mercredi 31 janvier 2024

Oeuvres complètes Tome 2 de Georges Bataille Dali hurle avec Sade.

 Les éléments d'un rêve ou d'une hallucination sont des transpositions; l'utilisation poétique du rêve revient à une consécration de la censure inconsciente, c'est-à-dire de la honte secrète et des lâchetés. la terreur des éléments "réels" de la séduction est d'ailleurs le noeud même de tous les mouvements qui composent l'existence psychologique, et il n'est pas étonnant de trouver de toutes parts des échappatoires: la poésie, dont le bon renom persiste dans tous les sens, est, dans la plupart des cas, l'échappatoire la plus dégradante. D'autre part, il ne peut être question que la séduction cesse d'être terrible, mais seulement que la séduction soit la plus forte, si épouvantable que soit la terreur.

Quel que soit le caractère insipide de la vie habituelle, où tous les efforts sont justement conjugués pour dissimuler, il se passe incessamment sur le sol terrestre de quoi provoquer sans fin l'épouvante spasmodique. N'importe quel corps recèle des possibilités de souffrance et d'horreur sanglante ou nauséabonde dont l'imagination la plus dépravée ne viendra jamais à bout. En général ce sont les religions qui permettent de déterminer les attitudes humaines à cet égard, car c'est seulement excédés par la mort et les cercueils que des hommes trouvent une inspiration qui emporte leur voix avec une violence prophétique. l'attitude équivoque dans les religions des sauvages - où l'attrait délirant alterne avec l'effroi - se décide dans le sens de l'effroi au cours de l'évolution représentée par les grandes religions qui consacrent pour la plupart l'émasculation spirituelle. le renoncement boudhique procédant de l'impossibilité de supporter le spectacle des douleurs est caractéristique, mais la méthode chétienne, où l'ascèse est directement liée à la méditation d'un supplice, ne l'est pas moins. A la longue, ces techniques religieuses perfectionnées se transforment dans l'ensemble en dissimulation mentale et en platitudes généralisées, le meilleur moyen d'éviter la pensée des souffrances étant le renoncement au goût même des joies excédentes. C'est seulement à une époque récente que s'est fait jour ouvertement l'attitude contraire, qui consiste à révéler que la crainte extrême de la pourriture et des mutilations sanglantes est liée à une séduction violente que tout le monde voudrait bien se dissimuler.

Après les révélations résultant de l'analyse des rêves, à laquelle est lié le nom de Sigmund Freud, nous avons été amenés à voir que la différentce entre des peuples aussi cruels que les Assyriens et les peuples contemporains était une différence superficielle, que les revendications scandaleuses du marquis de Sade étaient aussi naturelles que les fièvres des animaux quand ils ont soif. le sens des choses horribles qui ont lieu sur le sol terrestre consiste à séduire secrètement jusqu'à les rendre malades les plus délicats et les plus purs d'entre nous. Et chaque matin la foule des êtres humains que le soleil éveille dans une ville réclame la pâture d'horreur, qu'en dépit de l'étonnement et même des protestations des chroniqueurs moralistes, les grands quotidiens ne manquent pas de lui apporter, sans omettre aucun détail : car ce qu'il faut savoir avant toute autre chose c'est ce qui s'est passé d'atroce. Avant la guerre, une rubrique de "L'oeil de la police" s'appelait "La semaine sanglante": en dépit d'un effroi maladif , les faits qui étaient rapportés dans cette chronique, loin de rendre la vie odieuse et insurmontable, sont de ceux qui contribuent à l'agitation et à l'excitation générale et exaspérante d'une grande agglomération urbaine, spectacle en un certain sens incroyable.

En contraste avec cette grande palpitation populacière, "absolument saine" (les êtres moralement les plus robustes et les mieux adaptés à la vie sont peut-être les bouchers), et en dépit de la surdité relative des foules, le "garde-à-vous" proféré par tous les monuments publics et les uniformes retentit comme une imprécation incessante, contraignant en fin de compte et bon an mal an la foule à se tenir correctement dans la rue; "garde-à-vous" répété d'écho en écho et qui retentit amplifié autant qu'un coup de tonnerre aux oreilles de tous ceux qui cherchet à exprimer leur pensée; "garde-à-vous" déprimant et déconcertant qui les engage à se réfugier loinde tout bruit dans n'importe quelle nursery, réservée aux balbutiements poétiques et aux ébats des chevaux d'ombre. cependant la nuit , quand on n'entend plus rien, il y a de grands quartiers déserts où on rencontre seulement des rats, rats "réels" qu'on peut traverser de part en part et faire agoniser avec des épingles à chapeau..."

Oeuvres complètes Tome 2 de Georges Bataille

 "La terre est basse, "le monde est monde", l'agitation humaine est au moins vulgaire, et peut-être pas avouable: elle est la honte du désespoir icarien. Mais à la "perte de la tête", il n'y a pas une autre réponse: un ricanement grossier, d'ignobles grimaces. Car c'est l'agitation humaine, avec "toute" la vulgarité des petits et des gros besoins, avec son dégoût criant de la police qui la refoule, c'est l'agitation de "tous" les hommes (hors cette police et les amis de cette police), qui conditionne seule les formes mentales révolutionnaires, en opposition avec les formes mentales bourgeoises. Il n'y a pas de bassesse qui tienne, à l'heure actuelle, humainement, à la rage des fins lettrés, des amateurs de poésie maudite, ce qui n'est pas capable d'agiter un coeur de terrassier a déjà l'existence des ombres. Restent il est vrai quelques jeux de lumière, à peu près artificiels, destinés à montrer les ruines. Et à bas les contempteurs de l'"intérêt humain immédiat", à bas tous les phraseurs avec leurs élévations d'esprit et leur sacré dégoût des besoins matériels!

Il n'est pas question, pour les bourgeois qui exercent encore une certaine maitrise dans leurs vieux domaines intellectuel d'instaurer une culture ou même, plus généralement, des principes d'agitation "mentale" purement prolétariens. Mais il n'y a aucune possibilité pour aucune classe, avant que les principes bourgeois soient devenus en tout et pour tout les principes de la dérision et du dégoût général, y compris les échappatoires icariennes, même si ces dernières échappatoires doivent être regardées un jour ou l'autre comme une espèce d'aurore de l'émancipation mentale, de la même façon que les révolutionsz bourgeoises représentent l'aurore de la révolution prolétarienne. C'est en creusant la fosse puante de la culture bourgeoise qu'on verra peut-être s'ouvrir dans les profondeurs du sous-sol les caves immenses et même skinistres où la force et la liberté humaine s'établiront à l'abri de tous les "garde-à-vous" du ciel commandant aujourd'hui à l'esprit de n'importe quel homme la plus imbécile élévation."

dimanche 28 janvier 2024

Lignes N° 72 : Article : « Solitude, émeutes, anarchie » de Mathilde Girard Partie 2

 

« Lignes » a commencé pour moi lors de mes études de philosophie, et je dois à l’époque à Alain Brossat de m’avoir demandé d’écrire les premiers textes. J’étais alors orientée par mes sujets (Adorno, Benjamin), et aussi par ma propre vie et l’expérience des free parties, de l’anarchie. Ça a commencé comme ça. « Lignes » est vite devenu, lecture et écriture, le miroir de la situation politique et intellectuelle des temps traversés, le lieu d’élaboration d’une certaine histoire intellectuelle, avec des noms et des plumes qui ont vite modelé ma propre pensée et mon caractère, du côté d’une hétérotopie philosophique. Bataille est arrivé& après, et cela grâce à toi qui m’a donné envie de le lire. En même temps que j’étoffais ma formation à ce que je pourrais appeler aujourd’hui un communisme hétérodoxe que j’épouse encore et qui relie des auteurs comme Bataille, Blanchot, Duras, Antelme, Mascolo, mais aussi Foucault et pasolini, j’apprenais à écrire en lisant J.P. Curnier, B. Noël, P. Guyotat ; c’est-à-dire les presque derniers écrivains à avoir cherché une forme pour dire, après Sade, la limite de l’homme et témoigner des expériences auxquelles le XX° siècle l’avait confronté. Limite qui s’était éprouvée lors de plusieurs séquences politiques fortes et qui séparait déjà, c’est vrai, certains philosophes marxistes ou mao des autres. La revue était déjà divisée entre Rancière, Badiou d’un côté, plus ou moins ; Brossat et Déotte ; Derrida, Nancy, Lacoue, de l’autre.

