dimanche 28 octobre 2018

DESSOUS n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Partie inférieure d'un objet. Le dessous de la chaise, le dessous de la table. Au figuré être au-dessous, signifie, être plus bas dans l'ordre hiérarchique de l'échelle sociale. Un ouvrier est au-dessous d'un contremaître ; un contremaître est au-dessous d'un directeur. A l'armée un soldat est au-dessous d'un caporal, un caporal est au-dessous d'un sergent et ainsi de suite. Il n'y a qu'au-dessous du simple soldat et de l'ouvrier qu'il n'y a plus rien, ni personne. Il est un proverbe qui dit « qu'il ne faut jamais regarder au-dessus de soi, mais toujours au-dessous, si l'on veut être heureux ». Cette conception du bonheur n'a pu germer que dans l’esprit maladif d'un conservateur quelconque considérant sans doute que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Car, en vérité, si le peuple souffre et s'il est malheureux, c'est uniquement parce qu'il ne veut pas regarder au-dessus de lui et qu'il reste aveuglément étranger à tout ce qui l’entoure. Il m'est arrivé parfois, durant de belles et chaudes après-midi de printemps ou d'été, et lorsque mes loisirs me le permettaient, de me promener dans les quartiers aristocratiques de la capitale. Il m'est arrivé de me perdre dans le Parc Monceau, ce coin superbe du cruel Paris et d'y rêver à l'ombre des grands arbres fleuris. Tout autour de moi, je contemplai les mines saines et joyeuses, resplendissantes de santé de toute cette jeunesse riche, à laquelle rien ne manque et qui évolue et qui grandit gâtée, choyée, sans que jamais l'ombre d'un désir inassouvi vienne troubler le bonheur et la quiétude. Et immédiatement, par la pensée, je me revoyais dans les autres quartiers de la ville lumière, dans les quartiers ouvriers, populeux, où les enfants manquent souvent du nécessaire et de l'indispensable. Et je me disais que si le peuple savait regarder au-dessus de lui, il ne serait pas possible que persistât une telle inégalité sociale. Il faut regarder au-dessus de soi. Regarder en bas c'est s'abaisser, regarder en haut c'est se grandir. Nous sommes des révolutionnaires, non pas parce que nous voulons que la bourgeoisie partage le sort du peuple, mais pour que le peuple participe à toutes les joies, à tous les bonheurs, et qu'il partage le sort matériel de la bourgeoisie. Le travail pourrait procurer à chacun une somme de bienfaits incalculables, si les privilèges ne venaient pas diviser en classes une humanité où les individus perdent leur temps à se déchirer comme des bêtes féroces. Mais le peuple ne sait pas et ce qu'il y a de plus terrible, c'est qu'il ne veut pas savoir. Si, en ce qui concerne son bien-être, il doit regarder au-dessus de lui en ce qui regarde la politique il lui serait profitable d'en étudier les dessous. Mais, à quoi bon? On désespère parfois, en constatant la passivité avec laquelle le peuple se laisse berner, sans vouloir écouter les conseils désintéressés qui lui sont offerts. Déjà. en 1883, il y a donc près de cinquante ans, le célèbre pamphlétaire, Octave Mirbeau, écrivait : « 0 bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si au lieu de te laisser
prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux, grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t'arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin de ton feu, Schopenhauer et Max Nordeau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d'avance le nom de ton plus cruel ennemi. Ils te diraient en connaisseurs d'humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l'envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n'as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines » (Octave MIRBEAU). Et le peuple n'a pas suivi les bons conseils de Mirbeau ; il n'a pas lu Schopenhauer, il n'a pas lu Nordeau et il est resté dans son ignorance. Il ne connaît rien des dessous de la politique et de la finance et pourtant il a eu sous les yeux des exemples symboliques de la corruption politique. Puisons dans un vieil ouvrage de Francis Delaisi, aujourd'hui introuvable : La démocratie et les Financiers, un cas typique des dessous parlementaires. Le cas cité par Francis Delaisi fut étalé à la suite d'un procès retentissant entre M. Charles Humbert, alors sénateur de la Meuse et le journal qui dit tout, qui sait tout: le Matin. « M. le sénateur Humbert est comme il le dit lui même, un « enfant du peuple ». Engagé dans l'armée comme simple soldat, puis élève à l'école Saint-Maixent, puis officier d'ordonnance du général André, enfin secrétaire général du Matin, député puis sénateur, il n'a, il l'avoue, aucune fortune personnelle. Pour entrer au Parlement, il a dû renoncer au métier militaire, qui était son seul gagne-pain. Il n'a donc comme ressources normales que
1° Son indemnité parlementaire, soit ……………………………......….. Fr. 15.000
2° Le revenu de la dot de Mme Humbert qu'il évalue lui-même à….................2.500
TOTAL……….................................................................................…… Fr. 17.500
Or, il dépense pour son train de maison :
Pension de Madame………………................................................................ 18.500
Appartement personnel…………..................................................................... 5.000
Habillement, logement, chaussures................................................................... 1.500
Nourriture…………………………................................................................. 3.000
Villégiature………………………...............................................................… 1.200
Assurance sur la vie…………..............................................................…….... 1.600
« Membres pauvres de ma famille » .................................................................1.500
Divers (demi-londrès, etc.)………..............................................................…. 2.000
TOTAL…….............................................................................................…. 33.800
On le voit pour un homme sans fortune, notre sénateur a un joli train de maison. En outre, il lui faut :
Un bureau rue de Madrid ………………………………………………..........….1.800
Secrétaire, garçon de courses, sténographe, frais de bureau, chauffage, timbres ...15.000
Automobile ……………………………………………………………..…......… 5.000
Voitures ………………………………………………………………….…......….
750
TOTAL …………………………………......................................……….........
22.500
Enfin, il ne faut pas oublier qu'on a un département à visiter, des électeurs à satisfaire :
Logement à Verdun ………………………....….1.800
Habillement des pauvres de l'arrondissement .......1.500
Secours aux miséreux de l'arrondissement …......... 750
Sociétés patriotiques, concours, etc. ……...........… 750
Prix aux élèves des écoles primaires ………......… 500
Fournitures scolaires ……………………......…… 250
Bienfaisance ………………………………......… 500
Voyages à Verdun ………………………....….. 1.800
TOTAL ………………............................…….. 7.850
En somme, notre sénateur dépense :
Train de maison …...... 33.800
Frais de bureaux…...... 22.550
Frais électoraux…......... 7.850
TOTAL ……............. 64.200
Réduit à son indemnité parlementaire et à la dot de sa femme (en tout 17.500 Fr.), M. le Sénateur Humbert serait donc en déficit chaque année de 46.700 francs. Or, il accuse un bénéfice net de 2.300 francs. Comment s'opère ce miracle? D'où viennent donc ces 49.000 francs de boni? Remarquons d'abord que l'indemnité parlementaire n'y est pour rien. M. Humbert avoue 7.850 Fr. de frais électoraux annuels. C'est déjà plus que la moitié de son traitement de sénateur. Mais il oublie quelque chose : son élection lui a coûté quelques billets bleus. Ses adversaires disent 100.000 à 300.000 francs Heureusement, nos « honorables » sont débrouillards ; ils savent se retourner. M. Charles Humbert ne gagnant rien comme sénateur, et ayant donné sa démission d'officier, s'est fait journaliste et publiciste.
A ce titre:
La Lanterne lui donne ..................... Fr. 1.800
La Correspondance Républicaine.......... 1.800
La Grande Revue ................................. 3.000
Journaux étrangers ................................ 1.400
Son livre : Sommes-nous défendus? ......3.000
Les Voeux de l'Armée ………….......... 1.500
TOTAL ………….....................……. 12.500
D'autre part, MM. Darracq et Serpollet, gros fabricants d'automobiles, viennent d'inventer un type de camions dits : « poids lourds » destinés au transport de grosses
charges, et ils désirent en faire acheter un lot par le ministère de la Guerre. Mais pour
cela, il faut que le Parlement vote les crédits nécessaires : on nommera une Commission ;
la Commission désignera un rapporteur ; il faut s'entendre avec ce rapporteur. Or, il se
trouve précisément que M. le Sénateur Humbert est rapporteur du budget de la guerre.
C'est donc à lui qu'il faut s'adresser.
C'est ainsi que fut signé le traité que toute la Presse a publié: MM. Darracq et Serpollet, donnent à M. Charles Humbert, le titre d'agent général de leur maison, avec 12.000 francs d'appointement fixe, plus tant pour cent sur les camions vendus… D'autre part, le Journal n'hésite pas à offrir 18.000 francs par an au rapporteur Charles Humbert, comme rédacteur spécialiste des questions militaires.
