jeudi 25 novembre 2021

Texte récupéré dans le groupe " Ferré, Baudelaire, Verlaine et autres poètes"

" La disparition progressive des temps (subjonctif, passé simple, imparfait, formes composées du futur, participe passé…) donne lieu à une pensée au présent, limitée à l’instant, incapable de projections dans le temps. 

La généralisation du tutoiement, la disparition des majuscules et de la ponctuation sont autant de coups mortels portés à la subtilité de l’expression. 

Supprimer le mot «mademoiselle» est non seulement renoncer à l’esthétique d’un mot, mais également promouvoir l’idée qu’entre une petite fille et une femme il n’y a rien.

Moins de mots et moins de verbes conjugués c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité d’élaborer une pensée.

Des études ont montré qu’une partie de la violence dans la sphère publique et privée provient directement de l’incapacité à mettre des mots sur les émotions.

Sans mot pour construire un raisonnement, la pensée complexe chère à Edgar Morin est entravée, rendue impossible. 

Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe.

L’histoire est riche d’exemples et les écrits sont nombreux de Georges Orwell dans 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui ont relaté comment les dictatures de toutes obédiences entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et le sens des mots. 

Il n’y a pas de pensée critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots. 

Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel? Comment envisager l’avenir sans conjugaison au futur? Comment appréhender une temporalité, une succession d’éléments dans le temps, qu’ils soient passés ou à venir, ainsi que leur durée relative, sans une langue qui fait la différence entre ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait advenir, et ce qui sera après que ce qui pourrait advenir soit advenu? Si un cri de ralliement devait se faire entendre aujourd’hui, ce serait celui, adressé aux parents et aux enseignants: faites parler, lire et écrire vos enfants, vos élèves, vos étudiants.

Enseignez et pratiquez la langue dans ses formes les plus variées, même si elle semble compliquée, surtout si elle est compliquée. Parce que dans cet effort se trouve la liberté. Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses «défauts», abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les fossoyeurs de l’esprit humain. Il n’est pas de liberté sans exigences. Il n’est pas de beauté sans la pensée de la beauté"."

Christophe Clavé 

Bibliothèque Fahrenheit 451

 « ENNEMIS MORTELS » Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale


Des représentations de l’islam et des musulmans ont été élaborées, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre d’Algérie, par les élites académiques, scientifiques, littéraires et politiques : religion « nuisible » selon Ernest Renan, sexualité prétendument débridée et « contre nature » de ses adeptes selon Maupassant, jugés rétifs au progrès, danger protéiforme et existentiel qui menace les bonne moeurs et la sécurité sanitaire, l’avenir de la nation et de la civilisation occidentale. Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques et philosophie politique à l’université Paris-Sarclay-Évry-Val d’Essonne, analyse « l’invention d’un Orient islamisé réputé par nature obscurantiste, hostile au progrès et ennemi d’un Occident pensé comme l’unique moteur de l’histoire universelle », qui affecte notre présent et alimente beaucoup d’obsessions islamophobes contemporaines.


Pourtant, au début du XXe siècle, des voix se font encore entendre pour conseiller à « la mise en œuvre d'orientations moins systématiquement punitives et plus justes à l'endroit des autochtones », afin de garantir de façon durable l'ordre colonial, comme le géographe Ernest Fallot ou l’ancien administrateur des colonies et professeur à l'École nationale des langues orientales, Maurice Delafosse, lequel considère que l'influence de l’islam est loin d'être homogène et majoritaire, et en aucun cas une menace. Le juriste Alain Quellien recommande de ne pas harceler les sectateurs de Mahomet en temps normal, même s’ils doivent être réprimés « énergiquement » lorsqu’ils se soulèvent. Il déconseille toute ingérence de l’État colonial dans le domaine des cultes.

L’auteur présente les thèses d’Ernest Renan, exposées dans Mahomet et les origines de l’islamisme, article publié par La Revue des deux mondes en 1851, son discours inaugural au Collège de France et sa conférence de 1883 « l’islamisme et la science », puis il examine leur diffusion dans diverses disciplines et leur permanence jusqu’au début des années 1960. En 1870, Renan est « l'homme de la liberté », perçu comme victime du clergé et de Louis Napoléon Bonaparte, lequel l’a suspendu du Collège de France à cause de ses écrits jugés contraires aux fondements du christianisme. Convaincu de l'inégalité des races, il considère l'arriération des Arabes en adéquation avec la « grande simplicité » de leur religion. Il justifie la période faste de l’islam, du VIIe au XIVe siècle, pendant laquelle « le monde musulman a été supérieur pour la culture intellectuelle, au monde chrétien », par des emprunts à la Grèce, aux Parsis, aux Chrétiens, aux Juifs, aux Ismaéliens, puisque les mahométans seraient incapables de créer de façon autonome, leur langue étant un « instrument fort incommode pour la métaphysique ». Il leur reproche leur « fol orgueil », leur fanatisme entretenu par la conviction d'être supérieurs aux autres en raison de rapports privilégiés à la vérité dont le Coran est l’expression achevée, et considère l'assimilation des musulmans par les occidentaux inconcevable, eu égard à l'ampleur et à la nature des différences qui les séparent. Il recommande la « destruction de l’islamisme », par la « misère » ou la « terreur ». Jules ferry a trouvé dans ces textes les éléments essentiels pour légitimer l'entreprise impériale française. Non seulement Olivier Le Cour Grandmaison rapporte quelques arguments du débats provoqués alors, mais il en suit la « diffusion horizontale », « la pérennité de ce renanisme dans certaines disciplines et milieux particulièrement attachés aux conceptions qui soutiennent le discours impérial-républicain et la légitimité de la “Plus Grande France“ », ainsi que la « diffusion verticale » qui s'est opérée rapidement, notamment par l'intermédiaire des dictionnaires et de certains romans coloniaux. « L'islamophobie académique et savante (…) soutient désormais une islamophobie officielle et d'État destinée à devenir une islamophobie populaire grâce aux institutions placées sous l’autorité du ministère de l’Instruction, aux bibliothèque et aux instituteurs. » Un « roman édifiant et apologétique », « adjuvant précieux à la promotion de l’empire », fut ainsi constitué sur les ressorts du racisme, de la stigmatisation de la religion musulmane et de ses adeptes, de l'exaltation de la civilisation française, puisés aux sources de l'islamophobie savantes élaborées par Renan et ses nombreux successeurs. Le parlementaire Alexis de Tocqueville, par exemple, put expliquer que l'hostilité des mahométans est à chercher dans l'essence même de l’islamisme et les « tendances violentes » du Coran. Contre l'émir Abd el-Kader, il recommande de mener une guerre particulière, avec destruction des moissons afin de dissuader les tribus qui le soutiennent, et de faire des indigènes des « sujets français soumis à des dispositions politiques et juridiques spécifiques ». L’auteur montre comment ces analyses se diffusent et se renforcent. « À la complexité des situations surgies après la Grande Guerre se substitue une interprétation monocausale caractérisée par le primat de la religion, laquelle permet de rendre compte de l’histoire des musulmans et de la période contemporaine. Une fois bien établie sur le plan académique et éditorial, une telle démarche tend à devenir infalsifiable pour ceux qui estiment qu'elle est scientifiquement fondée puisqu'elle est réputée expliquer le cours des choses et conforter la thèse qu’ils défendent : depuis ses origines, l'islam et ses sécateurs sont violents et ils n'ont jamais cessé d’être des ennemis du christianisme, de l'Europe et de l’Occident. » « L'Islam et ses adeptes sont pensés comme un bloc homogène qui traverse les siècles identiques à lui-même. » Au moment de la Guerre d’Algérie, Raymond Charles, spécialiste du droit musulman, comme beaucoup, dépolitise celle-ci en faisant de la religion le facteur déterminant du conflit. Ainsi, ces thèses, qui n'ont pas même été invalidées par « les ruptures épistémologiques favorisées dans les années 1950 par les travaux de Claude Lévi-Strauss en ethnologie », présentent de nombreuses analogies thématiques avec l'islamophobie contemporaine.


Avec la même érudition, dont nous ne laissons ici paraître qu’un vague aperçu, Olivier Le Cour Grandmaison explore l’histoire de la colonisation. Il relève les mises en garde du général Paul Azan, au début du XXe siècle, qui insistait sur la nécessité d’apporter aux agents de l’administration coloniale une connaissance précise et complète sur la religion, les moeurs et la culture des sectateurs de Mahomet, pour vaincre les préjugés racistes et islamophobes qui conduisent à l’incompétence. Octave Houdas, professeur à l’École des langues orientales, comme, plus tard, l’officier Jules Sicard, recommande de ne pas répéter au Maroc les erreurs commises en Algérie, en veillant à respecter les croyances et les coutumes des musulmans. En 1955 encore, le professeur d'économie politique à la faculté de droit d’Alger, Georges Henri-Bousquet, explique que « les causes des conflits passés et présents ne sont pas structurelles, c'est-à-dire liées à la domination économique, sociale et politique imposée par la France aux peuples colonisés, mais conjoncturelles car favorisées par la méconnaissance des responsables, qui commettent de nombreuses erreurs ». Pourtant, sur le terrain, comme le montre l’auteur, les situations son toujours analysées « à l’aune exclusive du mahométisme ».

La Première Guerre mondiale a été l’occasion pour les « indigènes » de nouer des contacts, de prendre conscience de leur condition d’assujettis, de ne plus accepter celle-ci mais d’exister comme sujets politiques et de contester les dispositions d'exception auxquelles ils sont soumis. Il ne s'agit plus de réclamer des réformes compatibles avec la « présence française » mais d'en contester le principe même.

Au Maroc, le maréchal Lyautey s’appuie sur le sultan et les structures traditionnelles de la société afin de réduire la visibilité de la domination française, de faire oublier les violences de la conquête et les humiliations de la défaite, de prévenir le ressentiment : « dominer moins pour dominer mieux ». Frantz Fanon s'est d'ailleurs intéressé à cette « politique des égards », utilisée pendant le conflit algérien pour tenter de combler le fossé creusé par la colonisation et les crimes de l'armée française. Il a constaté que certains retrouvant une dignité inconnue jusque-là, oubliaient leurs conditions d'assujettis racisés et méprisés, divisant les Algériens et altérant leur engagement aux côtés du FLN. 

après la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle de nombreux nord-africains ont combattu, maintenir les dispositions d’exception, c'était prendre le risque que se développe des rancœurs et des mouvements dangereux.

olivier le cour grandmaison revient également sur « les origines de l’“islamo-gauchisme“ » depuis le processus d’altérisation-stigmatisation qui, après la révolution de 1917, rejeta les communistes de moscou hors de l’occident, en raison de la part « orientaliste » de l’urss


il recense et analyse ensuite les caractéristiques qui sont attribuées aux musulmans : « paresseux et méprisant le travail », fatalistes et adeptes d’un immobilisme responsables de leur arriération. outre les ouvrages scientifiques, dont certains sont recommandés aux maîtres des écoles, il cite les contribution d’écrivains-voyageurs comme maupassant, segalen et flaubert, qui reconduisent des stéréotypes classiques en les faisant passer pour des observations, légitimant la hiérarchie des races et les représentations islamophobes. il montre également l’ « anoblissement des lieux communs par la littérature » coloniale, en s’appuyant sur certains romans. des études médicales dénoncent la diffusion de la syphilis et de la tuberculose, « en raison du “relâchement des mœurs“, de l’“insouciance“ des autochtones et de leur soumission au coran dont les “préceptes d’hygiène“ sont jugés “plutôt contraires aux règles“ de la médecine européenne ». est aussi dénoncée l’exaltation, par la religion musulmane, des plaisirs de la chair, de la polygamie. « la conjonction de ces thèses racistes et islamophobes, constitutives d’un “régime de vérité“ élaborées au sein d'institutions diverses et souvent prestigieuses, a contribué à forger de “l’indigène“ mahométan une image particulièrement négative. après avoir été saisi par le droit colonial, la médecine, l'hygiène privée et publique, et la psychologie technique, qui jouissent d'une influence importante auprès des pouvoirs publics, l'arabe musulman est désormais un tout-autre, inférieur et inquiétant. sont à l'œuvre plusieurs processus distincts mais complémentaires. ils aident à comprendre comment “l’autochtone“ d'afrique du nord est devenu cet individu étrange et menaçant susceptible, en raison de ses caractéristiques ethnico-raciales, religieuses et culturelles, de provoquer mépris, colère et indignation. un processus d'altérisation-racisation fait de lui un étranger absolu dont les différences sont, à cause de cela, jugées irréversibles par la majorité des contemporains puisqu'elles résistent à toute entreprise d'assimilation. imputées à l'islam, qui façonne le caractère obtus, orgueilleux et haineux de “l’arabe“, et à ses coutumes ancestrales, ces résistances sont, pour beaucoup, synonymes de risques immédiats ou à venir.