Si j’y pense, il n’y avait déjà pas d’unité –mais un partage entre plusieurs façons d’être ou d’avoir été communiste et/ou antifasciste, d’engager la littérature sans la soumettre. Si aujourd’hui, dans une mesure absolument moindre, c’est l’interprétation de la crise sanitaire qui divise les philosophes entre éthique et politique, entre évènement et exception, c’étaient alors les camps et les totalitarismes qui faisaient le partage, les unions, entre ceux pour qui ils avaient marqué l’espèce humaine et la philosophie de façon irrémédiable ; et les autres qui en faisaient un moment excessif du développement des démocraties libérales.

 

Il y a eu  ce temps que je considère comme un temps de formation et d’apprentissage, où la césure marquée dans l’histoire par l’épreuve des camps, des génocides et des horreurs de la guerre m’a été transmise, forgeant une pensée de l’exception qui était notre limite et notre possible. Ce qui avait été l’exception politique et ce qui avait été la règle, aussi bien, et dont il faudrait continuellement observer les procédures :l d’un côté au moyen d’une analyse des formes de pouvoir et des gouvernementalités ; de l’autre sous la forme littéraire et philosophique d’un anthropomorphisme déchiré, défiguré, d’une dialectique déchirée ou interrompue, tout un tissu abîmé qui traversait la pensée et indiquait ce qu’elle devait être désormais pour chacune et chacun : ce commun déchirement de ce qui avait été vécu ; de ce que les hommes et les êtres avaient vécu, qui avait ramené les hommes et les femmes au rang de bêtes (et je pense au numéro qui avait été consacré aux animalités) – une industrialisation de la mort qui atteint aujourd’hui la mesure de la destruction de la planète.

J’étais arrivée, nous étions arrivés là tout près de Beckett et Kafka, et de la reconnaissance d’une certaine humanité qui n’aurait jamais sa place dans la société, et qu’il faudrait défendre, inventer à jamais. Je pense à ce mot : la « plèbe », qui n’est plus employé, qui l’était encore dans « Lignes » lors des émeutes de 2005. Nous étions nées à la pensée avec l’expérience de ce défaut qu’il faudrait porter toujours et pour les autres que le monde mettrait en défaut. Défaut, interruption, désœuvrement aussi : tout l’appareil philosophique et littéraire faisait son examen pour résister à ce que la politique, l’histoire politique du XX° siècle avait infligé aux êtres humains, et parfois au moyen même de la philosophie et de littérature (je pense à Nietzsche).

Il y a eu ce travail intégral en quelque sorte, profond, qui a été fait entre nous et qui a accompagné le passage d’une époque théorique à une autre.

Il y a eu alors pour moi comme une ellipse, entre ce qui était interrompu, cet état de la pensée vigilante de son pouvoir et de son impouvoir, un monde dans lequel je pensais me repérer, et la reprise de rapports de force, de combats très vifs et actuels, un ensemble de faits après lesquels j’avais l’impression de devoir courir pour comprendre les temps qu’on vivait ; et que dans ces temps-ci, les outils d’auparavant ne suffisaient plus. La philosophie, la pensée, la théorie comme on dit, s’étaient éloignées de la réalité que j’avais sous les yeux.

Les gens sortaient dans la rue et voulaient parler, des voitures brûlaient, des voitures brûlent.

J’avais cherché la communauté dans les livres, dans l’écriture, je l’avais trouvé dans la solitude. Des fronts s’étaient dressés entre-temps ici et là, des luttes, des émeutes et des attentats. Luttes, émeutes, attentats qui faisaient déjà la réalité des années 2000, de leur choc, que les années 2010 allaient confirmer, aggraver, et dont le symptôme politique essentiel est bien la mise en place de l’état d’urgence prolongé qui tisse tous les événements et nos existences les uns aux autres aujourd’hui. Dans cet état où la biopolitique et la domination – pour reprendre ce mot qui est tien, et de « Lignes » - s’est emparée de l’économie et de tous les rapports, la pensée et le monde semblent s’éloigner toujours plus l’un de l’autre. Mais n’y a-t-il que cela ? Ce constat d’impuissance à changer le monde, que décrivait Bernard Noël dans le numéro anniversaire en 2007, l’écriture de cette blessure, qui, à terme, t’aura décidé à arrêter ?

 

Si je continuais, je pourrais dresser les grandes lignes de ce qui est, de ce qui était, des représentations de la situation politique et imaginaire d’alors et d’aujourd’hui. De ce qui a déçu, été vaincu. Je pourrais écrire mon histoire théorique dans celle de "Lignes". je m'arrête, car c'est précisément, je crois, ce que la pensée nous interdit: avoir des idées trop générales sur l'époque, et les choses. Pour moi, oui, je peux seulement dire pour moi, que le temps s'est précipité, et que j'ai alors voulu décrire ce que je vivais, voyais, dans la rue, autour de moi, des corps saisis par le présent. des corps que je n'avais pas vus depuis longtemps. C'est ça que j'ai écrit.

j'ai commencé à sortir moi aussi dans la rue. C'était Nuit debout, et à la suite, les luttes contre la loi travail, contre la réforme de l'Université, et puis les Gilets jaunes, et puis la réforme des retraites. Ce qu'on peut appeler, simplement, un mouvement social. Parmi les manifestants, tous les êtres que j'ai croisé dans la rue, dans les lieux occupés, j'ai rencontré des gens qui s'étaient formés politiquement avec les mêmes textes et philosophes que moi; avec Rancière, Badiou, Négri, Derrida, S. Weil, Benjamin, Adorno, avec "Lignes", avec Guattari, avec "L'insurrection qui vient" aussi. Une nouvelle génération d'étudiants et d'intellectuels précaires qui s'ajoutait et venait renouveler la vie des manifestations, et de nombreux espaces militants. une génération politique qui lisait de la philosophie et de la littérature, qui ouvrait des lieux, qui reprenait des terres, qui peu à peu allait faire son chemin, et qui s'était aussi donné les moyens d'agir. ce peuple de Charonne que j'avais découvert en lisant émerveillé "la communauté inavouable" s'était donné rendez-vous et allait à la rencontre des autres qui demandaient aussi à parler.

La force de ces évènements qui ne sont peut-être que des moments, et ce que Duras a appelé un jour le "bonheur fou de faire de la politique ensemble" a donné à ma pensée politique un nouveau tour. j'ai participé à ces moments. Il m'a semblé alors, et malgré des désaccords entre nos lignes sur ces luttes précisèment, que quelque chose s'était transmis et qui faisait, malgré toutes les déceptions, les infamies, les horreurs des temps, une histoire de la pensée et une formation politique, philosophique conséquente, et à laquelle nous avions contribué.

Je crois ne pas me tromper, bien qu'il s'agisse d'un héritage fragile, d'une communauté fragile et traversée de multiples lignes, de nombreuses divergences (un mouvement anarchiste, autonome, féministe, décolonial, marxiste) mais qui travaille, qui lit, mène des enquêtes, et essaie coûte que coûte de ne pas plier. L'histoire alors avance avec des reprises, des répétitions et peut-être des naivetés, celles du militantisme, de l'insurrectionnalisme, qui posent aujourd'hui des questions précises, de direction, d'organisation, de forces -dans un état, la France, où le pouvoir s'affirme en exhibant toujours plus son bras armé. mais la naiveté de la révolte, de l'insurrectionnalisme et même de l'idéalisme ne doit pas tout entière être reversée à la naiveté réactive du fascisme, ou à autre chose de flou et indistinct qui tenterait de les assimiler.

Je me dis aussi que ce qui vient, outre ce qui est - ce mouvement social et existentiel qui cherche à repousser les avancées crues de la violence néolibérale sur les vies, sur l'oubli- sera ce qu'on écrit, ce que j'écris. De cela, je pourrai répondre.

