mercredi 30 octobre 2019

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

Posted: 29 Oct 2019 05:41 AM PDT
Interrogeant la mise en place des lois contre les anarchistes en 1893-1894, et leur application pour saisir leurs logiques, Raphaël Kempf éclaire les récentes « scélératesses législatives ». Il appuie son argumentation sur l’étude des circonstances historiques, bien entendu, mais aussi sur un série d'articles, parus en brochure à l’époque et signés de Francis de Pressensé, fondateur de la Ligue des droits de l’homme, Léon Blum et Émile Pouget.


À la fin du XIXe siècle, les anarchistes, qui se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement et de propriétaires, comme il commence à se passer de Dieu, qui veulent l’égalité comme condition primordiale de la liberté, représentent la figure de l’ennemi et inquiètent la jeune IIIe République bourgeoise qui voit là le risque d’une atteinte à ses privilèges d’autant qu’ils professent la propagande par le fait, « action politique qui dépasse la simple propagande intellectuelle (…) fondée sur le constat d’échec de l’activité politique légale », mais stigmatisée comme une doctrine de l’attentat, un appel au terrorisme. Ces lois sont présentées comme indispensables bien que le code prévoit déjà tout ce qui est nécessaire pour faire face à la répression. Elles visent l’idée, l’écrit ou la parole censés précéder le passage à l’acte. Une vague d’attentat sert de prétexte à leur adoption. Raphaël Kempf rappelle la série d'événements qui débute par une affaire de violences policières impunies : le 1er mai 1891, tandis qu’à Fourmies l’armée tire sur la foule, à Levallois-Perret des manifestants sont brutalement pris à parti par la police chez un marchand de vin et seront lourdement condamnés. Ravachol, quelques mois plus tard, passera à l’action pour les venger. En décembre 1893, Auguste Vaillant lance un engin explosif dans la Chambre des députés, ne blessant personne et n’interrompant même pas la séance. Il est jugé, condamné et exécuté. Les deux premières lois scélérates sont adoptées deux jours plus tard après une demi-heure de débat et sans que le texte ne soit distribué aux députés. Le 24 juin 1894, Caserio assassine le président Sadi Carnot à Lyon ; la troisième loi est votée un mois plus tard. L’auteur analyse la série de sophismes qui sert à justifier ces adoptions, tout comme après les attentats de 2014-2015 et plus récemment avec la loi qui empêche de manifester, présentée comme protégeant la liberté de manifester. « Le stade orwellien du discours politique dévoile l’autoritarisme d’un régime qui se prétend démocratique et libéral. »
Dès janvier 1894, La Revue Blanche dénonce ces nouvelles lois et publiera en 1899 une brochure reprenant trois articles, de Léon Blum, Émile Pouget et Francis de Pressensé (repris en fin de cet ouvrage, donc), constituant un large front commun depuis le camp antidreyfusard modéré jusqu’aux anarchistes.
Jeune juriste, Léon Blum déconstruit avec précision les mécanismes juridiques mis en oeuvre par ces lois. Celle du 12 décembre 1893 porte une grave atteinte à la liberté d’expression, susceptible désormais de féroce répression. Elle supprime toute les limites de poursuite pour délit de parole créée par la loi de 1881 sur la presse et ressuscite le délit d’apologie de crimes et délits que celle-ci avait abrogé. Quiconque tiendrait des propos déplaisants à l’encontre de l’autorité ou du gouvernement pourra être poursuivi et placé en détention provisoire. Certains points de cette loi n’ont jamais été abrogé. L’article 24 punit encore aujourd’hui la provocation directe à commettre un vol et l’article 52 permet toujours la détention provisoire.
Les anarchistes, n’appartenant pas à des organisations hiérarchisées, ne pouvaient être poursuivis pour crime d’association de malfaiteurs. La seconde loi de 1893 y remédie en poursuivant l’entente, qui peut être fugace ou ponctuelle. Ainsi, l’intention criminelle sans acte d’exécution est poursuivie, lésant l’un des principes majeurs de notre législation. Les coupables peuvent être condamnés aux travaux forcés, suivis d'une possible relégation, c’est-à-dire l’internement perpétuel dans les colonies.

La loi du 28 juillet 1894, la seule a avoir été entièrement abrogée, en décembre 1992, punit toute manifestation extérieure de convictions anarchistes, y compris dans le cadre de conversations intimes, amicales ou familiales. Elle interdit la reproduction des débats lors des procès dans les journaux.

Quelques procès sont rapporté en détails, notamment celui des Trente en août 1894 qui est d’ailleurs un échec retentissant, conduisant à un acquittement général.

L’infraction d’association de malfaiteurs est aujourd’hui utilisée contre des militants politiques, par exemple avec l’affaire dite de Tarnac. La loi du 13 novembre 2014 s’inscrit dans cette tradition puisqu’elle permet de poursuivre le délit de parole en comparution immédiate, en l’assimilant au terrorisme même.

C’est par « retournement du stigmate » que les anarchistes ont dénoncé ces lois comme scélérates, c’est-à-dire criminelles. Sept indices permettent de les identifier :
  • « Une loi scélérate est généralement adoptée dans l’urgence et l’émotion d’un événement. »
  • « Elle réactive souvent de projets antérieurs qui avaient été rejetés ou restaient dans les tiroirs de quelque parlementaire acharné. » C’est le cas de la loi dite « anticasseurs » du 10 avril 2019 votée à partir du proposition de la droite sénatoriale réactivée.
  • « Le discours produit par les défenseurs d’une loi scélérate – gouvernement, parlementaires de la majorité, presse réactionnaire – est fait d’oxymores : on argumente au nom de la défense des libertés fondamentales, alors que la loi nouvelle leur porte directement atteinte. »
  • Souvent, au cours des débats, des parlementaires autoproclamés défenseurs des liberté proposent un compromis pour ménager les intérêts de l’ordre public.
  • Un usage « infrajudiciaire », usage policier et administratif, est fait des lois scélérates.
  • Faite pour certains elle est rapidement appliquée à tous.
  • Elle vise l’intention plus que l’acte, la dangerosité potentielle plus que la culpabilité constatée. C’est notamment le cas de la loi de 2010 qui créée le « fameux délit de participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations » faisant du manifestant un « malfaiteur présumé », procédant à une « criminalisation de l’intention présumée ». « Cette infraction s’inscrit dans la logique du droit pénal de l’ennemi en ce qu’elle vise la prétendue dangerosité d’adversaires politiques. »

Et Raphaël Kempf de conclure que les lois scélérates visent un ennemi dont les libertés sont légalement suspendues avec pour conséquence de transformer tous les citoyens en ennemis de l’État. Son exposé est un puissant condensé d'arguments pour combattre l'arsenal juridique liberticide qui ne cesse de croître.


L’article de Francis de Pressensé résonne étonnement avec notre actualité : « La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse. » « Règle générale : quand un régime promulgue sa loi des suspects, quant il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses oeuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même. »

Léon Blum, donc, rappelle dans quelle précipitation ces lois ont été adoptées et dans quelle mesure elles sont des lois de terreur contre des adversaires politiques. « Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge. »

Émile Pouget documente leur application par le récit de leurs premières utilisations, 
parfois de façon rétroactive.

Suivent les textes de ces lois.




