jeudi 28 février 2019

Lignes N°58 Collection de Michel Surya.


Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 2

Par Jérôme Lèbre


« Le camp, c'est le lieu frontalier en tant qu'ils se sépare, s'autonomise voire se referme, devient exceptionnel tout en gardant sa banalité, et retient ainsi ceux qui n'ont le droit ni de passer ni de rester. C'est donc la forme spatiale qui guette en permanence les migrants. Cette forme que Michel Agier a nommée et si bien étudiée s'est imposée aux migrations dans un temps long et dans le monde entier, depuis les camps internant les Tziganes au cours de la grande guerre. Dans ce contexte les camps de mort des régimes totalitaires forment comme des exceptions dans l’exception, car la fonction du camp est de maintenir à l'écart, donc aussi de maintenir en vie, et non d'exterminer.
La forme-camp varie en « formes infinies de confinement » tout en se divisant en trois grandes catégories : les points de passage frontaliers deviennent les lieux de refuges auto-organisés pour ceux qui sont sortis de leur pays en guerre mais ne sont pas encore entrés dans un autre ; les centres de transit mis en place par les organisations internationales ou les gouvernements maintiennent ceux dont le droit d'entrer doit être examiné, avant de les admettre ou de les expulser ( 1000 centres officiels) ; les camps de réfugiés, organisés par le HCR, mais gérés au quotidien par des associations humanitaires, accueillent ceux qui ont du fuir leur pays ( 500 camps) ou parfois même les maintiennent dans des zones séparées à l'intérieur même de leurs frontières ( 600 camps). Ces « déplacés internes » qui ont droit à un « asile sur place » montrent que le droit inconditionnel de sortir de son pays peut être rendu complètement ineffectif, puisque le droit d'entrée dans un autre pays est contrôlé à l'intérieur même du pays d'origine : le bord externe de la frontière se rencontre alors plus vite que son bord intérieur.
Mais s'il s'agit bien toujours de la même forme, c'est qu'elle fait toujours du camp un « hors lieu » extraterritorial, répétant l'espace entre deux frontières, donc faisant de chaque pays, de transit ou de destination, un lieu frontalier disséminé intérieurement en lieux fermés. Lieu d'exception, le camp devient alors aussi celui d'une nouvelle production de normes, que l'on pourrait penser immanentes, si elles n'étaient pas avant tout contradictoires. Le statut juridique de réfugié est contredit par les organisations internationales ou nationales qui gèrent les camps, en premier lieu le HCR qui est censée le protéger. Les migrants sont alors à la fois des victimes et des indésirables : il faut qu'ils soient réduits par une catastrophe ( militaire, aussi bien climatique) au simple statut d'humains en détresse pour que le secours de ces simples « survivants » se transforme en un travail de catégorisation, d'assujettissement, d'expulsion par l'enfermement. Les organisations humanitaires sont prises dans la même contradiction, si bien qu'elles ne cessent de s'écarter et de se rapprocher des normes officielles qui régissent les camps, produisant leurs propres normes à la fois protectrices et assujettissantes, leurs propres règles de tri ( le screening en langage humanitaire). Mais aussi bien, l'antinomie traverse ces normes gestionnaires et celles qui sont produites par les migrants arrêtés eux-mêmes. Ceux ci s'organisent, inventent de nouvelles formes de relations sociales, ethniques ou interethniques, d'activités lucratives ou non, d'expression également. Les abris d'urgence fournis par le HCR et déjà améliorés par les organisations humanitaires sont encore transformés par leurs habitants, si bien que l'élaboration des formes de vie se matérialise en formes architecturales inédites. Mais aussi bien ces formes de vie impliquent leurs propres effets de nomination, de catégorisation et de hiérarchisation, en accord ou non avec les responsables des camps. C'est ainsi que les « anciens »ont un ascendant quotidien sur les « nouveaux » : par exemple les premiers possèdent sans titre de propriété des terres cultivables dans le camp que les seconds cultivent.
Ainsi la forme-camp produit des normes qui sont toujours à la fois hospitalières et inhospitalières, elle tient sans vraiment tenir, elle ne peut vraiment se donner forme. Elle est entièrement habitée par une exigence aporétique de justice qui ilmplique autant de nommer et de différencier des statuts que de ne pas nommer ; refuser un nom et un statut, ce serait encore réduire la victime à un simple survivant sans droit. Ces apories normatives, espacées entre les différents acteurs installant, gérant, habitant les camps, sont toutes dues au fait que la forme-camp, dans sa manière de suspendre indéfiniment le droit à la mobilité, n'est autre que la perversion radicale et inéluctable du droit à l'hospitalité au contact des frontières. Et c'est bien alors ce droit qui se partage entre les migrants et les locaux, dans une expérience qui tout en étant commune reste partagée, dans tous les sens du terme, et cela que l'on considère les locaux chez eux ou hors de chez eux.