la rareté des femmes, due à la polygamie de certains, contraindrait les hommes pauvres à l’homosexualité. puis, le développement de l’immigration nord-africaine, dans les années 1920, auraient importé les moeurs imputés aux mahométans en métropole. « triomphe de l’immigration choisie qui voit les travailleurs “exotiques“ relégués au plus bas de la hiérarchie cependant que la main-d'œuvre européenne est jugée plus fiable et plus facilement assimilable en raison de ses origines blanches et chrétiennes. l'ensemble est indissociable d’un racisme et d'une islamophobie depuis longtemps scientifiques et élitaires qui sont devenus racisme et islamophobie d'état destinés à conjurer les périls que font peser les arabes musulmans sur la moralité et la sécurité sanitaire des français. » les représentations forgées par les orientalistes, à la fin du xixe siècle, de la lascivité des musulmanes, « bête à plaisir » selon maupassant, se retrouvent dans le mythe contemporain de la « beurette », aux charmes « exotiques » et aux activités sexuelles réputées « chaudes ». « miracle de l'essentialisation qui permet de faire passer des continuités tout à fait improbables pour des vérités psychologiques et comportementales. » »

Olivier Le Cour Grandmaison étudie enfin l'évolution du droit colonial, souvent contraire à un principe majeur du droit pénale moderne, celui de l’individualité de la peine. Ainsi, pour rétablir l'autorité de la France après l'insurrection de 1871 en Kabylie, les populations soulevées furent soumises à une amende et leurs terres misent sous séquestre. À différentes périodes, la répression est favorisée par l’exorbitance des pouvoirs conférés aux gouverneurs généraux et à un certain nombre de mesures discriminatoires appliquées pour susciter l’effroi. « Le “monstre juridique“de l’indigénat a donc continué de sévir et de servir l'ordre colonial inégalitaire, raciste et l'islamophobe, y compris à l’époque du Front populaire qui n'a ni supprimé ni réformé le premier. Seule la libération a eu raison de ce code et des dispositions d'exception en vigueur dans les territoires de l'empire. Quant aux discriminations frappant les “indigènes“ puis les “Français musulmans d’Algérie“, elles ont continué de prospérer sous la IVe et sous la Ve République. De même pour les héritiers de l'immigration coloniale et postcoloniale. »


« Le projet même de République impériale, sa réalisation obstinée et souvent meurtrière entre 1881 et 1912, son extension après la première Guerre Mondiale au Togo, au Cameroun, au Liban et en Syrie, la mise en place d'un État colonial comme État d’exception permanent, l'assujettissement des “indigènes“ établi par leur statut de “sujets français“ et de nombreuses dispositions exorbitantes du droit commun, la défense implacable des possessions ultramarines n'auraient pas été sans l'adhésion de la majorité des dirigeants politiques et des élites républicaines aux doctrines relatives à l'inégalité des races. Pas de République impériale sans République raciale, et sans racisme d’État, tous trois entés sur un racisme scientifique, élitaire et républicain grâce auquel la première et la seconde ont été conçues puis mises en œuvre avec le soutien des radicaux-socialistes et des socialistes. »

Olivier Le Cour Grandmaison démontre comment l'islamophobie savante a été indispensable à l’avènement de la République impériale comme à sa défense. Elle n’a pu prospérer qu’en raison de la conception hiérarchisée du genre humain que partageaient nombre de ses concepteurs : pour jouir de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, il faut être blanc et chrétien. Cette étude rétrospective extrêmement documenté est tout simplement édifiante.



Ernest London

Le bibliothécaire-armurier




« ENNEMIS MORTELS »

Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale

Olivier Le Cour Grandmaison

306 pages – 23 euros

Éditions La Découverte – Paris – Octobre 2019

www.editionsladecouverte.fr/_ennemis_mortels_-9782707190673



Hockey : CHL Rouen - Salzburg 3-0

mercredi 24 novembre 2021

Bête et méchant. Par François Cavanna

 "Rien à faire, il fallut en passer par là. Les camemberts furent tricolores, les quarts de brie furent tricolores, et les carrés de l’est, et les Pontl’Évêque… Le client a toujours raison, et s’il se casse la gueule c’est toi qui as tort. Je n’avais pas le culot d’envoyer se faire mettre le birbe, j’avais besoin de son fric, ô que j’en avais donc besoin, de toute façon la publicité est un métier de pute, quand on fait la pute on n’est pas regardante sur la fraîcheur des slips de la clientèle."

". J’aimais autrefois les grands magasins, les prisunics, tous ces bazars anonymes, ma sauvagerie s’y trouvait à l’aise, tu fouilles, tu prends, tu te ravises, jamais une gueule humaine à affronter, pas de vendeur au sourire gluant pour te forcer la main… Voilà qu’ils ont inventé d’y coller un « fond sonore », c’est comme ça que ça s’appelle, rock, disco, cucaracha, adagiodalbinoni avec crème chantilly… Coupé toutes les vingt secondes par l’annonce de la réclame –pardon : de la vente promotionnelle –du jour beuglée par une arracheuse de betteraves qui se prend pour l’hôtesse de l’air d’un charter de mongoliens. Paraît que ça stimule l’impulsion d’achat. De toute façon, si les margoulins le font, c’est que ça rend, faites-leur confiance. Oui, ben, moi, ça me la coupe, l’impulsion. Net. Je fuis à toutes pompes. Monsieur le psychiatre, s’il vous plaît, suis-je anormal ou bien sont-ce les autres qui ont de la purée froide à la place de la cervelle et des spaghettis trop cuits à la place des nerfs ? Non, ne mele dites pas, mon autosatisfaction m’a déjà donné la réponse."



mardi 23 novembre 2021

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

ADO-KA-FRÈ

La mondialisation expliquée aux enfants.
L'existence d’un tee-shirt est bien moins monotone qu’on l’imagine. Cet album, espèce de documentaire-fiction sans parole, raconte la fabrication de l’un d’eux sur une chaîne de production entièrement automatisée, son conditionnement puis son transport vers la boutique du revendeur, ses premières aventures sur les épaules d’un jeune consommateur occidental, jusqu’aux multiples cycles de recyclage qui semblent infinis et réserveront au lecteur quelques surprises.
Malicieuse critique de la production en série de produits jetables, car vite abîmés, vite démodés. Rapidement devenu déchet, il est expédié comme aumône en Afrique, ré-utilisé jusqu’à la corde, puis détourné de son usage et retourné à l’envoyeur,  revendu aux touristes comme souvenir exotique.
Le séquençage extrêmement savant compense avec une efficacité remarquable l’absence totale de texte. La narration est, certes démonstrative, mais extrêmement intelligente. Sylvain Victor fait montre ici d’un très grand talent. Petit chef d’oeuvre.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

ADO-KA-FRÈ veut dire « essaie-voir » en Bambara. C’est le nom donné à la fripe vendue sur les marchés de Côte d’Ivoire.

 

ADO-KA-FRÈ
Sylvain Victor
36 pages – 10,50 euros.
Éditions Paquet – Genève – Mars 2003
40 pages – 12 euros.
Éditions Cours – Genève – Août 2017

lundi 22 novembre 2021

Bête et méchant. Par François Cavanna

 "Non, je n’exigeais pas l’autopsie. Je voulais Liliane, Liliane vivante, c’est marre. C’est justement la seule chose qu’on ne puisse pas me donner ? Alors, rien, merci, vous pouvez disposer. Elle est morte alors que c’était gagné, que j’osais me rassurer, qu’elle osait y croire. Elle demandait bien peu, se contentait des bribes qu’elle avait recollées. C’était encore trop. Elle avait tenu le coup, si longtemps. Obstinée petite chèvre. Elle avait tenu plus longtemps que la guerre. Elle avait eu la guerre à l’usure. La guerre avait claqué sa grande gueule sur le vide. Mais la guerre est une salope, la guerre ne joue pas le jeu. La guerre n’avait pas renoncé. Elle l’avait guettée, tout ce temps, et elle l’avait rattrapée… Elle est morte, elle n’existe plus nulle part, elle n’a jamais existé, elle n’est rien qu’une image dans ma tête, qui me hantera, qui s’estompera…"


dimanche 21 novembre 2021

La valse aux adieux Par Milan Kundera

"Je vais te le dire. Si la science et l'art sont en fait la propre, véritable, arène de l'histoire, la politique est au contraire le laboratoire scientifique clos où l'on procède sur l'homme à des expériences inouies. Des cobayes humains y sont précipités dans des trappes puis remontés sur la scène, séduits par les applaudissements et épouvantés par la potence, dénoncés et contraintsà la délation. J'ai travaillé dans ce centre d'expériences comme laborantin, mais j'y ai aussi servi plusieurs fois de victime pour la vivisection. Je sais que je n'ai crée aucune valeur ( pas plus que ceux qui y travaillaient avec moi), mais j'y ai sans doute compris mieux que d'autres ce qu'est l'homme."


Quatrième journée  5:

"On ne peut pas en vouloir à Ruzena d'être de mauvaise humeur. Mais pourquoi était-elle à ce point irritée qu'Olga refuse de se laisser filmer? Pourquoi s'identifiait-elle totalement à la foule des grosses femmes qui avaient accueilli l'arrivée des hommes par de joyeux piaillements?

Et, au fait, ^pourquoi ces grosses femmes avaient-elles si joyeusement piaillé? Voulaient-elles afficher leur beauté devant de jeunes hommes et les séduire?

Non. Leur ostensible impudeur venait justement de leur certitude de ne disposer d'aucune beauté. Elles étaient pleines de rancunes pour la jeunesse des femmes et souhaitaient exposer leurs corps sexuellement inutilisables pour calomnier et tourner en dérision la nudité féminine. Elles voulaient se venger et torpiller avec la disgrâce de leurs corps la gloire de la  beauté féminine, car elles savaient que les corps, qu'ils soient beaux ou laids, sont en fin de compte les mêmes et que le laid projette som ombre sur le beau en chuchotant à l'oreille de l'homme: regarde, la voici la vérité de ce corps qui s'ensorcelle ! Regarde, ce gros téton flasque est la même chose que ce sein que tu adores comme un insensé.

La joyeuse impudeur des grosses dames de la piscine était une danse nécrophile autour de la fugacité de la jeunesse en une ronde d'autant plus joyeuse qu'une jeune femme était présente dans la piscine pour servir de victime. Quand Olga s'était enveloppé dans le drap de bain, elles avaient interprété ce geste comme un sabotage de leur rite cruel et elles s'étaient mises en furie.

Mais Ruzena n'était ni grosse ni vieille, elle était même plus joli qu'Olga! Alors, pourquoi ne s'était-elle pas solidarisée avec elle?

Si elle avait décidé d'avorter et si elle avait été persuadé qu'un amour heureux l'attendait avec Klima, elle eût réagi tout autrement. La conscience d'être aimée sépare la femme du troupeau et Ruzena aurait vécu avec ravissement son inimitable singularité. Elle aurait vu dans les grosses dames des ennemies et dans Olag une sœur. Elle lui serait venue en aide, comme la beauté vient en aide à la beauté, le bonheur à un autre bonheur, l'amour à un autre amour.

Mais la nuit passée, Ruzena avait très mal dormi et elle avait décidé qu'elle ne pouvait pas compter sur l'amour de Klima, de sorte que tout ce qui la séparait du troupeau lui faisait l'effet d'une illusion. La seule chose qu'elle possédât, c'était dans son ventre ce germe bourgeonnant protégé par la société et la  tradition. La seule chose qu'elle possédât, c'était la glorieuse universalité du destin féminin qui lui promettait de combattre pour elle.