Résultat:
Quelques camions vendus………………………………………Fr. 7.500
Des mitrailleuses et autres valeurs industrielles qui rapportent ..........1.500
Appointements fixes comme agent général …………………....… 12.000
Comme rédacteur au Journal …………………………………...... 18.000
Journalisme politique ………………………………………....….. 12.500
TOTAL …………………………………….............................…. 51.500
(Puisé dans la Démocratie et les Financiers de Francis Delaisi, Edition de la Guerre Sociale, 1911). Est-ce clair, est-ce net, est-ce précis ? Ces chiffres sont d'avant-guerre, mais ils sont suggestifs et démontrent lumineusement ce que sont les dessous de la politique. Et M. Charles Humbert n'est pas une exception. Il n'est ni plus mauvais ni meilleur que les autres politiciens. Tous se valent, tous tripotent, tous participent à de louches affaires que le naïf électeur ne soupçonne même pas. Dans toute affaire politique il y a la combine ; dans toute élection un abject marchandage pour arriver le plus près possible de l'assiette au beurre, et il n'est pas de députés ou de sénateurs qui ne se soient laissés peu ou prou, corrompre, au cours de leur carrière. Les dessous de la politique sont ignobles et cependant les scandales qui éclatent de temps à autre ne semblent pas soulever dans la population l'indignation que l'on serait tenté de supposer. Le peuple assiste, indifférent, à toute cette bassesse, à toute cette corruption. Il est parti, en 1914, à la guerre, sans en connaître les causes déterminantes, sans savoir pourquoi il allait se battre ; il est revenu, affaibli, fatigué, sans rien dire, sans protester, sans demander des comptes à ses bourreaux, et la tragédie continue comme par le passé. A la grande guerre du droit et de la liberté, ont succédé d'autres petites guerres, dites civilisatrices : la guerre du Maroc, la guerre de Syrie, la guerre de Chine, qui se poursuivent encore, et si le peuple n'a pas eu connaissance des dessous qui ont déterminé la boucherie de 1914 ; il ne connaît pas plus pour quels intérêts inavoués il va se faire tuer en Syrie ou en Chine. Qu'attend-il? Que toute l'humanité soit noyée dans le sang? Qu'il soit réduit à l'état de l'esclave préhistorique? Cela ne pourrait tarder. Encore quelques années d'un tel régime, et il ne pourra plus se relever. Il sera la bête de somme qui traîne son lourd fardeau, et sa chaîne sera si fortement imprimée dans sa chair qu'il ne pourra plus en effacer la, trace. Qu'il brise le paravent, qu'il jette un regard dans les coulisses, qu'il retourne les
cartes, pour qu'au grand jour il puisse travailler au bonheur social ; c'est le rôle historique du peuple, c'est le devoir et la tâche qu'il a à remplir, s'il ne veut pas sombrer dans la plus profonde des misères et s'il ne veut pas assister à la décadence de l'humanité.

DESSIN n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Le dessin est l'art d'imiter, en se servant de lignes, la forme des choses, des objets, des individus. Avec la musique, le dessin a dû être le premier des arts, car s'il fut de tous temps naturel à l'homme de manifester sa joie ou sa peine, sa gaîté ou sa tristesse, par des cris, des sons, des intonations, aux époques reculées de l'humanité, alors que les progrès de la civilisation n'avaient pas encore apporté à l'individu un bagage suffisant de connaissances, le dessin a été pour lui l’unique moyen de conserver la forme d'êtres ou d'objets qui lui étaient chers, ou encore de manifester ses désirs et ses besoins lorsque la parole n'arrivait pas à refléter sa pensée. Certains historiens prétendent que le dessin fut inventé par une jeune fille grecque qui, voulant conserver les traits de son amant, traça sur le mur le contour le son ombre. Cette explication est sans fondement et il nous semble que l'on ne peut attribuer à personne l’invention du dessin qui se perd dans la nuit des temps ; le plus raisonnable est de supposer que, aux âges les plus lointains de l'histoire, l'homme a cherché à imiter, sur le sable ou sur la pierre, l'image qui se présentait à lui sous une forme quelconque. Ce qui est certain, c'est que le dessin a précédé la sculpture et la peinture, dont il est le principe fondamental et, bien que peu expressif et plutôt grave, il présentait déjà un certain esprit artistique chez les Egyptiens. Il acquit par la suite de la souplesse, de la beauté et de l'élégance pour arriver à atteindre de nos jours au plus haut degré de perfection.
Il y a plusieurs sortes de dessins. Le dessin au crayon, à la plume, à l'estompe, etc., etc., mais, quelle que soit sa qualité, il nécessite de la part de celui qui l'exerce une connaissance assez étendue de l'anatomie, de la perspective et de l'expression, pour rendre et reproduire les caractères, les mouvements et les gestes d'une façon naturelle et artistique. Le dessin n'offre pas seulement des satisfactions à la vue et à l'esprit, il trouve aussi son utilité dans l'industrie. Les progrès de la science, et plus particulièrement du machinisme dans toutes ses manifestations, nécessite l'emploi d'une armée de dessinateurs, qui ne doivent pas être seulement des artistes, mais aussi des techniciens. La connaissance du dessin géométrique facilite la tâche de l'ouvrier qui a à fabriquer une pièce quelconque et son étude ne saurait trop lui être recommandée, car i1 tient lieu de parole et d'écrit dans tous les arts mécaniques. Le dessin est donc un art utile et agréable, qui nous offre de multiples jouissances à tous les moments de notre existence. Si la maison que nous habitons a été, avant d'être bâtie, dessinée sur le papier par les soins de l'architecte, le papier peint qui couvre les murs de nos appartements et qui égaie un peu le modeste logis du travailleur, est également dû au dessin de l'artiste ignoré et inconnu qui a su combiner les quelques couleurs mises à sa disposition. Et il en est de même pour les étoffes que nous portons, pour les broderies et les dentelles qui ornent le linge, pour les tapis, enfin pour tout ce qui nous entoure et flatte notre vue. Le dessin est donc utile, nécessaire, indispensable au peuple, puisqu'il lui procure certaines satisfactions et si tous les dessinateurs ne sont pas de très grands artistes et si les Michel Ange, les Léonard de Vinci et les Raphaël, sont rares, il n'en est pas moins vrai, que nous bénéficions à chaque instant, du travail des modestes artisans, qui, à la plume ou au crayon, exécutent pour nous, pour frapper notre sensibilité, une figure ou une fleur, un animal ou un paysage, ou tout autre objet imaginaire. Pourquoi faut-il que comme celui de l'écrivain et du journaliste, le crayon du dessinateur se prostitue et se prête à l'accomplissement d'oeuvres inhumaines? L'avion qui viendra demain bombarder les villes et les campagnes, le canon qui crachera sa mitraille, furent, eux aussi, exécutés sur le papier, avant d'avoir été façonnés par la main de l'ouvrier. Chacun, hélas!, a sa part de responsabilité dans les actions nuisibles qui engendrent les désastres et les catastrophes, et ce n'est que par l'accord du travailleur manuel et intellectuel, qui ont chacun, leur place et leur utilité dans la société, que l'on arrivera, un jour, à vivre harmonieusement. Alors, le dessin célèbre de Villette représentant des anges bourrant la gueule du canon avec des gerbes de blé, ne sera plus un rêve mais une réalité.

DESSEIN n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Le mot dessein signifie : projet, intention résolution. Avoir de grands desseins, de beaux desseins, de nobles desseins, des desseins hardis, de sombres desseins. Non ; quoi que vous disiez, cet horrible dessein Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein. RACINE. Mettre ses desseins à exécution, c'est-à-dire exécuter ce que l'on avait conçu, prémédité, arrêté, envisagé. Nourrir de sinistres desseins à l'égard de quelqu’ un, c'est-à-dire chercher des moyens de lui nuire, de lui faire du mal. Les desseins de Dieu sont impénétrables, disent les croyants. Mais ceux des hommes qui font commerce de la religion ne le sont pas et il est triste de constater qu'ils viennent souvent à bout de ces desseins, qui consistent à abêtir le peuple pour le mieux maintenir dans l'esclavage. Et les prêtres qui nourrissent d'inavouables desseins sont nombreux. Ils ne se rencontrent pas seulement dans les églises où les fidèles idolâtrent des dieux spirituels mais aussi dans les églises civiles, plus dangereuses peut-être que les autres. Les desseins du politicien siège au Palais-Bourbon, à l'extrême-gauche ou à l'extrême-droite, ne sont pas moins intéressés que ceux d'un quelconque curé ou pasteur, et les plans qu'il élabore sont tous destinés à lui assurer une vie large et facile, au détriment de la masse d'aveugles qui l'adorent. Et le peuple, lui, n'a pas de desseins bien définis et c'est la cause pour laquelle il est facile de l’exploiter. Lorsqu'il aura formé le dessein de se libérer, et travaillera courageusement à sa réalisation, alors seront voués à un échec certain tous les sombres desseins de ses oppresseurs.