Ecrire alors il faudra continuer à le faire au-dessus de toute nécessité. D'abord comme une révolte en soi, avec soi-même. Un mouvement social intérieur. Un groupe sujet interne. Une revue d'insurrection sexuelle. Une plèbe invisible et mentale. Il faudra continuer d'écrire autant avec ce qui est, qu'avec ce qui n'est pas visible et reconnaissable. Non pour en faire planer le mystère, mais parce c'est le mystère que chacun et chacune doit continuer à être pour lui-même. Son nombre, sa solitude, son anarchie"

Lignes N° 72 : Article : « Solitude, émeutes, anarchie » de Mathilde Girard Partie 1

 Cher Michel,

 

J’ai pensé qu’une lettre serait la façon la plus évidente pour moi de répondre à ta décision d’arrêter la revue, telle qu’elle nous est parvenue, c’est-à-dire accompagnée d’une invitation à écrire sur « Ce qui vient » dans un contexte politique, écologique, humain et intellectuel pour le moins accablant. S’il ne l’a pas toujours été, il l’est, le monde, à la renverse. Et les moyens de le penser soumis à d’immenses bouleversements. Alors, c’est comme si tu nous demandais de décrire ce qui viendra que « Lignes » ne serait plus là pour voir ; que nous ne serions déjà plus en mesure de partager ; ou bien, à la limite, que nous partagerions une dernière fois comme un pressentiment. Le pressentiment déjà annoncé d’un déclin sur lequel on s’entendrait pour finir, encore une fois.

C’est étrange, et c’est sans doute une défense de ma part : je n’arrive pas à entendre le motif de cette décision, ni m’accorder sur ce à quoi ressemblera « ce qui vient », malgré toute la certitude que j’ai, comme toi, et parce que les preuves ne manquent pas, que les choses vont bien tourner mal. Je suis pessimiste quand je suis seule ; je refuse de l’être quand je ne le suis pas. Il nous faut au moins retrouver de ces « petites vigueurs » que tu évoquais un jour et qui font, à la fin, une certaine force, et pas mal d’endurance au travail toutes ces années – que tu as montrée, considérable, que tu nous as demandée à tes côtés.

D’où vient cette force ? Où l’as-tu puisée et comment s’est-elle nourrir en toi si longtemps ? Quel était son ressort (passion, colère) ?

C’est la question que je me pose, simplement, au moment où la revue s’arrête par toi qui en as décidé. D’où vient et comment se soutient la détermination d’un geste qui consiste à écrire et demander à d’autres d’écrire, comme en passant à travers l’écran pour se rapprocher du monde par la pensée. Le monde et la pensée face à face ou allant l’un vers l’autre, qui était la vôtre, la nôtre, et qui fut trahie. On est au-delà des trahisons à présent, mais il était question dans ce geste, dans cette force, d’un tort qui avait été fait à quelque chose qui s’est, et s’était appelée révolution, politique, littérature ; ce tort devait être réparé et reconnu par ceux-là mêmes qui en avaient été les auteurs. Non seulement les coupables mais les innocents auteurs, d’y avoir mis tout ce cœur. Si je suis ce fil, je serais tentée alors de me dire que ça n’est pas seulement le fascisme en soi que tu poses comme limite à toute discussion, mais sa naïveté. La naïveté par laquelle des êtres sont poussés, à croire, à s’identifier, à se soumettre, à se ressembler. Et cela, sous les formes qui sont toujours les mêmes – de racisme, d’antisémitisme, de pétainisme, de familialisme, de nationalisme, de poujadisme, d’homophobie – et de nouvelles formes, qui incorporent les changements que le capitalisme introduit dans la lutte des classes et dans l’économie en général – en plaçant, par exemple, un de ses représentants à la tête de la plus grande major de l’édition en France.

L’insurrection doit-elle compter parmi les naïvetés que le fascisme porte, annonce avec lui ?

Cet appel que tu nous adresse, « ce qui vient », difficile de ne pas y penser, fait aussi penser à un livre qui a marqué les années 2000, « L’insurrection qui vient », et dont l’enthousiasme n’a pas été partagé par « Lignes », ni par moi-même alors – sur des motifs que je qualifierais pour aller vite, d’opportunisme intellectuel. Il y avait dans ce geste d’avant-garde la volonté de faire table rase avec un travail, un soin engagé dans le travail de la pensée et de l’écriture politique propre à « Lignes », et l’appel à une mobilisation existentielle qui s’emparait des outils de la philosophie sans tenir compte, en quelque sorte, des problèmes historiques des rapports entre la philosophie, la politique et la littérature. Sans poser le problème et les enjeux de leur dépendance réciproque. Il faudra écrire l’histoire des liens entre les revues politiques des années 2000 et la situation intellectuelle aujourd’hui. On commence tout juste à pouvoir le faire. C’est l’histoire politique de la gauche radicale, dirait-on aujourd’hui, c’est-à-dire celle des moyens théoriques et des moyens pratiques, de leur relation et de leur relance.

Avec ce titre, « Ce qui vient », c’est donc aussi le mot insurrection et sa question qui se posent, restent latents, et je voudrais réagir en premier sur le rapport que ton invitation tend à établir entre un « ce qui vient » révolutionnaire, insurrectionnel et un « ce qui vient » fasciste et surréactif. Pour distinguer l’un de l’autre, si possible, et malgré leur relation historique (je pense aux années 1930), et sans complaisance non plus pour l’un ou l’autre. Pour ne pas sombrer dans un pessimisme qui nous empêcherait de voir, à côté du fascisme, ce qui résiste, ce qui survit.

Et en effet, l’insurrection survit, qu’on n’attend pas, qui ne ressemble peut-être pas à celle qu’on attend, mais qui rouvre à chaque fois l’arène d’un conflit, une scène politique qui actualise les rapports de force en présence, et constitue en cela la volonté de représenter et de symboliser un tort. Les émeutes qui ont eu lieu partout en France cette année contre la réforme des retraites, et par ailleurs celles qui ont fait suite à l’assassinat du jeune Nahel par un policier, en juillet dernier, comptent au nombre de ces évènements qui ne sont pas fascistes mais qui sont insurrectionnels, et qui me font penser que la répartition des forces, de la force et des torts, ne suit pas une seule ligne.

Et de fait, sans en attribuer l’autorité à aucun texte ni revue ni auteur, l’insurrection, la pratique émeutière et l’activisme en général est un mode d’expression politique qui revient, et s’impose depuis les années 2000, et constitue aujourd’hui une expérience, une forme de résistance à l’autoritarisme de l’état (les 49.3), aux violences policières, à l’imposition d’infrastructure écocides, mais également aux milices d’extrême droite. Daniel Bensaid, dans le numéro « Ruptures sociales – ruptures raciales » en 2006 avait d’ailleurs donné des outils pour tisser une relation entre le mouvement contre le CPE et les émeutes des banlieues, les faire résonner du point de vue social sans les assimiler l’une à l’autre, ni les opposer. La ressemblance entre cette période et les évènements de cette année, les différentes facettes de la révolte sociale, est d’ailleurs saisissante.

Si je suis en désaccord avec ta décision – il me semble que « Lignes » devrait continuer contre le fascisme plutôt que de baisser le rideau, comme tu dis – j’y répondrai en cherchant dans ma propre expérience les moyens que la revue m’a donnés pour lutter contre.

Plutôt que : où allons-nous ? : Qu’avons-nous appris ensemble ? Et que reste-t-il à apprendre ?

Et, peut-être : comment défaire l’impression que le fascisme serait exactement cela : la défaite de la pensée. Impression, sentiment, qui nous prennent au piège de l’un et de l’autre.

samedi 20 janvier 2024

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

RACE ET HISTOIRE

Dans le cadre d’une campagne de l’UNESCO contre le racisme, Claude Lévi-Strauss rédige deux textes, à presque vingt ans d’intervalle, pour réfuter la notion de race et celle d’inégalité des cultures qui l’a remplacée.