Et ces femmes, dans la piscine, représentaient justement la féminité dans ce qu'elle a d'universel: la féminité de l'enfantement; de l'allaitement, du dépérissement éternels, la féminité qui ricane à la pensée de cette seconde fugace où la femme croit être aimée et où elle a le sentiment d'être une inimitable individualité.

Entre une femme qui est convaincue d'être unique, et les femmes qui ont revêtu le linceul de l'universelle destinée féminine, il n'y a pas de conciliation possible. Après une nuit d'insomnie lourde de réflexions, Ruzena s'était ( pauvre trompettiste!) rangée du côté de ces femmes-là."

MÉCANISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n m. (bas latin mechanisma, de mékhané) Ensemble des pièces qui composent une machine. Au fig. combinaison d'éléments : mécanisme du langage, du raisonnement, etc. Ensemble de procédés manuels mécaniques dont l'artiste ne peut se désintéresser, etc. Philosophie. ‒ Système qui explique tous les phénomènes par des actions mécaniques, les ramène aux propriétés mécaniques de la matière. « Le mécanisme, comme cause immédiate de tous les phénomènes de la nature, était devenu, disait Maine de Biran, le signe distinctif des Cartésiens. » Pour Descartes, en effet, rien, à l'exception de la pensée, n'échappe au mécanisme. Plus uniciste, le matérialisme moderne, au moins en certaines de ses tendances, incorpore au « mécanisme » (un mécanisme à la fois souple, évolutif et vivant) la pensée elle-même. (Voir Matérialisme)

MÉCANIQUE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. f. (grec : Mêkhané, machine) Se dit de la partie des mathématiques qui a pour but l'étude des lois du mouvement et de l'équilibre, ainsi que de leur application. Pratiquement, la mécanique est l'art d'imiter, de reproduire artificiellement tous les mouvements de l'espèce animale et d'en accélérer le rythme. C'est ainsi que, dans le déplacement, la locomotive, l'automobile, l'avion sont intervenus utilement. Dans l'exercice musculaire qu'exige la production pour la satisfaction des menus besoins de la vie quotidienne, la mécanique est venue augmenter le rendement d'une façon considérable. Cette science est l'une des plus belles découvertes de l'homme, si l'on se rapporte à tout ce qu'elle a d'humain dans son application pratique. Une griffe accouplée à un levier, lui-même déplacé par une bielle, n'est-ce point l'articulation combinée du bras, de l'avant-bras et de la main ? Et combien plus rapide. La mécanique a tout de l'homme, excepté cependant la vue et le cerveau. Aussi dit-on d'un travail où l'intelligence n'a que peu de part, qu'il est mécanique. Tel homme qui répète une fable ou tout autre chose sans ardeur ni flamme, sans comprendre ce qu'il fait ou dit, qui se meut, s'agite à une cadence régulière et toujours irréfléchie, agit mécaniquement, sans penser. Présentement, hélas ! la mécanique, par ses applications désordonnées, est un facteur de désordre et de misère ; le chômage si préjudiciable aux producteurs est un enfant né de l'application mécanique. (Voir machine, machinisme.) Cependant, dans une société humaine comme la rêvent les anarchistes, la mécanique sera une grande amie de l'homme, la préservatrice de ses muscles et de son temps, en lui fournissant abondamment tout ce dont il aura besoin, chassant et le souci et la fatigue. Puisse ce temps ne pas être trop éloigné ! ‒ On appelle également mécanique un dispositif placé à côté d'un conducteur de voiture hippomobile et qui sert à freiner les roues de celle-ci. ‒

J. RIPOLL

MÉCANICIEN encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. m. Celui qui s'occupe de construction mécanique, qui dirige une machine ou la conduit. Dans la construction mécanique moderne, le mécanicien est dédoublé à l'infini. C'est ainsi que l'on doit distinguer entre un ajusteur, un tourneur, un traceur, un monteur, un modeleur. L'emploi de chacun est différent, mais ils travaillent tous dans la mécanique. Cependant, dans la pratique, n'est qualifié de mécanicien que l'ouvrier dont les connaissances s'étendent à l'assemblage des pièces usinées, à leurs relations, à leur fonctionnement, à la mise en état de marche de la machine construite ; en un mot seul est mécanicien celui qui connaît la mécanique dans son application générale. L'ouvrière qui, dans la confection de l'habillement, de la chaussure, coud à la machine est, aussi, appelée mécanicienne. Par définition, le mécanicien est le complément de la machine, ce qui lui manque, c'est-à-dire : sa vue et son cerveau. La puissante locomotive qui remorque à vive allure des tonnes de marchandises ou des centaines de voyageurs, est appelée machine. L'homme, qui voit et pense pour elle est appelé mécanicien. Dans la voie où la vie moderne s'est engagée, l'habile mécanicien jouera un rôle de premier ordre . ‒

RIPOLL

MAZDÉISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. m. (du zend mazdâo, grandement savant, omniscient) On ne sait dans quelle partie exacte de l'Iran, le mazdéisme ou zoroastrisme prit naissance. Ce fut sans doute dans une contrée particulièrement froide, puisque le soleil et le feu sont pour lui des divinités bienfaisantes, alors qu'il voit dans l'hiver une création diabolique. D'après la légende, cette religion aurait pour fondateur un prêtre, Zoroastre (Zarathustra), mède ou bactrien qui vécut vers 1100 avant l'ère chrétienne. Mais sur lui nous ne savons rien de positif et beaucoup d'historiens mettent son existence en doute. Ahura-Mazda ou Ormazd, le dieu bon, lui aurait dicté en personne le texte de l'Avesta. Cyrus connaissait déjà les préceptes de Zoroastre, puisqu'il s'est conformé à l'un d'eux en détournant le cours du Gyndanès pour retrouver le cadavre d'un cheval qui souillait les eaux. Darius, dans ses inscriptions, invoque Ahura-Mazda qui, pour lui, n'est pas le dieu unique, mais le plus grand des dieux. Jamais ce prince ne fait allusion à Angra-Mainyu, dieu du mal, l'Ahriman du persan moderne ; d'où l'on a parfois conclu, mais sans preuves, qu'il ignorait la dualité mazdéenne. Par contre, que la religion des Achéménides diffère sur plusieurs points de celle que pratiqueront plus tard les Sassanides, c'est ce que confirme la lecture d'Hérodote. L'Avesta actuel, appelé encore Zendavesta, le livre sacré dès mazdéens, n'est qu'une minime partie de l'ouvrage primitif. Adopté par les Sassanides, vers 230 de notre ère, il comprend des morceaux très anciens et d'autres beaucoup plus modernes. La mythologie de l'Iran et la légende de Zoroastre y voisinent avec des recettes pharmaceutiques, des hymnes en dialecte archaïque, des formules de prières. Tant d'inepties fourmillent d'un bout à I'autre que Voltaire déclarait : « On ne peut lire deux pages de l'abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène ». Animisme et totémisme ont laissé, dans ce livre, des traces nombreuses ; animaux, plantes, éléments y sont personnifiés. D'innombrables prohibitions y sont annoncées dans un style alambiqué et prétentieux. À la demande de Zarathustra qui voulait connaître « l'acte le plus énergiquement mortel par lequel les mortels sacrifient aux démons », Athura-Mazdu, répondit : « C'est quand ici les hommes, se peignant et se taillant les cheveux ou se coupant les ongles, les laissent tomber dans des trous ou dans une crevasse. Alors, par cette faute aux rites, il sort de la terre des Daévas, des Khrafstas que l'on appelle des poux et qui dévorent le grain dans les greniers, les vêtements dans la garde-robe. Toi donc, ô Zarathustra, quand tu te peignes, ou te tailles les cheveux, ou que tu te coupes les ongles, tu les porteras à dix pas des fidèles, à vingt pas du feu ; à cinquante pas des faisceaux consacrés du baresmân. Et tu creuseras un trou profond et tu y déposeras tes cheveux en prononçant à haute voix ces paroles, etc. » Pourtant, de l'Avesta se dégage une leçon de justice, d'élévation morale, un désir de progrès et même un souci d'hygiène qui placent le mazdéisme au premier rang des religions orientales. C'est dans la lutte du bien et du mal, d'Ahura le Zoroastrisme résume l'essentiel de sa doctrine. Le premier, créateur du monde, est aidé dans sa tâche par six divinités principales, dont Straosha qui juge les âmes après la mort, et par des myriades de génies qui personnifient soit des abstractions morales, soit des forces de la nature. Mais sa puissance est limitée ; contre lui se dressent le dieu des ténèbres, Angra-Mainya, et l'armée de démons malfaisants qu'il dirige ; de ces derniers, six occupent une place prépondérante, les autres, les drujs, sont chargés de lutter à outrance contre les esprits créés par Ahura-Mazda. En nombre égal, bons et mauvais génies ont chacun un adversaire particulier qui entrave leur influence. Après de longs combats, Ahriman sera vaincu, grâce au secours que les prières et les sacrifices des hommes apportent au dieu bon, grâce aussi à Sraosha resté fidèle. Alors naîtra un Messie, Bahram-Amavand, qui ressuscitera les morts ; les justes seront séparés des pécheurs, dont la peine toutefois ne sera pas éternelle et qui, après une purification générale du monde, deviendront à leur tour des adorateurs d'Ormazd. Toute souillure étant produite par un démon, les purifications jouent un rôle primordial dans le mazdéisme. Plusieurs sont d'une complication qui dut rendre leur observance difficile, même autrefois. Des peines corporelles sont exigées dans certains cas ; il faut 2.000 coups de verge pour racheter une offense Involontaire à la pureté. La destruction d'animaux néfastes rentre aussi parmi les pénitences imposées : « Il tuera 1.000 serpents, dit l'Avesta, il tuera 1.000 grenouilles de terre, 2.000 grenouilles d'eau ; il tuera 1.000 fourmis voleuses de grains et 2.000 de l'autre espèce ». Souiller la terre, l'eau ou le feu est un véritable crime. Pline l'Ancien raconte qu'un mage se refusait à naviguer pour ne point salir l'eau avec ses excréments ; et c'est pour n'avoir ni à brûler, ni à ensevelir le cadavre humain, chose impure par excellence, que les Parsis le donnent à manger aux vautours. Le repentir efface certaines fautes, mais il en est d'inexpiables ; des offrandes aux temples permettent de se racheter des pénitences corporelles. Le sacerdoce est héréditaire, mais le fils d'un prêtre doit subir trois initiations successives avant d'être prêtre lui-même : la première, à l'âge de sept ans et demi, le fait entrer dans la communauté mazdéenne ; elle consiste en un bain rituel, suivi de l'imposition d'une camisole et d'une ceinture de laine, faite de soixante-douze fils entrelacés, que les Parsis portent sur eux constamment. Dans les temples, une chambre obscure abrite un feu éternel, dont l'entretien est minutieusement réglé ; pour ne le souiller ni par son attouchement ni par son haleine, le prêtre qui l'approche porte aux mains des gants et un voile devant la bouche. Des offrandes de viande, de lait, de fleurs, de fruits, de petits pains non levés ont lieu ; la plante liturgique par excellence est le haôma dont les feuilles jaunes sont douées de vertus surnaturelles. Sa cueillette, sur I'Elbruz, est faite par les prêtres, avec des faisceaux de baguettes sacrées appelées baresmân et suivant des rites invariables. L'urine de bœuf, qui intervient dans certaines purifications, est douée pareillement de propriétés magiques. Dans l'ordre moral le mazdéisme prescrit la sincérité, l'amour du travail ; il condamne la contemplation stérile et l'ascétisme contraire à la nature. Un liquide extrait de l'haôma est versé par le prêtre dans la bouche et les oreilles du Parsi à l'agonie ; après la mort son cadavre est porté, à Bombay du moins, sur les fameuses tours du silence signalées par tous les voyageurs. Des oiseaux de proie viennent dévorer les chairs ; et les os qui restent sont jetés dans un puits central. Pour le mazdéen, le mariage consanguin est presque une obligation ; chaque homme ne doit avoir qu'une seule femme, néanmoins, si elle est stérile, il peut, avec sa permission expresse, en épouser une seconde. Quand le dernier roi des Sassanides, Yezdigerd, dut s'enfuir, après des défaites répétées, devant l'envahisseur musulman, quelques zoroastriens suivirent Firouz, fils du roi, dans le Turkestan d'abord, puis en Chine. Un nombre beaucoup plus considérable gagna le Konhistan ; d'où, cent ans plus tard, leurs descendants partiront pour la ville d'Ormuzd sur le golfe Persique. Ils y séjourneront quinze ans, puis s'embarqueront pour l'Inde ; établis à Dia d'abord, ils s'installeront, dix-neuf ans plus tard, à Sandjan et ne tarderont pas à se répandre dans d'autres localités. Vainqueurs des musulmans qui s'avançaient du côté de l'Inde, ils seront, ensuite, irrémédiablement battus et tomberont dans une complète décadence. Au début du XVIIIème siècle, le sort des mazdéens restés en Perse était bien supérieur à celui de leurs frères émigrés dans l'Inde. Mais, depuis, la situation s'est modifiée : les sectateurs de Zoroastre forment à Bombay une colonie extrêmement florissante, alors qu'ils vivent misérablement dans leur pays d'origine. Toutefois ceux de l'Inde ont subi, au point de vue physique, une détérioration due au climat ; ceux de Perse, au contraire, forment une race plus belle et plus saine que la race musulmane qui les environne. Iraniens authentiques, ils ont évité le mélange de sang arabe, mongol et turc qui résulte des invasions successives. D'une religion qui jadis régna sur l'ensemble de la Perse, il ne subsiste, on le voit, que de rares représentants. Une branche issue du mazdéisme devait jeter dans l'histoire un éclat particulier : nous voulons parler de la réforme manichéenne, opérée au IIIème siècle de notre ère. Son fondateur Mani, ancien élève des mages, fut très mal reçu par eux ; après de nombreux voyages, il finit, à l'âge de 60 ans, sur une croix, comme Jésus. Mais des disciples enthousiastes continuèrent de prêcher sa doctrine, dont l'idée dominante reste celle du combat entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres avec, en plus, des éléments empruntés tant au christianisme qu'au bouddhisme. Persécutés en Perse, les manichéens se répandirent vers l'Inde, le Turkestan, la Chine et aussi vers la Syrie et le nord de l'Afrique. Dioclétien, puis les empereurs chrétiens prirent de sévères mesures contre eux ; poursuivis d'une façon impitoyable par Justinien et ses successeurs, on les retrouve néanmoins en Arménie sous le nom de Pauliciens, du VIIème au XIIème siècle, et en Thrace sous celui de Bogomiles, au Xème et XIème siècles. En France, ils donnèrent naissance, à la secte des Albigeois ou Cathares, exterminée si cruellement par ordre du pape Innocent III. Gens fort paisibles, les manichéens furent calomniés et persécutés, par les clergés des Églises existantes, avec un acharnement qui n'était pas désintéressé. Leur doctrine, longuement combattue par saint Augustin, ne manquait ni de poésie, ni de grandeur. Pour eux, Dieu, l'esprit bon, résidait dans le monde de la lumière, avec ses émanations primitives ou éons, et Satan clans celui des ténèbres. Mais ce dernier rêve de conquérir les champs de la lumière éternelle ; pour défendre son royaume, Dieu suscita une émanation nouvelle, l'âme du monde, qui, assaillie par les puissances de la nuit, fut vaincue et mise en pièces. Avec ses débris, l'esprit divin, envoyé à son aide, fit le monde : soleil, lune, étoiles, en sont les parties les plus éthérées, animaux et objets sensibles les parties les plus matérielles. Dispersée dans chacun des atomes de notre univers, l'âme du monde se trouve donc comme emprisonnée ; elle doit lutter contre les entraves qui partout l'enchaînent. Souffrante, cette essence divine s'efforce vers la délivrance ; elle n'est autre que Jésus, messager de lumière, dont la naissance et la mort ne furent que de trompeuses apparences. Ce n'était point, pensaient les manichéens, pour répandre un sang qu'il n'avait pas que le Christ était venu sur la terre, mais pour apporter une vérité capable d'attirer les parties spirituelles égarées dans la matière. Dans l'homme, si l'âme était lumineuse le corps était obscur ; aussi est-ce à l'affranchissement de l'âme captive et à son ascension vers le soleil, séjour du Christ, qu'il importait de travailler durant la vie présente. Ici-bas on trouvait des pneumatiques ou parfaits, capables de se débarrasser de la chair et de se purifier dans la lumière ; ils formaient le clergé manichéen et s'abstenaient du mariage, de viande, de vin. Mais la masse des fidèles était composée de psychiques, passionnés, faibles quoique non mauvais, qui devaient recommencer une vie nouvelle dans d'autres corps. Au-dessous les hyliques, pécheurs incorrigibles, en puissance des démons, ne pouvaient espérer l'immortalité future. Ainsi, l'âme ordinaire avait à traverser plusieurs existences, soit dans d'autres hommes, soit dans des animaux ou même des plantes, avant de se réunir au principe divin ; c'était le dogme de la métempsycose, très répandu dans l'antiquité et que les théosophes continuent d'admettre aujourd'hui. La religion manichéenne était fort simple ; elle comportait des jeûnes, des prières, une sorte d'initiation donnée, en général, à l'article de la mort parce qu'elle assurait la remise des fautes passées. Sa morale se résumait dans les trois sceaux : sceau des lèvres, sceau des mains, sceau de la poitrine. Le premier avait pour but de fermer la bouche au blasphème et à toute nourriture animale ; le second portait défense de tuer les animaux et de cueillir les plantes, vrais soupiraux de la terre, dont les parfums et les exhalaisons sont des essences divines s'élevant vers le ciel ; le troisième fermait le cœur aux passions, le mariage et la procréation des enfants ne pouvant s'accommoder d'une vie parfaite. C'est surtout parce qu'il ne poussait point à la multiplication de l'espèce humaine que le manichéisme fut, de bonne heure, suspect aux pouvoirs publics. Saint Bernard, n'ayant pu convertir les Albigeois français, dont la doctrine s'inspirait de celle des Pauliciens bulgares, l'Église leur déclara une guerre implacable. Une croisade fut prêchée contre eux et, durant vingt ans on tua sans pitié dans la région du Midi occupée par ces hommes inoffensifs. À Béziers soixante mille personnes périrent, catholiques ou albigeois : « Tuez-les tous, avait dit le légat du pape, Dieu reconnaîtra les siens ». Et Simon de Montfort n'entendit faire grâce à personne, pas même à ceux qui abjuraient : « S'il est sincèrement converti, disait-il de l'un de ces derniers, il expiera ses péchés dans la flamme qui purifie tout ». D'innombrables malheureux montèrent sur les bûchers ou pourrirent dans les geôles de l'Inquisition. Ainsi disparut le manichéisme qui avait recruté de nombreux partisans sur le sol français. ‒

