correspondre avec Mars par télégraphie sans fil. Mais il faudrait que l'habitent des êtres parents de l'homme dont la civilisation fût assez haute, les récepteurs assez puissants pour que nos messages leur devinssent accessibles. Peut-être les échanges, rendus faciles entre les terres peuplées d'espèces raisonnables, doivent-ils aboutir, plus tard, à un savoir qui, émigrant d'astre en astre, connaîtra l'immortalité. Malgré la mort, lente ou brusque, de notre globe et des autres, à tour de rôle, un trésor intangible de vérités supérieures se transmettrait de monde à monde, procurant à ses détenteurs une incommensurable puissance. Et rien n'assure que la raison n'arriverait point à guider les astres, dans leur course inconsciente à travers l'espace et le temps. Au jeu aveugle des forces cosmiques serait substituée la finalité éclose dans le cerveau d'êtres intelligents, dans celui des hommes, si notre espèce se montre digne d'une mission jadis réservée à Dieu. » Pour un avenir très lointain certes, il n'est même pas impossible que les hommes parviennent à vaincre la mort. « A condition bien entendu qu'ils acceptent ce cadeau, probablement indésirable, une vie sans fin. Si l'existence nous paraît si belle, c'est qu'elle doit avoir un terme et que nous le savons ; dans la volupté de vivre, la pensée de la mort entre pour une large part ; bien vite nous serions las de tout, dégoûtés de nous-mêmes, je le crains, sans la perpective d'un trépas qui pourtant nous effraye. Aux yeux du biologiste, l'immortalité semble normale chez les êtres unicellulaires, dont la division indéfinie ne laisse aucun cadavre après elle. Pourquoi la cellule cesserait-elle de posséder une immortalité, au moins potentielle, dans les organismes supérieurs ? En fait, chez les animaux les plus perf'ectionnés, même chez l'homme, des cellules subsistent qui conservent l'aptitude à la croissance et à la multiplication indéfinie ; ce sont les cellules sexuelles, ces éternels portevies. » A notre espèce, tous les espoirs sont permis.

- L. BARBEDETTE

OPTIMISME n. m. (du latin optimus, très bon) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


C'est, nous dit Littré, un « système de philosophie où l'on enseigne que Dieu a fait les choses suivant la perfection de ses idées, c'est-à-dire le mieux, et que le monde est le meilleur des mondes possibles ». C'est aussi « une tendance à voir tout en beau, surtout en politique ».

Nous ne nous occuperons pas de l'optimisme philosophique qui est une véritable bouteille à encre. Constatons simplement qu'il est peut-être, dans toute la métaphysique, le système le plus funeste à l'idée de Dieu et de sa perfection, car la réalité nous fait observer à tout instant l'imperfection du monde. Même en admettant que Dieu ait fait ce monde et que, par rapport à Dieu, il soit parfait et que toutes les choses y soient bonnes, nous ne pouvons, par rapport à nous, reconnaître cette perfection et cette bonté. Il se peut que le choléra et la peste soient bons en euxmêmes et prouvent la perfection divine ; ils n'en sont pas moins détestables pour le plus grand nombre des hommes. Il faut être un fou mystique, un de ces vésaniques que les pratiques religieuses ont détraqués, dont elles ont fait des brutes sanguinaires, pour se réjouir des calamités qui accablent le monde et y voir les effets de la « perfection divine ». Cet optimisme féroce ressemble étrangement à ce pessimisme qui n'attend le bien que de l'excès du mal. C'est ainsi que les extrêmes se touchent, et ils se touchent doublement quand, à côté des moines qui prêchent la guerre pour ramener les hommes à Dieu, des révolutionnaires professent que la révolution ne sortira que de l'excès de misère !. .. Les révolutions de la misère ont toujours été désastreuses pour les miséreux.

Voltaire, dans son roman Candide, a spirituellement raillé l'optimisme qu'il fait définir par son héros « la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ». Il faut remarquer qu'il ne dit pas : « quand tout est mal ». Il a le bon sens de se garder du préjugé contraire à l'optimisme, celui des pessimistes qui, s'ils n'ont pas fabriqué un système philosophique pour enseigner que « tout est mal », n'en sont pas pour cela mieux équilibrés que les disciples du « tout est bien ».