lundi 25 février 2019

Du contrat social Par Jean-Jacques Rousseau




« tout concourt à priver de justice et de raison un élevé pour commander aux autres. »

« Mais si, selon Platon, le roi par nature est un personnage si rare, combien de fois la nature et la fortune concourront-elles à le couronner, et si l'éducation royale corrompt nécessairement ceux qui la reçoivent, que doit-on espérer d'une suite d'hommes élevés pour régner ? C'est donc bien vouloir s'abuser que de confondre le gouvernement royal avec celui d'un bon roi. Pour voir ce qu'est ce gouvernement en lui-même, il faut le considérer sous des princes bornés ou méchans ; car ils arriveront tels au trône, ou le trône les rendra tels. »

« Au contraire, quelque peu que le peuple donne, quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours bientôt il s'épuise ; l'état n'est jamais riche, et le peuple est toujours gueux. »



dimanche 24 février 2019

Lignes N°58 Collection dirigée par Michel Surya




Ne faire que passer, ne faire que rester Partie 1

Par Jérôme Lèbre

« Il n'est alors plus possible de distinguer simplement justice et droit, droit et fait, idéalisme cosmopolitique et réalisme politique. C'est parce qu'il est à la fois expression et détermination de la justice que le droit se contredit lui-même, et c'est ainsi qu'il ne fait qu'exprimer une antinomie qui se trouve au cœur de la « réalité » ou plus précisément d'une expérience de l'espace. Tant que les états limitaient les sorties plus que les entrées, ils rendaient ineffectif le droit de circuler. En limitant non les sorties mais les entrées, les déclarations universelles et les états ont rendu effective cette contradiction juridique, ils l'ont rendu en droit expérimentable : il devient alors réellement à la fois possible et impossible de migrer, si bien que le droit inconditionnel à l'hospitalité devient la réalité d'un blocage des migrants tandis que les états ne cessent de proclamer un droit à la mobilité ( ou à la mobilité interne dans les états fédéraux) contredit par les restrictions légales ou la jurisprudence. »