DESPOTISME n. m. (du grec : despotès, maître) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Pouvoir d'un despote. Exercice absolu et arbitraire du pouvoir. Forme de gouvernement où tous les pouvoirs sont abandonnés entre les mains d'un seul individu. Le despotisme de Louis XIV. Le despotisme de Napoléon 1er. Ayant rappelé que de Jules César à Vespasien « aucun empereur ne mourut que de mort violente », que depuis la ruine de la liberté romaine jusqu'à Charlemagne, trente empereurs furent massacrés, Mirabeau ajoute: « Il faudrait bien du courage aux despotes s'ils réfléchissaient sur les suites du despotisme ». Il serait, certes, préférable que les despotes réfléchissent. Ce serait un bienfait pour le peuple et avantage pour eux. Mais malheureusement, l'exemple du passé, la fin tragique de certains de leurs prédécesseurs n'arrêtent pas le despotisme des tyrans qui gouvernent le monde par la violence et la brutalité. Ce n'est pas le courage qui anime le despote, mais la lâcheté. Quelle piètre figure que celle de ce Néron qui, après une vie de débordements, de cruautés et de débauches hésita à se donner la mort, lorsqu'il apprit que le Sénat l'avait déclaré « ennemi de la patrie » et qu'il allait expier les crimes commis durant son règne! Et Louis XI, monarque méchant et vicieux, qui, après avoir terrorisé son royaume par sa barbarie, trembla devant la mort, et se livra durant des années à ses dévotions superstitieuses dans son château de Plessis-Lès- Tours! Et la fin du roi Soleil, du grand roi, qui pendant 60 ans, appauvrit la France, affama ses sujets, martyrisa le peuple, et fut effrayé lorsqu'à 77 ans, il dut quitter cette vie qu'il combla de son luxe et de ses crimes! Comme tous les maux qui ravagent l'humanité, le despotisme découle du principe d'autorité et nous avons constamment dénoncé les méfaits déterminés par l'application de ce principe. Tout être auquel on abandonne une parcelle d'autorité est enclin à abuser des pouvoirs qui lui sont conférés ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'un homme auquel on donne toute licence pour diriger une Nation, un Etat, qui n'est soumis à aucun contrôle, qui n'a à répondre devant personne de ses gestes, de ses actions, abuse de ce pouvoir. L'histoire nous a suffisamment édifiés sur les désastres causés par le despotisme et il semble cependant que les peuples n'ont pas appris grand chose à son étude. Ils se laissent encore, de nos jours, mener par les despotes qui poursuivent l’oeuvre de destruction sociale. On peut comprendre que dans le passé - l'ignorance étant un facteur de despotisme - les hommes se soient laissé gouverner aveuglément par des tyrans ; mais comment admettre, qu'en notre siècle de progrès et de science, où le peuple a, malgré tout, la possibilité de se livrer à certaines recherches, où la lecture lui fournit un bagage de connaissances que ne possédaient pas ses aînés, il consente encore à être conduit comme un vil bétail, et s'agenouille devant ses bergers qui l'exploitent et le tuent. C'est inconcevable, et cette passivité ne peut être mise que sur le compte de sa lâcheté et de sa paresse politique. Comme tout ce qui est abusif, le despotisme n'a qu'un temps, et détermine une réaction, toujours violente. C'est ce qui explique que, dans les pays où il s'exerce on assiste fréquemment à des attentats ou à des complots. Nous savons que ni le complot, ni l'attentat, ne peuvent être considérés comme un but, et que seule la révolution sociale peut libérer l'humanité et permettre l'éclosion d'une société meilleure. Nous avons signalé que le despotisme ne s'exerce que favorisé par la lâcheté de la grande majorité du peuple et nous avons déjà dit que dans les pays où
la liberté la plus élémentaire est férocement brimée, où il est impossible aux travailleurs de s'exprimer librement par l'organe de la presse, où le droit de réunion est interdit, où la dictature règne en maîtresse ; partout où tous les autres moyens se sont manifestés inopérants, et où il est indispensable que la Révolution vienne, de son souffle énergique et puissant, balayer l'air, pour en chasser les miasmes du despotisme, on ne voit pas quels autres procédés que le complot, signe avant coureur des révoltes fécondes, peuvent être employées. (Voir Complot, page 380). On trouvera en outre à la page 178, la liste de certains attentats qui ont été déterminés par le despotisme. Pourtant le despotisme a évolué, il évolue chaque jour et n'emprunte pas à présent les mêmes formes que dans le passé. Le peuple qui s'est nourri depuis quelques années du lait démocratique, accepte d'être gouverné, mais se refuse à admettre qu'il est un esclave à la merci de ses maîtres. Il subit la main de fer à condition cependant qu'elle soit recouverte du gant de velours. Et les maîtres font cette concession au peuple, Ils portent le gant. Le résultat reste le même, si les formes ont changé. Le despotisme d'un Bonaparte apparaît mesquin et petit à côté de celui des gouvernants modernes. Les ruines accumulées durant le premier empire ne sont rien à côté de celles engendrées par la folie furieuse des chefs d'Etat, républicains ou royalistes, qui déclenchèrent la grande tuerie de 1914. Il est évident que si l'on avait dit au peuple qu'il devait se battre, pour Guillaume II ou pour Poincaré, il eût sans doute refusé. Il eût hésité à abandonner sa terre, son foyer, sa famille, pour défendre l'honneur d'un quelconque tyran ; mais le despotisme s'est modernisé, avons-nous dit, et les hommes du monde entier sont partis au massacre, parfois en chantant, avec la douce illusion de se sacrifier pour une cause juste, alors qu'en réalité ils allaient se faire tuer pour un despote occulte, resté dans l'ombre, caché dans les plis du drapeau démocratique, pour un despote plus cruel, plus meurtrier, plus barbare, que tous ceux du passé : le capital. Pendant quatre années, les maîtres invisibles du monde exerçant leur despotisme, jetèrent en pâture au Dieu de la guerre, des millions et des millions de jeunes êtres virils, ils livrèrent à la dévastation des millions d'hectares de terre cultivable, ils arrêtèrent toute la production utile du monde, et cependant l'exemple n'est pas encore suffisant, et l'expérience tragique n'a pas su inspirer à la collectivité une haine farouche contre l'autorité qui, fatalement, devient abusive et se transforme petit à petit en despotisme. Nous pouvons dire aujourd'hui que le despotisme, n'est pas la manifestation du pouvoir absolu abandonné entre les mains d'un seul individu, mais d'une minorité qui exerce son pouvoir, par l'intermédiaire d'un homme de paille,
placé à la tête d'un Gouvernement. Mussolini est un despote, mais il n'est pas le despotisme, il est un agent du despotisme ; son autorité est subordonnée à celle d'une catégorie de dirigeants obscurs : banquiers, financiers, industriels, qui tirent les ficelles et dirigent toute la politique intérieure et extérieure de la Nation. Est-ce à dire qu'il est irresponsable? Non pas. Il porte, au contraire, une grosse part de responsabilité dans les actes criminels du despotisme, mais sa disparition ne marquerait pas la fin du despotisme et, derrière lui, apparaîtrait immédiatement un autre pantin qui se livrerait aux mêmes inconséquences et aux mêmes abus. Il en est de même, pour le fantoche espagnol, qui mène son pays à la ruine. Primo de Rivera peut s'effacer, les ravages du despotisme ne populaire. Ne confondons donc pas les effets et les causes. C'est à la source qu'il faut remonter pour trouver une solution logique et raisonnable, et c'est parce que toutes les écoles politiques ct sociales s'y refusent, qu'elles sont incapables de résoudre le problème posé depuis si longtemps devant l'humanité. A quoi bon s'élever contre la tyrannie d'un despote, contre l'exercice arbitraire d'un pouvoir si les remèdes que l'on apporte ne sont pas susceptibles d'arrêter le mal ? A quoi bon protester contre les abus, contre les crimes du despotisme, si toutes les formes de gouvernement qu'on lui oppose, renferment également le virus malfaisant oui inévitablement, engendrera, en évoluant, les mêmes méfaits? La politique du moindre mal est à nos yeux ridicule et dangereuse, car elle donne au peuple une espérance stérile, qui ne se traduit en fin de compte que par la désillusion et le découragement. « A quoi bon changer, dit le peuple, c'est toujours la même chose !» C'est toujours la même chose, parce qu’il le veut ainsi ; c'est toujours la même chose parce qu'il se refuse à écouter la voix de la raison ; c'est toujours la même chose, parce que après avoir été trompé par Pierre, il consent à être trompé par Paul et ne veut pas trouver en lui la force et l'énergie de détruire les causes déterminantes de sa souffrance et de sa misère. C'est toujours la même chose parce qu'il ne veut pasque ça change. Le despotisme peut disparaître, doit disparaître. Il peut céder la place à une forme d'organisation répondant au désir de liberté de la collectivité, mais il ne suffit pas pour cela du courage et de l'héroïsme de quelques individus qui, se sacrifiant, débarrassent de temps à autre l'humanité d'un despote, car le despotisme survit au despote. Il faut la force coalisée de tous les opprimés, de tous les parias, la révolte consciente de tous les hommes nouveaux et d'avenir, pour monter à l'assaut du Capital et de l'Autorité qui en sont les causes déterminantes. Alors, le despotisme aura vécu.