ENNEMIS D’ÉTAT
Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes
Raphaël Kempf
Suivi de NOTRE LOI DES SUSPECTS de Francis de Pressensé, de COMMENT ELLES ONT ÉTÉ FAITES de Léon Blum, de L’APPLICATION DES LOIS D’EXCEPTION DE 1893 ET 1894 et de DOCUMENTS SUR L’APPLICATION DES LOIS D’EXCEPTION DE 1893-1894 d’Émile Pouget, et des textes des lois scélérates.
232 pages – 13 euros.
Éditions La Fabrique – Paris – Septembre 2019

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

Posted: 27 Oct 2019 06:36 AM PDT
« Ce Monde repose uniquement sur la Foi (le Crédit), c’est-à-dire le mensonge », accuse Agustín García Calvo. Il conteste et déconstruit ce que « d’ores et déjà les fonctionnaires des Impôts et de la Banque ont appris à appeler la Société du Bien-être ». « Par conséquent, ceux qui s’estiment si contents avec ce qui existe et qui aiment tellement cela qu’ils sont disposés à travailler jusqu’à la mort pour que cela continue à se développer, pour que cela continue à exister, s’ils sont tellement certains de la Réalité et du fait que ce qui est est ce qui est, et rien de plus, s’ils croient tellement en cette Réalité au point d’y mettre leur petite âme de tout un chacun, ceux-là n’auront pas grand-chose à lire ni à redire dans cette analyse de leur Société : parce qu’ici nous luttons pour ce qui n’existe pas, car nous en avons par-dessus la tête de ce qui existe et nous pensons que cela vaut le coup de voir si l’on peut utiliser la vie et la raison pour faire quelque chose qui ne soit pas ce qui est déjà fait. »
 
Seule la Foi de « ceux qui croient en la Société du Bien-être et en la Réalité en général » permet à celles-ci d’exister. De « fâcheux et malheureux événements » ne cessent de se produire « en périphérie du Développement », « horripilantes épidémies de faim », « conflits qui dévastent tout à petit feu », servis par le petit écran et la Une des Journaux, « aux Masses pour qu’elles prennent conscience, par contraste, de leur Bien-être ».
Au temps de « grand-père Marx », on savait que « la richesse du bourgeois n’était rien de plus qu’une élaboration de la misère (la vente de la vie) des travailleurs ». De même, on pense que les États riches profitent du produit de la misère. En fait « à mesure que l’administration de la misère se développe, la richesse, qui était son objet, se transforme, devient elle-même misérable, elle pourrit et se vide ; et c’est là que s’exerce la vengeance des misérables : sur les biens eux-mêmes ». « La pauvreté sur laquelle se maintient le Développement ne se manifeste pas comme mauvaise conscience des Personnes, mais comme mauvaise qualité des choses mêmes. » « Tout le management du Bien-être consiste au final à la technique du Substitut », afin que les sujets du Développement s’alimentent et se divertissent avec des représentations des choses comme si elles étaient des choses.
Les choses ayant disparu, la Réalité est devenue monétaire. L’argent est devenue la chose des choses : la Réalité. L’État et le Capital sont la même chose depuis qu’ils sont unis par le Critère de Rentabilité. L’idée de leur séparation n’est toujours en vigueur que grâce à sa vacuité. Les politiques et les banquiers sont soutenus pas une même Foi dans le Futur. Dès lors, les Services Publics qui étaient improductifs dans l’État d’antan, tenu pour obligé de « compenser l’humiliation et l’écrasement des gens au nom de la Patrie (la Patrie des Patrons) par quelques réparations », quelques « charités d’État », doivent désormais être rentables, mettre l’argent en mouvement au lieu de le dépenser et « maintenir la Foi dans le Futur, tout en envoyant paître les gens au présent ».
La notion d’impôt, même si elle doit être maintenue en jeu « comme mensonge soutenant la domination », a perdu tout son sens : « Quand, vous, Monsieur, déclarez et payez le Trésor Public, sachez-le, vous ne faites rien de bien différent que quand vous chargez votre Banque de vous acheter des actions de telle ou telle Entreprise du Futur. »
L’État essaie de procurer à l’Entreprise un Homme façonné par « l’apprentissage du vocabulaire du trésor public », un Individu Personnel, une Personne cultivant un « égoïsme domestiqué et monétaire ». « Cet homme EST argent. » Il ne vend plus son travail mais lui-même, devient « une valeur du Marché ». Ainsi « le schéma de la prostitution (…) apparaît généralisé dans le Bien-être institutionnalisé ».
Aucune Personne n’est intelligente car « la Foi est le contraire de l’intelligence : elle permet tout au plus une habileté de calcul, une capacité stratégique de classification, de prévision, de planification ; mais mettre dans des cases c’est nier les possibilités infinies ; prévoir c’est empêcher l’action, négative et créatrice, en donnant pour sûr (comme l’exige le Crédit) les chemins du futur ; et c’est ainsi que la Foi tue l’entendement ». Le « langage commun et populaire », qui s’oppose au « jargon des Politiques et des Banquiers », des « Philosophes et Littérateurs de la Culture », est intelligent. « Ne pas croire est le premier point. Et ainsi pouvoir dire aux Exécutants du Pouvoir et de l’Argent : nous ne voulons pas de votre vocabulaire, de vos Noms et de vos sigles, dont nous ignorons la signification : nous avons le langage que personne ne manipule, le langage de n’importe qui ; le langage qui sait toujours, au moins, dire NON. »
Le Peuple est « le contraire de la Masse d’Individus unies par la Foi ».
Les « Barbaries du Développement » ne doivent pas être attribuées « à des personnages machiavéliques », mais à l’État et au Capital. « Ceux qui savent et croient qu’ils savent » ne constituent pas plus « un gouvernement de Sages et de Philosophes » tel que l’imaginait Platon, que le « regroupement et la solidarité des opprimés » constitués en « Démocraties Éclairées » après avoir pris le Pouvoir.
« Le Syndicat se trouve réduit à n’être qu’une succursale collaborant avec la Banque et l’État au soutien du Capital », régulant la course des prix et des salaires, maintenant le taux de Chômage, décomptant les créations de Postes de travail.

La force de ce Régime, le vide, est aussi sa faiblesse. Pour renverser cette « Religion ultime (l’Économie, l’Idée de l’Argent) », il suffit de divulguer les soupçons sur le vide de cette Foi.
Ce qui reste de Peuple en nous, peut refuser la création de nécessités, industrie première de l’Empire du Développement pour maintenir l’illusion que l’Argent peut les satisfaire, au profit de « nécessités palpables et sensibles qui ne se réduisent pas à une Idée, et qui ne sont ni fabriquées ni vendues par l’Argent ».
« L’Idéal du Développement n’est, au fond, que la perfection d’un mensonge qui est à la racine de l’Histoire même, depuis qu’il y a des Lois et une Administration de la Justice : vouloir faire croire que la propriété est compatible avec l’usufruit et aller jusqu’à soumettre l’usufruit à la propriété. Par ici, en bas, nous n’y croyons pas : nous savons la douceur du « fruit de l’enclos d’à côté », que savait décrire le gentilhomme Garcilaso, et nous déclarons qu’utiliser n’est pas posséder : ou tu l’as ou tu en jouis, mais les deux, non. » Agustín García Calvo illustre ce « sentiment de l’utilité qui ne se vend pas » en distinguant « le fait d’être propriétaire d’un moyen de transport » et « le fait de monter dans un moyen de transport qui passe par là pour faire le voyage qui se présente ». La lutte contre l ‘Automobile Personnelle s’appuie sur les moyens de transports utiles qui ne se prêtent pas à la propriété et ne servent pas au Développement.
L’utilité des machines, « qui venaient montrer que le travail, la condamnation de Jéhovah, n’était qu’un spectre, et que, grâce aux esclaves mécaniques, il n’était plus nécessaire que les gens continuent à travailler, ou très peu », a été bousillée par les Exécutants du Développement. « Il ne s’agit donc pas de renoncer aux machines, mais d’en faire usage : de les utiliser pour autre chose que de les vendre, de les acheter, de les avoir. »
L’égoïsme sensuel et le sens commun aideront à discerner, « dans le monde que l’État-Capital transforme en une énorme décharge », les biens palpables et désirables. « Il ne s’agit pas de contenter équitablement la population avec des substituts (…), en répartissant une misère de Supermarché entre des millions de sujets, (…) mais, au contraire, que les palais et les festins des princes et des bourgeois s’ouvrent à tous, que n’importe quel luxe (d’usage, et non pas de propriété), que les ingéniosités et bienfaits soient à la portée de tous. »
Laisser « les mains et les intelligences libres de faire les choses que demandent le désir et la raison », inventer des chemins au lieu de « réaliser le Futur fatal tracé depuis le Haut », « laisser vivre sur terre des gens plutôt que des Masses d’Individus comptés en unités, chacune constituée de pur argent », est impossible tant que l’on continue à s’appuyer toujours sur le même modèle d’État. « La chute du Capital entraîne avec elle la chute de l’État. »
Faire disparaître l’Argent n’a rien d’utopique ni d’impossible en soi. Il suffit de constituer « des communautés suffisamment petites pour que les voisins puissent être à eux-mêmes leur administrateur et gouvernement, sans votes ni représentants démocratiques ». Il ne faut pas tomber dans le piège de la pureté mais utiliser ses propres contradictions et ses propres failles.
De la même façon que le langage populaire n’est à personne et à tout le monde, seule richesse humaine qui nous est donnée gratuitement, « pas un seul geste ni rapport, ni bien ni amour » qui ne soit public et politique. Il faut ouvrir la maison de chacun et qu’elle devienne commune, mais aussi qu’elle s’ouvre à ceux d’ailleurs.