Il faut pourtant constater que l'optimisme a, plus que le pessimisme, un fondement dans les faits naturels et sociaux. Toute la nature est optimiste et l'homme est naturellement optimiste. Il est indiscutable que dans toute la nature les forces favorables à la vie dominent celles qui lui sont contraires, que la vie est plus forte que la mort ; sans cela, le monde n'existerait plus depuis longtemps.

Il est non moins incontestable que, parmi les hommes, la tendance à la paix, à l'entr'aide, au perfectionnement individuel et à l'amélioration des rapports sociaux est plus puissante que la tendance à la guerre, à la concurrence, à l'abandon de soimême et à l'indifférence sociale ; sans cela, les hommes auraient disparu. L'homme est naturellement porté à se faire une vie aussi bonne que possible et à en rechercher les moyens. Par intérêt, sinon par bonté, il a compris que la sociabilité est préférable à l'hostilité. C'est son espoir, sa volonté d'une vie meilleure, qui a éveillé son esprit d'invention, qui l'a lancé dans le champ illimité des recherches scientifiques, qui lui a fait trouver la machine pour diminuer son effort et soulager sa peine, qui lui fait réclamer une sécurité toujours plus grande dans un état social où, si souvent déçu, il n'en conserve pas moins l'espérance continue d'un mieux être. C'est l'optimisme qui entretient son espoir et sa volonté. Sans lui, il en arriverait à perdre tout ressort avec toute dignité et toute fierté de lui-même. « A quoi bon ? » dirait-il, comme ces abouliques à qui il est indifférent de faire une chose plutôt qu'une autre, persuadés que « rien ne sert à rien » !. ..

L'optimisme est nécessaire pour vivre ; il est un signe de santé physique et morale. Mais pas plus que la vie n'est un film qui déroule tous les jours, au même rythme, un même nombre d'images ayant toujours les mêmes couleurs, cet optimisme n'est constant et immuable chez l'individu bien équilibré. L'optimiste qui ne connaît jamais le pessimisme est un égoïste massif pour qui la vie est bonne et qui ne la voit pas autrement pour les autres. Le pessimisme constant est, par contre, le produit d'un état de maladie physique ou morale, neurasthénie ou hypocondrie. L'affaiblissement des forces nerveuses produit la première ; les douleurs, les ambitions déçues entretiennent la seconde. Que de « grands hommes » méconnus pour qui le monde n'est mal fait que parce qu'il n'a pas les yeux sur eux et ne fait pas leur fortune ! ... Quand ils se bornent à extravaser leur bile et qu'ils ne font pas des cabotins du crime, cela n'a pas d'importance. Mais trop souvent, des Victor Hugo ratés font des Lacenaire. Constipés, dyspeptiques ou ratés qui ne sont pas toujours « tombés d'un trop haut idéal », tels sont généralement les pessimistes. Tels sont les faux savants qui interprètent Darwin à l'envers, tel ce Quinton qui a écrit les insanités suivantes : « Le monde est aux impudents. La guerre est l'âge d'or. L'action pour l'honnête homme n'est possible qu'à la guerre. La joie de tuer est profonde. Les jours qui terminent les guerres sont des jours de deuil pour les braves. Tu n'as pas à comprendre les peuples, tu n'as qu'à les haïr. En dehors de la maternité chez la femme et de la guerre chez l'homme, l'être humain n'est que petitesse et ordure. Le pacifisme est un attentat à l'honneur. C'est la grandeur de la guerre de déchirer les contrats. » Propos bien dignes de cet hypertrophié du « moi » qui disait aussi : « En dehors de moi, tout n'est que vices, sottise, folie. »

Or, si Darwin a constaté, dans son système de l'évolution organique, la « lutte pour l'existence », il a placé au-dessus de cette lutte « l'accord pour l'existence », sans lequel les plus féroces « lutteurs », parasites malfaisants, auraient disparu depuis longtemps avec le vieux monde tourneboulé par eux. « La preuve nous en est donnée par ce fait que les espèces les plus heureuses dans leur destinée ne sont pas les mieux outillées pour la rapine et le meurtre, mais, au contraire, celles qui, munies d'armes peu perfectionnées, s'entr'aident avec le plus d'empressement : ce sont non les plus féroces, mais les plus aimantes. » (E. Reclus.) Et ne prenons pas comme exemple contraire celui de la prétendue prospérité de cette Europe actuelle, où sévissent tant de Quintons et qui est la mieux outillée pour la rapine. D'abord, elle n'est pas heureuse, cette Europe. Ensuite, elle ne tardera pas à s'engloutir dans sa propre ordure si elle continue à suivre les « surhommes », mégalomanes assoiffés de domination, qui exploitent la lâcheté du troupeau en se donnant des airs « nietzschéens », mais ne sont que de vulgaires aventuriers.