DESORGANISATION n. f. (du latin : desorganisatio) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Altération profonde dans la structure d'un organisme, à la suite de laquelle toutes les fonctions initiales de cet organisme sont abolies. Dissociation des éléments constituant une chose physique ou morale. La désorganisation d'un corps, la désorganisation administrative, la désorganisation politique. Physiologiquement, la désorganisation d'un corps a des causes multiples : elle est une conséquence de la maladie, de la vieillesse, du climat, etc., etc. Dans de nombreux pays, sous l'influence de l'air et de la chaleur, le foie se désorganise et tout le corps humain en est affaibli ; par l'action du temps, le corps de tous les individus se désorganise, mais ces désorganisations doivent être attribuées à des causes naturelles. Il en est différemment lorsque l'on considère l'histoire à travers les âges et que l'on constate la lenteur avec laquelle l'humanité évolue ; c'est dans la désorganisation politique et morale des Etats, des Sociétés, qu'il faut chercher la source de cette nonchalance sociale entravant la marche de la civilisation et éloignant toujours l'être de la fraternité humaine. C'est souvent au moment où une civilisation, ou lorsqu'un Etat semblait être arrivé à son apogée, que la désorganisation apparaissait et ruinait tout un passé de travail et de lutte. Et depuis les temps les plus reculés, l'histoire se répète invariablement ; car de tout temps le monde fut organisé sur une erreur, et cette erreur se perpétue encore de nos jours. La cause qui préside à la désorganisation économique et sociale des sociétés, est le manque de liberté et il ne peut exister d'organisation stable sans liberté. Durant une période plus ou moins longue, l'autorité peut paraître un facteur d'organisation, mais ce n'est qu'une illusion qui disparaît avec le temps. La Rome antique qui semblait assise sur des bases inébranlables, après une période de prospérité, où les arts et les lettres se mêlaient à l'éloquence, sombra dans le plus pitoyable des désordres sous l'autorité de ses Césars, et sa décadence date précisément de cette époque de magnificence où la folie criminelle d'un Néron faisait brûler une ville ayant une population considérable, pour satisfaire sa soif sadique de jouissances et de plaisirs. Rendre les empereurs romains uniquement responsables de la déchéance romaine serait une faute grave. La désorganisation du Grand Empire doit être attribuée également à la veulerie du peuple, se contentant du pain et du cirque, se laissant mener à la ruine par ses dirigeants et ne trouvant pas en lui la force de se révolter contre les abus de ses maîtres. A la désorganisation politique d'un Etat il n'y a qu'un remède : la Révolution, et les exemples abondent de peuples qui se soulevèrent devant la carence d’un monarque à assurer la vitalité d'une nation. Bien avant 1e peuple français, le peuple anglais se révolta contre ses tyrans qui désorganisaient le pays et plus de cent ans avant Louis XVI, Charles 1er d'Angleterre, monta sur l'échafaud. La désorganisation politique d’un Etat peut être attribuée généralement à des causes financières. C'est parce que le Parlement anglais refusa de voter les subsides réclamés par la Couronne, que Charles Ier le déclara dissous, se mettant par cet acte en guerre ouverte avec son peuple. Le mécontentement provoqué par l'arbitraire et le despotisme de Buckingham, favori du roi, engloutissant des fortunes pour son luxe, ses plaisirs et ses aventures guerrières, devait ouvrir la route à Cromwell et à la République. On peut ne pas aimer Cromwell ; nous plaçant purement et simplement au point de vue Anarchiste, que de faits ne peut-on pas lui reprocher! Mais il faut cependant reconnaître qu'il sut mettre un frein à la désorganisation de l'Angleterre et qu'il fit la grandeur de son pays. De son temps l'idée Anarchiste n'avait pas encore vu le jour, et lutter contre l'autorité royale, prendre position en faveur du Parlement,c'était porter un coup terrible au despotisme monarchiste, et préparer les luttes futures pour une liberté plus large. Nous disons plus haut, que, historiquement, le règne de l'autorité est un facteur de désorganisation et que politiquement ce sont presque uniquement les questions financières qui désagrègent les' Etats. On s'en rend compte assez facilement en étudiant le grand siècle de Louis XIV précédé par la dictature de Richelieu et de Mazarin. Le grand Cardinal crut faire oeuvre utile en détruisant la puissance politique du protestantisme, en abaissant l'orgueil de la noblesse et en préparant la royauté absolue de Louis XIV. En réalité, socialement, son activité fut inutile, et la rapacité d'un Mazarin qui réalisa une fortune de 200 millions de francs en pressurant le peuple, les dépenses fantastiques du roi Soleil, furent des facteurs de désorganisation aussi néfastes que les abus de la noblesse. On prétend que Richelieu fut un grand organisateur parce qu'il sut agrandir la France en lui adjoignant l'Alsace, la Lorraine et le Roussillon, alors que l'Alsace et la Lorraine sont des foyers d'incendie, de guerre, de désorganisation pour les pays qui se les disputent. Déjà à la fin du règne de Louis XIII et durant la régence d'Anne d'Autriche et de son amant Mazarin, on sentait bien que l'organisation de la France de Richelieu, reposait sur des sables mouvants. Si la Fronde fut une émeute d'ambitieux, il n'en est pas moins vrai que, au plus profond des couches populaires, elle fut une manifestation de liberté et le signe avant-coureur de la grande Révolution. Le long règne de Louis XIV ne fit que précipiter la désorganisation de l'Etat ; les finances du pays, jetées en pâture à ses maîtresses et à ses bâtards, l'argent du peuple dilapidé, la révocation de l'Edit de Nantes et les dragonnades, qui eurent pour conséquence la ruine du commerce et de l'industrie, voilà l'oeuvre de la monarchie absolue, préparée par Richelieu, et mise en action par le roi Soleil. Le règne de Louis XV ne fut pas moins répugnant que celui de son aïeul, et le Gouvernement occulte de Mme de Pompadour marque l'apogée de la monarchie. Louis XV souriait aux trésors de l'Etat engloutis par les largesses du « Parc aux Cerfs ». Elles montèrent à des sommes fabuleuses, disent les écrivains modérés. Trop connus, ces désordres répandirent la corruption et l'encouragèrent. Telle se montrait au dedans la royauté de Louis XV, et son rôle, au dehors, fut au niveau de tant d'opprobre. « Notre diplomatie devint la risée de l'Europe. La défaite de Rossbach, 80
millions de subsides payés bénévolement à l'Autriche, des armées entières englouties dans des expéditions folles, 37 vaisseaux de ligne et 50 frégates pris ou détruits par les Anglais, le Canada par nous sacrifié définitivement à leur dictature avide, ainsi que la Martinique, la Guadeloupe, Tobago, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, nos comptoirs de l'Afrique et de l'Inde... Voilà, ce que produisit la guerre de Sept Ans, voilà ce que valut à la France le titre de ma bonne amie, donné par Marie- Thérèse à la maîtresse d'un roi absolu » (Louis Blanc).Ce spectacle de désorganisation n'est pas particulier à la France; le principe d'autorité produisit partout les mêmes effets et nous ne croyons donc pas nous tromper en affirmant que l'autorité peut temporairement donner aux masses ignorantes l'illusion de l'ordre et de l’organisation, mais qu'en fin de compte il n'engendre que le désordre et la désorganisation.
Bismarck passa pour un grand organisateur parce qu'il sut habilement et avec diplomatie reconstituer l'Empire d'Allemagne en groupant autour de la Prusse tous les petits Etats d’ordre secondaire. Son oeuvre fut couronnée à Versailles à la fin de la guerre de 1870-1871, mais ouvrait la voie à d'autres conflagrations et la reprise de l'Alsace et de la Lorraine conquises par Richelieu allait être le prétexte à de nouvelles tragédies, à des tueries grandioses, à la désorganisation économique et sociale du monde. Il peut sembler à certains que les sociétés modernes sont le symbole de l'ordre, mais pour nous, Anarchistes, qui étudions les faits, en recherchons les causes, nous ne pouvons qualifier d'organisée, une Société qui ne se maintient qu'en sacrifiant dans des guerres fratricides des populations entières, et qui périodiquement est obligée de se reconstituer géographiquement, sans que soit respectés les intérêts les plus élémentaires de la grande masse des individus. La bourgeoisie et le capital n'ont rien à reprocher à la seigneurie et à la féodalité. La désorganisation préside de nos jours aux destinées humaines, comme elle y présidait dans le passé. Ni l'expérience, ni l'exemple de siècles et de siècles d'erreurs, de mensonges, de crimes n'ont assagi les hommes. Ils ont encore confiance et espèrent encore trouver la quiétude et le bonheur dans un ordre périmé, qui est le désordre, et dans une organisation absurde et dangereuse qui désagrège l'humanité. Déjà avant la guerre de 1914-1918 qui sema tant de deuils, fertilisa la terre de larmes et de sang, et détruisit toute une génération on pouvait prévoir le chaos déterminé par la folie et l'ambition d'une minorité incapable de refréner ses bas instincts de jouissance, et d'une majorité impuissante à manifester son désir de paix et à imposer une forme d'organisation plus conforme aux nécessités d'un siècle de science et de progrès. La chute se précipite. Sur la pente glissante de la désorganisation, la Société mourante qui marque la fin de ce vingtième siècle, si riche en découvertes de toute sorte, attend des événements, ou sa rénovation ou sa mort. Les finances de tous les grands Etats européens ont été dilapidées dans des aventures ridicules et meurtrières ; la diplomatie, dans un dernier spasme, cherche à sauver les apparences et à donner une certaine vitalité au capitalisme moribond qu'elle représente, mais cela ne peut durer. A mesure que nous avançons dans le temps, la désorganisation se poursuit sans qu'il soit possible aux hommes d'Etat d'en arrêter les effets qui mènent fatalement au désastre. La grande guerre a passé par là. L'Allemagne de Bismarck - de Bismarck qui avait, comme Napoléon, rêvé de suprématie universelle - amoindrie par le traité de Versailles imposé par Clémenceau, se relève péniblement de la douloureuse équipée de son César déchu. La rançon que réclame d'elle les nations victorieuses accule à la misère toute la population travailleuse de ce grand Empire, qui est contrainte de peiner et de souffrir pour payer les crimes de ses maîtres. L'Autriche, démembrée, divisée, traîne lamentablement derrière elle le boulet qui lui fut légué par François-Joseph, vieillard arriéré, perdu dans la tradition et dont le règne de 68 ans fut un long calvaire pour son peuple qui eut à subir tout le poids des guerres malheureuses déclenchées par ce prince impuissant. L'Angleterre, dont la puissance reposait sur son vaste empire colonial, voit ce dernier lui échapper. Déjà elle a été obligée de faire des concessions et d'accorder une liberté relative à certaines de ses possessions. Le Canada, l'Australie, se sont dans une certaine mesure, libérés du joug britannique ; mais les Indes, l'Egypte, l'Irlande, sont agités par la soif de liberté, qui est un ferment de révolte. La puissante « organisation » de la perfide Albion apparaît menacée, et ne pourra résister bien longtemps à l'assaut coordonné des populations qu'elle opprime. L'Angleterre se désorganise, et même intérieurement elle souffre du malaise engendré par son impérialisme séculaire, qui lui valut une fortune temporaire, mais s'écroulera fatalement, comme tout ce qui est bâti sur l'autorité et son soutien : la violence. L'Espagne, qui n'a