« La frontière est à la fois une ligne et un lieu : telle est la contradiction du droit étalée dans l'espace. Tous ceux qui ont franchi une frontière en ont fait l'expérience : elle a effectivement un bord intérieur et extérieur, deux lignes ou postes de contrôle imposant deux arrêts, souvent deux files d'attente. Dans les trajets internationaux en train ou en avion, ces deux lignes sont aussi espacées que les points de départs et d'arrivée, reliées par par la ligne sans épaisseur qui est celle du trajet lui-même : l'expérience de la frontière est alors incluse dans celle du voyage, ce qui apparaît quand police et douane effectuent les contrôles dans les trains entre deux gares frontalières ou quand les passagers remplissent des formulaires d'entrée avant l'atterrissage de leur avion. Gare du nord, un accord bilatéral autorise la police anglaise à contrôler sur le territoire français les entrées dans leur pays, si bien que les deux lignes frontalières se franchissent en quelques mètres avant de prendre le train stationné sur des voies dédiées et confinées. On ne fait que passer dans ces zones qui justement ne sont que de « transit ». Celles ci ne sont pas forcément situées au bord d'un pays, elles peuvent se trouver à l'intérieur de ce pays comme le sont les gares et les aéroports internationaux, et encore à l'intérieur de ces lieux « de passage ». Les frontières, qui se présentent sur une carte comme une multiplicité de lignes, ne s’épaississent que pour se disséminer en une multitude de lieux. Chaque pays est aussi un tel lieu, police et douane pouvant contrôler dans tout son espace passeports et marchandises.
Ainsi tout le monde est découpé en lieux frontaliers, à l'intérieur desquels se trouvent d'autres lieux frontaliers. Cela est vrai pour tout le monde, et cela d'autant plus que l'identité de chacun peut être contrôlée y compris dans son propre pays : la vérification de sa nationalité s'avère alors indissociable de celle de son identité, le contrôle des migrations indissociable du contrôle policier visant à maintenir l'ordre par la surveillance de plus en plus étroite des déplacements de chacun. Devoir prendre sa carte d'identité ou son passeport quand on sort de chez soi ( ce qui n'est pas obligatoire, mais l'est tout de même, la somme des raisons d'être contrôlé finissant par occuper tout l'espace) est déjà une expérience écartée entre le droit d'être là et le devoir de prouver qu'on a le droit d'y être. Cette expérience n'est pas cosmopolitique, mais elle est déjà traversée par l'aporie du cosmopolitisme. Elle concerne chacun d'entre nous et touche les mêmes choses : pour la douane les affaires que porte chacun d'entre nous sont potentiellement des bagages.
Il y a dès lors une communauté d'expérience entre les manières d'être là que le droit différencie : résider dans son propre pays, résider dans un autre, passer un temps déterminé dans un pays étranger pour son travail, ou comme simple touriste, se réfugier dans un autre pays, demander l'asile, entrer clandestinement dans un pays. Toutes ces catégories ne sont elles-mêmes que l'éclatement inévitable du droit inconditionnel d'être là au contact constant de la frontière. Michel Agier a montré que les migrants étaient voués à être classés ainsi quitte à ce que la même personne expérimente plusieurs statuts : déplacé, réfugié, clandestin, maintenu, demandeur d'asile, débouté, éloigné, toléré. Certaines catégories font prendre la partie pour le tout, et c'est ainsi que l'appellation de « migrant » , « clandestin », ou «  sans-papiers » écrase toutes ces différences, tout en en renforçant une : celle des migrants et des locaux. Mais il reste que même les locaux ont fait l'expérience de changer de statut – tout simplement en passant une frontière. Même «  chez eux », ils se rendent compte par expérience qu'un rien entame leur citoyenneté. Le droit, outre qu'il ne peut être parfaitement rendu, devient aporétique dans son exécution, c'est-à-dire comme force de police : c'est ainsi qu'en France l'étendue du contrôle et des surveillances, les conditions de garde à vue font que les conduites policières ne coïncident jamais avec le droit : on se découvre alors comme étranger dans son propre pays.
L'expérience est ainsi traversée par des différences inconciliables : non seulement chaque conduite singulière est censée se conformer à une loi plus universelle qu'elle ; mais elle est de fait aux prises avec des conduites policières qui se différencient des normes de droit, lesquelles se différencient elles-mêmes toujours de ce que serait une justice inconditionnelle. Ces distinctions sont essentielles pour dénoncer l'aspect de plus en plus policier du droit, le glissement général des attributions des tribunaux au profit des administrations et, dans le cas des migrants, le passage non seulement d'un statut à l'autre, mais de statuts plutôt protecteurs ( comme celui de réfugié) à des statuts illégitimes inventés par les organismes chargés des migrations ( en premier lieu le HCR) ou par les polices nationales ( comme celui de « déplacé » ou de « retenu »). Dire cela, ce n'est alors que renforcer l'écart que la gestion policière des migrations crée entre deux formes : la forme juridique et la forme-camp. »



Lignes N°58 Par Michel Surya




Le sauvage en travers de la gorge

Par Virginie Maris et Frédéric Neyrat

« On voit aujourd’hui se déployer deux nomadismes contraires et qui sont les deux faces d'une même réalité, d'un même registre d'a-territorialité :
-D'une part, une poignée de privilégiés que leurs passeports et leurs ressources autorisent à sillonner le monde, qui accumule dans leur smartphone et leur petite valise à roulettes calibrée pour voyager avec eux en cabine plus de mémoire et de fortunes que des lignées entières d'humains n'ont pu en engendrer à travers les temps ;
-De l'autre, une multitude de personnes contraintes de quitter, parfois du jour au lendemain et souvent les mains presque vides, leurs maisons, leurs terres, leurs cultures, poussées par la sécheresse, la guerre, l'oppression politique et la nécessité économique.
Les mieux nantis des sédentaires compensent leur immobilisme par la forme monstrueuse du voyage qu'est le tourisme, sillonnant terres et mers pour trouver sous toutes latitudes exactement ce qu'ils pensaient quitter et découvrant des exotismes factices organisés pour eux sous forme de loisir. C'est ainsi que l'on peut, en quinze jours et pour quelques centaines d'euros, « faire la Thaïlande », « faire les capitales d'Europe », « faire la grande faune kenyane ou la barrière de corail ».
Et puis il y a ceux qui restent. Les pauvres, les ploucs, les incultes et les peureux. Plantés-là dirait-on. Immobiles. Trop bien nantis pour être chassés mais trop démunis tout de même pour choisir l'ailleurs. Les amigrants. Les enracinés. »