RACE ET HISTOIRE (1952)
Claude Lévi-Strauss affirme tout d’abord que s’il existe bien une diversité intellectuelle, esthétique, sociologique parmi l’humanité, celle-ci n’a absolument « aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains ». Cette diversité des cultures humaines n’est aucunement statique : des forces internes travaillent au maintien ou à l’accentuation de particularismes, d’autres recherchent la différenciation. N’étant jamais isolées, toutes les sociétés réagissent à leurs voisines, désirant s’en distinguer ou à en adopter certaines règles. L’attitude la plus ancienne consiste à répudier les formes les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. Ainsi, l’Antiquité désignait comme barbare tout ce qui n’était pas grec, puis gréco-romain. La civilisation occidentale utilisa ensuite le terme de sauvage. « La notion d'humanité, englobant toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition forte tardive et d'expansion limitée. » Pour nombre de « populations dites primitives », l’humanité s’arrête aux portes du village ou du groupe linguistique, au point que beaucoup se désignent d’un nom qui signifie les « hommes ». « Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. » Un « faux évolutionnisme » s’emploie à supprimer la diversité des cultures, en traitants les différents états où se trouvent les sociétés humaines comme des stades ou des étapes d'un développement unique, partant du même point et convergeant vers le même but. Alors que la notion d'évolution biologique correspond à « une hypothèse dotée d'un des plus haut coefficient de probabilité qui puisse se rencontrer dans le domaine des sciences naturelles », celle d'évolution sociale ou culturelle demeure « un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ».
Sans rejeter la notion de progrès, Claude Lévi-Strauss considère toutefois qu’il est difficile d’établir une série régulière et continue. Les différentes techniques identifiées de la pierre taillée, par exemple, ne correspondent pas véritablement à des périodes successives mais ont certainement coexistées. Les connaissances scientifiques des indigènes américains dans les domaines du tissage, de la céramique, du travail des métaux précieux, de l’arithmétique (les Mayas connaissaient et utilisaient le zéro au moins un demi-millénaire avant sa découverte par les savants indiens de qui l’Europe l’a reçu par l’intermédiaire des Arabes) montrent qu’elles ne sont pas le privilège d’une civilisation ou d'une période de l'histoire.
Il conteste également la distinction fréquente entre histoire cumulative et histoire stationnaire, considérant qu’elle résulte avant tout d’une différence de localisation. Imprégnés dès notre naissance par « un système complexe de références consistant en jugements de valeur, motivations, centres d'intérêt », nous sommes portés à qualifier de inerte ou de stationnaire une culture humaine, ignorants de ses intérêts véritables. C'est le point de vue, le critère retenu qui définissent le classement. Selon le degré d'aptitude à triompher des lieux géographiques hostile, les Eskimos et les Bédouins vivent en tête. Les Arabes ont occupé une place prééminente dans la vie intellectuelle du Moyen Âge grâce à la formulation par l’Islam d'une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine (technique, économique, sociale et spirituelle). « L'Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l'Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires. »
Depuis un siècle et demi, la civilisation occidentale tend à se répandre dans le monde, les autres adoptant progressivement, l'une après l'autre, ses techniques, son genre de vie, ses distractions et jusqu'à ses vêtements. Cette adhésion est loin d'être spontanée : « La civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier ; elle est, directement ou indirectement, intervenue dans la vie des populations de couleur ; elle a bouleversé de fond en comble leur mode traditionnel d'existence, soit en imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l'effondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose. »
Claude Lévi-Strauss conteste également la vision naïve – ignorant totalement la complexité et la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires – selon laquelle connaissances et inventions auraient été longtemps dues au hasard, labeur et illuminations du génie étant réservés à l’homme moderne.
De même, il explique « la chance » qu’a eu l’Europe au début de la Renaissance par le nombre de ses rencontres et contacts culturels : traditions grecque, romaine, germanique et anglo-saxonne, influences arabe et chinoise. Il soutient que « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » qui consiste en une mise en commun des chances que chaque culture rencontre dans son développement historique. Plutôt que de considérer les transformations sociales comme la conséquence de transformations techniques, il préfère évoquer une corrélation fonctionnelle entre les deux phénomènes.


RACE ET CULTURE (1971)
Dans cette seconde intervention, Claude Lévi-Strauss rappelle que même Gobineau reconnaissait que la diversité des cultures était issue de mélanges successifs entre groupes humains. L’idée d’un progrès continu d’un Occident en avance sur les autres sociétés, s’est peu à peu substituée à la notion de choix dans des directions différentes. Si l’analogie a pu être utilisée entre l’hérédité biologique et les accomplissements culturels, alors que les biologistes décrivaient « un monde vivant toujours croissant dans le sens d'une plus grande différenciation et d’une plus haute complexité », elle est sans doute plus pertinente maintenant que ceux-ci ont adopté la notion d’ « arbre », puis de « treillis » (figurent dont les lignes se rejoignent aussi souvent qu'elles s'écartent) pour décrire les « rapports de cousinage » entre les espèces. Il considère que l’hérédité détermine chez l’homme une aptitude générale à acquérir une culture quelconque qui dépendra des hasards de sa naissance et de la société dont il recevra son éducation. Il suppose toutefois que certains traits préculturels puissent parfois être rattachés à une base génétique de façon partielle ou par l’effet lointain de maisons intermédiaires et que chaque culture pourrait sélectionner « des aptitudes générales qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait d’abord contribué à leur renforcement ».

L’UNESCO ferait bien de promouvoir de nouveau (et distribuer) ces brochures dont la pertinence actuelle est au moins aussi flagrante qu’à l’époque de leur parution.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

 

RACE ET HISTOIRE
suivi de RACE ET CULTURE
Claude Lévi-Strauss
172 pages
Éditions Albin Michel/éditions de UNESCO – Paris – Avril 2001
unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000127066
128 pages – 9,20 euros
Éditions Gallimard – Collection Folio essais – Paris – Mai 1987
Parution initiale : 1952 et 1971.

vendredi 19 janvier 2024

Lignes N° 72 Article : « Les mouvements de sans-papiers : une nouvelle internationale » de Christiane Vollaire


1/         Une cosmopolitique inversant les subalternités

Dans un texte de 1997, publié à l’occasion de l’occupation de l’église Saint-Bernard à paris par un collectif de migrants et intitulé « Ce que nous devons aux sans-papiers », Balibar écrivait :

« Enfin nous leur devons d’avoir (avec d’autres – ainsi les grévistes de 1995) recréé parmi nous de la citoyenneté, en tant qu’elle n’est pas une institution ou un statut, mais une pratique collective. […] Ainsi les sans-papiers, « exclus » parmi les « exclus » (et certes ils ne sont pas les seuls), ont cessé de figurer simplement des victimes, pour devenir des acteurs de la politique démocratique. Ils nous aident puissamment, par leur résistance et leur imagination, à lui redonner vie ».

 

Ce texte joue un rôle fondateur, au sens où il inverse véritablement le rôle de l’ »étranger » subalternisé en en faisant non pas celui qui s’oppose au citoyen, mais celui qui oblige à refonder le concept de citoyenneté, à lui donner son sens le plus puissant en exigeant sa place comme acteur de la vie sociale commune. Celui qui fait de la citoyenneté non pas un simple acquis administratif, mais une véritable « praxis » en cours.

Et pourtant, il reste encore dans ce texte un « nous » qui, malgré tout, dissocie le détenteur effectif du titre de citoyenneté, du sans-papiers. Ce « nous » débiteur inverse opportunément le régime de l’aide, de la dette et de l’assistance, puisque c’est au citoyen attitré d’être en quelque sorte conceptuellement soutenu par celui dont l’action politique donne son sens le plus profond à ses propres acquis sociaux. Mais il n’inclut pas encore pour autant cet autre dans une cosmopolitique telle que la défendra en 2003 le philosophe Etienne Tassin dans « Un monde commun : pour une cosmopolitique des conflits :

« Il est possible que le seul monde commun auquel puissent prétendre les actions politiques qui se soucient de l’instauration d’un monde soit le « monde commun des étrangers ». Ou encore, qu’il faille se rendre à soi-même étranger pour honorer la pluralité sans laquelle aucun monde ne saurait être dit commun ».

 

Dans cette intention cosmopolitique, reprenant à nouveaux frais la thématique kantienne, il s’agit bel et bien d’un effacement des frontières non seulement physiques, mais subjectives, où c’est l’étrangeté elle-même qui fait commun. Une forme d’utopie qui vient en contrepoint des dystopies xénophobes servant de boussole à une large part des décideurs politiques contemporains, à leurs commanditaires économiques et aux médias de masse qui constituent leur police idéologique. »

dimanche 14 janvier 2024

Enquête de Médiapart

 L’univers sexiste, homophobe et autoritaire de Stanislas, le « meilleur » lycée de France