L. BARBEDETTE

MAXIMALISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Sous le nom de maximalisme, est désigné, en Russie, un courant d'idées socialistes révolutionnaires qui s'était fait jour au cours de la révolution de 1905- 1906. Les partisans de ce courant d'idées, les maximalistes, rejetèrent le programme minimum du parti socialiste-révolutionnaire, se séparèrent de ce dernier et déclarèrent la nécessité de lutter immédiatement pour la réalisation du programme maximum, donc pour le socialisme intégral. Les maximalistes ne formèrent pas de parti politique : ils créèrent l'Union des socialistes-révolutionnaires-maximalistes. L'Union édita quelques brochures exposant son point de vue. Elle publia aussi quelques périodiques, de brève durée. Ses membres furent, d'ailleurs, peu nombreux. Elle développa toutefois une forte activité terroriste, prit part à toutes les luttes révolutionnaires, et fut assez connue. Plusieurs de ses membres périrent en véritables héros. Comme tous les autres courants d'idées autres que le bolchevisme, le maximalisme fut écrasé par ce dernier. Par l'ensemble de leurs idées, les maximalistes se rapprochent beaucoup de l'anarchisme. Le maximalisme, en effet, est antimarxiste. Il nie l'utilité des partis politiques. Il critique violemment l'État, l'Autorité. Toutefois, il n'ose pas y renoncer immédiatement et complètement. Il croit indispensable de les conserver encore pour quelque temps jusqu'à leur disparition complète. En attendant, il propose la fondation d'une République Laborieuse où les principes d'État et d'Autorité seraient réduits au minimum. Le maintien « provisoire » de l'État et de l'Autorité sépare nettement le maximalisme de l'anarchisme

MATURITÉ encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. f. (du latin maturitas, de maturus, mûr) La nature ne connaît pas l'immobilité ; tout change, tout varie, tout se transforme dans l'univers. Et dans le domaine de la vie et de la pensée, la maturité caractérise l'état de complet et d'harmonieux développement de l'être. Après l'enfance, l'homme passe par l'adolescence, puis arrive à l'âge mùr, époque du complet épanouissement de ses forces physiques et mentales. C'est en général à ce moment qu'il donne la mesure de sa valeur et produit des oeuvres durables, s'il en doit produire. Les exercices scolaires et les travaux de jeunesse peuvent fournir tout au plus des indications. Ajoutons que les cerveaux les plus précoces sont loin d'être toujours ceux qui aboutissent aux résultats les meilleurs, de même que les premiers fruits n'ont généralement pas la saveur de ceux qui mûrissent tardivement. Or, dans l'Université, tous les avantages sont pour les esprits précoces ; concours d'entrée pour les grandes écoles, examens divers ne sont accessibles qu'aux jeunes, aux très jeunes même. Et comme la législation moderne se refuse à reconnaître le mérite de l'homme dépourvu de parchemins, il en résulte que les esprits profonds, n'obtiennent pas d'ordinaire les places auxquelles ils auraient droit et que les hauts postes sont occupés par des médiocres, dépourvus de tout pouvoir créateur et jaloux des talents supérieurs. Il est vrai qu'aux grands dignitaires de l'enseignement, l'autorité demande moins de sélectionner les meilleures intelligences que d'écarter les esprits frondeurs, jugés dangereux par l'ordre social. On conçoit que la campagne menée par La Fraternité Universitaire, pour que l'on juge les hommes à l'oeuvre, d'après leurs travaux effectifs plutôt que d'après leurs diplômes scolaires, n'ait pu plaire aux gouvernements. C'est que les fils de la bourgeoisie, supérieurs non par la puissance cérébrale, mais par les droits légaux qui sanctionnent les longues années d'étude consacrées à la conquête d'un parchemin, se verraient souvent rejetés au second rang. Ils cesseraient d'avoir le monopole des postes de commandement ; ce qu'on veut éviter à tout prix. Les races et les peuples ont, comme les individus, une enfance, une jeunesse, un âge mûr, et, disons-le, une vieillesse et une mort. Clameurs et discours patriotiques ne purent empêcher l'inévitable en Grèce et à Rome, ils n'y réussiront pas davantage à notre époque. La géologie démontre, de son côté, que les espèces animales disparaissent après un temps plus ou moins long, cédant la place à des organismes nouveaux. Notre espèce a-t-elle atteint sa maturité ? Non assurément, elle sort à peine de l'enfance. L'humanité grandie ne connaîtra plus les injustices de l'ordre économique, les chaînes d'une légalité faite par les exploiteurs, les brutalités de la guerre, la division entre maîtres et esclaves. Avec leurs chapelets, leurs médailles, leurs prêtres, les Européens ne sont pas aussi éloignés qu'ils le pensent de la mentalité nègre ; ils n'ont pas le droit de rire des fétiches et des sorciers africains. Et le citoyen conscient. qui court aux urnes a souvent une âme plus servile que celle de l'habitant du Dahomey. Arrivée à son plein développement l'humanité rejettera tous les dieux et secouera toutes les chaînes.