Quand Renan disait : « Il est des temps où l'optimisme fait involontairement soupçonner chez celui qui le professe quelque petitesse d'esprit ou quelque bassesse de cœur », il jugeait comme il convenait l'optimisme des égoïstes, satisfaits même aux temps des Soulouques grotesques et sanglants qui règnent trop souvent sur la sottise des peuples.

L'optimisme dans l'actuel est l'adhésion à cet actuel ou à ce qu'il peut produire. Celui qui porte en soi un rêve quelconque de justice sociale, de perfectionnement humain, ne peut posséder cet optimisme en face de l'état social ; mais il peut croire à des possibilités de transformation de cet état et il y travaille. L'optimisme du révolutionnaire, de celui qui revendique et ne se résigne pas à la servitude, ne peut commencer que là, dans la possibilité qu'il voit d'aboutir au résultat qu'il recherche et qui stimule son effort.

Un déiste est, d'après l'arbitraire définition philosophique, un optimiste. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes que pouvait créer son Dieu parfait. Pourquoi, et d'ailleurs comment, sinon par des entreprises chimériques et condamnables, demander et obtenir mieux ? Le déiste bénit la main qui le frappe. Il appelle la « bonne souffrance » qui sanctifiera son effort vers le divin. Il est même si heureux de vivre dans une « vallée de larmes », qu'il a la terreur de la mort. Aucun homme n'a cette terreur à un plus haut degré que le prêtre. Est-ce l'incertitude du jugement d'un Dieu à qui il prétend s'être « consacré » qui lui apporte cette terreur ou, simplement, comme pour le plus vulgaire des jouisseurs, parce que la vie lui est généralement bonne, qu'il sait ce qu'il va perdre et ne sait pas ce qu'il trouvera ? Contradictions dans tout cela et dont la raison n'est autre que la fallacieuse interprétation philosophique de l'optimisme. Toute la nature, l'humaine en partîculier, est en révolte contre cet optimisme de déchéance et de mort. C'est pourquoi tant de gens qui devraient être heureux de mourir puisqu'ils vont enfin connaître les « félicités du ciel », sont dans la terreur à l'heure de la mort.

Le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel, est établi, non sur les sortilèges de l'au-delà, mais sur les bases solides de la conscience, aussi loin de l'égoïsme béat du porc humain à l'engrais que des séraphiques extases. C'est celui du Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » C'est celui de l'esprit libertaire toujours vigilant chez l'homme conscience de la nature, et qui n'a jamais cessé de le faire progresser dans son individualité et dans le groupe humain. Que cette conscience, chez la majorité des hommes, n'en soit encore qu'au stade de la sauvagerie perfectionnée qu'on appelle le nationalisme, qu'elle n'ait pas encore atteint la sphère de sagesse où la raison dominera la force, elle ne s'est pas moins dégagée de 1a conception du clan primitif pour monter vers l'humanité. « Vous verrez venir encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous défendons. Mais il ne faut pas s'inquiéter. Le chemin de l'humanité est une route de montagne ; elle monte en lacets, et il semble par moments qu'on revienne en arrière. Mais on monte toujours. » (Renan). Voilà le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel.