pas comme la France, l'Angleterre et l'Allemagne, payé son tribut au Moloch durant les années pénibles de 1914 à 1918, ne se trouve pas dans une position plus heureuse. Le peuple maintenu dans l'ignorance et l'obscurantisme clérical, ouvre les yeux à la vérité et réclame son droit à l'existence. Le despotisme d'un dictateur ne peut rien pour équilibrer une situation qui a ses origines dans un passé noirci par les méfaits de la religion, et le général Primo de Rivera qui, de complicité avec le roi Alphonse XIII, cherche à rafistoler une monarchie branlante, apparaîtra dans l'histoire comme un fantoche malfaisant n'ayant d'autres soucis que celui de sauver de la ruine, non pas son pays et son peuple, mais la classe de parasites qui perpétue la misère collective de la nation. Et il en est de même en Italie, où un Mussolini semble triompher, alors que son autorité criminelle ne peut engendrer que la chute un peu plus rapide du régime d'arbitraire qu'il dirige. Partout où sévit l'autorité règne la désorganisation. La France qui sortit victorieuse de la grande guerre n'est pas dans une situation plus brillante que les autres puissances européennes et sa débâcle financière l'entraîne au fond d'un gouffre duquel elle ne pourra s'évader. Des milliards de dettes contractées entre 1914 et 1925 auxquelles viennent s'ajouter celles antérieures à la guerre « du droit et de la liberté » lui interdisent l'espérance de réajuster la vie sociale, d'améliorer les conditions de vie du populaire et cet état déplorable ne peut aller qu'en empirant à moins que, dans un sursaut d'énergie, le peuple ne se réveille de sa torpeur et ne brise les liens qui le tiennent attachés à un passé de boue et de sang. Seule, dans toute la vieille Europe désemparée, la Russie, sortant d'un sommeil de plusieurs années, sembla un moment éclairer l'avenir de son flambeau révolutionnaire. Mais, hélas!, les hommes nouveaux ne furent pas à la hauteur de leur lourde tâche, et leurs erreurs accumulées, jointes à la coalition extérieure des forces de réaction, devaient avoir raison de l'insurrection libératrice. Dans ces conditions, est-ce trop dire, que la désorganisation politique de l'Europe de 1925 menace de déclencher de terribles cataclysmes et que l'avenir se dessine sombre et misérable pour les générations futures? Il y a pourtant un remède efficace à cet état de chose, mais il est curieux de considérer que le peuple s'éloigne de toute solution simple et se complait dans la difficulté. Un fait est indéniable : c'est que le capitalisme est une forme d'économie sociale et politique qui ne répond plus aux exigences de l'humanité. Le capitalisme se décompose, tout son organisme embrouillé, rongé par le parasitisme administratif de ses institutions se désagrège et toute la compétence des économistes bourgeois est inopérante à rétablir de l'ordre dans un monde qui s'écroule sous le poids de son passé. On peut opposer aux contempteurs de l'ordre capitaliste, l'exemple de l'Amérique, forte et puissante, sortie agrandie de la guerre de 1914. La force de l'Amérique n'est qu'une illusion. Son tour viendra. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'Amérique aura son jour, son heure, et elle subira les mêmes tourments que la vieille Europe. Le fait même qu'elle ne peut satisfaire à ses besoins d'expansion commerciale et industrielle qu'en asservissant économiquement les nations européennes, marque bien que l'avenir n'épargnera pas les jeunes républiques américaines. Elles se suicideront dans leur course aux dollars ; c'est fatal, c'est inévitable. Comment faire face alors à cette corruption politique qui détermine tant de conflits et qui a inscrit à son actif tant de ruines? Détruire l'ordre bourgeois, abolir la puissance capitaliste n'est pas suffisant. C'est un travail utile, certainement, mais qui serait négatif en soi, si le peuple n'était pas capable de remplacer immédiatement l'ancien organisme par un organisme nouveau présentant un caractère de stabilité inébranlable. Il faut opposer à ce que nous appelons le désordre et la désorganisation capitaliste, l'ordre et l'organisation sociale du peuple, mais encore faut-il ne pas commettre à notre tour les erreurs inhérentes à tout être humain et ne pas compromettre le futur par une politique pleine d'inconséquence. Les Anarchistes ont critiqué et critiqueront encore toutes les formes
d'organisation sociale qui reposent sur l'autorité et qui sont impuissantes à réaliser le bonheur de l'humanité. Le terrain que nous ensemençons a admirablement été défriché par nos aînés, et la période d'après-guerre, dans laquelle se débattent les gouvernants du monde entier, démontre que ceux qui nous ont précédés dans la lutte
ne s'étaient pas trompés. Tous les partis politiques ont fait faillite et le bolchevisme qui fut un moment l'espérance du monde du travail s'est définitivement discrédité. L'Anarchisme est donc la seule conception sociale susceptible de réussir là où échouèrent toutes les autres économies politiques, puisqu’ il est incontestable que le socialisme qui a usé ses moyens en Angleterre et en Allemagne -voire même en France - n'a remédié à rien et que le communisme autoritaire n'a pas été -si nous considérons la fin - plus heureux en Russie. Il faut, hélas!, reconnaître que l'influence exercée par l'Anarchisme sur les masses populaires est relativement faible et que la classe ouvrière sur laquelle reposent toutes les espérances d'avenir est elle-même désorganisée. Nous disons plus haut que détruire n'est pas suffisant, et pour reconstruire il est indispensable d'obtenir le concours du travailleur uni dans la bataille contre ses exploiteurs, et prêt à concourir à l'élaboration d'un monde meilleur. Or, le spectacle qu'offre la division du prolétariat mondial est pitoyable. Déchiré par les luttes politiques, le travailleur se livre sur lui-même à une opération désorganisatrice qui lui enlève toute sa force et, en se laissant diriger par des politiciens incapables, il abandonne toute sa puissance et en même temps toutes ses chances de libération économique et sociale. La désorganisation ouvrière permit au capitalisme de retomber sur ses pieds au lendemain de la guerre de 1914 et, depuis 1920, par la trahison des chefs, par l'ambition de certains meneurs, la division n'a fait que s'accentuer. En France, le prolétariat est sectionné en trois tronçons qui se combattent sans s'apercevoir que ce manque d'unité permet aux classes dirigeantes de replâtrer le vieil édifice qui n'attend pour s'écrouler que la poussée du travailleur réconcilié. Le travailleur, toujours confiant en la politique, se laisse aveuglément diriger vers des destinées inconnues et, malgré les déboires, continue à se laisser leurrer par cette politique qui est le principal facteur de désorganisation. Les Anarchistes ne sont pas sans avoir également une part de responsabilité dans la désorganisation du mouvement ouvrier et l'erreur de certains d'entre eux fut de vouloir prêter au syndicalisme une philosophie qu'il n'a pas et un but révolutionnaire qui n'est pas le sien. S'il est vrai que l'unique puissance capable d'être opposée au capitalisme est le prolétariat, ce dernier ne peut produire un effort qu'à l'unique condition de n'être pas divisé, et l'unité ne peut être obtenue que si ce syndicalisme, considéré comme un moyen, groupe en son sein les travailleurs de toutes tendances; et si nous disons plus haut que les Anarchistes ont également une part de responsabilité dans la désorganisation ouvrière, c'est qu'à une époque donnée, eux aussi, animés par un sentiment sincère, confondirent le Syndicalisme et l'Anarchie. Nous ne pouvons faire mieux, pour situer, à notre point de vue, la position de l'Anarchiste que de reproduire les paroles pleines de sagesse et de clairvoyance prononcées par Malatesta, au Congrès Anarchiste d'Amsterdam, en 1907. « Je veux, aujourd'hui comme hier, que les Anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd'hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas de syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats socialistes, démocratiques, républicains, royalistes ou autres, et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d'opinions, des syndicats absolument neutres ». Malatesta voyait clair, et vingt ans après son discours d'Amsterdam, sa prophétie se réalisait. La classe ouvrière est désorganisée parce que les communistes ayant voulu donner au syndicalisme un but politique, « la dictature du prolétariat », une large fraction de travailleurs se sépara de l'organisation pour en fonder une autre. Et il n'y a pas de raison pour que s'arrête sur cette pente la division ouvrière. « Donc je suis pour la participation la plus active au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l'intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi sensiblement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat nous devons rester des Anarchistes dans toute la force et toute l'ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n'est pour moi qu'un moyen - le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n'en voudrais plus, s'il devait nous faire perdre de vue l'ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos autres moyens de propagande et d'agitation. « Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c'est ainsi que, dans l'esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même. « Je déplorais jadis que les compagnons s'isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, je déplore que beaucoup d'entre nous, tombant dans l'excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l'organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L'Anarchie est le but. La révolution anarchique que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe ; elle se propose la libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous de tout moyen d'action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen d'action excellent à raison des forces ouvrières qu'il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l'Anarchie » (Errico Malatesta). Si nous avons cru devoir introduire dans cette brève étude sur la désorganisation, ce passage du discours du vieux camarade Malatesta, c'est que, si le syndicalisme de secte, de parti, n'a pas entièrement détruit le mouvement Anarchiste, s'il ne l'a pas désorganisé - récente - il est une menace constante contre notre mouvement, et la jeune organisation anarchiste périra ou restera embryonnaire, si elle subordonne son activité à celle d'un mouvement corporatif, syndical, sujet à changement, à modifications, à transformations, en vertu même des lois de la majorité qui déterminent l'action syndicaliste. L'Anarchie doit rester elle-même. Elle ne peut être subordonnée, ni à la remorque d'un mouvement quelconque aussi important, aussi imposant soit-il. Les Anarchistes doivent s'unir, ils doivent s'organiser et envisager tous les problèmes d'avenir, afin de ne pas être surpris par les événements qui, souvent, n'attendent pas les décisions humaines, et précipitent les individus désemparés dans le chaos. La société bourgeoise se meurt, sa désorganisation est totale, elle ne peut remonter le courant qui l'entraîne à la dérive. C'est une question de temps, de jours peut-être, et il faut être prêts. Les Anarchistes seront-ils capables de mettre fin à la gabegie capitaliste et de résister à tous leurs adversaires politiques qui entendent élaborer le monde nouveau sur une autorité qu'ils qualifient de socialiste? Qui sait? Quoi qu'il en soit, le désordre et la désorganisation ne disparaîtront qu'avec l'autorité, et l'organisation sociale n'assurera le bonheur de l'humanité que lorsque les hommes pourront jouir pleinement de leur liberté économique et morale.