Ce vibrant pamphlet contre notre société ouvre aussi la possibilité d’un autre monde. Plutôt que d’utiliser le langage de l’adversaire pour décrire le monde, qui toujours contraint à adopter en partie sa pensée, Agustín García Calvo forge sa propre langue, définie chaque vocable qu’il s’approprie et fige dans un sens qu’il espère pérenne, avec autant de poésie que de conviction. Avec une certaine forme de dépouillement et de simplicité, il parvient à exprimer l’essentiel.


Dans un bref article traitant de « Dieu et l’Argent », il explique ensuite comment Dieu se devant d’être réel, idéal et personnel, a aujourd’hui pris la figure de l’Argent, non pas la « menu monnaie » qui n’en est qu’une représentation mais celui qui est associé à une Personne à la Banque et qui définit ce qu’elle vaut, c’est-à-dire ce qu’elle est. Cette « Religion actuelle », tout comme les anciennes, n’est soutenue que par la Foi, si bien qu’il suffit de cesser de croire pour que tout s’écroule.

Enfin, avec le troisième et dernier texte, il réfute la « séparation entre technique et politique » et s’en prend à l’Automobile, « fléau le plus grave et le plus mortifère de l’Humanité Développée ». « Tous les problèmes imaginables de transport de voyageurs et de marchandises étaient déjà résolus par l’ingéniosité du chemin de fer, il suffisait de laisser se déployer librement les possibilités qu’offraient le train et la voie ferrée, pour le transport urbain et interurbain, de produits ou de producteurs. » Mais l’Automobile Personnelle a était incorporée à la « structure même de l’idéal démocratique » alors qu’aujourd’hui tous vont plus ou moins au même endroit et à la même heure, mais chacun par ses propres moyens. « La supercherie fondamentale consiste à croire et à faire croire qu’un instrument peut servir docilement à ce que veulent ses utilisateurs, et qu’il est bon ou mauvais qu’en fonction de la finalité pour laquelle on l’utilise. » Il y a surtout une différence essentielle entre « les instruments qui peuvent servir docilement les nécessités et les désirs des gens » et ceux « qui imposent aux gens le destin qu’ils portent en eux-mêmes ».


LA SOCIÉTÉ DU BIEN-ÊTRE
Suivi de DIEU ET L’ARGENT et PLUS DE RAILS, MOINS DE ROUTES
Agustín García Calvo
122 pages – 9 euros.
Éditions Le Pas de côté – Vierzon – Juin 2014

vendredi 25 octobre 2019

Individualisme Partie 7 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


INDIVIDUALISME (ou Communisme ?)

Depuis longtemps j’ai été frappé par le contraste existant entre la largeur des buts de l’anarchisme et de bien-être pour tous - et l’étroitesse du programme économique de l’anarchisme individualiste et communiste.
Je suis très porté à croire que la faiblesse de base économique - exclusivement communiste ou individualiste (les termes communisme ou individualisme s’appliquent, tout le long de cet article, aux anarchistes partisans de l’un ou de l’autre. Il n’est nullement question du communisme, IIIe Internationale), selon l’école - faiblesse dont ils ont conscience - empêche les hommes d’avoir pratiquement confiance en l’anarchisme, dont les aspirations générales apparaissent à un si grand nombre comme un idéal magnifique. Pour ce qui me concerne, je sens bien que si l’un ou l’autre devenait l’unique forme économique d’une société, ni le Communisme, ni l’individualisme ne réaliseraient la liberté, car, pour se manifester, celle-ci exige un choix de moyens, une pluralité de possibilités.
Je n’ignore pas que les communistes, quand on insiste, affirment qu’ils ne poseront jamais d’obstacles aux individualistes désirant vivre à leur manière sans créer de nouvelles autorités ou de monopoles nouveaux. Et vice versa. Mais cette affirmation ne se fait jamais franchement, amicalement - les deux écoles étant trop bien persuadées que la liberté n’est possible qu’à la condition que se réalise leur plan.
J’admets volontiers qu’il y a des communistes et des individualistes auxquels leurs doctrines respectives, et celles-là seulement, procurent une satisfaction absolue et une solution à tous les problèmes (à ce qu’ils disent) ; ceux-là, bien entendu, ne laisseront pas ébranler leur fidélité à un idéal économique unique. Qu’ils ne considèrent pas les autres ou comme calqués sur leur patron et, prêts à se rallier à leurs vues, ou comme d’irréconciliables adversaires, indignes d’aucune sympathie ! Qu’ils jettent donc un coup d’œil sur la vie réelle, supportable uniquement parce qu’elle est variée et différenciée, : en dépit de toute uniformité officielle.
Tous, nous apercevons les survivances du communisme primitif dans les aspects multiples de la solidarité actuelle, solidarité dont il est possible que surgissent, évoluent les formes nouvelles d’un. communisme futur et cela, sous les griffes de l’individualisme capitaliste dominant. Mais ce misérable individualisme bourgeois crée aussi l’aspiration à un individualisme vrai, désintéressé, où la liberté d’action ne servira plus à l’écrasement des faibles ou à la création des monopoles.
Le communisme ne disparaîtra pas plus que l’individualisme. Si, par quelque action de masse, les fondations d’un communisme grossier s’établissaient, l’individualisme s’affirmerait toujours plus pour s’y opposer. Chaque fois que prévaudra un système uniforme, les anarchistes, s’ils ont leurs idées à cœur, se situeront en marge. Ils ne se résigneront jamais au rôle de partisans fossiles d’un régime, fût-ce celui du communisme le plus pur. Mais les anarchistes seront-ils ; toujours mécontents, toujours en état de lutte, jamais tranquilles ? Ils pourront se mouvoir à l’aise dans un milieu où toutes les possibilités économiques trouveraient pleine occasion de se développer. Leur énergie pourrait alors se consacrer à une émulation paisible et non plus à une bataille et à une démolition continuelles. Ce désirable état de choses pourrait se préparer maintenant s’il était loyalement admis entre anarchistes qu’individualisme et communisme sont également importants et permanents, et que l’exclusive prédominante de l’un d’entre eux serait le plus grand malheur qui puisse échoir à l’humanité.
De l’isolement, nous cherchons un refuge dans la solidarité. D’une société trop nombreuse nous cherchons un refuge dans l’isolement : la solidarité et l’isolement nous sont, au moment convenable, délivrance et réconfortant. Toute, vie humaine vibre entre ces deux pôles dans une variété infinie d’oscillations.
Permettez-moi de me supposer dans une société libre. J’aurai certainement des occupations diverses, manuelles ou intellectuelles, exigeant de la force ou de l’habileté. Ce serait fort monotone si les trois ou quatre groupes auxquels je m’associerai librement étaient organisés de la même façon. Je pense que c’est sous des aspects différents que le communisme s’y manifestera.Nepeut-ilarriverque je m’en fatigue et que j’éprouve le désir d’isolement relatif - d’individualisme ? Je me tournerai alors vers l’une des nombreuses formes d’individualisme à « échange égal ». Peut-être se rattachera-t-on à telle forme dans sa jeunesse et à telle autre dans son âge mur. Les producteurs moyens pourront continuer à travailler dans leurs groupes ; les producteurs plus habiles pourront perdre patience et vouloir ne plus travailler en compagnie de commençants - a moins qu’un tempérament très altruiste leur fasse trouver du plaisir à œuvrer comme instituteurs ou conseillers des plus jeunes. Pour ma part, je présume que, pour commencer, je ferai du communisme avec mes amis et de l’individualisme avec les autres et c’est d’après mes expériences que je réglerai ma vie ultérieure.
Faculté de passer facilement et librement d’une variété de communisme a une autre, puis à n’importe quelle variété de l’individualisme - tels seraient le trait essentiel, la caractéristique d’une société réellement libre. Et si un groupe d’hommes tentaient de s’y opposer, essayaient de faire prédominer un système particulier, ils seraient aussi âprement combattus que le régime actuel l’est par les révolutionnaires.
Pourquoi dans ce cas, partager l’anarchisme en deux camps hostiles : communistes et individualistes ? J’en rends responsable l’élément d’imperfection, inhérent à la nature humaine. Il est absolument naturel que le communisme plaise davantage à ceux-ci et que l’individualisme plaise davantage à ceux-là. Partant de là, chaque camp a développé ses hypothèses économiques avec beaucoup d’ardeur et une conviction acharnée ; puis, stimulé par l’opposition du camp d’en face, en est venu à considérer son hypothèse comme la solution unique et à y demeurer fermement attaché en face de toutes les objections. De là vient que les théories individualistes après un siècle, les théories communistes ou collectivistes après un demi-siècle environ, ont assumé une fixité, une certitude, une permanence apparentes qu’ils n’auraient jamais dû atteindre, car la stagnation - voilà le mot - est 1e tombeau du progrès. C’est à peine si un effort a été tenté pour concilier les différences d’école. Les deux tendances ont donc eu toute latitude pour croître et s’embellir, pour se généraliser !
Et tout, cela avec quel résultat ? Aucune des deux tendances n’a pu vaincre l’autre. Partout ou se rencontrent des communistes, de leur milieu surgissent des individualistes ; et, jusqu’ici nulle vague individualiste n’a réussi à submerger la forteresse communiste. Tandis que l’aversion ou l’inimitié règnent entre des êtres tellement rapprochés les uns des autres intellectuellement, nous voyons le communisme anarchiste s’effacer devant le syndicalisme, ne redoutant plus de se compromettre en plus ou moins, acceptant la solution syndicaliste comme un stade intermédiaire presque inévitable. D’autre part, nous voyons les individualistes retomber dans les errements bourgeois ou presque.
Et cela alors que les méfaits de l’autorité et l’accroissement des empiètements de l’État n’ont jamais fourni occasion plus propice et sphère d’action plus vaste à une propagande foncièrement anarchiste et pure de tout alliage.
Je ne prétends pas combattre - que ceci soit bien entendu - ni le communisme ni l’individualisme. Pour ma part, je vois beaucoup de bien dans le communisme, mais c’est l’idée de le voir généraliser qui me fait protester. Il ne me sied pas de lier d’avance mon avenir, à plus forte raison l’avenir d’un autre. La question, pour ce qui me concerne, personnellement, reste à résoudre ; l’expérience montrera celles des résolutions extrêmes et celles des résolutions intermédiaires, si nombreuses, qui s’adapteront le mieux à chaque circonstance et à chaque moment. L’anarchisme m’est trop cher pour que je veuille le voir dépendre d’une hypothèse économique, si plausible soit-elle actuellement. Jamais les formules uniques ne nous satisferont, et si chacun est libre de les posséder et de propager de prédilection, c’est à condition qu’il comprenne qu’il ne peut les répandre qu’à titre de simple hypothèse. Or, chacun sait que les littératures anarchiste-communiste et anarchiste-individualiste sont loin de se tenir dans ces limites. Tous, nous avons faute sous ce rapport. Mon désir est de voir ceux qui se révoltent contre les agissements de l’autorité œuvrer sur un plan d’entente générale au lieu de se fractionner en petites chapelles, par suite des prétentions de chacune à être sûre de posséder une solution économique exacte, du problème social.
Pour combattre l’autorité qui domine dans le système capitaliste actuel ou qui dominera demain en régime socialiste - quelle qu’en soit la tendance - ou syndicaliste, un immense mouvement, vraiment anarchiste de sentiment, est absolument indispensable et cela bien avant que se pose la question des remèdes économiques. Qu’on le reconnaisse donc et il s’ensuivra la création d’une vaste sphère de solidarité. Le communisme en bénéficiera et son éclat sera tout autre que celui dont il brille actuellement devant le monde, empruntant sa clarté aux rayons de l’activité de la masse syndicaliste, alors que sa propre lumière, comme celle d’une étoile qui s’éteint, vacille et pâlit graduellement.
Max Nettlau


