Le théâtre et la conserve
La culture est comme
la conserverie : elle rêve de récipients – éventuellement en forme de têtes – à
l’intérieur desquels le temps ne passerait pas. Et cependant qu’on en est
toujours à faire des réserves et des économies, le monde a faim, de plus en
plus faim. Ainsi, à travers le manque, va-t-on s’apercevoir peut-être que tout
est physique, et que, dans le besoin, il n’y a de différences que de niveau ou
d’intensité. Alors, je l’espère, on ouvrira toutes les boîtes, et ce sera la
fête.
Cette fête, qu’il faut
collective et généralisée, l’histoire en fournit quelques exemples restreints –
assez toutefois pour que nous sachions qu’elle ne saurait être que théâtrale.
On voit aussi que, religieuse à l’origine, de siècle en siècle elle se laïcise,
et qu’à la fin elle sera donc jouée par tous. D’où l’idée qu’il vaudrait mieux
jouer solidairement ce qui nous met à mort, plutôt que de conserver un
quant-à-soi – un sens de la propriété, qui ne sauve rien, sinon l’isolement
favorable à l’ignorance et à la catastrophe.
Il y a des vagues de
théâtre, c’est, dirait-on, quand la vitalité est à son comble, et la solitude
par conséquent plus consciente et moins supportable. La dernière s’est produite
à New York, au début des années soixante, et à l’époque où l’Amérique croyait avoir
conquis son autonomie artistique. Significativement, alors que partout, en
Occident, le théâtre a toujours relevé de la littérature, cette fois il fut
l’initiative des peintres, et ce fut eux qui le répandirent. Cette vague-là,
quoique brève et fort limitée, n’en est pas moins importante, car elle eut sa
forme particulière, et qui, déjà, a profondément affecté tout ce qui se rapporte
au théâtre.
Cette forme a reçu le
nom de HAPPENING, bien que ce mot ne la définisse pas plus que le mot Dada
n’était une définition. Allan Kaprow, qui l’inventa involontairement, le trouve
malencontreux, car il ne l’avait utilisé à l’origine que de façon « neutre »,
et seulement pour éviter d’être pris aux mots du genre « pièce de théâtre », «
représentation », « jeu », etc. Mais d’autres artistes le trouvèrent commode,
l’utilisèrent, le perpétuèrent, et il devint l’étiquette sous laquelle ses
propres créateurs reconnurent le produit de leur création.
Qu’est-ce qu’un happening
? Ni une forme fixe, ni un genre établi, et surtout pas, comme tendraient à le
suggérer son nom et ses pâles imitateurs français, un spectacle improvisé. A
première vue, cela ressemble à un collage en mouvement – un collage où les
acteurs n’ont pas plus d’importance que les objets. La parole elle-même y est
sans valeur : c’est un bruit comme un autre.
Quant à l’action,
elle demeure indéterminée. Il y a action parce qu’il y a mouvement, un point
c’est tout. Et le sens, s’étonnera-t-on ? Le sens est lié à l’action et à
l’espace qu’elle occupe, mais il n’est pas « signifié », car l’enchaînement
reste a-logique. Il s’ensuit que, pour une fois, le sens n’est pas réducteur :
il ne rassemble pas de l’inconnu pour le ramener à du connu ; il n’est pas
explicatif : il polarise une action et se dépense avec elle, librement, sans
que nul puisse se l’approprier.
On est tenté, par
pure réaction sensée, bien sûr, de chercher les références culturelles de
pareil spectacle, afin de le mettre en boîte. Toutefois, quand on a énuméré les
séances Dada, la Merz-bau de Kurt Schwitters, la musique d’ameublement
de Satie et le théâtre de la cruauté, peut-être s’est-on fait plaisir, mais que
sait-on de plus ? La nouveauté radicale du happening est qu’il engendre une
sorte de physique, où la réaction du spectateur compte tout autant que le « jeu
» puisque c’est elle qui fait le théâtre. Que le théâtre ne soit même que cette
réaction, laquelle affecte également les deux côtés de la rampe, voilà une
vérité aussi ancienne qu’elle est anciennement oubliée. Il y a donc dans le
happening retour aux sources – retour à un passé du théâtre où le sens du
spectacle se confondait avec une décharge d’énergie, et non pas avec un récit
sensé. Ce retour est-il délibéré ? Assurément pas, car il n’a rien
d’archéologique : il est une redécouverte spontanée, et qui paraît bien liée au
contexte artistique.