L. B

MATRIARCAT encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. m. (du latin mater, tris, mère et du grec arkhê, commandement) Le témoignage de la Bible fit croire longtemps que le patriarcat était le seul régime familial connu des anciens. Et des philologues, désireux de confirmer les dires des livres saints, faisaient remarquer avec complaisance que le mot pater est employé dans toutes les langues européennes pour désigner le chef de famille ; preuve, assuraient-ils, de l'existence de la famille patriarcale dans la race indo-européenne primitive, antérieurement aux migrations. Des économistes ultra-réactionnaires renchérissaient, affirmant, comme le font encore les conférenciers des ligues pour la repopulation, que c'est la famille, non l'individu, qui constitue la cellule sociale originelle. Avec Le Play, certains, n'osant demander pour le père le droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants, réclamaient du moins une famille souche « où l'union se perpétuerait après la mort du père, où la communauté d'existence continuerait sous la direction d'un de ses enfants, seul héritier ; cet héritier grouperait autour de lui ses frères ou sœurs que le père de famille, de son vivant, n'a pas établis dans une condition indépendante et perpétuerait au foyer paternel les habitudes de travail, les moyens d'influence et l'ensemble des traditions utiles créés par les aïeux. » Droit d'ainesse, esclavage déguisé de la femme et des enfants, voilà ce que voulaient ces bons apôtres, soutenus par des romanciers à la Paul Bourget et par le clergé catholique qui se montrait alors fort hostile aux revendications du féminisme en progrès. Et, ce faisant, l'on prétendait ramener la famille au type primitif, depuis toujours existant, que Dieu même prit la peine d'établir lorsque, fabriquant le père Adam et la mère Ève, il leur enjoignit de procréer des rejetons. Mais les recherches sociologiques ont réduit à néant ces prétentions : notre mariage actuel n'a rien de primitif ; au cours des âges, les institutions familiales ont subi de prodigieuses transformations ; et les rapports de parenté, la filiation même n'eurent pas la fixité que les bien-pensants supposent. La promiscuité sexuelle totale, tel fut l'état des premiers hommes, probablement. On l'a contesté parce que polygamie ou monogamie se rencontrent déjà chez un grand nombre d'animaux et qu'elles constituent la règle générale chez les singes anthropoïdes. L'argument n'est pas sans valeur ; toutefois les exemples sont empruntés à des espèces dont les individus vivent, non par bandes, mais isolément. Lorsqu'ils s'associent en groupes, et ce fut sans doute le cas des hommes primitifs, les animaux s'en tiennent à la promiscuité sexuelle. Les auteurs anciens, Hérodote en particulier, signalent de nombreux peuples, ainsi les Agathyrses et les Massagètes, où tous les hommes et toutes les femmes pouvaient s'unir librement ; Strabon dit la même chose des Celtes d'Irlande et Pline des Garantes. Plus près de nous, on aurait découvert des mœurs analogues aux îles Andaman, chez les Haïdahs, chez les Indiens de la Vieille Californie, en Syrie chez les Ansariehs et les Yazidiés, etc. Mais beaucoup pensent que l'on a confondu la promiscuité avec le mariage par groupes, premier essai de réglementation sexuelle. Dans ce cas, les mariages sont interdits entre personnes d'un même clan et les hommes d'un clan doivent s'unir aux femmes d'un autre clan de la même tribu. C'est chez les Australiens et chez certaines peuplades de l'Inde que le mariage par groupes se trouve sous sa forme la plus accentuée. Ainsi chaque tribu de Kamilaroï comprend deux clans et les hommes d'un clan traitent en épouses toutes les femmes de l'autre clan, sans avoir le droit d'entretenir des relations sexuelles à l'intérieur de leur propre clan. C'est à Hovvitt et Fison, qu'est due l'expression de « mariage par groupes » ; ces sociologues ont recueilli une documentation abondante sur la mise en pratique et les modalités de ce genre d'union. Chez les Australiens Wotjoballuk du Nord-Ouest de Victoria, dont la tribu est divisée en Gamutch et en Krokitch, les hommes du clan Gamutch sont naturellement les maris des femmes du clan Krokitch et réciproquement. « Mais ce n'est qu'un droit virtuel. En pratique, pendant les grandes fêtes de l'initiation, les vieux de la tribu, réunis en conseil, distribuent entre les garçons d'un clan les filles disponibles de l'autre clan. Le mariage, appelé « Pirauru » chez les Dieri et connu des colons sous le nom de « Paramour custon », donne le droit à l'homme du clan Gamutch, par exemple, de faire acte de mariage avec les femmes ainsi désignée du clan Krokitch, quand l'occasion s'en présentera. Cependant, comme la même femme peut être « allouée » dans la succession des fêtes à plusieurs hommes, il y a certaines règles de préséance à observer dans l'accomplissement des devoirs conjugaux, si le hasard met deux hommes en présence de leur femme commune ; le frère aîné a alors le pas devant le cadet, l'homme âgé devant le jeune, etc. ». L'idée d'exogamie, c'est-à-dire d'union en dehors du clan, est intimement associée, on le voit, à celle du mariage par groupe. Elle aurait eu pour but d'éviter les conséquences désastreuses que provoquent les relations sexuelles entre parents trop proches. « L'avantage des croisements si bien connu des éleveurs de bestiaux, écrit Lubbock, devait donner bientôt aux races qui pratiquaient l'exogamie une prépondérance marquée sur les autres races : nous n'avons donc pas lieu d'être surpris que l'exogamie soit devenue si générale parmi les sauvages. Quand cet état de chose eût duré quelque temps, l'usage, comme le fait si bien observer Mac Lennan, a dû produire un préjugé chez les tribus qui observaient cette coutume, ‒ préjugé aussi fort qu'un principe religieux, comme est apte à le devenir tout ce qui a trait au mariage ‒ contre l'idée d'épouser une femme de sa tribu. » Du point de vue biologique, ce qu'affirme Lubbock est discutable ; par contre il faut reconnaître que la pratique de l'exogamie fut presque générale, et qu'elle a laissé des traces chez un très grand nombre de peuples. De la communauté primitive des femmes ou du mariage par groupes devait sortir la polyandrie, caractérisée par l'union d'une femme et de plusieurs maris. Elle fut pratiquée chez les anciens arabes, d'après Strabon : « La communauté des biens existe entre tous les membres d'une même famille, écrivait cet auteur, mais il n'y a qu'un maître, qui est toujours le plus ancien de la famille. Ils n'ont aussi qu'une femme pour eux tous. Celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, en use après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l'usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu'avec le plus âgé, avec le chef de la famille ; une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu'ils ont commerce avec leur propre mère. En revanche, l'adultère, c'est-à-dire le commerce avec un amant qui n'est pas de la famille est impitoyablement puni de mort. » Mac Lennan signale l'existence de la polyandrie aux îles Marquises, en Nouvelle-Zélande, aux îles Canaries, chez quelques Iroquois, etc. ; mais c'est l'Inde et surtout le Tibet qui constituent par excellence ses pays d'élection. Sauf chez les Cosaques Zaporogues, où elle se rapprocherait singulièrement de la communauté des femmes et chez quelques autres peuplades dont les habitudes sexuelles sont difficiles à rattacher à un type bien défini, la polyandrie revêt la forme fraternelle, c'est-à-dire que les maris d'une même femme sont frères. Au Tibet, elle se combine avec le droit d'aînesse et le patriarcat ; l'aîné est l'héritier unique, mais ses frères plus jeunes participent à sa femme comme à ses biens. La recherche de la paternité étant en règle générale impossible, tant que duraient et la promiscuité sexuelle et la communauté des femmes et le mariage par groupe et la polyandrie, au moins dans quelques-unes de ses formes peu évoluées, c'était par les femmes qu'on établissait filiation et parenté. Sur l'enfant, le père n'avait aucun droit, il appartenait à la mère qui l'élevait et lui donnait son nom ; ce nom se perpétuait par les filles, non par les garçons. À ce système, que découvrirent Bachofen et Mac Lennan, on a donné le nom de matriarcat. Très opposé à nos habitudes actuelles, il a laissé des traces, même chez les peuples occidentaux et n'a pas encore totalement disparu du globe. « Dans la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, écrit Giddings, la matronymie était encore la loi de l'Égypte. Les parties comparaissaient dans les actes publics comme les fils de leur mère, sans que le nom du père fut mentionné. Les parentés Se comptaient d'abord par les mères chez les Germains et probablement chez les Grecs ». De son côté Letournean déclare : « Le clan peau-rouge, d'après Giraud-Teulon, est une petite république ayant droit au service de toutes les femmes pour cultiver le sol, à celui de tous les hommes pour la chasse, la guerre, la vendetta. C'est à la femme qu'appartient le wigwam ou la loge familiale, ainsi que tous les objets possédés par la famille, et le tout se transmet par héritage, non au fils, mais à la fille aînée ou à la plus proche parente maternelle, parfois au frère de la morte. Pourtant cet héritage doit s'entendre dans le sens d'un simple usufruit. En réalité, c'est le clan maternel qui était propriétaire et aucun des membres de la communauté ne pouvait aliéner sérieusement le fonds social. Seulement, dans la plupart des tribus, le mari n'avait aucun droit sur les biens et sur les enfants ; tout cela restait dans le clan maternel ; c'était la filiation maternelle qui réglait le nom, le rang, les droits successoraux. » Chez les Australiens Wotjoballuk, dont nous avons déjà parlé, les enfants d'un homme Gamutch marié à une femme Krokitch et les enfants d'un homme Krokitch, marié à une femme Gamutch, sont la propriété du clan maternel. Cette filiation utérine a pour effet d'empêcher les mariages entre parents très proches. Sans doute, théoriquement, un père Krokitch pourrait épouser sa fille Gamutch ; mais ces cas sont évités en pratique par l'existence de classes dans la tribu et la prohibition de l'accouplement entre les membres de certaines classes. Morgan, qui étudia soigneusement la parenté, a dressé un remarquable tableau des liens de famille, chez cent trente neuf peuples ou tribus. Tous ces systèmes de parenté sont ramenés par lui à deux grandes classes : la parenté par description, celle des races aryennes, ouraliennes et sémitiques, qui n'admet la classification des parents que lorsqu'elle concorde avec le système numéral et qui désigne d'ordinaire les consanguins collatéraux par modification ou combinaison des termes fondamentaux de parenté ; et la parenté par classification, celle des races américaines, malaises, touraniennes, qui, confondant des parentés distinctes dans le système précédent, réduit la consanguinité à de grandes classes, coupées dans la série des générations. Ainsi dans sa forme la plus simple, chez les Maoris et les Micronésiens, on distinguera cinq groupes : le premier formé de l'individu, de ses frères, sœurs et cousins ; le second formé de son père, de sa mère, ainsi que de leurs frères, sœurs et cousins ; le troisième qui réunit ses grands-parents avec leurs frères, sœurs, cousins ; le quatrième composé des cousins de ses enfants qu'il considère comme ses fils et filles ; le cinquième groupant les petits-enfants de ses frères et sœurs qu'il considère comme ses petits-enfants. Naturellement, chez les peuples où règne ce système de parenté et qui pratiquent le mariage par groupes et l'exogamie, les craintes relatives à l'inceste ne sont pas les mêmes que chez nous. Si les rapports sexuels avec les personnes d'un clan prohibé sont généralement punis de mort en Australie, ce n'est pas semble-t-il à cause de la consanguinité, mais en vertu d'un des nombreux tabous qui défendent de toucher aux personnes de même espèce totémique. Le totémisme dut jouer un grand rôle dans l'établissement de l'exogamie, car, chez les primitifs, le lien totémique est plus fort que le lien du sang dans nos sociétés modernes. C'est avec lenteur probablement que la filiation paternelle se substitua au matriarcat. La coutume du rachat des fils par le père, chez les Limbous de l'Inde, alors que les filles restent propriété de la mère, constitue peut-être une forme de passage. Dans les sociétés à filiation utérine, la femme jouait certainement un rôle important ; chez les peaux-rouges, elle avait la première place dans la vie domestique et disposait des provisions ; d'après Wright, malheur au mari, mauvais chasseur, qui revenait sans venaison suffisante. Mais, sauf de rares exceptions, l'influence des femmes n'était pas prépondérante dans le gouvernement de la cité. Chargées de tout le travail industriel et agricole, elles avaient un sort peu enviable dans les tribus américaines ; toutefois, elles intervenaient dans la vie politique chez les Iroquois et c'était un conseil composé de quatre femmes qui, chez les Wyandots, élisait le chef du clan. Chez les Natchez, au début du XVIIIème siècle, la plus proche parente du chef ou soleil, mère de l'héritier présomptif de ce dernier, s'appelait femme-chef ou femme-soleil et avait droit de vie et de mort sur les membres de la tribu. En Afrique la filiation utérine s'allie à l'omnipotence du mari qui traite sa conjointe en véritable esclave. La femme n'ayant pas la force physique suffisante pour diriger le groupe, c'est à son frère que revenait souvent l'autorité principale. Tacite remarquait que le parent le plus proche d'un enfant, chez les Germains, c'était l'oncle maternel ; Lubbeek fait la même remarque touchant les peaux-rouges : « Bien que le frère de la mère d'un individu, écrit-il, s'appelle son oncle, il a en réalité plus de pouvoir et de responsabilité que le père. Le père se trouve classé au même rang que le frère du père et la sœur de la mère ; l'autorité paternelle est exercée par le frère de la mère. En résumé, quoique les termes expriment la parenté suivant la coutume du mariage, les idées reposent sur l'organisation de la tribu. » Au matriarcat succédera le patriarcat, fondamental dans la législation romaine; Il n'admettait que la parenté par les mâles. De même qu'on ne peut avoir aujourd'hui qu'une nationalité, de même, à Rome, on ne devait appartenir qu'à une famille, celle du père. Le droit moderne reconnaît la parenté aussi bien dans la ligne maternelle que dans la ligne paternelle ; néanmoins, influencé par la tradition judéo[1]chrétienne et par les écrits des légistes romains, il favorise singulièrement le père au détriment de la mère ; c'est le premier qui donne son nom à l'enfant et qui exerce l'autorité dans la famille ; la femme, éternelle mineure, reste constamment sous la tutelle de son mari. Pourtant la filiation maternelle est facilement constatable, alors que la filiation paternelle ne saurait être démontrée scientifiquement dans l'état de nos connaissances biologiques. De plus, dans la reproduction, c'est à la femme qu'incombent les charges pénibles ; alors que l'homme se borne à jouir, la mère a les ennuis de la grossesse, les douleurs de l'accouchement ; et c'est d'elle encore, de son lait et de ses soins, que le tout jeune enfant a besoin. Aussi, révisant les idées consacrées par les codes modernes, plusieurs revendiquent présentement pour elle le privilège de donner son nom à ses enfants, et d'être chargée de leur éducation, du moins tant qu'ils demeurent privés de la raison. Une réforme de ce genre aurait l'avantage de supprimer l'abominable distinction, établie par nos lois bourgeoises, entre l'enfant issu de relations libres et celui qui est né du mariage ; entre les unions dites légitimes parce que les conjoints passent à l'église ainsi qu'à la mairie, et celles que les bien-pensants réprouvent comme contraires aux règles édictées par le pape et les parlements. De cette vue d'ensemble sur les relations familiales dans l'humanité primitive, retenons encore que les rapports sexuels entre maris et femmes ont singulièrement changé au cours de l'évolution. Et suivons avec sympathie les efforts de ceux qui veulent innover dans ce domaine particulièrement difficile et dangereux. L'insuffisance de l'éthique actuelle éclate aux yeux des moins prévenus ; éclipsé à notre époque par les préoccupations d'ordre économique, le problème sexuel s'imposera avec une acuité particulière après l'effondrement définitif de la morale religieuse. Aucune expérience ne doit donc être dédaignée ; toute tentative intéressante mérite d'être accueillie sans prévention. Mais lorsque certaines féministes prônent le matriarcat, dans le but avoué d'assurer la prépondérance politique aux femmes, je reste sceptique. Non que je refuse aux épouses des droits égaux à ceux des maris ; seulement, nantis de l'autorité, elles prendront les défauts des tyrans masculins. ‒