- J. CHAZOFF.

DESORDRE n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Défaut d'ordre, dérèglement dans le fonctionnement d'un corps constitué ; manque d'organisation. Confusion, dérangement. Mettre tout en désordre. Des cheveux en désordre. Le désordre du bureau. « Mes papiers et mes livres sont restés dans un désordre épouvantable » (J.-J. Rousseau). Le désordre des finances ; le désordre politique ; le désordre administratif ; le désordre parlementaire. Avec un cynisme déconcertant, la bourgeoisie, inspirée sans doute de ce même esprit qui fait que le coquin crie « au voleur » pour se débarrasser des poursuivants qui le menacent, a fait du mot « Anarchie » le synonyme de désordre et pourtant il ne peut exister un organisme qui symbolise plus parfaitement le désordre que l’Etat social bourgeois. On se demande comment les peuples peuvent être assez aveugles pour ne pas apercevoir le dérèglement de la chose publique, dérèglement qui s'accentue de jour en jour et se terminera par la déchéance et la ruine, s'ils ne se décident pas à mettre un frein à l'incohérence les dirigeants. C'est dans tous les domaines de l'activité : politique, économique et sociale que se manifeste le désordre inhérent à la Société capitaliste, et il faut toute la naïveté, toute l'inconscience des masses populaires pour considérer comme ordonnée une société qui évolue dans un fouillis et une confusion perpétuels. Les anarchistes qui ne se nourrissent pas d'illusion ont une conception plus nette des réalités, et pensent que te mot désordre est plus conforme à la vérité et s'applique admirablement pour qualifier ce que l'on appelle « l'ordre bourgeois ». La démonstration de ce que nous avançons nous paraît facile. Le Larousse nous enseigne que l'ordre est « La disposition des choses d'une manière utile et harmonieuse, le fonctionnement régulier ; la qualité de ceux qui aiment l'arrangement, la méthode : la règle établie par la nature, etc., etc….» Acceptant cette définition de l'ordre il est alors bien simple de démontrer que l'organisation bourgeoise s'oppose dans ses moindres rouages à l'harmonie, à l'arrangement et à la méthode. En effet, peut-on sincèrement qualifier d'ordonnée, une Société, qui, si nous prenons la France en exemple, est obligée de se dépenser presque uniquement à chercher des remèdes aux troubles continuels qui agitent sa population? En France, sur une population de 40 millions d'habitants, près de deux millions d'hommes : soldats, policiers, magistrats, gendarmes, gardiens de prison, douaniers, etc., etc., sont arrachés, d'un bout de l'année à l'autre, à tout travail utile et productif, afin que « l'ordre » soit maintenu au sein de la nation. Une telle conception de l'ordre est inimaginable et il faut pour s'y soumettre avoir eu le cerveau atrophié dès l'enfance par l'éducation bourgeoise. Si l'ordre existait réellement, il ne serait pas nécessaire qu'une telle armée soit mise à son service. La réalité c'est que face au désordre qu'elle engendre, la bourgeoisie est obligée de prendre des mesures si elle ne veut pas être engloutie dans le chaos. Chaque jour un nouveau conflit divise les diverses classes de la population et la cause initiale de ces conflits est : l’erreur dans laquelle évolue la société basée sur le capitalisme. Un tel désordre règne en maître dans tous les rouages de l'Etat social, que les hommes les plus avertis, les politiciens les plus retors, les financiers les plus roués se perdent dans la confusion et sont incapables de remettre un peu d'ordre et de méthode dans les affaires publiques. Au désordre national, vient s'ajouter le désordre international, et nous en connaissons les conséquences tragiques. La guerre n'est que la résultante de ce que les défenseurs des sociétés modernes osent qualifier de « l'ordre ». Examinons donc brièvement ce que cet ordre a coûté au monde. D'après les statistiques officielles, depuis la déclaration de la guerre jusqu'au 11 novembre 1918, sur une population de 39.600.000 habitants, la France a mobilisé 8.340.000 hommes. C'est-à-dire que pendant plus de quatre ans elle a arraché à la terre, à l'usine, toute la population mâle valide du pays. Le total de ses pertes a été de 1.350.000 tués pour l'armée de terre ; 10.735 pour la marine et 30.000 morts dans la population civile. Sur ces derniers chiffres, 669.000 hommes étaient employés dans l'agriculture, 235.000 dans l'industrie et 159.000 dans le commerce. Ce n'est pas qu'en France que se manifestèrent les ravages du désordre bourgeois. Durant cette période tragique, les pertes des différentes nations se chiffrèrent comme suit :
1 mort sur 28 habitants en France
1 mort sur 35 habitants en Allemagne
1 mort sur 50 habitants en Autriche-Hongrie
1 mort sur 66 habitants en Grande Bretagne
1 mort sur 79 habitants en Italie
1 mort sur 107 habitants en Russie
N'est-ce pas terrible, et comment peut-on prétendre qu'un tel état de choses est normal, conforme aux nécessités des peuples et être assez fermé à toute raison pour ne pas comprendre que la cause de tout ce mal est l'autorité abusive des gouvernants qui, loin d'assurer l'ordre, perpétuent un désordre qui détermine des cataclysmes? Si l'on considère une nation comme une vaste entreprise commerciale ou industrielle, on peut, sans crainte de se tromper, affirmer que cette entreprise est gérée de façon incohérente et que ses administrateurs seraient bien vite remerciés s'ils dirigeaient une affaire privée. Les commanditaires forcés de l'Etat sont les habitants, contraints de subvenir à tous les besoins de la nation, et qui, en échange de leurs subsides, sont en droit de réclamer que leurs intérêts soient défendus et leur quiétude assurée ; en un mot ils sont en droit d'exiger « le fonctionnement régulier et productif des affaires ». Est-ce que l'Etat répond à ce besoin de la population? Nous ne le croyons pas. Au contraire, si l'on envisage les bilans, on constate que le désordre des chefs d'Etat est nuisible aux intérêts de la collectivité, et que cette dernière souffre perpétuellement du chaos déterminé par la mauvaise gérance de la chose publique. Nous avons donné plus haut les pertes humaines occasionnées par la guerre qui est elle-même une conséquence du désordre social, voyons maintenant quelles furent les pertes matérielles qui vinrent s'ajouter à ce criminel sacrifice. Pour la France seulement, on comptait 893.000 maisons détruites, 3 millions d'hectares du territoire complètement dévastés, 2 millions d'hectares de sol cultivé complètement ravagés, 120.000 kilomètres de routes rendus impraticables, 1.100 kilomètres de ponts et de barrages inutilisables, 119 millions de mètres cubes de mines à dénoyer et près de 10.000 entreprises industrielles employant au moins 16 ouvriers, complètement détruites. Si on se place au' point de vue financier, l'étendue de la catastrophe consécutive au désordre bourgeois n'est pas moindre, et personne n'ignore les difficultés rencontrées par les gouvernements pour boucler annuellement des budgets qui engloutissent la plus grosse partie de l'épargne nationale. En conséquence, il semble que les anarchistes sont dans la vérité lorsqu'ils déclarent que l'ordre ne peut être établi dans une organisation sociale qui est à source d'un nombre incalculable de conflits et que le désordre n'ira qu'en s'amplifiant jusqu'au jour où les individus sauront se décider à combattre le désordre en employant des mesures radicales. De toutes les écoles sociologiques qui se sont attachées et qui s'attachent encore à combattre la forme capitaliste des sociétés modernes, et qui entendent assurer l'harmonie entre tous les hommes, seul, l'Anarchisme n'a pas eu l'occasion de se livrer à des expériences matérielles. Ce que nous savons cependant, c'est que toutes les organisations politiques ou sociales qui ont tenté de mettre un frein au désordre économique du monde ont échoué. La démocratie s'est montrée incapable de résoudre le problème de l'ordre, et plus récemment encore nous avons assisté à la tentative communiste, qui, elle non plus, n'a pas été couronnée de succès. La raison en est bien simple. Tous les révolutionnaires politiques veulent « s'emparer de l'autorité et la fortifier pour la faire servir à leurs projets de rénovation sociale » alors que l'autorité est la cause initiale de tout désordre. C'est ce que les Anarchistes ont compris et c'est pourquoi ils sont les adversaires irréductibles de l'autorité. Les accuser d'être des agents de désordre est une diffamation intéressée, propagée par une minorité d'oisifs et de profiteurs, car si le désordre est nuisible à la collectivité, il permet à certains de « pêcher » en eau trouble et de vivre grassement au détriment de la grande masse des travailleurs , Est-il même besoin d'insister sur les méfaits de l'autorité? Est-ce que tout ce qui nous entoure n'est pas là pour démontrer que ses effets sont déplorables et que, depuis des siècles qu'elle dirige les destinées de l'humanité, elle n'est pas arrivée à écarter les conflits entre lez humains? Les Anarchistes sont des partisans de l'ordre, et l'ordre ne peut prendre naissance que dans la liberté. La liberté et l'autorité sont des contraires, et s'il est vrai que l'autorité n'a su engendrer que le désordre, la liberté engendrera l'harmonie. Abolissons donc l'autorité et nous aurons du même coup supprimé le désordre ct toutes les misères qui en découlent.