De nombreux témoignages et des documents obtenus par Mediapart montrent ce qui est proposé par ce prestigieux établissement catholique. Une quinzaine d'anciens élèves racontent les « humiliations » et les « souffrances » vécues.
David Perrotin et Lorraine Poupon
28 juin 2022
« Français« Français sans peur, chrétien sans reproche. » Telle est la devise de Stanislas, l’un des établissements les plus prestigieux de France. De l’école primaire aux classes préparatoires, en passant par le collège et le lycée, cette institution catholique fondée en 1804 n’a qu’un but : former l’élite française pour « réussir et servir ».
La liste des anciens élèves illustre autant l’excellence de l’institution que la diversité des parcours. Charles de Gaulle, Jacques Lacan, Philippe Tesson, Jean-Michel Blanquer, Christian Dior, Martin Bouygues, Carlos Ghosn ou François-Henri Pinault… sont tous issus de l’établissement privé sous contrat situé dans le VIe arrondissement de Paris et encore présenté en 2022 comme « le meilleur lycée de France » par Le Figaro.
Pendant leur scolarité, la devise de l’établissement est martelée dans la tête de chaque élève. En 1872, l’abbé de Lagarde, alors directeur, voulait « rappeler les idées traditionnelles qui sont pour ainsi dire l’âme de Stanislas ». « Nous devons préparer les jeunes gens à une véritable croisade, pour sauvegarder la religion, défendre la vérité, maintenir les principes fondamentaux de la morale et de la société, et rétablir dans son intégrité l’honneur français », plaidait-il aussi. Plus d’un siècle plus tard, si ce discours est plus timide, les motivations restent inchangées.
Au moment où le gouvernement, l’extrême droite et de nombreux médias ont les yeux rivés sur l’école publique qui serait victime d’une « épidémie de tenue islamique » ou sur les écoles privées musulmanes qui seraient l’illustration d’un séparatisme rampant, certains établissements privés catholiques échappent à toute indignation.
Pourtant, une quinzaine d’anciens élèves du lycée Stanislas racontent à Mediapart « le danger » que représenterait l’éducation proposée au sein de l’établissement. Les valeurs « réactionnaires » et « autoritaires » inculquées, pas seulement lors de séances de catéchisme (hors temps scolaire), mais à tous les élèves, partout et tout le temps au sein de l’établissement. De nombreux documents que Mediapart s’est procurés montrent aussi ce qui est transmis par la direction et une partie du corps enseignant : une vision sexiste (récemment documentée par L’Express) et homophobe de la société où Stanislas serait à l’image de l’Église, une citadelle chrétienne assiégée dont il faut défendre les valeurs les plus archaïques.
L’apologie de la non-mixité
Pour les familles de collégiens, intégrer les rangs de « Stan », c’est tout de suite faire face à un premier choix loin d’être anodin. Faut-il placer son enfant dans une classe où garçons et filles sont séparés ou préférer le cursus mixte ? L’absence de mixité est en tout cas la règle : par niveau, comptez cinq classes de garçons, trois de filles et seulement deux classes mixtes. Elles sont même préférables, si l’on en croit le site internet de l’école. « Notre expérience et notre conviction s’appuient sur le constat du décalage de maturité entre les garçons et les filles à l’aube de l'adolescence », justifie l’établissement qui souhaite qu’aucun élève ne puisse « être gêné ou se sentir jugé par le regard des élèves de l’autre sexe ». Des générations passent ainsi leur collège isolées du sexe opposé.
Et pour cause, dans le mode de pensée de Stan, la seule présence d'une fille est facteur de déconcentration. Cédric*, élève à Stanislas de 2009 à 2015, se souvient qu’en classe de garçons, « il y a l’idée que les filles c’est le mal, la tentation, le serpent. Nous les mecs, il ne faut pas qu’on se laisse tenter par ça ». Dans un fascicule distribué aux élèves à leur entrée en seconde consulté par Mediapart, il est d’ailleurs écrit : « Si tu es une fille, veille sur ce point où tu sais le garçon fragile. Ne fais rien pour l’exciter. Ne l’allume pas. Protège-le contre lui-même. »
Solène*, élève jusqu’en 2013, raconte en avoir régulièrement fait les frais. « On me disait qu’avec mes cheveux longs et blonds, je me pavanais, je faisais l’aguicheuse. On m’a fait beaucoup de remarques, explique-t-elle. On nous fait ressentir que la volonté d’être en classe mixte, c’est un peu pour draguer les garçons. » Dès la cinquième, Marie a eu le même problème : « J’ai vécu une forme d’hypersexualisation et du harcèlement sexuel. J’avais été convoquée par une préfète [l’équivalent d’une CPE – ndlr] qui me disait qu’il fallait que j’arrête d’allumer tous les garçons », témoigne l’ancienne élève.
Alors, pour ne pas les tenter, c’est aux filles de se couvrir. En des termes opaques, le règlement leur demande de « porter des tenues qui suscitent le respect et manifestent la dignité de leur féminité ». S’ensuit une description précise sur la longueur acceptable des manches (« les épaules sont toujours couvertes »), les matières rédhibitoires (les hauts à grosses mailles) ou des règles à la limite de l’absurde (« les hauts doivent tomber sur le bas des hanches et ne pas s’arrêter à la ceinture du pantalon »). À titre de comparaison, les injonctions vestimentaires pour les garçons ne prennent que deux courts paragraphes quand ceux des filles s’étalent sur six.
Une inégalité filles-garçons structurelle
Tout se ferait donc en fonction des garçons et pour les garçons. « J’avais questionné un surveillant une fois sur tous les interdits pour les filles et il m’avait répondu que nous étions seulement “tolérées” dans l’établissement », témoigne Amélie*, élève de 2016 à 2018. Si les classes de filles sont minoritaires, les places qui leur sont réservées à l’internat le sont aussi. Jusqu’en 2018, elles n’y avaient pas accès. Il existe désormais 83 chambres pour elles contre 466 attribuées aux garçons.
La jeune femme se souvient d’ailleurs d’une distinction jusque dans les activités extrascolaires. Au championnat de foot annuel, il n’y a par exemple que les garçons qui jouent. « Un préfet expliquait que les filles ne pouvaient biologiquement pas gagner contre les garçons, qu’il y avait une infériorité naturelle », rapporte Pauline*, lycéenne à Stanislas jusqu’en 2021.
En dehors de l’établissement, pas de répit non plus lors des voyages scolaires ou des retraites spirituelles. Des olympiades de sport sont organisées pour les garçons quand les filles ont le droit à des concours de cuisine ou des ateliers yoga. « Les voyages scolaires sont aussi non mixtes, précise Yann*, élève jusque l’an dernier. Je me souviens d’un en particulier qui avait pour thème “devenir homme” et où l’on avait reçu un fascicule avec une vision totalement masculiniste des choses. »
Dans ce texte consulté par Mediapart, on peut y lire que la force est la qualité réservée aux garçons qui éprouvent « spontanément l’envie de frapper ». La preuve : « Les petites filles n’inventent pas des jeux où beaucoup de gens meurent [...] le rugby n’est pas un jeu d’invention féminine, pas plus que la boxe. » « Tout homme veut avoir le rôle du héros. Ce ne sont pas les femmes qui ont fait de Braveheart un des plus grands films à succès de cette décennie », est-il aussi précisé entre autres considérations sexistes. Une prière vient conclure le tout : « Mon Dieu, faites que nos sœurs les jeunes filles soient harmonieuses de corps, souriantes et habillées avec goût. Faites qu’elles soient saines et d’âme transparente. »
Des élèves contrôlés à l’intérieur et à l’extérieur
L’exigence de « Stan », quel que soit le lieu, est placardée et chaque élève doit porter ces valeurs en dehors du temps scolaire. Dans le règlement, il est ainsi affirmé que « les élèves représentent toujours Stanislas ». Dans un éditorial publié en 2013 dans le journal de l’école, L’Écho de Stan, le directeur de l’époque, Daniel Chapellier, s’interrogeait : « Faut-il dire et redire qu’il n’y a pas de règles de vie différentes en temps scolaire ou en temps de vacances ? »
Ces valeurs ne sont pas des vœux pieux. Pour s’assurer que les élèves ne sortent pas des clous, des rondes de surveillants ou de l’administration sont même organisées dans le quartier autour du lycée. En ligne de mire : un simple déjeuner à l’extérieur, une pause cigarette ou tout rapprochement entre garçons et filles. Le règlement intérieur « exclut tout comportement de “petit couple” entre élèves ». Pour celles et ceux pris sur le fait, c’est convocation et sanction assurées. « Deux fois par an, les préfets se baladent dans le quartier et entrent dans les restaurants comme les pizzerias, Burger King et s’ils voient des étudiants de Stan, ils les collent avec avertissement », confirme Amélie.