INDIVIDUALISME (Éducation)

Nous avons souligné déjà (voir Fable : conclusion) combien demeurait faible, en face des influences multiples (extérieures et intérieures) qui se disputent l’individu, la pression morale de l’école, lorsque la vie bouscule ses préceptes. L’éducation scolaire rencontre ailleurs - partout, pourrions-nous dire - ces puissances formatrices et leur présence limite continûment son action propre. Aussi précaire serait-elle plus encore si elle engageait avec ces forces un quotidien combat, si elle tendait, devant les meutes vitales et la cohue des préjugés environnants, autre chose que le voile puéril de ses absolus. Mais elle ne s’anime qu’à peine contre elles pour une tentative de ravissement. Elle s’efforce avant tout de les canaliser (elles sont si prédisposées à les suivre souvent) vers des fins d’acceptation, d’agglomérer avec leur complicité le faisceau de garanties de « l’ordre social ». Elle s’applique à la réduction de ce danger évident que sont, pour la tranquillité coutumière, les instincts tenaces, les originalités pourtant tâtonnantes, les lointains apports non-conformistes. Sa tâche est de prévenir l’éveil des redoutables personnalités. Sous les feux-follets de ses vagues idéalités, que chassent les grossièretés et les rapacités régnantes, s’appesantit l’effort qui doit fixer les assises des mensonges sociaux triomphants, assujettir les demains moutonniers. Elle a, pour les parer, le fard de ses civiques moralités. L’école d’aujourd’hui.- par-delà le verbiage altruiste, démenti clans l’école même - œuvre pour la consolidation des impérialismes. Elle est un organisme de conservation : elle s’harmonise ainsi aux régressivités. D’une société hostile, aux libres avances, l’éducation est la servante docile ; elle lui apporte un renfort, qu’il serait imprudent de sous-estimer. Par elle se consolident les institutions et les mœurs dont, nous dénonçons la nocivité. Par elle se prolonge - et se justifie : ses mots, sa méthode, se pressent pour ce diligent, service - la domination, sur l’individualité qui veut vivre, du convenu social souverain...
L’éducation en général - et toute la pédagogie officielle est imprégnée de cet esprit - vise non à dégager l’individu, cellule du devenir imprévisible, mais à cristalliser, à travers l’être social, les formes victorieuses du présent. L’éducation tend ainsi non pas à une féconde diversification, mais à une sorte de concentration, à cette unité morale chère à Durkheim, comme à Bouglé, et dont certaines orthodoxies socialistes rêvent d’être bientôt les héritiers. Si la pédagogie était capable d’exercer l’empire que lui accordent ses thuriféraires, une telle éducation aboutirait à créer, dans le type social, une véritable ossification de l’humanité. Elle établirait « sur les âmes », dans sa rigueur attendue, une suzeraineté plus forte que les contingences... L’instruction publique, si elle ne parvient (heureusement pour l’avenir humain) à assurer l’éternisation des systèmes, en fortifie cependant la durée. Elle travaille (en dépit de propos humanitaristes, écho d’un sentiment flou qui fait - en son sens officiel - à peine l’école buissonnière hors de la nation) à consolider le régime du moment, car « chez nous, comme dans la cité antique, l’éducation doit défendre l’institution politique. » (E. Durkheim). Elle exaltera donc parmi nous l’idéal étatiste et disciplinera, vers lui, l’individu...
Dès lors, « le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de réduire l’exception... Elle s’efforce de faire triompher les ressemblances sur les différences. » (Palante). Qu’il s’agisse de « l’éducation mnémonique » (le passé envahissant la vie par les chemins de la mémoire), de « l’éducation intellectualiste » (par l’instruction, cette momification de la connaissance, cette ivraie de la culture, alourdissement des dogmatismes sociaux), de « l’éducation mécanique » (par le « dressage social des réflexes », inhibition des réactions contraires au milieu), la conjonction de tous les mouvements de l’éducation générale se fait dans le plan de l’obéissance et du respect. Elle moralise les masses sous le signe de « l’ordre établi », façonne l’individu aux volontés du groupe, fixe en lui la passivité, met son poli justificatif aux vertus de « l’homme-machine »...
Il s’agit de couler, dans le moule civique, tous ces embryons d’individualité, de pétrir ces éléments du tout national, parties immolables à la seule unité vivante, composants infimes à la merci du composé souverain, il s’agit de jeter l’unique réel en pâture au social... « Une nation, dit, quelque part Léon Bourgeois, paraphrasant Gambetta, c’est un être vivant de la vie la plus haute, et c’est à sa survivance que chacun doit subordonner, sacrifier au besoin son existence particulière. » L’individu n’intéresse que comme fonction de la patrie et se doit a son triomphe... Aussi, surenchère qui devait achever le prestige de l’Empire, l’enseignement populaire n’est qu’un prêt, non sans usure. L’œuvre d’une politique doit rendre en bénéfice à la vitalité d’un système. Et l’État doit « tirer des sacrifices qu’il s’impose un résultat conforme à ses desseins. » (T. Steeg).
La théorie de la société supérieure à l’individu n’est que l’escalier commode de la domination pour ceux qui se jugent les maîtres ou ont l’espoir de le devenir un jour prochain. Et l’ironie de M. Clemenceau pouvait le rappeler à ceux qui - partisans de leur monopole d’enseignement, - gémissaient jadis sous le monopole de l’Église : « C’est bien la doctrine de l’absorption totale, sans réserve et complète de l’individu dans la corporation. C’est l’idéal de la Congrégation que vous reprenez à votre compte. » Ils le reprennent à leur profit, sans s’embarrasser, comme ils le disent, de « scrupules de libéralisme qui ne seraient pas de saison ». Et s’ils triomphent, l’État, cet insaisissable tyran, qu’animeront tour à tour des âmes contradictoires, enchaînera, - d’absolu - - l’école a sa raison. L’entité collective s’amplifiera. Et se multiplieront encore les manœuvres de la pensée dans une « république de bons élèves ». Plus que jamais, l’école de parti fera la guerre à l’esprit d’individualisme, « cette barbarie d’une nouvelle espèce qui s’avance en parlant de progrès et qui n’est au fond que le bouleversement de tout l’ordre social, comme aurait dit M. de Salvandry. Car, si c’est avant tout dans l’énergie du pouvoir, c’est aussi dans l’instruction primaire qui, de bonne heure, assainit et moralise, qu’on trouvera une barrière solide contre ces envahissements »...
Lorsque, après sept ans, quelquefois plus, l’école livre l’enfant à l’existence, quel est-il ? Qu’a-t-elle libéré, éclairé en lui ? A-t-elle contrecarré les forces mauvaises de l’hérédité, de la famille et du milieu social ? A-t-elle dégrossi, épuré ce minerai ? L’a-t-elle dépouillé de sa gangue ? La larve rampante et sommaire à-telle, sous ses auspices, consommé son évolution, et le papillon s’essore-t-il, d’un vol sûr, parmi l’espace inexploré ? Où donc est-elle la personnalité rêvée, avec son allure propre, un fond bien à elle, et qui se meut avec aisance, loin des lisières du convenu ?... Je n’aperçois, quittant la maison inhospitalière, qu’une épave hésitante qui cherche, à tâtons, le pavé dur de l’avenue sociale et s’efforce de régler sa marche à la cadence de ses sœurs. J’en vois dix, j’en vois des centaines que roidissent les mêmes transes et qui font des gestes pareils. Non, ce ne sont pas des hommes dont le brutal du jour cligne ainsi la paupière : rien que de la masse, des fragments d’humanité qui n’existent que par l’agrégat et qui appareillent, sur la foi du même gouvernail, vers des mirages identiques... Les lourds stigmates d’autorité, qui, dès le berceau, déforment leurs fronts, l’école les a scellés plus avant !... Les uns, la grande cohue, s’en vont aux bas-fonds de l’effort, n’espérant jamais plus que l’idéal des bêtes. Ce sont les simples, acharnés et douloureux. L’affairement ployé de l’ergastule que n’interrompt - hissement hideux - une montée avide d’arriviste... Les autres s’avancent à mi-côte. Ce sont les fonctionnaires. C’est l’armée de domestiques prétentieux qu’on appelle des bureaucrates, dont toute l’ambition est de se consumer petitement, de promotion en promotion (conquises, comme jadis, sur le dos du voisin) jusqu’à la retraite, apogée du gâtisme... Et là-bas, ces disséminés, en marge de la foule, à l’écart des dieux, en retour vers la conscience d’eux-mêmes, ce sont les natures d’élite, les rares dont la trempe intime a résisté au dissolvant primaire, en train de désapprendre et de se refaire un esprit neuf. Ils effacent à présent l’empreinte première et dégagent leur moi comprimé. Ils frayeront tout à l’heure, à travers bois, leurs sentiers respectifs, ayant ressuscité l’initiative. C’est l’avant-garde humaine, redoutée des uns, méprisée de tous.