Le fait majeur dans
le domaine de l’art est alors la place prise par la notion d’environnement. L’art
cesse d’être placardé sur les murs pour envahir toute la pièce : il ne se
contente plus de simuler un espace, il s’approprie l’espace réel. Mais, ce
faisant, il le dramatise, et l’œuvre devient spectaculaire. Si l’on pense à Kienholz,
par exemple, comment appeler ses « pièces » ? Il ne s’agit plus de peinture ni
de sculpture, mais d’un décor où rien ne se joue, ne s’est jamais joué, et qui
pourtant cristallise tous les jeux imaginables dans le cadre fixé par ses
éléments. Que tout y soit tellement disponible et à la fois si précisément
jalonné fait que le spectateur se trouve face à face avec une absence qui le violente
et qu’il lui faut combler, non pas en s’en remettant à un sens donné, mais en
le faisant surgir de soi et de la rencontre. Les choses, ici, ne meublent
qu’elles-mêmes ; de ce fait, elles indiquent qu’il y a entre elles un vide – à
moins qu’elles ne soient là que pour constituer ce bord sans lequel il n’y
aurait pas de trou.
Et le trou, voilà
bien la seule bouche par laquelle puisse de nos jours parler le Destin et
renaître la tragédie. Kienholz n’est ici qu’un exemple mais qui situe bien un arrière-plan,
car sans avoir rien à faire avec le happening, il illustre parfaitement
l’évolution de l’art vers le spectacle. Tout comme, sur un autre plan, les
personnages en plâtre de George Segal, à jamais figés dans une attitude si
éphémère qu’elle contredit leur immobilité jusqu’à l’absurde : jusqu’à tisser
autour de chacun d’eux ce qu’on ne peut ressentir que comme le double jeu d’une
présence absente. Là encore, il s’agit d’un trou : d’un trou intérieur.
Le happening eut pour
centre principal de « création » la galerie Reuben, à New York. Et il est
évidemment significatif que les représentations aient eu pour « scène » un lieu
traditionnellement réservé à l’exposition d’œuvres d’art. Ce lieu, qui fut loin
d’être exclusif puisque des happenings furent représentés ailleurs, à New York
et à travers l’Amérique, demeure cependant le foyer d’où tout rayonna. La «
première » se déroula le 4 octobre 1959. L’œuvre annoncée avait pour titre : 18
Happenings in 6 parts, et l’invitation précisait qu’il s’agissait là d’un
nouveau « medium » que l’auteur, Allan Kaprow, trouvait « assez rafraîchissant pour
ne pas lui avoir cherché un nom ». (Ce nom devait surgir du titre même de l’œuvre
sans que l’on sache qui d’abord l’en tira.)
Allan Kaprow avait
cloisonné l’espace de la galerie de manière à y délimiter trois petites pièces
séparées par de grandes feuilles de plastique, à travers lesquelles une vision
très vague était possible. Ces pièces communiquaient par une enfilade de
portes, et toutes trois étaient ouvertes d’un côté sur un long corridor. Les spectateurs
furent répartis dans chacune de ces pièces sur des rangées de chaises. Des
lumières de couleur s’allumaient et s’éteignaient alternativement.
Dans la première et
la dernière pièce, l’un des « murs » était un vaste collage. Le programme
annonçait six « participants » : trois hommes et trois femmes, et il prévenait
les spectateurs
qu’eux-mêmes jouaient un rôle et qu’ils devraient changer de siège et de lieu à
des moments prévus.
Tout commença par des
bruits : celui d’une cloche répétant à l’infini la même note, puis celui de
sons désaccordés, dont la source semblait se déplacer sans cesse à cause de
leur diffusion par quatre haut-parleurs.
La lumière s’éteignit
dans la troisième pièce ; deux hommes et trois femmes parurent : ils avançaient
à la file, très lentement. Les femmes entrèrent dans la 2 ; les hommes dans la
1. Mais déjà raconter c’est trahir, car le récit introduit une continuité
absente de l’action, qui toujours se prolonge par séquences, avec des ruptures
faisant que si tout se succède, rien ne s’enchaîne. D’ailleurs, il y a trois
lieux, et le titre même précise
: « 18 happenings »
et « 6 parties ».