DESOLIDARISER (SE) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Rompre un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes d'individus. II arrive fréquemment que des hommes - et plus particulièrement dans le mouvement social - cherchent à unir leurs efforts pour atteindre un but qui semble commun et que les pratiques de certains d’entre eux apparaissent au bout d'un certain temps, nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher d'eux afin que ne se corrompe pas tout l'organisme constitué. On le fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne l'ignore et afin de n'être pas confondu avec ceux dont on se désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte que l'action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de ceux qui s'y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du danger est une lâcheté. Durant la grande guerre de 1914-1918, une certaine fraction d'anarchistes intellectuels crurent devoir engager les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ». Dans un manifeste
reproduit par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato, etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux « responsables de la tuerie ». La grand majorité des Anarchistes, adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l'influence des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer sans protester une telle inconscience ; c'était tout l'avenir de l'Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent publiquement des 16 dévoyés qui s'étaient laissés absorber par la folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa, naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la position prise par les Anarchistes dans 1e carnage mondial. Dans tous les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement à la bataille et dont la propagande est susceptible d'améliorer le sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger le peuple dans une nouvelle erreur. On a prétendu que les Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi. Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky, incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la poussée de l'Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui avaient promis au prolétariat : laliberté et la paix ». « Les libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que, devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces du passé ». « Même au lendemain de la prise du pouvoir par le Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ; ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et tout le Pouvoir aux Soviets ». « Hélas!, sitôt à la tête du Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant, durant près de deux années, les Libertaires de l’extérieur se refusèrent à croire à toute l'étendue du désastre. Malgré les fautes et les erreurs des gouvernants russes, ils conservèrent leur confiance en l'avenir et usèrent de tous leurs moyens pour soutenir le Gouvernement et la Révolution ». « Ce n'est qu'en juin 1920, à la suite de l'attitude équivoque de Krassine, à Londres, et des premières tractations officielles du Gouvernement russe avec la basse finance internationale que les révolutionnaires sincères se rendirent compte du danger et que dans un article trop bien inspiré, hélas!, Rilbon concluait : « Le Bolchevisme en mourra ». « Se solidariser plus longtemps avec les hommes qui, quels que soient leur nom et leur passé, se mettaient au banc de l'humanité, eût été un crime ; Nous ne voulûmes pas nous y associer. Nous ne voulûmes pas nous rendre complices du meurtre de milliers de travailleurs russes. Nous élevâmes notre voix, pour que retentisse le grand cri de douleur et de détresse de tous ceux qui, sans arrièrepensée, loyalement, avaient tout donné pour la Révolution et voyaient celle-ci
sombrer, à la grande satisfaction de la bourgeoisie, un instant apeurée ». (J. Chazoff, Le Mensonge bolcheviste). Par les lignes qui précèdent, on comprendra que les Anarchistes ne se sont jamais désolidarisés de l'action révolutionnaire de leurs frères slaves, qu'au contraire ils ont fait tout ce qu'il leur était possible de faire pour les soutenir et pour les défendre, mais qu'ils se refusèrent à s'associer à l'action politique qui réduisit à sa plus simple expression le superbe mouvement d'octobre 1917. On a également coutume de prétendre que les anarchistes se désolidarisent de la classe ouvrière parce qu'ils se refusent à se joindre à eux lors des foires électorales. C'est bien au contraire parce qu'ils ont souci des intérêts des classes opprimées et asservies que les libertaires ne veulent pas participer à ces comédies périodiques qui n'ont d'autres raisons que de donner aux travailleurs l'illusion de sa souveraineté. Malgré les affinités qui l'attachent, qui le lient au prolétaire, l'anarchiste ne peut se solidariser avec les erreurs du prolétariat, et le parlementarisme est une des erreurs les plus nuisibles dont ne se sont pas encore libérées les classes travailleuses. Se solidariser avec tous les politiciens menteurs et véreux qui spéculent sur l'ignorance populaire, ce serait là se désolidariser, d'avec la classe ouvrière; et si parfois le verbe de l'Anarchiste est cinglant et brutal, c'est parce qu'il souffre de voir que, malgré tous les exemples, tous les enseignements du passé, le producteur se laisse toujours prendre au piège que lui tendent les candidats de différentes couleurs. « Notre monde civilisé n'est, en réalité, qu'une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ; ils ne sont que des masques sous lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs » (Schopenhauer). Eh bien!, c'est de tous ces hommes masqués que les Anarchistes se désolidarisent. Ils pensent que le mensonge a assez duré et que l'homme est assez grand pour comprendre la vérité. Se désolidariser est un devoir pour tout être sincère, loyal et clairvoyant, lorsque sa solidarité est dangereuse au bien-être de l'humanité. Il faut avoir le courage, l'énergie, la volonté, de briser des sympathies, de s'aliéner des amitiés, de détruire des liaisons lorsque l'idée que l'on croit juste en dépend. Il en coûte parfois. Qu'importe ! Ce sont les nécessités de la lutte, les sacrifices indispensables au triomphe de la cause que l'on défend et rien ne doit arrêter l'anarchiste même si son attitude doit soulever l'indignation des ignorants et des imbéciles. Conscients du rôle qu'ils ont à jouer dans la lutte des classes, malgré les clameurs intéressées des profiteurs et des parasites sociaux, les anarchistes poursuivront leur route, se désolidarisant de tous les corrupteurs et soutenant toujours avec une inébranlable abnégation, les véritables lutteurs qui, en détruisant le présent, préparent l'avenir.

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C'est une conséquence logique de la notion anarchiste de la vie, que l'anarchiste n'accepte que la solidarité qu'il a choisie, voulue, examinée, consentie enfin. La solidarité obligatoire ou imposée est contraire à l'esprit anarchiste lui même. L'histoire est là d'ailleurs pour nous montrer que la solidarité imposée s'est montré un instrument merveilleux de dogmatisme et de domination. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre les êtres que n'unissaient ni des affinités de tempérament ni la conformité des intérêts, la religion et la loi ont été nécessaires ; pour que les rapports de solidarité obligatoire que la religion et la loi déterminent entre les hommes ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs religieux ou légaux, c'est-à-dire des prêtres et des juges.
Là où il n'y a pas de contrat imposé - ni dans l'ordre économique, ni clans l'ordre éthique, ni dans l'ordre intellectuel - et c'est cela l'anarchie, il ne peut y avoir non plus de solidarité imposée. Par exemple, l'anarchiste se solidarise tacitement avec tous les gestes que son camarade accomplit aux fins de miner, saper, ruiner, détruire l'autoritarisme. Mais il entend se désolidariser et il se désolidarise des gestes du soi-disant camarade qui, par raison d'opportunisme ou de tactique, défend une forme quelconque de gouvernement (la République vaut mieux que la Monarchie, etc.), préconise le vote, approuve la guerre. L'anarchiste n'a rien à faire avec lui, pas plus qu'avec le juge, le policier, le geôlier, le bourreau, l'élu, l'électeur socialiste ou communiste. Ni les uns ni les autres ne sont de son « monde ». On objectera que les anarchistes font des concessions au milieu.