Est-ce que l’éducation s’inquiète de l’Olympe individuelle ? A-t-elle d’autre ambition que le versant de la montagne où paissent les troupeaux ? Et ne suffit-il pas que les moutons, tentés par une poignée d’herbe fine ou craintifs à la houlette, et s’excitant l’un l’autre à la gourmandise, broutent de concert la même pâture et, la saison close, redescendent dociles aux abattoirs des plaines ?... Si la bourgeoisie a donné au peuple les rudiments de l’instruction, c’est peut-être, comme disait Proudhon « pour que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la conscience ; par respect pour elles-mêmes, pour n’avoir pas trop a rougir de l’humanité »... D’autre part, si la ploutocratie a besoin, pour lutter et s’accroître, de ce « mal nécessaire » qu’est certaine instruction des humbles, elle sait où l’entraîne ce don périlleux. Et elle s’attache à le limiter à l’indispensable. Qu’il sorte de l’école ce tissu de médiocrités qu’on appelle un « bon travailleur », un « bon citoyen », un « bon soldat », un « bon chef de famille »... et de leur avance les « régimes d’ordre » retirent le maximum de jouissance et de sécurité avec le minimum de risque...
Tous les esprits larges conçoivent que le devenir humain est un leurre s’il n’a pour base la liberté éducative de l’individu naissant Et non seulement ils se refusent à mêler l’enfant aux passions, aux luttes du moment, mais s’imposent le recours aux seuls moyens qui exaltent son autonomie. Et, ce n’est pas tant encore la malsaine pâture dispensée qui en fait des adversaires irréconciliables de l’école présente. Car si la substance nocive parfois s’élimine, le procédé laisse une empreinte ineffaçable. Et cette volonté d’extirper de l’éducation le dogmatisme persistant - dogmatisme d’idée, dogmatisme de méthode - étend leur protestation, leur réaction, par-delà l’école du jour, à toutes les écoles, à toutes les éducations autoritaires. Car il n’y a pas que les sphères officielles dont la méthode rigoureuse enserre cette proie ; l’enfant. Tous les régimes, toutes les doctrines, jusqu’aux idéalités, en apparence anodines, concourent à refouler en lui l’individu, coopèrent au triomphe de la mentalité d’acquiescement, de l’esprit de groupe... Que l’éducation soit en cause, en effet... Qui dit les besoins propres, met en avant la sauvegarde de l’enfance ? Qui donc traduit les droits sacrés de son essor ? Qui, des cerveaux fragiles et de leur libre éveil, et, du moi précieux de nos bambins, se fait le défenseur ?... L’enfant, c’est l’atout que les clans cherchent a glisser dans leur jeu. Par-delà les vocables trompeurs, se le disputent toutes les sectes aux prises. L’enfant, l’individu, c’est leur bien, à chacune. Et elles entendent le façonner selon leurs modes et l’impulser vers les formes dont elles caressent l’accomplissement. Vers quelque camp que vous portiez vos regards, et si haut, vous ne découvrirez pas son école. Il n’y a que les leurs... C’est la caractéristique des pédagogies en vigueur et de tant d’autres attendues. Tout, depuis la manière et les circonstances, est au service d’un régime. Des promoteurs de la scolarité publique, et des bénéficiaires actuels, et de ceux qui guettent la succession, toute l’œuvre ou l’effort sont viciés des mêmes âpres préoccupations. Des hommes instruits, n’est-ce pas avant tout des « hommes » imprégnés d’une moralité favorable aux institutions établies ou désirées ? Ne s’agitil pas de fondre la nouvelle portion humaine dans l’agrégat d’une modalité sans appel et, plus intéressant que l’être même, et au-dessus de lui, n’y a-t-il pas « l’individualité sociale », le citoyen fonction de la collectivité et sacrifiable à elle ? « L’enfant appartient à l’État, à la société avant d’appartenir à quiconque » : aphorisme qui appesantit à merveille le principe d’oppression de la masse sur l’individu et paralyse toute l’évolution, individuelle par essence...
Qu’importent les facultés de l’enfant, ses affinités et son expansion particulière ? ! Et l’obscure poussée de ses forces profondes et les premiers rayons de son soleil intérieur ! Penser par ses moyens intimes, fouiller d’une sagace investigation les obscurités ambiantes, tenir en alarme permanente son esprit critique et n’assouplir son vouloir qu’aux appels d’une raison toujours en éveil : autant de chemins qui mènent à soi, qui aideront « l’un » à se délimiter, l’homme à s’épanouir dans sa lumière. Mais ce qu’il faut pour affirmer un homme, c’est cela même qui désagrège le partisan. Et voulez-vous, sérieusement, qu’on tâche à dégager quelqu’un lorsqu’on a besoin de quelque chose ?... L’œuvre des écoles vise à l’écrasement de chacun pour un soi-disant édifice collectif. Et nous qui voulons individualiser l’enfance, personnaliser l’éducation, nous les trouvons sur notre route, depuis leurs directives jusqu’à leur action quotidienne, comme des Bastilles encore à démolir...
Si vous doutez que demain persisteront, seulement orientés vers d’autres fins, les mêmes procédés, regardez autour de vous tous ceux qui, après avoir fait le procès des écoles abhorrées, esquissent et déjà, partiellement, réalisent - à leur foyer et partout autour d’eux - d’aussi pernicieuses compressions. Ils ne s’indignent, au fond, de la contrainte officielle que parce qu’elle contrecarre leur influence et s’élèvent contre les dogmes d’à-côté parce qu’il ne reste plus de place pour les leurs... Des conceptions aussi éloignées de la véritable éducation individualiste contaminent, jusque dans les milieux extrêmes, des gens qui s’en prétendent dégagés. L’enfant, ce n’est pas non plus (par-delà les proclamations) l’unité future dont il faut jalousement protéger l’indépendance : c’est toujours le miroir qui doit refléter leurs conceptions, répéter leurs gestes. Pour eux encore l’enfant ne s’appartient pas. Il n’est pas le dépôt passager, le placement qu’on administre, mais la fortune dont on dispose, la propriété qu’on modèle au gré de ses caprices. Protester contre ceux qui, d’avance, font de leurs enfants des croyants ou des athées, des monarchistes ou des républicains, et, épousant la même aberration, leur insuffler précocement leurs théories socialistes, syndicalistes, anarchistes !... Où donc est la dénonciation essentielle, agissante, et l’atmosphère nouvelle sans laquelle les petites vies esclaves demeurent l’instrument des maturités despotiques ? Où sont la sagesse et le courage qui tiennent le cerveau des petits à l’écart des thèses et des opinions qui violentent son opinion prochaine, les volontés qui se refusent à vouloir faire des jeunes les adeptes des tâtonnantes idéologies de leurs aînés ?... Qu’ils ne disent pas, les propagandistes impatients : « Nous usons d’examen, nous n’imposons pas ! » Tout ce qui dépasse l’intelligence de l’enfant et le champ de ses possibilités n’est pas de sa part susceptible d’une discussion éclairée, et l’adhésion qu’il apporte à nos horizons d’hommes, il la donne dans les ténèbres et contre sa clarté naissante Le choix précoce et subi, c’est une ombre sur ses yeux de chercheur, un trouble dans sa conscience en gestation, une atteinte à sa liberté...
Si révolutionnaires que nous soyons, ce n’est pas pour substituer, à l’éducation du jour, telle ou telle « éducation révolutionnaire » que nous dénonçons la mainmise sociale sur l’enfance. C’est pour dégager l’enfant, chaque enfant - qu’il soit fils de prolétaire ou de bourgeois - de la chaîne des idées préconçues et de l’antagonisme des grands et mettre à sa disposition, avec la base d’une constitution saine, les éléments d’une vie morale et intellectuelle dont il sera lui-même l’artisan. Nous sommes, d’où qu’ils viennent, contre tous les procédés de dressage et de conquête. Nous faisons la guerre aux écoles où se distille, artificieusement, le miel frelaté des évangiles, à tous les antres où la jeunesse est au service des doctrines. Nous œuvrons pour une éducation qui s’inquiète des originalités de chacun, des aptitudes et du tempérament, qui s’attache, par des méthodes propres à en secourir l’élan, à cultiver, dans les cadres de l’âge, tant d’individualités diverses qui feront l’avenir fécond. Nous voulons entourer loyalement, utilement, le berceau d’un individualisme vrai, positif et profond, grouper toujours plus, à mesure qu’il nous sera possible, des conditions à la faveur desquelles une personnalité s’entr’ouvre, peu à peu se déploie... nous voulons réaliser l’éducation pour l’individu.
Stephen Mac Say