Les occasions de fauter sont nombreuses tant la vision de la société défendue par Stanislas est archaïque. Au-delà des relations de couples entre élèves, ce sont tous les rapports filles-garçons, y compris amicaux, qui sont regardés d’un mauvais œil. « En 6e, quand je suis arrivé, je parlais avec des amies filles. Daniel Chapellier [l'ancien directeur –ndlr] était venu nous séparer physiquement en me disant “toi va jouer avec tes amis garçons” », se remémore Julien*. La même situation se serait présentée en 2021 avec le nouveau directeur, Frédéric Gautier. « J’avais un ami et une amie qui se tenaient par le coude, Gautier est venu les engueuler pour leur dire de cesser cette attitude. Aucun contact physique ne doit avoir lieu, tout est sexualisé. On ne peut pas être amis », dénonce Yann.
Cette idée est martelée jusque dans des livrets remis aux élèves de seconde. L’un d’entre eux, consulté par Mediapart, cite l’abbé Grosjean qui explique combien il est important d’éviter les couples lors de l'adolescence et de respecter la règle du « no flirt ». « Mes amis, je compte sur vous pour rendre à nouveau la chasteté tendance », conclut-il.
À Stanislas, si les filles sont vues comme des tentatrices, c’est aussi que l’esprit des garçons peut être facilement perverti. Ces derniers, coupés de la présence féminine, pourraient ainsi, d’après le même manuel, développer « les vertus associées à la virilité […] pour acquérir la force dont bénéficiera ta femme ». Comme dans un combat, la femme est « une belle à sauver ». Pour elle, l’homme pourrait « monter à l’assaut d’un château, tuer le géant, sauter des remparts. Ou tout simplement marquer un but ».
Cette représentation est très largement inspirée des idées de l’abbé Philippe de Maistre, aumônier général de Stanislas de 2013 à 2018 mais aussi intervenant dans des stages de virilité et dans la communauté Courage, l'association catholique épinglée pour ces thérapies de conversion, supposées « guérir » de l’homosexualité et désormais interdites par la loi.
Dans une de ses interventions filmées, il regrette par exemple le fait que « notre société est entièrement féminisée ». « On nous complexe dans notre force, dans notre virilité et on dit que la femme est l'avenir de l'homme. C’est le plus grand mensonge du XXᵉ siècle », ajoute-t-il. Sa bataille principale ? Les « petits couples » qui ne serviraient qu’à « castrer » les garçons. « On a des garçons qui vont faire des courses avec leurs copines. Ils sont les copines de leur copine », dénonce-t-il aussi en citant parfois la prose d’Éric Zemmour.
« Avec cette éducation reçue à Stanislas, les garçons sont modelés sur mesure pour la culture du viol. On en fait des prédateurs en puissance », déplore Sammy*.
Opposés au port du préservatif et à la contraception
Les relations de couples ont beau être prohibées, les élèves sont très tôt mis en garde sur ce qui relève de l’interdit d’après la morale de l’établissement. Concernant la contraception, le travail est mené par Inès de Franclieu, chargée de la vie « affective, relationnelle et sexuelle » depuis une dizaine d'années. Selon plusieurs témoignages, l'enseignante n'aborde jamais la contraception et demande aussi aux filles de ne pas « provoquer les garçons » par leur tenue.
Je ne suis pas là pour faire de la promotion et de la prévention sanitaire mais de la prévention des cœurs.
Inès de Franclieu, chargée de la vie affective et sexuelle à Stanislas.
Dans son livre (promu par l’école) Dis, en vrai, c’est quoi l’amour ?, Inès de Franclieu affirme qu'il n’est pas « nécessaire de mettre un préservatif ». Aux filles, elle demande aussi : « Fais donc en sorte de ne pas provoquer le regard du garçon. La façon dont tu t'habilles aidera ou non le garçon à maîtriser son regard, et donc aussi ses gestes. »
Évidemment, aucune distribution de préservatifs n’a lieu à Stanislas et des élèves disent être « totalement démunis » face aux questions qu'ils peuvent avoir sur les MST ou sur d'éventuelles grossesses non désirées.
Auprès de Mediapart, Inès de Franclieu dément avoir évoqué le port du préservatif en classe mais assume tous ses autres propos. « La contraception est toujours vue en SVT, donc je n'en parle pas. Je n’aborde pas non plus les MST car elles arrivent parce qu’en général il y a eu différents partenaires et je n'aborde jamais la question du préservatif car ils savent tous son existence », justifie-t-elle.
Et sur l'homosexualité ? « On en entend tellement parler que je n’ai pas besoin de le faire. Si j’ai une question dessus, je précise que cela ne donne pas la vie et moi je reste sur les relations qui donnent la vie », insiste l'intervenante. « On est dans un établissement catholique. Personne n’est obligé d’inscrire son enfant à Stanislas. »
Tout établissement privé sous contrat jouit d'une large autonomie de fonctionnement et peut prendre des initiatives pour développer son propre projet éducatif en lien avec la tradition catholique, grâce à la loi Debré de 1959. C'est le « caractère propre ». Mais cet enseignement est soumis au contrôle de l'état chargé de veiller à ce que les programmes obligatoires, comme l'éducation à la sexualité, respectent les règles et les programmes de l'enseignement public. Et d'après les étudiants interrogés, ces cours de vie affective et sexuelle faisaient partie du programme obligatoire.
Les aumôniers de l’établissement complètent évidemment ces recommandations. Amélie se souvient d’un prêtre lui aussi opposé à la contraception : « Il disait que des relations sexuelles mariées devant Dieu, évidemment non protégées, en dehors de la période féconde de la femme, c’était péché. Un vrai discours intégriste, juge-t-elle. Il avait également dit que le préservatif ne protégeait pas du sida. »
Contactée par Mediapart, Thérèse Hargot, chargée de la vie affective sexuelle entre 2013 et 2017 affirme, elle, avoir eu un discours bien moins réactionnaire. Si elle a entretenu une certaine proximité avec La Manif pour tous ou les milieux conservateurs et qu’elle dénonce elle aussi la contraception ou « l’apologie du préservatif », elle affirme aujourd’hui « regretter certains choix » et prétend avoir pris ses distances avec Stanislas.
« Justement, Inès de Franclieu m’a dénoncée à l’administration lorsqu’elle a su que je conseillais aux élèves de porter un préservatif en cas de relation non exclusive avec son ou sa partenaire », explique-t-elle. « Je ne m'en souviens pas, rétorque Inès de Franclieu. Peut-être qu’en effet, je ne comprenais pas pourquoi elle parlait du préservatif alors qu'elle disait aux jeunes de ne pas avoir de sexualité à cet âge. »
« La goutte d’eau », selon Thérèse Hargot, aurait eu lieu après un stage d’éducation affective avec ses élèves. « Une préfète m’avait reproché d’avoir choisi, comme encadrante, une jeune étudiante enceinte hors mariage. Elle était outrée », révèle la sexologue qui dit avoir décidé de quitter l’établissement après « ces prises de position idéologiques ». « Là ou j’ai des torts et une responsabilité, c’est qu’à l’époque, je ne me suis pas assez exprimée, concède Thérèse Hargot. Les élèves me disaient qu’il y avait des discours homophobes, qu’ils ne pouvaient être en couple, qu’ils ne devaient pas prendre la pilule, etc. J’en parlais avec eux avec un discours complet et nuancé mais c’est au bout de quatre ans que je me suis dit que je n’avais pas ma place là-bas car on ne pouvait rien changer », explique la sexologue.
L’avortement assimilé à un meurtre
L’avortement, lui, est totalement diabolisé. Dans le livret de confession remis aux lycéen·nes, on découvre qu’il est assimilé à un crime et donc à un péché. « Tu ne commettras pas de meurtre (meurtre, tentative de suicide, euthanasie… avortements, stérilisations… », est-il précisé aux élèves.
Plusieurs fois par an, des intervenants extérieurs viennent d’ailleurs faire des présentations obligatoires devant une promotion entière. Parmi eux, on trouve des représentants de la fondation Jérôme Lejeune ou le fondateur du collectif anti-avortement Les Survivants qui venait répéter l’idéologie extrémiste affichée sur son site internet. Où l’on pouvait par exemple lire l’intox selon laquelle « le corps de la femme est fait de telle sorte qu’il y a un phénomène naturel bloquant la fécondation lors du viol ».