Examinons la question de très près. Il y a des concessions évitables et volontaires, d'autres qui ne le sont pas. Il y a un ordre de concessions inévitables comme celles d'aller travailler à l’atelier, en usine, au chantier, au bureau, parce que si l'on n’y consentait pas, on courrait le risque de mourir de faim. Le faire cependant, contribue non seulement à maintenir le régime capitaliste, mais encore le principe de l'exploitation de l'homme par l'homme. Travailler « pour son compte » ne change d'ailleurs rien au problème ; marchand ambulant, forain, artisan, petit boutiquier, on est toujours exploiteur ou exploité ; il n'est pas un article qu'on vende qui n'ait été obtenu grâce au système capitaliste de la production ; le grossiste gagne sur le petit revendeur, le petit revendeur gagne sur le chaland. Rien ne change et tel petit revendeur est plus soumis aux caprices de ses clients que l'ouvrier aux fantaisies de son patron. Dans la majorité des cas, le compagnon « illégaliste » n'échappe pas aux difficultés qui l'entourent et dont il voudrait bien cependant s'évader ; les objets qu'il consomme sont des produits qui ont passé par la filière capitaliste et les risques qu'il court ne sont pas comparables à l'ennui engendré par les heures de présence à l'atelier ou passées « à faire la place », par exemple. Il y a des concessions évitables que certains anarchistes concèdent cependant à l'ambiance. Pourquoi? Parce que telles concessions qui, à autrui, à vous, à moi, semblent parfaitement évitables, leur paraissent à eux, inévitables ; il y a des camarades qui consentent à accomplir telle ou telle formalité légale pour éviter de mettre autrui - une compagne, par exemple économique défavorable ; pour ne pas mettre des enfants qui n'avaient pas demandé à naître dans une situation inférieure ou qui leur soit préjudiciable, et cela pour le reste de leur vie, etc. Il ne faut donc pas porter de jugements trop sommaires (à condition d'admettre qu'un « anarchiste» puisse « juger » son camarade) sur des « concessions » dont nous ignorons les motifs intimes et profonds. Dans un autre ordre d'idées, j'ai connu un compagnon qui s'était marié avec une étrangère, pour lui éviter d'être expulsée, parce que, de son séjour en France, dépendaient peut-être son avenir et celui de ses enfants. J'en ai connu un autre qui ignorait ce qu'était devenue sa famille, qui l'avait renié à cause de ses idées anarchistes ; il allait souvent en prison ; seul, le mariage légal pouvait lui permettre des relations avec le monde extérieur durant ses villégiatures pénitentiaires. J'en ai connu un troisième qui n'a pu pratiquer la pluralité amoureuse qu'en acceptant l'union légale avec sa compagne habituelle ; s'il avait agi autrement, celle-ci aurait immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s'agit n'était pas en état de lui en procurer une autre. De nombreux camarades se prévalent des dispositions législatives en vigueur lorsqu'ils sont victimes d'accidents de travail, etc. Qui reprocherait à l'anarchiste renversé et blessé par une automobile de recourir au tribunal pour obtenir la légitime satisfaction qui lui est due? On pourrait multiplier les exemples à l'infini. En France, un journal anarchiste ne peut paraître sans gérant et sans effectuer un dépôt légal ; des compagnons travaillant en commun sont contraints d'adopter la forme coopérative ou une forme d'association possédant des statuts, rédigés conformément aux lois en vigueur en pareille matière, etc. Il est évident que les concessions sont des expédients dont il ne convient pas de se réjouir et qu'il faut individuellement s'efforcer de réduire toujours plus. Toutefois, sans ces concessions ou d'autres similaires, nous ne pourrions ni exister ni survivre. Il appartient à chacun de déterminer jusqu'à quel point il est possible de descendre en fait de « concessions » pour ne pas perdre sa puissance de réaction individuelle contre les usurpations de l'autorité, contre l'influence de 1a façon de penser et d'agir des composants du milieu. C'est un problème difficile à résoudre et il faut beaucoup de perspicacité et de tact pour ne pas glisser sur la pente. Dans ce domaine, comme dans les autres, c'est à chacun qu'il appartient de faire ses expériences. Mais je ne comprends pas qu'on se serve de ce qu'on a pu apprendre à propos des concessions qu'un camarade a pu consentir au milieu, pour lui nuire auprès de ses compagnons de lutte antiautoritaire. Bien entendu, ces concessions qu'ils font au milieu bourgeois, à la société capitaliste, à la légalité trop souvent, les anarchistes ne les présentent pas comme des actes de « réalisation anarchiste » ; ils les donnent pour ce qu'ils sont : des
expédients individuels, des pis-aller. Ils ne les prennent pas au sérieux. Peu importe que le compagnon anarchiste ait consenti à travailler pour un patron, à contracter un mariage légal, à écrire dans un journal qui effectue un dépôt légal, l'essentiel est qu'il lutte sans trêve contre le régime capitaliste, pratique ostensiblement l'amour libre, écrive tout ce qu'il pense. Une concession faite au milieu social n'engage pas plus l'anarchiste qui la consent que signer un engagement l'engage vis-à-vis de l'accaparement foncier et propriétariste, laisser visiter ses bagages à la douane vis-à-vis de l'idée de frontières. Donc, je ne me désolidariserai pas de celui qui a dû consentir à l'ambiance sociale quelques concessions et en a retiré un bien-être économique appréciable. Je ne me désolidariserai pas de l'instituteur ou du cheminot, que leur travail n'empêche pas de nourrir une haine profonde pour l'autorité. L'expédient économique auquel ils ont eu recours ne les porte pas à priver de la liberté qui que ce soit, à maintenir en prison qui que ce soit. Je ne me désolidariserai du camarade employé de l'Etat ou marié que s'ils faisaient de la propagande en faveur de l'excellence ou de l'utilité de l'institution Etat ou des formalités légales. Mais je ne me désolidariserai pas non plus de celui qui ne veut pas faire de concessions directes au régime de contrat social imposé ou obligatoire, tel que celui qui régit la société actuelle. Dans un tel régime,- et il implique la soumission aveugle au contrat social, qu'il est impossible de rejeter ou de résilier- je conçois fort bien les déterminismes individuels qui ne veulent pas se courber, qui se refusent à servir d'instruments ou d'agents directs de domination ou d'exploitation, à fortifier les privilèges ou les monopoles de qui domine ou de qui exploite. Son tempérament peut, certes, l'amener, dans son combat quotidien pour sa vie, à employer la ruse ou la violence, et sur ces actes, je ne porterai pas de jugement. Dès lors que ce réfractaire s'est intéressé, au moins tout autant que celui qui se soumet, à la propagande des idées anarchistes, qu'il s'est montré un « camarade » vis-à-vis des camarades anarchistes, qu'il a apporté tout l'effort dont il a été capable aux réalisations anarchistes pratiques tentées par des camarades avec lesquels il se sentait des affinités de caractère ou de pensée, je n'ai aucune raison de me désolidariser de lui.
- E. ARMAND.

DESOBEISSANCE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Refus d'obéir, enfreindre un commandement. « Désobéir à ses chefs ; désobéir à ses parents ». « La désobéissance est chez les enfants un grave défaut » déclare la morale bourgeoise, et en effet il paraîtrait surprenant qu'il en fût autrement, si l'on considère que toute la morale bourgeoise est basée sur les droits de l'Autorité et la nécessité de l'obéissance. C'est sans doute en vertu du vieux principe religieux : « Honore ton père et ta mère » que, de nos jours encore, on persiste à déclarer que la désobéissance des enfants aux parents est un acte répréhensible qui doit être châtié, et pourtant la désobéissance des enfants est le plus souvent déterminée par l'incompréhension et provoquée par 1es parents eux mêmes. Donner un ordre à un petit enfant est utile, car ce dernier est parfois incapable de se conduire lui-même et a besoin, pour s'orienter, d'être appuyé et soutenu par les conseils de ses parents ; mais faut-il encore que les parents soient des êtres raisonnables et logiques et que leur autorité ne se manifeste pas fréquemment d'une manière arbitraire et ridicule. L'enfant est un petit être neuf, qui veut savoir, connaître, s'intéresse à toute chose, remarque les moindres détails, et qui, à chaque instant, cherche à pénétrer le mystère de ce qui l'entoure : c'est un petit animal instinctif qui fonce tête baissée à la découverte de la vie et qui agit avec toute la fougue et l'impétuosité que lui communique la jeunesse. Il n'est donc pas absolument inutile de réfréner en lui l'instinct qui peut lui faire commettre des gestes, des mouvements, des actes dangereux pour lui-même ; mais il faut le faire intelligemment, avec perspicacité et mesure, si l'on veut en être compris et, en conséquence, écouté. Malheureusement, ce n'est que rarement que l'on agit ainsi avec un enfant. On a le grand tort de le croira inaccessible à la raison et l'on se refuse à discuter avec lui. On a trop peu souvent l'habitude de répondre à ses questions et on juge inutile de l'initier aux causes de l'ordre qu'on lui donne et c'est pourquoi tant d'enfants désobéissent.
Tu ne dois pas faire ceci ; tu ne dois pas faire cela ; tu ne dois pas aller ici, etc., etc. C'est dix fois par jour, à chaque instant que l'enfant entend ces mots sans que l'on daigne « s'abaisser » à lui donner la moindre explication. Il doit exécuter l'ordre qu'on lui intime, et c'est tout ce qu'on lui demande : « l'enfant doit être obéissant et ne pas chercher à approfondir ». Raisonnement ridicule qui caractérise particulièrement la médiocrité de la morale bourgeoise, car l'enfant veut savoir quand même, et pour atteindre son but, il désobéit. On le corrige, mais cela ne change rien du tout, un enfant ne reculant pas devant une correction où une punition quelconque, lorsqu'il veut satisfaire une fantaisie ou un caprice. Il semble donc que le cerveau vierge de l'enfant n'étant pas encore corrompu, le raisonnement est le moyen le plus propice à obtenir de lui l'obéissance. Et puis jusqu'à quel point - toujours en vertu de la morale bourgeoise - la désobéissance de l'enfant est-elle un défaut? Quel est le moraliste qui soutiendra que l'enfant commet un acte répréhensible, lorsqu'il refuse à son père, ivrogne, d'aller lui chercher de l'alcool? L'enfant a-t-il raison ou tort lorsqu'on lui demande de s'humilier pour satisfaire à l'autoritarisme de ses parents? En vérité, il serait bien difficile au moraliste d'établir des bornes pour marquer le point où la désobéissance cesse d'être immorale. Pour nous, anarchistes, toute obéissance passive, aveugle, irraisonnée est néfaste, nuisible, et si on inculque aux enfants les beautés et les bienfaits provoqués par l'obéissance et les méfaits et les crimes occasionnés par la désobéissance, ce n'est que pour les préparer à une vie de mensonge, de veulerie et d'esclavage. Et, en effet, lorsqu'il sera libéré du joug du maître d'école qui aura troublé ses plus jeunes années, et aura déjà, par son autorité, fait des ravages dans son jeune cerveau, c'est le patron, le contremaître, l'ouvrier, auxquels il ne lui faudra pas désobéir, car l'apprenti est l'inférieur qui doit tout admettre sans protester, sans donner son avis, et accepter comme parole d'évangile tout ce qu'on lui dit. Ensuite ce sera l'armée, où désobéir est un véritable crime, même si l'ordre donné est de tuer ses semblables. L'obéissance aux chefs est un devoir sacré pour le militaire, et la désobéissance est punie avec une sévérité atroce. En regard de ses supérieurs, civils ou militaires, l'homme durant toute sa vie reste un enfant auquel le père donne un ordre logique ou ridicule. Obéir : c'est se courber, c'est reconnaître durant toute son existence son infériorité notoire ; obéir c'est consentir à n'être qu'une chose, un jouet, une plante, sans aspirations, sans désirs, sans besoins. Désobéir, c'est se refuser à n'être qu'une machine, c'est affirmer sa personnalité, c'est manifester sa volonté, sa force ; désobéir, c'est se refuser à voir se perpétuer indéfiniment un organisme corrompu dans tous ses rouages, c'est vouloir changer un ordre social qui engendre des monstruosités et qui, depuis des siècles, transmet aux générations son bagage d'erreurs.