Visages impassibles.
Gestes mécaniques. Déplacements toujours en ligne droite, avec demi-tours à
angle droit.
Immobilité.
Mouvements comme de
gymnastique, lents, très lents.
Projection de
diapositives : collages de dessins d’enfants et d’œuvres de Kaprow (dans la 3).
Depuis 2, on en suit
les reflets, tout comme depuis 3, on aperçoit les ombres des femmes occupées à
leur gymnastique rituelle.
Silence. Son de la
cloche. Immobilité. Sortie. Reprise.
Deux hommes
reviennent avec des pancartes : l’un va dans 1, l’autre dans 3.
Nouvelles projections
: chefs-d’œuvre de la peinture classique, photos de nus, collages, peintures de Kaprow.
Les deux hommes se
mettent à lire leur « pancarte », chacun de son côté, mot à mot, avec des
inflexions exagérées.
L’un : « Il paraît…
que le temps… est essence… nous avons connu… le temps… spirituellement… comme
attente… souvenir…»
L’autre : « J’ai
failli parler… hier… d’un sujet… qui… nous est cher… à tous… l’art… Oui… je
voulais en parler… je n’ai pu… commencer… »
Son de la cloche.
Voix s’arrêtent. Hommes lentement sortent, lentement s’en vont.
Entracte. Les spectateurs
changent de place.
La lenteur des
gestes, l’absence d’expression des visages, la pauvreté même du « jeu » ont un
effet paradoxal : ils accélèrent la vitesse mentale du spectateur. C’est que,
n’ayant rien à quoi se raccrocher, le spectateur tombe sans cesse de la
surprise dans une espèce d’attente affamée faute de pouvoir se dire : je
comprends.
Et dès lors, comme
glissant sur la paroi lisse du vide, il lui faut, soit briser net sa chute par
un éclat de rire, soit se laisser aller à cela qui, peu à peu, l’entraîne hors
de soi – hors du faux corps de ses habitudes.
Son de la cloche.
Deux femmes, deux hommes,
une femme : en file – lentes, lents, lente – mécaniques.
Se séparent : femme
dans 1, hommes dans 2 – une femme immobile – une femme allonge, plie, allonge
rituellement ses membres, son corps – une femme va, vient, fait rebondir une balle,
encore, encore // un homme assis – l’autre porte un plateau chargé de cubes de
bois – s’assied – répartit ses cubes en deux tas – premier homme se lève – met
en marche un disque
– Voix : « Ces
messieurs sont-ils prêts ? »
Une femme va dans 3 –
immobile.
Les deux hommes
obéissent au disque : « Numéro 1 doit bouger… Numéro 2 doit bouger… » – ils
déplacent les cubes –les rangent sur une petite table // dans 3, d’une voix
douce, cadencée, psalmodique, la femme récite : « Belle lune… crêtée
et empennée… mon ami…
»
Silence. Noir.
Projections : une boîte de corn-flakes, la fumée d’une pipe… – stop – la femme
continue à réciter : « Hackie, amène un peu ta voiture que j’écoute le chant du
compteur… Lui seul a la voix de New York City… »
Immobilité partout.
Sortie. Procession lente. Silence.
Son de la cloche.
Deux hommes, deux
femmes reviennent dans 1, chacun a un instrument de musique : ukulele, flûte,
hazoo, violon. Une femme promène un tabouret surmonté d’un verre d’eau – va le
déposer dans 3 derrière l’écran // un homme porte un jouet et un vaporisateur
ménager – il dépose le vaporisateur sur le tabouret – porte le jouet dans 2, le
dépose sur la table, le met en marche : c’est un danseur nègre qu’une mécanique
fait s’agiter…
Les quatre jouent de
leur instrument, chacun pour soi, sans aucune synchronisation.
L’homme au jouet va
dans 3, derrière l’écran – allume une allumette, l’éteint dans le verre d’eau –
allume, éteint – allume, éteint – allume, éteint…
Son de la cloche.
Entracte. Les
spectateurs changent de lieu.