Les élèves sont aussi incité·es à participer à la Marche pour la vie, une manifestation récurrente pour protester contre l’avortement et des tracts sont même distribués. Dans les salles de classe, Julien* dit même avoir vu « un élève coller des affiches ». « Lorsqu’on a voulu les retirer, une préfète nous avait dit de les laisser », déclare-t-il.
D’après plusieurs témoignages, Isabelle T., professeur de français au sein de l’établissement, s’est même « vantée en cours de travailler bénévolement pour une association et de dissuader des femmes souhaitant avorter, de le faire ».
Jointe par Mediapart, Isabelle T. dément d’abord avoir tenu ces propos avant de finalement reconnaître avoir abordé le sujet et travailler bénévolement pour l’association Mère de miséricorde. « Ce n’était pas dans un cours de français, c’était une intervention extérieure à ce cours », nuance-t-elle sans vouloir répéter ses propos exacts. « C’est une association qui écoute les femmes qui sont plus ou moins obligées d’avorter. C’est une défense de la vie et on prie pour elles », ajoute-t-elle.
En réalité, Mère de miséricorde est bien une une association anti-IVG, déjà épinglée par la presse et qui dit proposer notamment via un numéro gratuit « un accompagnement des personnes qui se posent la question de l’avortement ». Est-ce le rôle d’une prof de français que d’aborder ces sujets en classe ? « Vous êtes en train de juger ce que je dis ? J’ai ma liberté de penser et d’agir, je vous interdis de parler de moi ou d’écrire cela », rétorque-t-elle avant de mettre fin à la conversation.
Le cadre est par ailleurs si strict que l’administration a même son mot à dire sur la masturbation. Dans le même manuel remis aux garçons en seconde, tout un chapitre aborde le sujet et donne « des clés pour en sortir » aux élèves qu’ils soient croyants ou non. On y apprend que « la masturbation affaiblit la personnalité », qu’elle a pour conséquence la « difficulté plus tard à maîtriser l’éjaculation lors d’un rapport sexuel » et qu’il vaut mieux « réserver son corps » à la femme qu’on « aimera totalement ».
Une homophobie omniprésente
Au sein de l’établissement, la vision homophobe véhiculée par la direction ou les autorités religieuses marque les esprits et en particulier ceux des élèves LGBT. Officiellement, l’idée est taboue et personne n’est ni censé l’être ni censé parler de ce sujet « contre-nature ». « L'homosexualité est taboue mais l’homophobie est omniprésente. Les élèves se traitent en permanence de “sale pédé” et les gays sont sans cesse dénigrés », explique Cédric. « Il y a peut-être des élèves homosexuels, mais je ne leur souhaite pas de rester à Stan », confirme Sylvain.
Celles et ceux qui sont restés justement disent avoir vécu « un véritable calvaire ». « En arrivant à Stan, j’ai compris que mon homosexualité était péché, c’était une violence énorme et encore aujourd’hui c'est dur de se débarrasser de cette homophobie en moi », se souvient Mahaut. Cette jeune fille s'est battue pour défaire ce que l’éducation de l'établissement a fait. « Je me faisais une sorte de thérapie de conversion dans ma tête, en me disant que “Dieu m’aidera à ne pas être homosexuelle”. Et je ne l’ai pas sortie de nulle part cette idée, elle était présente dans l’école », raconte-t-elle.
« Pour moi, les insultes homophobes étaient comme une seconde peau », déplore Raphaël, un autre élève gay qui n’a jamais oublié le harcèlement « en cours, au sport ou au vestiaire » dont il a été victime. Il n’a pas non plus oublié cet épisode lorsqu’il était en première et que la direction a invité Philippe Arino, un proche de la Manif pour tous, catholique et homosexuel revendiqué. « Lorsqu’il nous a dit qu'il était homo et qu’il assumait, je l’ai pris comme une référence. J’ai commencé à noter frénétiquement tout ce qu’il disait car c’était la première fois que je voyais quelqu’un dire qu’il était comme moi », explique l’ancien élève qui ne pouvait alors assumer son homosexualité. Mais il a vite déchanté. « Sauf qu’il a poursuivi son discours en disant qu’il était homo, qu’il avait lu la Bible, et qu’il avait donc choisi l’abstinence », poursuit le jeune homme.
« Stan » promeut l’abstinence pour les gays
En effet, Philippe Arino intervient dans différentes écoles ou églises pour promouvoir l’abstinence pour les homosexuels et pour dire combien les gays « sont plus violents » que les hétéros. D’après lui, l’homosexualité s’explique même par « le viol » ou « le fantasme du viol ». « Stan faisait en sorte que l’homosexualité soit réprimée, que ce soit quelque chose de honteux. J’étais persuadé d’être une erreur et c’est ce qui explique que j’ai pratiqué l’abstinence jusqu’à 23 ans », estime Raphaël qui dit avoir trouvé refuge dans le théâtre : « S’il n’y avait pas eu ça, j’aurais pu me faire du mal. »
Au-delà de ces intervenants tels que Philippe Arino, Stanislas s’appuie sur l’abbé Grosjean, une référence au sein du lycée et dont le livre Aimer en vérité est largement cité dans les livrets remis à l'ensemble des étudiant·es. Voici ce qu’il écrit page 124 de son ouvrage : « L’altérité radicale homme/femme est seule capable de faire jaillir la vie. Voilà pourquoi l’Église pense que s’engager dans des relations de couple de même sexe , même sincèrement, ne sera jamais une voie à te proposer. L’Église préfère la franchise , même si elle est douloureuse, en te proposant un autre chemin : celui de la chasteté dans l’abstinence. »
Comme pour le sexisme, l’homophobie n’est pas le seul fait des autorités religieuses mais est partagée et alimentée par des membres du personnel, préfets en tête. Huit élèves se souviennent par exemple de la croisade menée par la direction à partir de 2017 contre le phénomène de mode des ourlets au bas des jeans des garçons. L’un des surveillants en a fait l’annonce juste avant un devoir sur table. « Il a lu un journal qui disait en quoi les ourlets étaient une mode gay et a précisé à tous que c’était la raison pour laquelle il ne souhaitait plus voir cela au sein de l’établissement, raconte Sylvain. Une guerre contre ce style vestimentaire a ensuite été menée avec pour seule motivation de ne surtout pas “ressembler à un jeune gay”. »
Malgré les nombreux témoignages, Romain C., le préfet en question, nie toute motivation homophobe. « Les ourlets étaient interdits à Stan car il s'agissait d'une mode et tout ce qui est effet de mode est proscrit pour éviter toute discrimination », défend-il aujourd’hui.
Pourtant, selon des élèves, le combat se serait ensuite élargi pour prohiber tout vêtement floqué d’un élément aux couleurs arc-en-ciel. « Une fois, je portais une ceinture arc-en-ciel, et ce même préfet m’a sermonnée en me disant que je portais les couleurs d’une idéologie communautariste et contre nature », témoigne Pauline, ce que dément là encore Romain C. même chose pour Marie, qui en seconde en 2019, dit avoir été contrainte de retirer un sweat multicolore. « J’ai dû mettre un polo Stan à la place car ils considéraient que mon haut reflétait des idées politiques contraires aux valeurs de Stan », explique-t-elle.
L’homophobie serait telle que, selon plusieurs élèves, l’un des préfets a même très sérieusement expliqué qu’il « ne fallait pas rentrer les mains dans les poches en laissant sortir le pouce car cela ferait référence à une manière pour les gays de se reconnaître ». D'après plusieurs élèves, même l'institution parisienne Sciences Po serait dénigrée par certains préfets car « à l’image de son ancien directeur », elle serait déviante et ferait la promotion des théories LGBT.
Promotion des thérapies de conversion au sein de l’école
Plus grave encore est la présence au sein même de l’école de membres de l’Église faisant la promotion des « thérapie de conversion ». Yann, par exemple, se souvient avoir été « choqué » de découvrir en 2018, lors du festival annuel du lycée, « un stand et une banderole proposant de guérir de l’homosexualité ». Le directeur du lycée Frédéric Gautier avait en effet invité au sein de l’école l'abbé Louis-Marie Guitton, aumônier national de l'apostolat conservateur Courage.
L’atelier qui a fait polémique à l’époque était intitulé : « Offrir fraternité et soutien dans l'Église aux personnes qui vivent une attirance homosexuelle ». Malgré l’indignation de militant·es LGBT et de responsables politiques, la direction assumait et se défaussait en expliquant que l'événement se tenait le samedi, « en dehors des heures de cours ». Interpellé, Jean-Michel Blanquer n’était pas intervenu pour l’interdire et l’événement avait bien eu lieu. Un « congrès Mission » est d’ailleurs prévu pour le 30 septembre prochain au sein de l’établissement.