S'il existait une philosophie pessimiste, elle dirait sans doute : « La nature n'a pas de but et tout finit par la mort. » (H. Astié. Plus loin. Mars 1931). Mais le pessimisme n'a produit aucun système philosophique, pas plus sur ces bases que sur d'autres, parce qu'elles n'ont aucune solidité non seulement expérimentale mais aussi dialectique. D'abord, n'est-il pas inexact de dire que tout finit par la mort puisque la vie est en incessant renouvellement ? Ensuite, quelle certitude a-t-on que la nature n'a pas de but ? Et, en aurait-on la certitude, en quoi cela justifierait-il le pessimisme plutôt que l'optimisme ? C'est comme si l'on disait qu'on doit être pessimiste parce qu'on ne sait pas si Dieu existe ou s'il y a des habitants dans la lune. En quoi ces questions peuvent-elles empêcher de goûter la vie, de la vouloir et de la faire meilleure pour nous et pour ceux qui nous suivront, d'espérer que le progrès scientifique dont les résultats ont été jusqu'ici uniquement matériels, permettra un jour le progrès moral auquel aspirent tous ceux qui rêvent des temps nouveaux ? « Utopie ! » ricanent d'égoïstes esprits pour qui le monde finira avec eux. Mais les utopies sont les réalités de demain. - « Il y aura toujours des guerres ! » gémissent les avachis résignés d'avance aux prochaines « dernières ». - « Les hommes ne sont jamais que des sots ou des fripons », disent des moralistes qui prétendent posséder toutes les vertus mais n'admettent pas que d'autres puissent les avoir ou les acquérir, la mère des gens vertueux étant morte avec la leur.

Cc qui est encore plus inadmissible, c'est ce qu'ajoute ce pessimisme : « Pratiquement, il faut accepter la vie. » - Il faut ! ... Pourquoi faut-il ? A la suite de quelle loi, de quel credo, de quel catéchisme, par quelle sorte de mystique faut-il accepter la vie si on la trouve mauvaise, décevante et sans but ? Est-ce par devoir envers Dieu, envers les autres hommes, envers soi-même ? Mais alors la vie a un but, il y a une raison de poursuivre ce but et on a encore le goût de vivre ; on n'est plus pessimiste que pour en dégoûter les autres.

L'optimisme est indispensable à la vie sociale comme à la vie naturelle. L'instinct qui pousse l'individu à satisfaire ses besoins physiques, intellectuels, sentimentaux, est optimiste, car il tend à entretenir, à perpétuer, à embellir la vie. Dès que l'homme a découvert les idées, qu'il a appliqué son esprit à l'observation des choses, la nature a perdu à ses yeux son hostilité première, il l'a vue et sentie meilleure, plus maternelle, il a mis en elle une confiance grandissante et, jusque dans sa terreur des forces malfaisantes, il a été optimiste puisqu'il a eu l'espoir de changer leurs dispositions à son égard par sa soumission et son adoration. (Voir Naturisme).

La pensée antique, particulièrement celle de la Grèce qui s'exaltait dans le plus magnifique épanouissement de la vie, était optimiste. Le pessimisme fut en elle une exception. L'optimisme domina socialement tant que les hommes vécurent en accord avec la nature, qu'ils ne virent qu'en elle toute force, toute pensée, toute vie. Les religions qui transportèrent dans l'au-delà les espoirs humains, créèrent l'optimisme métaphysique et le pessimisme social. Les deux se complétèrent pour paralyser l'effort dans l'actuel et créer l'inertie contemplative qui va, dans certaines religions, jusqu'à l'état cataleptique.

Au moyen âge, l'Eglise sut remarquablement organiser le pessimisme social à son profit. Jamais les hommes ne furent plus désespérés, livrés à la plus noire superstition et aux aberrations les plus inouïes. La hantise de la mort fut telle que dans toute la chrétienté courut l'idée que l'an mil amènerait la fin du monde. En attendant la catastrophe qu'elle annonçait sans y croire, l'Eglise accaparait, accumulait les biens terrestres dont elle dépouillait ses dupes terrifiées. Il fallut longtemps, après l'an mil, pour que les hommes, voyant que le soleil brillait toujours, reprissent le goût de vivre et cherchassent à sortir de la désolation où ils avaient été plongés. L'optimisme social monta alors de nouveau de la terre et du travail pour produire ce qui fut la période féconde du moyen âge, reprendre le contact avec la saine pensée antique et engendrer les temps modernes sur les ruines amoncelées par un pessimisme pestiféré.