Maintenant, il y a
ceux qui de tout temps ont su, ceux qui savent qu’ils ne savent pas, ceux qui
rient pour ne pas savoir qu’ils ne savent pas. Apparemment, rien n’est changé,
et pourtant, sous les vêtements, chaque corps s’est retourné comme un gant. Et
quand le gant montre son dedans, où est le vide ?
Son de la cloche.
Nouveaux accessoires
: une table portant douze moitiés d’oranges, douze verres et un presse-fruits
dans 1 // une toile, deux pots de peinture et deux pinceaux dans 2 // une
espèce de caisse montée sur deux roues de bicyclette dans 3.
Procession lente des
participants.
Une femme entre dans
1, presse une orange, verse le jus dans un verre, boit.
Un homme dans 2 : une
main sur la bouche, une main sur le front, doigts pointés comme des dents, et
entre les dents, ses yeux – il éclate de rire en ramenant ses mains le long du
corps.
Une femme fait rouler
la caisse de 3 dans 2, de 2 dans 1. Ce n’est pas une caisse, c’est une
boîte-buste, avec un bras en bois, une main qui tend des cartes, une
tête-pot-de-peinture – dans le buste, un phono joue une polka.
Deux hommes, deux
femmes – portent pancartes – vont dans 3 – lisent : « Embrasse-moi…
embrasse-moi… es-tu sûr ?…houp… houp… houp… »
Deux spectateurs se
lèvent dans 2 – prennent pinceaux – prennent pots – peignent la toile : l’un
fait des traits, l’autre des cercles – rien que des traits – rien que des
cercles – peignent ainsi un tableau abstrait – vont se rasseoir.
Femme dans 1 presse –
verse – boit – presse – verse – boit –presse – verse – boit…
Homme dans 2 roule
une jambe de son pantalon – roule l’autre – et pantalon ainsi retroussé se met
à se laver les dents…
Silence. Sortie.
Silence. Son de la cloche.
Deux femmes, côte à
côte, face au public, dans 2.
Deux hommes dans 3 –
gymnastique – lentement – s’arrêtent – se font face – se montrent chacun du
doigt en riant – vont dans 2 – se campent chacun face à l’une des femmes – du
plafond descendent de longs rouleaux de papier – descendent comme
rideaux séparant les
deux hommes des deux femmes – et tous les quatre se mettent à lire là-dessus
des listes de mots monosyllabiques : « uh… eh… oh… but… well… hi… hop… »
Son de la cloche.
Sortie.
Maintenant, tout est
fini : il va falloir parler. Mais entre l’instant où l’on attendait-écoutait
encore et celui où l’on va penser-parler, il doit bien y avoir quelques
secondes, juste le temps de remettre son corps à l’endroit. Alors, un râle
rentre dans les gorges, et peut-être chacun devine-t-il enfin quelque chose : simplement
que le théâtre est de la sculpture d’ombres exécutée à force de gestes qui,
jamais, ne recommencent deux fois. Et l’on sent alors la parenté du théâtre
avec le travail du temps. Un autre auteur de happenings, Robert Whitman,
l’explique à sa façon : « Le temps est pour moi quelque chose de matériel.
J’aime l’utiliser de cette façon. L’utiliser comme on se sert de peinture ou de
plâtre… »
Tout le problème du
théâtre est qu’on ne saurait façonner l’ombre sans un medium qui la rende
sensible et telle qu’elle puisse éveiller en chacun de nous cette ombre intime
qui rôde entre les os. Ce medium, et c’est là le caractère particulier du théâtre,
doit avoir un pouvoir collectif et non pas seulement individuel.
Le cinéma, comme la
musique, s’adresse à l’homme seul pour le fasciner isolément ; le théâtre,
comme le mythe, n’existe que s’il agit à la fois sur tous. En avoir fait un
discours, qui ne peut passer que par l’intelligence, c’est l’avoir réduit et
abâtardi : le théâtre doit parler directement au corps, ou bien il n’est qu’un faire-valoir,
c’est-à-dire un cabotinage. On aura beau renouveler les sujets et les « styles
», cela ne changera rien. Les mots ne font pas le théâtre, ou alors il faut
qu’ils soient doublés par les bouches qui les parlent et par la physiologie qui
anime ces bouches. Personne, avant le happening, n’avait osé, sinon en théorie,
douter ainsi des mots et les ramener au rang d’accessoires.