L. BARBEDETTE

MATIÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(Point de vue du socialisme rationnel) Ce qui est divisible ce qui tombe sous les sens, ce qui est susceptible de toute forme et de toute dimension constitue la matière. Toute chose physique, corporelle ou non, prend le nom de matière. La matière représente toujours un phénomène et se rapporte à l'ordre physique, à l'ordre naturel. Au figuré, le sujet d'un écrit, d'un discours, d'une thèse, enfin une cause, un prétexte sont autant de matières à discuter. À côté des considérations qui précèdent, il est un point à développer relatif à la matière qui se rattache tout particulièrement à la vie sociale, à la vie de l'humanité. Alors même qu'elle nous apparaît comme inerte la matière est essentiellement mobile. Le mouvement est la caractéristique de la matière devenant force modificatrice. Dès lors partout où il y a matière il y a force. Disons mieux : la matière est le mouvement même, le changement, la modification sans distinction  possible de bien ou de mal, et conséquemment sans direction réelle possible vers l'un ou vers l'autre. Ce mouvement, ce changement, cette modification, n'est perçu réellement que par l'homme qui, sous l'impulsion de la force, jointe à la sensibilité exclusive à l'humanité, perçoit le sentiment de son existence, s'intéresse à ce qui l'environne et s'oriente en vue d'utilisation pratique des faits, non seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir. À notre époque, outrancièrement matérialiste et despotique, certains se demandent si la matière et d'autres êtres ne pensent pas au même titre que l'homme, en se basant sur certains mouvements, sur certains gestes qui paraissent plaider en ce sens pour l'emploi de la force dans la vie sociale. Ignorant l'impasse où ces personnes aboutissent par une acceptation trop rigoureuse de la thèse matérialiste, elles en arrivent, tout en attribuant la pensée relative à tous les êtres, à l'admettre en puissance dans la matière générale, d'où elle sort mécaniquement au moment opportun pour se métamorphoser en pensée réelle que la volonté dirige. Pour être en accord avec la loi d'évolution, appliquée à la vie sociale, on attribuera à la matière une sensibilité métaphysique comme le fait M. J. de Gaultier, représentant pour l'homme ‒ comme pour les autres êtres et à un degré moindre ‒ une réalité ‒ illusoire ‒ supposée suffisante, qui a la propriété singulière de s'éloigner du but, à mesure qu'on approche pour l'atteindre. L'œuvre de servage économique qui s'édifie sous le pavillon de l'évolution reçoit ainsi une consécration... d'apparence... scientifique. La matière peut paraître penser, apparaître comme pensante à ceux qui observent superficiellement, qui prennent pour critérium de leur raisonnement l'analogie. On est matérialiste ou on ne l'est pas, et, quand on l'est, on raisonne ainsi, ne pouvant raisonner autrement. Il n'est pas douteux que l'homme, comme les autres êtres est matière, mais est-il exclusivement matière ? Telle est la question majeure. Du fait d'être matière, rien ne s'oppose à ce qu'il perçoive réellement le sentiment de son existence, alors que les autres êtres n'en ont qu'un sentiment instinctif et illusoire. Nul ne peut nier que l'homme perçoit dans le temps, qu'il se rend compte qu'il existe, qu'il vit, non, seulement en vue du présent mais de l'avenir. Il sent, en réalité et non en apparence, il jouit et souffre, connue il s'efforce d'éloigner la souffrance pour se rapprocher de la jouissance. Tout cela prouve qu'il pense et raisonne d'une manière plus qu'illusoire, plus qu'automatique : c'est-à-dire réellement. Si nous observons, si nous analysons l'ordre de la matière, l'ordre physique, nous verrons que tout y est fatal, en quelque sorte nécessaire, et que dans cet ordre il n'y a pas de choix. Il est ce qu'il est, sans plus. Du reste, comment pourrait-il y avoir liberté, là où il ne peut y avoir que fatalité, intelligence réelle, là où il n'y a que mouvements ? Théorie et pratique aboutissent logiquement à reconnaître l'impossibilité de faire naître la liberté de la fatalité, aussi bien que la qualité de la quantité. Ainsi, de la question de la matière sort la question de la liberté et de l'indépendance. Ces facultés appartiennent à l'ordre moral et non à l'ordre physique, et comportent une coordination de faits en vue d'une amélioration générale. Le sentiment que nous avons en chacun de nous de la matière, du mouvement qui nous modifie, du phénomène qui nous intéresse, nous prouve, par la coordination de la pensée et de l'action, que nous sommes sensibles réellement et non illusoirement. Un fait, pour si intéressant qu'il puisse être, n'a aucune valeur par lui-même ; il ne vaut que par l'utilité, ou la nécessité, dont l'homme ressent le besoin et en fait usage. Les valeurs sont toutes déterminées par le besoin que l'homme ressent ; elles appartiennent au monde social ; à l'ordre rationnel et non à l'ordre naturel. Réfléchissons que si l'homme est tout matière, comme celle-ci est tous les autres êtres et corps, notre vie apparaît comme une série de modifications sans spontanéité, sans réalité, sans volonté, qu'elle subit tout mouvement sans en avoir conscience et sans s'y intéresser réellement. L'homme agirait comme une girouette tourne, c'est-à-dire qu'il fonctionnerait tout simplement. « Pour qu'il y ait ordre de volonté, ordre moral, dit Colins, pour qu'on puisse admettre la liberté de l'action véritable, et par suite des droits et des devoirs, il faut qu'il y ait autre chose que du matériel ; il faut qu'il y ait de l'immatériel. Cet immatériel doit être non seulement cru, mais prouvé et prouvé incontestablement ». Si cette preuve ne peut s'établir, rien ne serait plus facile que de mettre au-dessus de toute contestation qu'il n'y a point de droit, pas de devoir, et de ce fait, pas de justice. En pareil cas, la force fait le droit, et mieux, elle est le seul droit possible. Que le mal triomphe du bien, que le juste mais faible soit écrasé par le fort, rien qui ne cadre pas avec la loi d'évolution physique. C'est bien, du reste, sous cette influence, sous cette direction, si on peut dire, que les diverses sociétés se sont constituées empiriquement à travers les âges. La société actuelle n'est que la continuation des sociétés précédentes sous une autre forme. La force, qui est l'essence de la matière, qui lui est inhérente, contribue à expliquer, par le raisonnement qui est l'essence de l'Humanité, l'apparition successive sur la terre des êtres inorganisés et organisés ; elle explique enfin l'apparition du globe terrestre. Cependant, malgré sa puissance naturelle, la force ne règne que par à-coup et, sous divers signes, l'intelligence, qui n'est que la raison, la ronge constamment. Elle finira par la miner et la renverser en faisant d'elle sa servante, son aide et non sa directrice, parce que la vie des sociétés est à ce prix. La force, la matière doit, socialement, servir l'Individu et non l'asservir si nous voulons que la liberté ne soit pas un mythe. La liberté est d'une essence autre que celle de la force. Le pouvoir d'agir ou de ne pas agir constitue la liberté psychologique. En définitive, quand elle se manifeste comme cause la Matière est force ; comme effet elle est mouvement ; comme objet elle est modification. Le but de conservation et d'amélioration que certains déterministes avaient découvert dans la matière, n'a rien de réel, de conscient. Il y a illusion et confusion de l'apparence avec la réalité. Un fait est ce qu'il est et n'a pas à le savoir ; c'est au raisonnement à le déterminer. Qu'un fait soit le contraire de ce qu'il est, la nature, la matière n'en sera pas affectée pour cela ; le monde social peut l'être et l'est fort souvent. La différence est due à la liberté psychologique. Du moment que la matière a pour propriété le changement, la modification, il apparaît que la constance, la conservation, le repos sont la négation de la matière. Ces constatations nous amènent à comprendre qu'il faut situer les moyens de rénovation et de réalisation sociale équitable en dehors de la matière et du matérialisme déterministe. C'est ainsi que l'idée généralement admise, qu'on se fait de la matière conduit la Société à la domination de la force et de l'arbitraire et non à celle de la raison et de la justice qui sont nécessaires à la vie sociale et à la manifestation de la liberté. ‒