Dans leur livre Dieu est amour, paru à la fin de l’année 2019, les journalistes Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor accordent un chapitre entier au lycée Stanislas et montrent que c’était loin d’être une exception : Courage était déjà invité en 2017 et des mineurs avaient accès à leur stand sans que cela n’émeuve qui que ce soit. Toujours selon cette enquête, il y avait eu aussi cette année-là une présentation du camp masculiniste Optimum.
Des violences physiques et des humiliations
Si l’établissement est réputé pour sa discipline, les élèves pointent aussi une vision particulièrement « autoritaire et humiliante ». Sur son site par exemple, l'école vante « la lecture de notes faite par le directeur aux élèves après chaque conseil de classe » initiée dès sa création en 1804 et maintenue depuis. Officiellement, il s’agit « de faire le point sur la vie de la classe, d’analyser la situation scolaire de chaque élève, d’indiquer des marges de progression, de reprendre et d’encourager ».
En réalité, ce temps peut être une véritable souffrance pour certain·es d’entre eux. « C’était à chaque fois un moment très humiliant, se souvient Cédric. L’ancien directeur Chapellier pouvait par exemple engueuler un élève parce qu’il parlait trop aux filles et jusqu’à le faire pleurer devant tout le monde. » « C’était un champ d’expression à toute forme d'abus d’autorité. Chapellier a par exemple demandé à un élève de répéter “je suis laid, je suis laid” plusieurs fois car il estimait qu’il ne respectait pas la tenue exigée », rapporte Amélie. « Quand un élève est pris à partie, on le regarde se faire humilier sans pouvoir rien dire car on a peur de se faire virer », regrette Mahaut. En février 2021, un ancien élève avait publié plusieurs messages sur Twitter pour évoquer « le climat de terreur » qui régnait à Stanislas.
Marie, elle, était en conflit ouvert avec la direction de l’établissement. Elle explique qu’après avoir défendu un de ses camarades victime « de harcèlement homophobe », les membres de la direction « ont préféré fermé les yeux » et l’auraient ensuite prise en grippe. « Après ça, j’étais régulièrement convoquée et on me disait que je ne correspondais pas à l’esprit de Stanislas », affirme-t-elle. À la fin de sa seconde, elle apprend juste avant les grandes vacances qu’elle est exclue de l’établissement.
Sans en détailler les raisons, le directeur Frédéric Gautier envoie un mail à ses parents le 18 juin 2019 pour les informer avoir « pris la décision de ne pas la réinscrire en première ». Trois jours plus tard, l’élève reçoit une lettre dans laquelle le motif de son exclusion n’est jamais détaillé mais seulement justifié par « son attitude en classe cette année ». « Le conseil de classe estime que Marie se trouvera l’an prochain dans une meilleure situation de réussite dans un autre établissement mais approuve le passage en première générale avec les spécialités souhaitées », est-il aussi indiqué dans ce courrier qui peut laisser penser que cette exclusion ne s’inscrit pas dans un cadre officiel. Le directeur précise même ne pas « mentionner sur le bulletin lui-même » qu’elle ne sera pas reprise à Stanislas.
Outre les humiliations, des membres du personnel pourraient se montrer violents. « Certains préfets n’ont aucune limite, estime Sammy. Lorsque j’étais en seconde, j’avais une paire de chaussures qui ne plaisait pas à un préfet. Il est venu se mettre debout sur mes pieds pour marcher dessus , avec son visage près de ma bouche pour me le faire comprendre. » Julie*, à Stan jusqu’en 2020, en aurait aussi fait les frais : « Un préfet m’a tirée par les cheveux jusqu'à son bureau pour me mettre une heure de colle parce qu’ils étaient détachés. »
En novembre 2020, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « agression sexuelle par personne ayant autorité, violences dans un établissement scolaire et harcèlement moral » visant l’ex-directeur de l’internat des classes préparatoires de Stanislas. Si ce cadre du lycée a été licencié en 2018, la direction est accusée par un groupe d'ancien·nes élèves d’en avoir caché les causes aux parents d’élèves.
Selon Le Monde, ce surveillant pouvait fouiller des chambres de l’internat, traiter de « tarlouze » des étudiants qui ne respectaient pas le code vestimentaire et même frapper des élèves. L'un d'eux a raconté avoir reçu un « énorme » coup de poing dans l’épaule en plus d’une insulte raciste et un violent coup sur la nuque, parce qu’il portait un bermuda avant la rentrée. Un autre a confié au quotidien avoir « été étranglé ».
Une impunité qui dure depuis des années
D’après beaucoup d'élèves enfin, la direction et le corps enseignant ne cessent de présenter la religion catholique comme étant sur le déclin et leurs élèves comme étant les seules capables de défendre leur religion sous son versant le plus traditionaliste.
Dans un éditorial datant de 2010, l’ex-directeur Daniel Chapellier mettait en garde contre ce qu’il désignait comme les dérives de la société moderne : « La tolérance n'ouvre-t-elle pas les portes à tout accepter ? N'entendons-nous pas derrière ce mot l'acceptation de dérives ? Par tolérance, il faut accepter des choix de vie qui écrasent d'autres valeurs. La tolérance n'entraîne-t-elle pas l'aveuglement sur certaines pratiques ? Et le respect des autres n'est-il pas à l'origine de cette phrase : “Mais c'est sa vie, il faut respecter ses choix” ? », écrivait-il. Face à ces « comportements déviants », il érigeait donc « Stan » en une forteresse où d’autres valeurs dominent, bien plus rigoristes.
Alors comment de telles pratiques sont-elles possibles dans un établissement ayant pignon sur rue et sans que personne ne s’en émeuve ? Yann s’en est inquiété, dès ses années dans le prestigieux établissement. « On a l’impression d’être dans une bulle ou aucun regard extérieur ne peut vérifier ou nous aider. L’État ne contrôle rien alors que c'est un établissement privé sous contrat », déplore-t-il.
Sollicité par Mediapart, le ministère de l'éducation nationale affirme suivre cet établissement : « Le rectorat de Paris assure le contrôle des personnels enseignants de l'établissement Stanislas comme de tout établissement privé sous contrat avec l’État. » Selon lui, vingt inspections au niveau du collège et du lycée et deux en primaire ont été réalisées en 2021, et dix-neuf en 2020.
Qu'est-il dit sur le contenu de certains enseignements ou le profil de certains intervenants ? « L'établissement est tenu de respecter les programmes de l'éducation nationale, y compris en matière d'éducation à la sexualité. Son caractère propre lui permet néanmoins d'avoir un projet éducatif spécifique », balaye le ministère, qui n'a pas souhaité répondre dans le détail à nos questions.
Sollicité par Mediapart, le directeur Frédéric Gautier avait accepté de nous répondre, avant de nous signifier ne pas avoir le temps avant le mois de juillet. Après avoir reçu nos questions par mail, il a finalement décliné. « Je crains que votre article ne soit caricatural, ce que les questions posées semblent indiquer, a-t-il répondu. Je crois que les sujets abordés méritent mieux qu’une instruction rapide et “à charge”, sans nuance et sans compréhension de fond, à la seule lumières des poncifs ou des jugements lapidaires. » « Si c’est juste le fait de nous caricaturer, alors au moins n’aurais-je pas participé à cette opération, même si je me réserve le droit de réagir à tout ce qui serait contraire à la vérité ou tendancieux », ajoute Frédéric Gautier.
Contacté, le Diocèse de Paris précise que « la direction diocésaine de l’enseignement catholique peut naturellement être saisie par les élèves, leurs parents, les enseignants ou les chefs d’établissement, tout comme peuvent l’être le rectorat ou la justice, de tous faits pouvant constituer des infractions ». Malgré les différents témoignages, il affirme que le collège Stanislas n’a jamais accueilli de « thérapie de conversion », ni n’en a jamais proposé.
« Les chefs d’établissement sont tout à fait libres de choisir de ne pas proposer des moyens de contraception aux élèves. De la même manière, pour le cas spécifique de la contraception d’urgence, les établissements privés sous contrat appliquent strictement la loi », ajoute par ailleurs l'institution catholique. Et de conclure : « Le diocèse de Paris, comme le directeur du collège Stanislas, rappellent par ailleurs avec force que ni l’homophobie, ni les discours sexistes n’ont leur place dans des établissements scolaires catholiques, en ce qu’ils participent de la culture du rejet de l’autre, en totale contradiction avec l’enseignement de l’Église catholique. »
David Perrotin et Lorraine Poupon