Individualisme Partie 6 Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


Si l’œuvre individualiste consiste en la culture de l’être humain pour l’épanouissement de ses facultés les plus nobles, pour la floraison des virtualités qui sont en lui, il faut que les racines de la plante humaine puisent en un certain sol le suc nourricier nécessaire à un tel épanouissement, à une telle floraison. Le sol, c’est le socialisme individualiste. Le suc nourricier, c’est la liberté. Mais, spécifions : la liberté positive. Non pas la liberté métaphysique, illusoire, des théoriciens de l’hypocrite antiétatisme des bourgeois. Pas davantage celle du puéril anarchisme mystique, liberté latente qui surgira comme une aimable fée dès que la révolution sera faite et ensuite demeurera immanente.
Ce suc nourricier, c’est la liberté que poursuit l’individualiste libertaire tel que je le conçois, se trouvant en cela d’accord avec le socialiste éclairé : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, qui ne saurait exister sans une garantie que seule une société organisée - et organisée pour la justice - peut procurer ; la liberté qui n’est pas plus immanente que latente, la liberté qu’on fait et qu’on instaure et dont le synonyme est puissance ou pouvoir.
Les moyens de l’instaurer pourront, aux yeux des fidèles de la liberté mystique, sembler être le contraire de la liberté. Naturellement. Non moins naturellement, les bénéficiaires de tout acabit de l’ex-autorité bourgeoise détrônée diront que la liberté est morte. Certainement, défunte sera leur liberté... de priver les autres de liberté.
Mais, en dehors de ce que nos rêveurs ont une conception mystique de la liberté et que les bénéficiaires de l’autorité de privilège ont intérêt à entretenir la conception fausse de la liberté qui leur assure automatiquement des privilèges, le fait futur (d’ailleurs déjà constaté en Russie) que la liberté positive n’apparaîtra pas immédiatement aux yeux des rêveurs de l’anarchie mystique après une révolution s’explique par cette raison que rien, en matière d’évolution sociale, même sanctionnée par la révolution, ne se réalise brusquement. Si une mesure libératrice est imposée sans qu’elle soit mûre depuis longtemps dans les esprits, c’est-à-dire si elle n’a pas été préparée par l’éducation, un retour en arrière ne tardera pas à se produire. Puisqu’on demandait la liberté, c’est qu’elle n’existait pas ; il fallait donc la créer ; mais il ne suffit pas pour cela de dire : « Nous sommes libres ! »
A part des obstacles à sa propre liberté que l’homme porte en lui-même, il existe les ennemis extérieurs de la liberté réelle. Ceux-ci doivent être matés aussi bien que ceux-là surmontés. Et parmi ces ennemis extérieurs, chose triste à dire, on trouve non seulement les anciens bénéficiaires de l’ordre de choses qu’on a cherché à abolir et leurs esclaves abrutis, mais encore ces visionnaires qui entretiennent une conception mystique de la liberté, qui pensent qu’elle existe à l’état latent - où ? dans l’air ? - et que le coup de baguette magique d’une révolution, voire le simple désir de la liberté entretenu par une infime minorité d’individus, va la faire surgir.
Il est de première nécessité d’abolir dans la mentalité des humains de bonne volonté transformatrice cette conception mystique de la liberté pour y substituer sa conception réaliste : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, la liberté positive.
En principe, l’avènement de cette liberté réelle ne peut être efficacement préparé que par l’éducation, une éducation individualiste libertaire généralisée accomplie dans le sens exposé ici. Un essai d’imposer cette liberté réelle peut être fait brusquement, comme en Russie ; mais on connaît les résultats de cette méthode. Les divers ennemis précités de la liberté réelle, les uns consciemment, les autres inconsciemment, ont forcé les détenteurs de l’autorité révolutionnaire à fins libératrices à rétablir jusqu’à un degré relativement élevé l’autorité de privilège Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux : on ne peut instaurer la liberté positive parce que l’éducation individualiste libertaire n’a pas été faite, et l’éducation individualiste libertaire ne peut être faite parce que la liberté positive n’a pas été instaurée.
La seule manière de sortir de ce cercle est d’extirper préalablement de la mentalité des esclaves la conception mystique de la liberté. La culpabilité des bourgeois dans l’entretien de cette conception est évidente ; mais cela s’explique par le fait qu’ils en profitent. La responsabilité des anarchistes purs ne l’est pas moins aux yeux d’un individualiste partisan du socialisme individualiste ; et chez eux cela ne s’explique que par l’aveuglement et le sectarisme.
Le socialiste éclairé, lui, sait que la liberté n’est ni latente ni immanente, mais qu’elle est à créer et qu’une fois créée elle est susceptible de disparaître. Et il sait comment on la crée et, comment on la protège. Ce sont les socialistes éclairés alliés aux individualistes libertaires (si ceux-ci pouvaient devenir, par leur nombre accru, une force agissante) qui donneront à la généralité des individus la liberté réelle. Ce qu’il nous faut, c’est- l’esprit, d’organisation rationnelle du socialisme associé à l’esprit d’indépendance rationnelle de l’individualisme ; c’est leurs deux doctrines combinées pour donner satisfaction au ventre, au cœur, à l’intelligence de l’homme.
D’une part, un individualisme qui épouserait le socialisme parce qu’il connaîtrait la nécessité de faire sa part au monstre extérieur, sous peine d’être dévoré par lui, mais en réduisant cette part au minimum indispensable. D’autre part, un socialisme qui épouserait l’individualisme parce qu’il saurait que sans ce dernier il n’aurait aucune raison d’être.
* * *