Élie SOUBEYRAN

MATIÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(n. f. du latin materia) Suffit-il d'ouvrir les yeux, d'étendre la main, d'user des sens en général pour percevoir la substance des objets qui nous entourent ? L'immense majorité des ignorants, plus quelques pseudo-philosophes, singes d'Aristote, le supposent volontiers. Pour eux, l'esprit est un miroir fidèle du monde extérieur : les choses sont bien telles que nous les voyons, telles que nous les palpons ; pourtant, nous savons aujourd'hui, de science certaine, qu'il n'en est rien ; les couleurs, déclare la physique, se réduisent à de simples vibrations dans la réalité objective, et les sensations tactiles proviennent de modifications mécaniques ou chimiques des terminaisons nerveuses. Les sons résultent d'ondulations acoustiques parfaitement étudiées ; l'odorat, le goût présentent un caractère subjectif indiscutable. Or la couleur, le son ressemblent si peu à des vibrations, qu'il a fallu des siècles de recherche avant d'aboutir aux connaissances actuelles ; nous ignorons encore le mécanisme secret des sensations tactiles dans leur rapport avec l'excitant externe. Notre esprit n'est point un miroir fidèle ; en lui l'univers observable ne se reflète pas sans modification ; tel une glace déformante, il impose aux données sensibles un enchaînement et des aspects qui résultent de la nature intime des organismes récepteurs. Le daltonien perçoit vert ce que l'œil normal perçoit rouge ; de nombreux troubles nerveux prouvent à l'évidence qu'un excitant demeuré identique provoque des sensations différentes lorsqu'une modification survient dans les organes périphériques ou dans le cerveau. Résultat d'un compromis entre les vibrations extérieures et l'appareil nerveux impressionné, la sensation nous révèle l'existence d'une cause excitatrice, elle reste muette sur la nature profonde de cette cause. Un objet particulier n'est pour nous que la somme des sensations diverses qu'il provoque ; l'orange, par exemple, se réduit à un ensemble d'impressions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives coexistantes. Mais quel substratum se cache sous la couleur, détermine goût et parfum, se révèle sphérique à la palpation des doigts ? Et ce que je dis de l'orange je puis le dire, avec quelques variantes concernant surtout les sensations gustatives et olfactives, d'un meuble, d'une pierre, d'un morceau de fer, de n'importe quel objet. Ainsi se trouve posé le problème de l'existence de la matière ; problème insoluble pour le métaphysicien mais que le savant arrive déjà à rendre moins obscur. L'existence de la matière fut niée par certains idéalistes ; Berkeley, évêque anglican de Cloyne mérite de retenir particulièrement l'attention. Ému de l'impiété grandissante au XVIIIème siècle, il voulut extirper la croyance en la réalité d'un substratum matériel des qualités sensibles. Les choses, à son avis, n'ont pas d'existence hors des esprits qui les perçoivent ; elles sont seulement en tant que connues. « Pour une idée, exister en une chose non percevante, c'est une contradiction manifeste, car, avoir une idée et la percevoir, c'est tout un ; cela donc en quoi la couleur, les figures, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu'il ne peut y avoir de substrat non pensant de ces idées ». Et Berkeley rend sa doctrine plus compréhensible par l'exemple suivant : « Je vois cette cerise, je la sens, je la goûte : or je suis sûr que rien ne peut être vu, ni goûté, ni touché ; donc elle est réelle. Supprimez les sensations de douceur, d'humidité, de rougeur, d'acidité, et vous supprimez la cerise. Puisqu'elle n'a pas une existence distincte des sensations, je dis qu'une cerise n'est rien de plus qu'un agrégat d'impressions sensibles, ou d'idées perçues par des sens différents : idées qui sont unifiées en une seule chose par l'intelligence ; et cela, parce qu'on a observé qu'elles s'accompagnent l'une l'autre. Quand j'ai certaines impressions déterminées de la vue, du tact, du goût, je suis sûr que la cerise existe ou qu'elle est réelle ; sa réalité, d'après moi, n'étant rien si on l'abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous entendez une matière inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, je l'avoue ni vous, ni moi, ni personne au monde ne peut être assuré qu'elle existe ». Et le philosophe accumule les arguments pour démontrer que les qualités premières comme les qualités secondes restent subjectives et que la notion de matière est contradictoire. Mais tous ses raisonnements échouent devant une double constatation ; celle de la simultanéité constante et invariable des diverses impressions visuelles, tactiles, etc., se rapportant au même objet, et celle de l'accord de tous les hommes normaux sur les sensations perçues dans un même endroit de l'espace, au même moment du temps. Rougeur, humidité, douceur de la cerise sont toujours données ensemble ; et ce fruit n'est point perçu par un individu seulement, il l'est par tous les individus présents. En manière d'explication Berkeley invoque l'action de Dieu, ce pantin métaphysique qui permet aux philosophes de concilier en apparence les plus évidentes contradictions. Cette carence est la meilleure preuve de l'existence, hors de nous, d'une substance productrice des sensations. Mais, sur la nature de ce substrat, les opinions ont varié extrêmement. Pour les premiers penseurs grecs, matière inanimée, matière vivante, principe spirituel résultent d'un élément unique ou de plusieurs éléments qui engendrent toutes les formes animées. Avec les Eléastes l'être s'oppose au devenir, l'un au multiple ; ce qui change n'a pas d'existence propre, ce qui demeure identique à soi constitue la vraie substance. Peut-être Anaxagore distingua-t-il le premier la matière, force inerte et passive, de l'esprit, principe organisateur et actif. Leur séparation est nette dans la philosophie socratique. De l'Idée provient toute existence, d'après Platon ; la matière en dérive mais ne la manifeste qu'à l'état de reflet confus. Selon Aristote, les corps se ressemblent par la matière, principe commun, indéterminé, source de l'étendue, mais ils diffèrent par la forme, principe simple, actif, déterminé et déterminant ; la matière explique la différence individuelle, la forme rend compte de la différence essentielle. Les stoïciens adopteront une conception qui n'est pas sans parenté avec celle d'Aristote ; alors que les Alexandrins s'inspireront de celle de Platon. La théorie atomique de Démocrite, acceptée par Épicure, se rapproche singulièrement des idées scientifiques modernes sur la constitution de la matière. Au XVIIème siècle, Descartes préconisa le mécanisme géométrique ; il n'y aurait point d'atomes, point de vide, l'essence des corps serait l'étendue et l'étendue deviendrait ainsi identique à la matière. Le mouvement rectiligne, qui suppose le vide, serait impossible, tout mouvement serait circulaire ; d'où la théorie cartésienne des tourbillons. À Leibnitz, par contre, la matière apparaît comme un aspect inférieur de l'esprit. Le monde est réductible à un ensemble de forces que nous devons concevoir sur le modèle de celle que nous connaissons le mieux, la pensée. Dans chaque centre de force ou monade il faut voir une conscience inétendue, douée de perceptions plus ou moins claires, d'appétitions plus ou moins développées. La matière n'est que le système de perceptions obscures qui se déroulent dans les monades ; et un accord préalable fait subsister entre ces dernières une harmonie parfaite. Les savants du XIXème siècle ont accepté la théorie atomistique de Démocrite et d'Épicure : théorie transformée et précisée à la suite des nombreuses expériences qu'ils effectuèrent. Aujourd'hui physiciens et chimistes considèrent l'atome lui-même comme décomposable en un système d'électrons : un électron positif servirait de noyau central et des électrons négatifs, animés d'une prodigieuse vitesse, tourneraient autour à la manière de planètes. Convenons qu'il s'agit là d'hypothèses dont la démonstration reste à faire. Indiquons néanmoins, quelques[1]uns des faits qui leur donnèrent naissance. À la suite des expériences de Crookes en 1886, reprises et continuées par d'autres physiciens, on admit le transport d'électricité négative, rayonnant de la cathode, dans un tube où le vide était poussé jusqu'au millionième d'atmosphère et que traversait un courant. Et l'on déclara, après d'autres recherches, qu'il ne s'agissait pas d'ondulations, mais de véritables corpuscules arrachés aux atomes des corps matériels, les électrons négatifs, vrais constituants matériels de diamètre infime. L'ampoule de Crookes montre d'ailleurs, dans une direction opposée au rayonnement cathodique, un autre rayonnement beaucoup plus lent : les rayons-canaux de Goldstein, formés d'ions positifs. Dépassant les données expérimentales, certains savants concluent de ces faits à l'origine électromagnétique de toute matière pondérable. Les atomes différeraient entre eux, tant par leur complexité que par le nombre de leurs éléments : celui d'hydrogène étant le plus simple, ceux du radium, du thorium, de l'uranium étant les plus lourds. Mais tous seraient réductibles, dans leurs éléments infimes, à des charges électriques positives et négatives qui se neutraliseraient dans l'atome complet. Au dire des mêmes, les découvertes radio-actives confirmeraient cette théorie, puisqu'elles révèlent une véritable désintégration de la matière, une décomposition de l'atome chimique en éléments moins complexes : électrons et noyaux d'hélium. Aussi la transmutation des corps simples, entendue il est vrai d'une manière qui n'était pas celle des alchimistes, apparaît-elle passible. L'explication des raies du spectre semble également facilitée par la croyance aux électrons, qui rempliraient le rôle de vibrateurs et, par leurs mouvements, produiraient les couleurs caractéristiques des corps. Bien franchement nous reconnaissons que la théorie électromagnétique de la matière soulève de très grosses difficultés. Qu'en penseront physiciens et chimistes, d'ici un demi-siècle ? N'en préjugeons pas. Mais constatons que, contrairement aux affirmations des positivistes d'accord en cela avec les métaphysiciens, il est possible à la science expérimentale de nous renseigner sur la substance constitutive de l'univers. Remarquons encore que le peu connu, jusqu'à présent, suffit à condamner, sans rémission, le dualisme chrétien qui oppose la matière inerte à l'esprit actif. Dualisme que les scolastiques, infidèles à la pensée d'Aristote, mais soucieux de rendre service à la religion, avaient déjà poussé très loin et que Descartes exagérera encore, dans le dessein de maintenir l'existence de l'âme hors de toute contestation. La matière est passive, répétait-on sous mille formes, seul l'esprit est animé ; donc impossibilité absolue de les confondre. Nous savons aujourd'hui combien relative l'inertie prétendue de la matière, et que rien ne permet de la distinguer substantiellement de l'esprit. Entre la matière inorganique, la matière vivante et la pensée, le savant constate qu'il n'existe aucun saut brusque, aucune coupure véritable. Point de fait vital spécifique ; tous les phénomènes qui s'accomplissent dans l'organisme sont d'ordre physique, chimique ou mécanique. Le protoplasma, base de la vie, est infiniment plus complexe que la matière inorganique mais il reste de la matière ; nous pouvons déjà en faire l'analyse, nos descendants en obtiendront la synthèse. Substance gélatineuse de la nature des colloïdes, il doit ses propriétés spéciales à l'incessante mobilité de granulations, caractéristiques de l'état colloïdal. Celles que l'on dénomme zymases, et qui rentrent dans la catégorie des agents catalytiques, semblent l'ultime refuge des propriétés vitales. Or, ces zymases sont isolées sans cesser d'être actives ; on peut les remplacer par des agents artificiels ; et les réactions digestives, respiratoires, etc., obtenues par les granulations zymasiques, isolées de la substance vivante, sont également obtenues avec les colloïdes du platine, de l'or, etc., résultat de la fixation d'eau sur ces métaux par l'électricité. Le cristal, d'apparence inerte, provient de granulations, véritables cellules munies de noyau, qui présentent les caractères de la vie ; et sans aboutir encore à la synthèse d'une cellule vivante, de courageux chercheurs en font entrevoir la possibilité. Donc aucun abîme entre la matière organique et la matière brute ; de nombreux contemporains l'admettent d'ailleurs. Mais il faut pousser plus loin et reconnaître qu'il n'y a pas davantage coupure entre la matière et l'esprit. S'il est un fait essentiel à la pensée vivante, c'est le souvenir. Or, la matière se souvient. Un fil d'acier, traversé par un courant et mis en rapport avec un microphone, enregistrera les vibrations acoustiques. Le son, en modifiant la structure moléculaire, sera incorporé au métal, et non plus seulement inscrit comme sur un disque de phonographe. Et le fil impressionné reproduira le son, si on le déroule devant un appareil construit à cet effet. Attraction et répulsion des atomes ou des électrons ne sont-elles pas l'équivalent des désirs et des répugnances manifestées par tout vivant ? Entre la matière et l'esprit les savants découvrent, chaque jour, des analogies qui rendent leur parenté de plus en plus certaine. Si le matérialisme d'un Büchner est dépassé, on peut dire du spiritualisme chrétien qu'il est mort définitivement. Le corps brut contient en puissance la vie et la pensée ; de l'inorganique sortent par évolution la plante et l'animal ; quant à l'esprit qui aime et connaît, il est encore le résultat de millénaires transformations. Rien ne permet de supposer le monde organisé du dehors par un artisan divin ; pas davantage nous ne pouvons l'imaginer, à l'instar de certains modernes, comme un vivant supérieur, doué d'une conscience et d'une personnalité. C'est en lui-même que l'univers détient ses propres lois ; le germe de son devenir éternel n'eut besoin d'être déposé par personne, il a sa source dernière dans l'impérissable substance dont matière, vie et pensée sont les aspects successifs. ‒