Ce qui commence, le 4
octobre 1959, avec les 18 Happen -ings in 6 parts, ce n’est pas
seulement un nouveau théâtre, c’est LE théâtre du monde nouveau. Sans doute
est-il sommaire, sans doute lui arrive-t-il de friser le canular, mais mieux
vaut un canular qui vous met en question que du psychologisme et des discours.
On peut indiquer déjà
les traits principaux de ce théâtre. D’abord, il est purement visuel avec,
selon les cas, un bruitage plus ou moins important. Il ne procède pas par développement
d’une action, mais par rapprochement, par agglomération d’images. En
conséquence, il délaisse la liaison pour la juxtaposition. Son vocabulaire, qui
se compose de gestes, de déplacements, d’objets en situation, a tendance à
proliférer, car il s’adjoint facilement, en guise de contexte, tout l’espace
dans lequel il s’énonce. De là, une espèce de ritualisation, chacun se sentant
peu à peu joué par un mouvement dont la banalité se dédouble constamment
pour suggérer le symbole. C’est que le simple fait, par exemple, de presser un
fruit ou de se brosser les dents devient, par sa publicité, l’archétype d’un
comportement et se charge ainsi d’une densité dramatique analogue à celle que pouvait
émettre la représentation de la passion ou de la mort. Jim Dine, grand peintre
presque inconnu en France et auteur de plusieurs happenings, explique qu’il
était essentiel pour lui d’être son propre acteur, ses happenings étant
tellement liés au quotidien même de sa vie qu’il n’aurait su transmettre à
quelqu’un d’autre ce qu’il voulait représenter. Cette déclaration relève de la symbolisation
naïve, mais l’intéressant est qu’elle plaide pour un monisme, et que le théâtre
est moniste. Jim Dine raconte que quand il donna The Vaudeville Show, il
apparut à la fin vêtu de rouge et un chapeau de paille sur la tête. A chaque
bras, il avait une fille nue taillée dans du carton sur le modèle des poupées javanaises.
« Je me mis à danser, dit-il. Je ne sais pas comment je réussis à exécuter
cette danse. Je ne pourrais jamais la refaire.
Mais la tension
montait, les gens scandaient en criant : encore, encore… Ce fut une scène
inimaginable. Je n’ai jamais senti une pareille participation. Et les gens s’en
souviennent comme d’une nuit fantastique… » Le théâtre n’est-il pas avant tout
cette « nuit fantastique » ? – nuit qui demeure indéfinissable parce
qu’irréductible, et qui donc ne se conserve pas.
Dans un happening,
les rêveries d’un homme deviennent les rêveries primitives de tous les
spectateurs, non pas à travers une compréhension croissante, mais à cause d’une
contamination qui, par rapport à l’intelligence, ne peut se qualifier que de
sauvage. C’est qu’il existe une poésie physique – seulement physique –, qui
déclenche la plongée dans l’immanence et le bâillement, comme au milieu du
corps, d’une bouche d’ombre. Et cette bouche se met de la partie avec toutes
les autres, ses semblables, si bien que la « représentation » qui, en chacun,
les a décousues, cesse d’être devant-dehors pour devenir l’unisson de toutes
ces bouches : la personnification de leur souffle. Alors se produit le grand
retournement, qui fait que chaque geste EST la forme du souffle d’ombre, et que
chaque-chose -chaque-mouvement chaque-
visage EST la forme et
disparaît dedans.
Comment s’opèrent ce
rassemblement et cette fusion ? A l’aide d’un système de signes, qui varie d’un
auteur à l’autre, mais qui doit toujours son efficacité à son évidence. Dans Coca
Cola, Shirley Cannonball ? d’Allan Kaprow, un gigantesque pied
et une cabine
téléphonique sont les protagonistes principaux ; dans The Burning Building de
Red Grooms, ce sont les pompiers et un incendie ; dans Mouth de Robert
Whitman, tout se déroule à l’intérieur d’une bouche dont les chaises des
spectateurs sont les dents, et le sol la langue. La symbolisation s’effectue à
partir de choses simples, et c’est sa force. On est là devant une sorte de langage
premier, qui s’écrit directement, chaque image représentée se juxtaposant aux
autres comme un pictogramme à un autre pictogramme. D’où l’importance capitale,
dans le happening, de la composition des images, c’est-à-dire de la mise en
scène.