Toutes les découvertes qui, depuis quatre cents ans, ont marqué l'évolution humaine (voir Temps modernes) ont été le produit de l'optimisme social, de la foi dans le progrès, dans le développement d'une humanité en marche vers le bien-être et la liberté. Que l'ignorance, exploitée par les intérêts égoïstes et leur mauvaise foi, ait compromis, à certains moments, et compromette encore l'œuvre de la vraie civilisation, il n'en reste pas moins que toutes les théories, toutes les réalisations, sont le résultat d'un magnifique optimisme, depuis les utopies d'apparences les plus irréalisables jusqu'aux acquisitions les plus positives de la science. Les utopies du XVIIIème siècle ont produit le libéralisme et les idées saint-simoniennes. Ces dernières se sont précisées et réalisées en partie dans le socialisme du XIXème siècle. Le socialisme est, à son tour, en voie d'enfantement dans le XXème siècle. Ses mauvais accoucheurs l'ont fait et le feront encore avorter bien des fois dans de misérables aventures, mais il n'en porte pas moins les espoirs d'un monde nouveau. Lisez dans la Correspondance de Proudhon, sa belle lettre du 27 septembre 1853 sur « l'incorruptibilité des sociétés ». Entre-autres choses qui sont peut-être discutables dans le détail, il disait : « Aujourd'hui... l'état des nations civilisées ne permet plus ni l'exploitation des races vaincues au profit d'une seule, ni le retour à l'antique esclavage. L'organisme social est donc devenu incorruptible, indéfectible ; plus fort que tous les plébiscites et que tous les votes, et c'est pourquoi tout gouvernement qui affecte des allures despotiques est d'avance condamné et ne durera pas longtemps ... L'organisme économique tue le despotisme militaire et sacerdotal. La société prouve ainsi sa vaillance, bientôt elle la reconnaîtra ellemême ; alors disparaîtront pour jamais les ignominies que le préjugé universel, l'individualisme glorifié comme raison générale, lui impose en ce moment. Alors aussi les lâches que l'obscurité des temps aura entraînés dans la défection, reviendront à l'honneur et à la liberté et peu à peu l'on reverra la vertu de masses remonter au niveau de la virtualité sociale. » Proud'hon anticipait ; nous le voyons par les « ignominies » qu'entretient encore le « préjugé universel », mais il n'en est pas moins vrai qu'on a fait du chemin depuis qu'il a écrit ces lignes. Il y a toujours des races vaincues soumises à l'exploitation, notamment dans les colonies ; mais il y a une conscience collective qui manifeste sa réprobation avec une force de plus en plus accrue. L'organisme social est encore corruptible : mais tous les jours grandissent le dégoût et la colère contre les éléments corrupteurs.

L'optimisme proudhonien est celui de la pensée anarchiste qui voit les réalisations de l'avenir dans le développement parallèle de l'individu et du groupe social pour substituer le contrat à l'autorité, la libre association des consciences scrupuleuses à l'obligation unilatérale, arbitraire et corruptrice. C'est l'optimisme d'Elisée Reclus, disant que « l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ». Cette conscience c'est ce génie de la Terre « qui prouve son existence en nous rendant capables de penser et de l'interroger », a écrit Maeterlinck, et il a ajouté : « Notre terre ne nous a pas dit grand chose jusqu'ici ; c'est que nous sommes très jeunes et qu'elle-même ne se trouve qu'au début de sa course. Nous apprendrons. Ce n'est pas parce que l'univers existe depuis l'infini des temps que nous devons nous décourager. » Il y a eu toute une éternité avant que la nature ait commencé à prendre conscience d'elle-même. Les pessimistes ne pourraient-ils faire crédit de quelques centaines d'années, voire de quelques centaines de siècles, à l'homme pour qu'il apprenne ce qui lui est encore caché et qu'il arrive à manifester pleinement la conscience de la nature ? Mais leur égoïsme dit à ces pessimistes : « Que t'importe ? Tu ne seras plus là !... Après toi, le déluge ! »

Il est certain qu'il faut avoir un optimisme solidement ancré sur l'observation du fait social, sur la volonté plus forte que tous les obstacles de se dresser contre l'iniquité, le mensonge et le crime, sur la. conviction absolue que cette sinistre trinité et la barbarie qu'elle engendre ne peuvent avoir qu'un temps, pour ne pas tomber dans le pessimisme devant la profondeur de désolante sottise que révèle le muflisme actuel. Mais même si l'observation les faisait arriver à conclure que rien ne changera jamais et que les pourceaux humains, vautrés dans leur bauge, ne seront jamais ceux d'Epicure, tous les protestataires, les réfractaires, les révoltés n'en devraient pas moins demeurer optimistes pour ne pas se dégoûter eux-mêmes et rougir d'être des hommes.