Cet individualisme socialiste, ce socialisme individualiste, il aura un jour sa place au soleil de l’évolution.
Et il aura. eu des précurseurs.
Ce fut en somme l’idée de cet individualiste de distinction qu’était Oscar Wilde, idée qu’il développa dès 1890 dans L’Âme de l’Homme dans le Socialisme. La Suédoise Ellen Key, aussi profondément individualiste, s’est proclamée socialiste dans son opuscule : Individualisme et Socialisme. Notre ami le docteur Proschowsky a, été l’un des premiers en France à militer pour le socialisme individualiste. Lacaze-Duthiers a écrit des pages d’une grande clairvoyance sur l’accord nécessaire de l’individualisme et du socialisme dans l’intérêt de l’individualité humaine. Bertrand Russell est lui aussi un socialiste individualiste. Le socialiste Eugène Fournière a développé la thèse ici soutenue dans son Essai sur l’Individualisme. Et certaines réponses à l’enquête ouverte par l’Idée libre sur ce sujet, en 1924, montrent que l’idée en question rencontre de plus en plus d’adhésions.
Pour que le socialisme individualiste soit, c’est-à-dire pour que la société soit la chose de l’individu et non l’individu la chose de la société et des maîtres de la société, il faut d’abord qu’on se débarrasse de la croyance à la liberté mystique. Il faut aussi, certes, que le socialiste se délivre du préjugé selon lequel la société est quelque chose de supérieur à l’individu ; mais il faut également que, parmi ceux qui se réclament plus ou moins de l’individualisme, les anarchistes et les individualistes absolutistes cessent de combattre aveuglément le socialisme au nom de leur idole : la Liberté, - la liberté mystiquement conçue.
Il faut renoncer au fantôme de la liberté mystique pour acquérir la liberté positive.
Manuel Devaldès

INDIVIDUALISME (Socialisme-rationnel)