Artaud affirmait : «
C’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite ou
parlée » (cf. Le Théâtre et son Double, coll. « Idées », pages 58-59).
On dirait que les auteurs de happening ont spontanément obéi à Artaud. Chez
eux, point de « textes », mais une élaboration très précise du cadre et des
correspondances qui s’établiront entre lui et les actions représentées. Tous
insistent sur le travail préparatoire, parfois assez long. On a cru, parce que
ce travail ne consiste pas, ou très peu, en « répétitions » que les happenings
étaient improvisés. C’est vouloir rapporter un schéma traditionnel à quelque
chose qui lui échappe. Les happenings n’ont pas besoin d’être répétés parce que
le jeu et les mots y ont infiniment moins d’importance que l’organisation de l’espace,
sa répartition et sa polarisation. Le participant est davantage joué par
l’espace qu’il n’y joue, et l’indication de quelques déplacements peut lui
suffire. Mettre en scène ce n’est point fixer à tout jamais le déroulement
d’une action, mais lui préparer si bien le terrain qu’elle puisse y être lâchée
à sa propre découverte.
Il n’y a pas de
théorie du happening chez ses auteurs, sauf chez Claes Oldenburg, qui en limite
d’ailleurs la portée en l’intégrant à son entreprise d’étalement et
d’altération des objets réels.
Pour lui, le
happening est « une méthode d’utilisation des objets en mouvement, et
aussi des gens qui sont eux-mêmes aussi bien objets qu’agents de mouvement ».
Cela revient à dire qu’il traite le happening comme une sorte d’exposition
mobile – d’espace rendu mobile par un jeu qui montre la relation existant entre
des objets d’habitude associés mais inertes. Parfois, dirait-on, Oldenburg est
au bord d’introduire une intrigue ; c’est que, non content d’organiser
l’espace, il dispose aussi les actions de manière à composer un motif. Par
exemple, dans World’s Fair II, représenté les 25 et 26 mai 1962, il y
avait une immense table sur laquelle deux personnages en déposaient un
troisième au visage blanc et à l’aspect cadavérique. Le « mort » une fois
étendu, les deux autres le contemplaient longuement, puis l’un d’eux montait
sur la table et entreprenait de vider les poches du mort, en disposant en tas
ses trouvailles. Ensuite, il fouillait tous les plis des vêtements, puis la
bouche, le nez, les intervalles entre les orteils…
Plus tard, une fille
entrait, et balayant tous les objets découverts, elle les faisait tomber dans
un carton… Pour Oldenburg, tout ce qui nous arrive est double : réel et clair
d’un côté ; fantastique et énigmatique de l’autre. L’ensemble de son oeuvre «
artistique » – l’une des plus importantes aujourd’hui – joue de cette
ambiguïté. Quand il représente une côtelette, un rayon d’alimentation ou un
pantalon, tout est fait comme si, mais ce comme si, qui respecte
l’apparence, ne respecte justement qu’elle, et ce faisant l’altère au point de
la dévoyer en fiction.
Ainsi Oldenburg
rejoint-il le mouvement de la langue, qui ne donne un nom à chaque chose qu’en
la privant de sa réalité, et nous voici au seuil d’une transposition
généralisée, où tout peut se déplacer en tout au gré de la fondamentale
métaphore. Dans les happenings d’Oldenburg, l’espace était jonché de choses
parmi lesquelles se traînait tout ce qui avait forme humaine. Et sans doute le
corps ne pouvait-il être remis en scène qu’en affrontant ses propres déjections
intellectuelles. Le happening, en ce sens, a crevé la vieille gidouille
pensante, qui a saigné toutes ses règles : il n’y aura plus d’unités au
théâtre, ni de discours, ni d’ouvroir de littérature. Là-dessus, après deux ou
trois beaux hivers, le happening est mort : il était primitif, enfantin, prometteur,
bref sans avenir comme la jeunesse. Mais son exemple agit en profondeur, et
déjà le changement qu’il apportait s’est retransmis, s’est amplifié à travers
le Living Theater, à travers Robert Wilson, à travers…, et quelque chose
approche – une chose qui jouera de toutes nos cordes sans que rien ne puisse la
mettre en conserve, la préserver ni nous en préserver, une chose qui sera le
théâtre et qui sera la fête.