Tous les créateurs humains, tous ceux qui ont apporté de nouvelles forces à la vie, à la révolte, à la conscience, ont été des optimistes, jusque dans le sacrifice d'eux-mêmes. Un Blanqui dont la moitié de la vie s'est passée dans les prisons, un Sacco et un Vanzetti, un Matteoti et un Schirru, la légion innombrable de ceux qui ont donné leur vie pour un idéal de vérité et de justice, ont été des optimistes. Il y aura toujours une élite, si clairsemée soit-elle, qui luttera héroïquement par la pensée et par l'action et à laquelle nous devons nous efforcer d'appartenir. Gravons en nos esprits, pour la retrouver comme un stimulant dans tous les moments de découragement et d'abandon, devant toutes les déceptions qui peuvent nous accabler, cette magnifique pensée d'un des plus purs parmi les hommes, d'un enfant qui mourut à vingt-deux ans, victime de leurs turpitudes : « Il faut croire en l'humanité tant qu'il y aura, ne fût-ce qu'un homme honnête et véridique. Car douter serait blasphémer l'idéal en cet unique dépositaire de sa lumière. » (Jean de SaintPrix. Lettres).

- Edouard ROTHEN

OPPRESSER, OPPRESSEUR, OPPRESSION, OPPRIMANT, OPPRIMER encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


On oppresse un pays ; on opprime un peuple ; on opprime ou on oppresse un ou plusieurs individus. Et tous ceux qui, soit par la force, soit par la ruse, soit par l'éducation faussée, font des victimes de leur méchanceté, de leur autorité, de leurs instincts, de leurs vices, sont des oppresseurs.

Les oppresseurs sont ceux qui, consciemment ou inconsciemment, font acte d'oppression. Et l'on fait cet acte d'oppression quand on étouffe tout bon sentiment, toute initiative généreuse, innés dans l'individu, par une influence quelconque : 1'autorité, le mensonge, la calomnie, la perversité, l'intérêt.

L'oppression est l'acte d'opprimer.

Toute guerre est un acte d'oppression réciproque. Les conditions des vainqueurs imposées aux vaincus sont toujours des actes d'oppression, conséquence de la guerre. Les bénéficiaires et les victimes de la guerre sont les uns des oppresseurs et les autres des opprimés. Le Père Lacordaire a dit, pour expliquer l'action d'opprimer : « Toute guerre d'oppression est maudite » (Dict. Larousse). En ce cas, comme toute guerre est une oppression, toutes les guerres sont maudites, car il n'y a aucune distinction possible à faire si l'on se mêle de juger cette honte : la guerre ! C'est du moins ainsi que nous pensons.

Toussenel définit ainsi l'état de celui qui est opprimé : « La misère et l'oppression changent les opprimés en brutes » (Dict. Larousse).

- Et ceux qui font la misère et qui font les opprimés ? En quoi cela peut-il les changer ? Si l'oppression fait des opprimés, de malheureuses brutes quand la misère s'y joint, nous pouvons croire que Toussenel n'a pu exprimer ainsi toute sa pensée, par le Dictionnaire Larousse, comme nous pouvons l'exprimer ici, sans quoi il eût, je pense, traité d'ignoble brute l'individu cause de misère et d'oppression. A moins que Toussenel n'ait pas étudié ce vil animal.

D'Alembert a écrit, en ce qui concerne ces mots : « Je fais du genre humain deux parts : l'opprimante et l'opprimée ». Cette définition est trop juste pour que nous y ajoutions quelque chose. Certes, nous ne pouvons aimer ceux qui oppriment leurs semblables, mais nous pouvons ne pas admirer ceux qui se laissent opprimer, alors que leur dignité d'homme leur fait un devoir de se révolter ! Mais la révolte, parfois spontanée, se rencontre trop souvent avec le misérable instinct de conservation, dont on ne se débarrasse pas si facilement qu'on le fait de certains parasites !