L. BARBEDETTE

MATHÉMATIQUE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. f. (du latin mathematicus, grec mathématikos) La mathématique étudie les grandeurs soit discontinues ou numériques, soit continues ou géométriques ; c'est la science de la quantité. Elle vise tant à mesurer les grandeurs qu'à déterminer les rapports de variations corrélatives qui existent entre elles. La quantité discontinue fait l'objet de l'arithmétique ; le nombre dont traite cette branche des mathématiques provient essentiellement de l'addition de l'unité avec elle-même ; résultat de l'activité créatrice de l'esprit, il implique abstraction et généralisation préalables. Simplifiant davantage, l'algèbre remplace les chiffres déterminés par des lettres représentant n'importe quel chiffre ; elle fait par rapport aux nombres ce que fait le nombre par rapport aux objets. D'où le nom d'arithmétique universelle que lui donnait Newton. Un degré d'abstraction de plus et on obtient le calcul des fonctions qui recherche comment varie une quantité lorsqu'on en fait varier une autre. La géométrie, science de la quantité continue, établit les propriétés des figures tracées par l'esprit dans l'espace homogène à l'aide du point et du mouvement. Par l'invention de la géométrie analytique, Descartes a réconcilié les sciences, jusque là irréductibles, des grandeurs continues et des grandeurs discontinues ; à chaque figure il fit correspondre une équation et par l'étude des variations de la seconde il parvint à déterminer les variations de la première. Enfin le calcul infinitésimal, découvert par Leibnitz et Newton, permit la mesure des grandeurs continues, grâce à l'adoption, comme unité conventionnelle, de l'élément infiniment petit. Aujourd'hui la méthode des mathématiques est, avant tout, déductive ; non qu'elle descende du général au particulier comme dans le syllogisme verbal ; elle consiste dans une substitution de grandeurs équivalentes et se présente comme une suite d'égalités. Loin de se borner à piétiner sur place, à tirer d'une proposition générale les propositions particulières qu'elle contient, la démonstration mathématique progresse vers des vérités nouvelles et généralise constamment. Elle fournit le vrai type de la déduction scientifique, bien différente de la déduction formelle dont les scolastiques abusèrent si fâcheusement. Et la rigueur des conclusions qu'elle permet d'établir a valu aux mathématiques le titre de sciences exactes. Mais il n'en fut pas de même dès l'origine ; longtemps elles utilisèrent la méthode expérimentale. Aucun procédé rationnel de démonstration géométrique chez les Babyloniens, les Hébreux, les Égyptiens ; c'est expérimentalement qu'ils estimèrent égal à 3 le rapport de la circonférence à son diamètre et que la surface d'un triangle leur apparut comme le produit de la moitié du plus grand côté par le, plus petit. En fait de mesure, ils s'en tenaient naturellement à des approximations grossières, Galilée évaluait encore expérimentalement le rapport de l'aire de la cycloïde à l'aire du cercle générateur, et Leibnitz nous parle d'une géométrie empirique qui démontrait les théorèmes relatifs à l' égalité des figures en découpant ces dernières et en rajustant les diverses parties de manière à former des figures nouvelles. La physique moderne continue de rendre des services nombreux aux sciences mathématiques ; elle leur impose des problèmes et en suggère parfois la solution. Si les premiers éléments d'une notion géométrique de l'espace se manifestent déjà dans les dessins préhistoriques de l'âge du renne, peut-être faut-il remonter encore plus loin quand il s'agit du nombre ; on démontre en effet qu'un chimpanzé parvient à compter jusqu'à 5. Toutefois, parce que plus abstraite, l'arithmétique ne se constitua comme science rationnelle qu'après la géométrie. Égyptiens, Chaldéens, Phéniciens, arrivaient difficilement à concevoir des nombres supérieurs à ceux que présente l'expérience ordinaire ; les Grecs eux[1]mêmes ne s'élevèrent pas jusqu'à la notion du nombre pur que ne soutient aucune intuition concrète ; et c'est d'une manière géométrique qu'ils résolvaient d'ordinaire les problèmes numériques. L'invention par les Hindous, et l'adoption par les Arabes, du système de numération qui est devenu le nôtre permit à l'arithmétique de faire des progrès sérieux. Si nous devons la géométrie aux Grecs, c'est aux orientaux incontestablement que nous empruntâmes, au moyen-âge, les bases essentielles de la science des grandeurs discontinues. Viète, qui vivait au XVIème siècle, peut êtreconsidéré comme le créateur de l'algèbre ; Stévin, vers la même époque, trouva la mécanique rationnelle. Dans son ensemble le développement des sciences exactes apparait donc lié à une progression sans cesse croissante du pouvoir d'abstraction. Aujourd'hui, l'expérience a complètement cédé la place à la déduction en mathématiques. Définitions, axiomes, postulats constituent les éléments essentiels de cette déduction. Génératrices des nombres et des figures, universelles, immuables, pleinement adéquates à leur objet, les définitions, d'après la thèse rationaliste, seraient essentiellement des créations de l'esprit ; quelques-uns même ont prétendu qu'elles existaient toutes faites en nous, et qu'il suffisait à la pensée de se replier sur elle-même pour les découvrir. D'après la thèse empiriste, au contraire, elles dérivent de l'expérience et restent entièrement tributaires des données sensibles. La notion de quantité numérique serait extraite, par abstraction, des multiplicités concrètes et qualitativement hétérogènes que nous percevons. De même les figures géométriques auraient une origine expérimentale ; en se superposant les figures sensibles neutraliseraient leurs irrégularités et l'abstraction achèverait de leur donner un caractère idéal. Associant rationalisme et empirisme, certains ont défini nombres et figures des créations de l'esprit suggérées par l'expérience. Pour Henri Poincaré, les définitions mathématiques sont des conventions commodes, sans aucun rapport avec l'expérience, mais qui peuvent varier selon les besoins scientifiques de l'esprit ; il les appelle des hypothèses, ce terme n'étant pas entendu dans son sens ordinaire mais signifient ce qu'on prend pour accordé, ce dont on part. Conditions primordiales de la démonstration, elles en constituent les principes immédiatement féconds. Le rôle des axiomes est moins apparent. Applications directes, dans le domaine de la quantité, des principes d'identité et de contradiction, les axiomes sont des propositions évidentes, indémontrables qui énoncent des rapports constants entre des grandeurs indéterminées. Ils n'interviennent pas visiblement dans la trame des déductions, mais c'est eux qui légitiment les enchaînements des propositions mathématiques et justifient la série des substitutions. Les postulats, propositions spéciales à la géométrie, énoncent des propriétés particulières de grandeurs déterminées ; ils sont indémontrables, mais leur évidence est moins immédiate que celle des axiomes ; leur rôle est à rapprocher de celui des définitions. Toutefois, pour Henri Poincaré, axiomes et postulats sont simplement des définitions déguisées ; entre eux il n'y aurait qu'une différence de complexité ; ce sont les définitions les plus générales, nécessaires à l'ensemble des sciences mathématiques. Certains géomètres, entre autres Lowatchewski, ont rejeté le postulat d'Euclide ; d'autres ont imaginé un espace à 1 ou 2 ou 4 ou n dimensions. Mais les espaces à moins de 3 dimensions ne sont que le résultat d'une abstraction, et les espaces à 4, 5, n dimensions d'artificielles créations de l'esprit. Les équations entre 3 variables correspondant à notre espace euclidien, on a supposé qu'aux équations entre 4, 5, n variables correspondaient des espaces à 4, 5, n dimensions. En mathématiques, la démonstration sera synthétique ou analytique selon qu'elle partira d'un principe évident pour redescendre à un problème posé ou que d'un problème posé elle remontera à un principe évident. Euclide nous a donné un merveilleux exemple de la démonstration synthétique dans ses Éléments ; c'est à Hippocrate de Chios que nous devons, semble-t-il, la première idée de la démonstration analytique. La démonstration par l'absurde est un cas particulier de l'analyse des anciens ; elle consiste à prouver une proposition par l'absurdité des conséquences qui s'en suivraient si on ne l'admettait pas. Plusieurs savants contemporains ont insisté sur le rôle de l'induction ; elle interviendrait lorsqu'on généralise les résultats obtenus par démonstration, ainsi que dans les raisonnements par récurrence, fréquents en arithmétique, en algèbre et en analyse infinitésimale. Une propriété étant vérifiée pour le premier terme d'une série, l'esprit suppose cette vérification valable pour le terme suivant et, par récurrence, pour n'importe quel terme de la série. Mais, remarque Poincaré, alors que l'induction ordinaire se fonde sur la croyance à un ordre existant hors de nous, dans la nature, l'induction mathématique « n'est que l'affirmation de la puissance de l'esprit qui se sait capable de concevoir la répétition indéfinie d'un même acte, dès que cet acte est une fois possible ». Ces deux formes d'induction apparaissent donc irréductibles l'une à l'autre et sans autre lien que celui de la communauté du terme qui sert à les désigner. Depuis toujours, les mathématiques passent pour les sciences par excellence. Il est certain que leur valeur est grande, du point de vue pédagogique, pour la formation de l'esprit ; elles développent le besoin d'évidence, le goût des démonstrations rigoureuses, des raisonnements clairs. En nous plongeant dans un monde abstrait, peut-être engendrent-elles aussi un dédain injustifié pour l'observation, une méconnaissance dangereuse des mille contingences du monde concret. D'autre part, c'est aux mathématiques que les sciences expérimentales demandent les formules nettes, précises, distinctes qui remplacent, dans l'énoncé des lois, les déterminations qualificatives toujours vagues dont on eut tort de se contenter trop longtemps. Bacon insistait de préférence sur l'aspect expérimental des sciences de la nature ; Descartes, par contre, voyait dans les mathématiques une sorte de plan général du monde. Arithmétique et algèbre, écrivait-il, « règlent et renferment toutes les sciences particulières. Elles sont le fondement de toutes les autres ». Il rêvait de construire avec elles, une science universelle capable de résoudre même les problèmes d'ordre concret. Le point de vue de Bacon a triomphé un moment, aujourd'hui, c'est celui de Descartes qui l'emporte ; délaissant la qualité, les sciences positives s'intéressent surtout à la quantité. Elles utilisent des instruments de précision, exigent des mesures, et finalement traduisent en langage mathématique les résultats obtenus. Dans ses parties les plus avancées, la physique aboutit à des séries de formules qui facilitent les applications techniques et permettent de suivre aisément la marche des phénomènes ; la chimie, elle aussi, fait appel de plus en plus à la mesure et au calcul. Biologie, sociologie ne sont pas encore parvenues au stade du mathématisme, mais elles s'en rapprochent lentement, la première surtout qui fait de fréquents emprunts à la physique et à la chimie. Contre ce triomphe des mathématiques, Boutroux, Bergson et d'autres philosophes se sont insurgés vainement. Applicables avec rigueur ou presque dans le monde inorganique, les formules mathématiques cessent de l'être dans le domaine de la vie et plus encore dans celui de la pensée, d'après Boutroux. Les lois scientifiques nous renseignent sur la marche ordinaire des phénomènes ; mais, dans la nature, il y a de la contingence, de l'indétermination ; il arrive que les faits sortent des limites que nos formules leur assignaient, comme les eaux d'un fleuve débordent quelquefois hors du lit qui les contient habituellement. Bergson prétend de son côté, que l'évolution est créatrice et qu'il y a dans la nature incessante apparition de nouveauté. Comme la raison qui les engendre, les mathématiques visent des buts pratiques ; très utiles pour l'action, elles sont incapables de nous donner une connaissance vraie du réel ; ne saisissant des choses que la surface, le dehors, solidifiant ce qui est devenir ininterrompu, elles déforment absolument les faits vitaux et psychologiques auxquels on prétend les appliquer. Comme de juste, les belles phrases de Boutroux et de Bergson n'ont pas arrêté les savants ; chaque jour des découvertes nouvelles prouvent que, dans la nature, rien n'échappe au déterminisme. Il faut la mauvaise foi ou l'ignorance d'un évêque pour déclarer, comme celui de Plymouth, Masterman : « L'atome paraît se comporter de manières aussi différentes qu'inexplicables et une sorte de liberté rudimentaire semble appartenir à la structure du monde physique ». Il n' y a place dans la nature que pour un enchaînement rigoureux de causes et d'effets. ‒

L. BARBEDETTE.