La question sociale est une question de raisonnement et nullement de fatalité économique. - L’on peut soutenir logiquement, à notre époque d’ignorance sociale sur la réalité du Droit, qu’il y a autant d’individualismes qu’il y a d’individus. Socialement, il ne saurait être question d’individualisme et de communisme que dans la mesure que l’homme se fait de la puissance des richesses réparties entre les individus pour la sauvegarde de l’ordre social au sein de la société. L’homme, ne l’oublions pas, est un être sociable d’abord ; et l’industrie générale est trop développée pour concevoir le travailleur à l’état primitif. L’individualisme est fonction de la société. Ceci reconnu et admis, il importe de savoir si, au point de vue justice, liberté et bien-être, il convient de sacrifier l’individu à la société, plutôt que de sacrifier la société à l’individu. Dans un sens relatif le sacrifice intéresse, au même titre, l’ensemble et la partie, mais jusqu’à ce jour les masses ont, été sacrifiées pour maintenir l’ordre.
Cela revient à dire que, selon le temps et les circonstances, l’individu est nécessairement sacrifié à l’ensemble, à la société, comme cela a lieu sous le despotisme de la foi. Plus tard, quand vient la possibilité du libre-examen, mais que le doute règne, la prépotence individuelle de quelques-uns triomphe de l’intérêt général. L’ordre, l’harmonie se trouvent ébranlés par le despotisme financier ; Des étiquettes nouvelles ont remplacé les anciennes dans l’utilisation des préjugés pour l’avantage des classes dirigeantes, et l’exploitation des masses s’effectue dans le même rythme de domination économique.
Ainsi nous voyons que le rationnel, c’est-à-dire l’action opportune, est toujours relative aux circonstances qui en déterminent la manifestation, quoique appartenant à l’ordre raisonnement en rapport avec la nécessité sociale.
Si nous nous élevons au-dessus de ce stade de connaissances sociales qui déterminent les despotismes, en examinant la situation actuelle, nous reconnaîtrons que l’individu et la société ne doivent avoir, logiquement, qu’un seul et même intérêt ; de sorte qu’il ne saurait être question de sacrifice, aussi bien pour la société que pour les individus, mais équitablement de solidarité réelle.
Du reste, dit Colins, « la société n’est pas un être comme l’individu ; elle exprime une abstraction et représente la totalité ou la somme des individus. » Nous voyons alors que sacrifier l’individu à tous les chacuns est absurde et malfaisant. De même sacrifier tout le monde, ou presque, à l’un ou à plusieurs d’entre eux - représentant réellement la société - c’est nier, socialement, cette société dont on suppose l’existence protectrice. C’est cependant ce qui se passe actuellement.
Mais alors, que faire, sinon reconnaître les erreurs passées pour diagnostiquer une méthode rationnelle d’enseignement social ?
Nous verrons alors que, pour si confuse que la situation se présente, la Raison, dit : que la société est le résultat du dévouement de chacun à tous, motivé par l’intérêt que chacun sait avoir à se dévouer pour ses semblables. Alors, l’individualisme, en tant que conception sociale, n’est pas contre la société qui élargit les droits de chacun dans la mesure que l’homme augmente son devoir par la pratique de la solidarité, convaincu qu’en se dévouant à la cause commune ses intérêts, non seulement ne peuvent être opposés à ceux d’autrui, mais en sont fortifiés d’autant.
Ainsi, une organisation sociale, aussi libertaire que possible, portant automatiquement et consciemment l’individu non seulement vers son propre intérêt mais vers le bien général, qui est la meilleure garantie du bonheur individuel, mettrait en harmonie l’ordre moral avec l’ordre physique. Les collectivités, comme les individus, seraient les bénéficiaires de cette coopération à laquelle nous devons tendre.
Mais ces résultats restent tributaires de l’application du Droit à la société et aux individus. Par suite, la connaissance et l’application du Droit ne peuvent se manifester que par une organisation nouvelle et rationnelle de la Propriété, étant donné les conséquences sociales qui résultent de l’organisation actuelle de la société générale.
C’est, du reste, en rapport avec l’organisation de la Propriété générale que les individus se cataloguent, plus ou moins empiriquement, et selon leur tendance respective, sous l’étiquette individualiste ou sous celle de communiste. Mais, quelles que soient les préférences individuelles on ne peut logiquement supposer que la Propriété puisse être organisée de manière que toutes les richesses soient appropriées socialement, comme certains le soutiennent, ou que toutes le soient individuellement. Ce serait aussi faux qu’absurde.
Pour qu’une société puisse exister, plus ou moins normalement, il faut qu’il y ait, quant à l’organisation sociale, un mélange de communisme et d’individualisme, constituant un socialisme plus ou moins équitable, plus ou moins injuste.
C’est la proportion - variable - entre la propriété sociale et les propriétés individuelles qui fait cataloguer tel régime social sous l’étiquette communiste ou sous celle de l’individualisme. Quand la propriété sociale est au maximum et les propriétés individuelles au minimum, l’organisation sociale affecte un communisme relatif. En sens inverse, comme c’est le cas en France, en Angleterre, Belgique, etc., l’organisation sociale se trouve être à base individualiste. Avec le poète Vulcain on peut dire : le monde social est fait pour quelques hommes dans la société actuelle aussi bien qu’au temps de César. L’individualisme des siècles passés, comme celui de nos jours, divise les hommes en maîtres et en esclaves, parce qu’il repose sur la contradiction des intérêts, et que la lutte ou la guerre est à l’état permanent, aussi bien au fond de chaque homme que dans les sociétés et entre les sociétés. L’harmonie sociale y est irréalisable.
Rien d’étonnant que les régimes qui se sont succédé depuis l’origine des sociétés tous plus ou moins individualistes - se soient ingéniés, par tous les moyens en leur pouvoir, à créer des privilèges et des monopoles qui assurent la direction générale des sociétés à une minorité bénéficiaire. Le rôle social des « élites » s’est limité à ordonner, suivant les circonstances, certaines émancipations illusoires des déshérités tout en maintenant l’esclavage économique et social des masses. Ces opérations ont été d’autant plus faciles que, même actuellement, les classes laborieuses ignorent, la cause de leur servitude et de leur esclavage. Aussi les « élites » profiteuses des privilèges ne sont nullement pressées pour instruire réellement le peuple et l’orienter vers sa libération. Les déclarations électorales, toutes plus ou moins équivoques, n’ont guère d’autre but que de troubler la mentalité des travailleurs en les maintenant dans l’ignorance de la cause de leur esclavage.
Ce qui se passe en France, relativement à la production désordonnée des richesses à laquelle on veut appliquer une rationalisation spéciale afin de permettre à une minorité de producteurs la pratique du dumping sur certains produits, ne peut, en dernier ressort, améliorer la condition sociale des déshérités et nous rapprocher de l’égalité relative du point de départ qui est le but auquel doit tendre la justice sociale. Ce n’est pas la production qui rend la consommation possible socialement ; mais la consommation qui fixe une production rationnelle. L’industrialisme actuel est, socialement, illogique.
L’ignorance sociale des travailleurs sur la réalité du Droit pour tous, les besoins impérieux de l’existence chez les déshérités, sont autant de facteurs qui contribuent à la domination du capital sur le travail. Ces conditions imposent le dévouement à l’ordre social qui abuse de la patience des prolétaires. La pseudo-fatalité des classes dominées par les classes dominantes n’est qu’une œuvre de calcul, de raisonnement de ceux qui détiennent le pouvoir et les richesses, et ne peut conduire l’humanité qu’à des révolutions sans fin.
Il serait temps que le dévouement et le sacrifice ne soient pas toujours demandés aux mêmes si on veut épargner a l’humanité le sanglant baptême qui la menace. A vouloir toujours nier le problème social les « élites » ne sauraient logiquement prétendre à sa suppression. Leur raison, à défaut de leur conscience, devrait leur faire comprendre qu’au banquet de la vie tout homme doit avoir droit de prendre place en raison de son mérite et de son activité.
Une œuvre d’éducation, sociale doit précéder l’oeuvre pratique de rénovation économique en prouvant à chacun et à tous que la société ne doit pas reposer, comme de nos jours, sur la contradiction des intérêts, mais sur la communauté de l’intérêt individuel avec l’intérêt social. La pratique de cette méthode donnerait le maximum d’individualisme possible dans l’ordre et la liberté.
Pour arriver à cette fin d’harmonie universelle il est impossible de compter sur l’organisation sociale de nos jours. Une nouvelle organisation de propriété en accord avec le Droit, avec la Justice, est indispensable. Sans nous étendre sur ce point tâchons de nous rappeler : 1° que la richesse foncière générale est la source passive de toute richesse ; 2° que les richesses mobilières sont toutes le résultat du travail sur le sol, ce qui revient à dire que si le sol représente la source passive, le travail, qui ne s’exerce que par ..l’homme, en est la source active : 3° qu’il est juste que celui qui a produit quelque chose en soit le propriétaire ; 4° qu’il est impossible que la richesse mobilière soit appropriée complètement d’une manière sociale ou commune, à peine de voir le pain dans la. bouche devenir propriété commune ; 5° enfin qu’il est irrationnel qu’une richesse non produite, ou qui a préexisté à l’homme, telle que le sol, soit appropriée par lui.
En approfondissant les propositions qui précèdent, et en nous rappelant toujours que l’homme doit rechercher et trouver rationnellement le maximum de liberté individuelle dans le maximum de richesses - sociales ou particulières - par sa volonté et, son travail, nous reconnaîtrons que le sol général, la richesse foncière, ne doit pas être appropriée individuellement, ou par des collectivités d’individus comme cela se fait au moyen des sociétés anonymes, mais par tous. Le sol à tous est la condition sine qua non de l’ordre nouveau. Sans cette innovation économique il ne peut y avoir que continuation aggravée du paupérisme des masses, et l’Individu ne peut prétendre - dans un sens général - assurer sa liberté.
En résumé, des propositions qui précèdent nous arrivons aux conclusions, suivantes : tout le sol doit entrer au domaine commun ou social et la richesse mobilière peut faire l’objet d’appropriation individuelle. Chacun doit être le propriétaire des fruits de son travail et chaque génération est usufruitière du sol approprié socialement. L’individu libre sur la terre libre. Le rêve de Goethe se réalise par le travail souverain. Eduquer l’ensemble de l’humanité sur la solidarité réelle, sur la réalité de la justice dans les rapports sociaux, sur l’organisation d’un autre mode de propriété donnant à chacun suivant ses mérites et ses efforts, dans un cadre d’harmonie sociale, c’est faire de l’individualisme reposant sur le communisme foncier et la liberté du travail, qu’une société établie pour le bonheur de tous a pour devoir de développer rationnellement.
L’individualisme ne saurait aller équitablement au delà sans rompre l’harmonie sociale et nuire à l’intérêt général. L’individualisme, aussi bien que le communisme, sont deux théories d’ordre économique aussi anciennes que le monde social qui a toujours renfermé un certain mélange d’individualisme et de communisme, mais la proportion entre la propriété sociale et les propriétés individuelles ont toujours été au maximum possible pour une catégorie privilégiée de propriétaires.
Théoriquement, on peut parler d’individualisme absolu et de communisme absolu, mais pratiquement ces deux théories sociales sont aussi impraticables qu’absurdes, ainsi que nous allons le voir ; et, de ce fait, non seulement n’ont jamais existé mais ne pourront jamais vivre. De même que les limites de l’organisme sont impossibles à fixer d’une manière entièrement déterminée, de même les besoins particuliers ne peuvent trouver les éléments de réalisation pratique dans une attribution de richesse préalablement fixée. Le communisme absolu n’arrive pas à placer de bornes entre l’organisme et le monde extérieur, et, comme il prétend que ce monde entier doit appartenir à la société, il va logiquement, d’un degré à l’autre, jusqu’à l’anéantissement de toute personnalité. En sens inverse, l’individualiste absolu qui demande le partage individuel de tout ce qui existe, va, avec la même logique, jusqu’à l’anéantissement de toute société. Là où rien n’est commun, comment pourrait-il y avoir association ? D’autre part, l’homme, l’individu, ne saurait s’astreindre à l’idée de nivellement, aussi irréalisable qu’absurde. En définitive, il n’y a jamais eu d’organisation sociale revêtant, dans l’ordre individualiste ou dans l’ordre communiste, le caractère absolu, parce que ces théories sont absurdes et conséquemment impraticables. Mais en dehors des deux théories, que nous avons définies par l’absurde, il y a et ne peut y avoir que des organisations de propriété renfermant en même temps des richesses sociales et des richesses individuelles. Ces organisations de propriété, plus ou moins bonnes, plus ou moins mauvaises, constituent précisément l’individualisme et le communisme relatifs qui, sans être parfaits en époque d’ignorance sociale sur la réalité du droit, ne sont pas absurdes.
Pour sortir de ce cercle vicieux où le doute autorise toutes les suppositions, il faut organiser la société, de manière que les intérêts individuels ne soient plus en opposition, de manière que le dévouement de l’individu à l’organisation sociale soit aussi logique et nécessaire dans l’ordre moral que l’apport, résultant des lois physiques, l’est dans l’ordre matériel. L’individualisme et le communisme sont des facteurs d’harmonie sociale dont la coopération est indispensable au bonheur de l’humanité et constitue le Socialisme Rationnel.
Élie Soubeyran