Il semble que l'on pourrait au moins ne pas s'opprimer mutuellement, comme cela arrive si fréquemment dans tous les groupements humains et presque partout à la surface du monde ... Exemples : dans la famille, le père opprime la mère ; la mère opprime les enfants ; les frères oppriment les sœurs ; les aînés oppriment les cadets ; les grands oppriment les petits ; les forts oppriment les faibles, etc. Et cela se passe à peu près dans tous les pays, sous tous les climats. Il est des oppressions qui sont sacrées et consacrées, comme chez nous par le mariage. La morale chrétienne comme la morale païenne n'est établie que sur des systèmes divers d'oppression. Les mœurs des peuples sont remarquables par les façons originales de chaque peuple à s'opprimer plus ou moins dans la nation ...

Mais, où l'oppression gagne en puissance, c'est au point de vue de l'extension des Peuples ou plutôt des nations en dehors de chez elles. Cela s'appelle la colonisation, c'est-à-dire l'oppression inqualifiable sur des malheureux auxquels, par la guerre ignoble, des guerriers capables de tout, imposent, sous le prétexte cynique de civilisation, la pire des oppressions. Ces opprimés de la colonisation ont tout subi. On a d'abord méprisé leurs croyances stupides pour leur en imposer d'autres qui ne le sont pas moins. Puis, on a conquis leur pays pour les protéger en les fusillant, en les mitraillant, en brûlant, en pillant tout chez eux. On n'a tenu aucun compte de leurs mœurs, de leur religion, de leurs sentiments, de leurs aptitudes. On a varié pour eux l'oppression dite sauvage, en leur inculquant les bienfaits de la civilisation par l'exemple de l'injustice, et de la cruauté. On leur a donné le goût de l'ivrognerie en les dotant de toutes sortes de mixtures dénommées eaux-de-vie, pour les abrutir ou les faire mourir. En plus de l'alcool, après s'être moqué de leurs mœurs privées, et avoir tourné en ridicule leurs cérémonies naïves ou naturelles, on les a gratifiés de nos vices et de nos maladies. Pour mieux les opprimer, on a pourri le corps et l'esprit de ces malheureux dont on a fait des esclaves pour les travaux forcés, au profit des civilisateurs et des soldats sanguinaires pour défendre et protéger les biens et la vie de ceux qui les ont asservis et qui les oppriment.

Les oppresseurs, pensons-nous, ont si bien accompli leur tâche de civilisation que tout ce qui se passe actuellement est l'indice assez clair de transformations prochaines dans le monde entier.

Les millions d'opprimés de l'Inde, dans leur passivité, se montrent formidables à leurs ennemis : les Anglais. Demain, peut-être, la classe des fonctionnaires et des colonisateurs verra une forme nouvelle de résistance à l'oppression, qui ne sera plus celle de Gandhi.

En Asie, couve une révolte latente qui n'attend pour éclater qu'un animateur, un entraîneur, un Messie ... Un homme ou une nation. Qui sait ?

En Afrique, l'oppression, qui fait honte à l'homme opprimé de n'être pas de la même couleur que son oppresseur, nous réserve sans doute une future guerre de races où les blancs riront jaune.

Enfin, il n'est pas jusqu'aux pays d'Europe et d'Amérique, las, épuisés par la dernière Grande Guerre, subissant tour à tour des crises économiques, qui ne se demandent ce que pourra bien être pour eux l'avenir, si menaçant !

La tyrannie financière pourrait bien faire place à une autre tyrannie dont l'oppression ne serait vraiment cruelle qu'aux oppresseurs de la veille. Ce ne serait pas encore la perfection, mais ce serait peut-être un pas vers elle. Qui vivra, verra, dit-on. Puissions-nous voir la fin de toutes les oppressions ! Pour cela, soyons de tout cœur et de toute raison, les adversaires déterminés des oppresseurs, les défenseurs ardents des opprimés !

Il est insensé de croire qu'on peut s'affranchir soi-même en laissant subsister partout l'oppression. Il faut anéantir celle-ci dans tous les domaines : politique, économique, moral, social, national, international. Alors, seulement, la Liberté sera !

- G. YVETOT.