« Octobre 2016, jungle de Calais : déploiement de centaines de policiers pour démanteler ladite « jungle », sorte de bidonville où se croisent et s'organisent dans ces conditions inimaginables des milliers de migrants, successivement arrivés de Syrie, d'Erythrée, d'Afghanistan. Cette opération policière vise, parait-il, à « mettre à l'abri » en les dispersant aux quatre coins du pays les quelque 6500personnes qui vivent ici dans l'attente d'une traverser clandestine de la Manche. Sur l’arrêté municipal ordonnant la destruction du camp, la première loi citée est la loi sur le littoral, suivie de quelques articles du code de l'environnement. La lande est un espace protégé que le conservatoire du littoral, détenteur du site, a pour mission de « renaturaliser ». Ici et là, on s'insurge, on crie à l'inhumanité, aux Khmers verts : quoi ? Une telle violence, aveugle, inouïe envers des êtres humains en situation de grande détresse, pour sauver des barges à queues noires et des huîtriers pie ! Il est bien tentant de jouer la nature contre les humains, et de désigner les conservatismes d'aujourd'hui comme la redite des nazis d'hier, plus soucieux de la vitalité des arbres que de la dignité humaine. »

« Nous n'avons pas l'intention de condamner les vagabonds – nous sommes tous, finalement, des êtres errants ayant trouvé à un moment donné un milieu ( naturel ou construit) et des compagnons ( humains ou non-humains) avec lesquels il nous semble possible et désirable de persister dans l'existence. Mais nous voulons affirmer que le vagabondage n'est pas nécessairement de l'ordre du mouvement ou de l'aller-voir-là-bas, il est la présence ici même du sauvage, de l'indompté, il est le là-bas que transit (e) l'ici. Contre l'injonction au mouvement, nous plaidons pour une invitation au voyage – mais à partir du rêve et du désir un fous ; à partir des éclats d'astres qui ont ruiné les yeux de l'Icare absolu dont Baudelaire nous parle ; de la « flambulance » ( le déplacement dans le feu, la pétrification de la durée, la migration d'un corps à l'autre ») ; du sauvage trésor de l'être qui nous donne à vagabonder sans excès de vitesse. Bartledy est radicalement sauvage, exotique aux mots d'ordre d'efficacité et de performance, comme la présence insistante de ce que l'humanité doit garder en travers de la gorge – de son gosier- de son gosier comme de ses vallées- si elle veut conserver l'altérité qui la constitue. »



ETERNITE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Durée qui n'a ni commencement ni fin. L'univers ne se conçoit que lié à l'idée d'Eternité : Dieu ou Matière, car il est évident qu'un « commencement absolu » est une absurdité. On ne conçoit pas plus la création de quelque chose que sa perte totale : « Rien ne se crée, rien ne se perd ». Longtemps, par ignorance et par foi, on a supposé un Dieu créateur de l'Univers, nécessairement éternel. Cette qualité du Dieu, d'être éternel, a longtemps fait considérer l'Eternité comme inséparable de Dieu. Et ce préjugé est encore ancré en bien des esprits. Aussi, lorsque la philosophie, soutenue de plus en plus par l'expérience scientifique, déclara que l'Univers, en ses éléments constitutifs, était éternel, elle trouva une grande résistance chez les contempteurs même du Déisme. Aujourd'hui, le mot Eternité est généralement accepté comme exprimant une durée sans commencement ni fin, absolument indépendant du sujet ; et la science moderne admet l'éternité de la matière.

ETERNITE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




La première question que s'est posée de tout temps l'homme qui pense, qui réfléchit et analyse les causes et les effets est certainement celle-ci : Quels rapports y a-t-il entre moi et mes semblables, entre moi et les bêtes, les plantes, le règne minéral, entre moi et les astres, quel est le lien qui me relie à l'Univers? Cette pensée est à l'origine de toutes les religions, dont l'étymologie du mot latin vient du verbe religare, qui signifie lier. Primus deos fecit timor L'homme primitif était ignorant et, comme tel, dominé par la crainte - qui rend féroce - des phénomènes de la nature qu'il ne savait pas s'expliquer. Aussi se créa-t-il une religion anthropomorphiste grossière et à l'image de son cerveau rudimentaire. Dieu naquit de son cerveau sous forme d'un être suprême que son imagination plaça - contradictio in adjecto - au-dessus de l'Univers, créé et gouverné par lui selon sa seule et unique volonté divine et despotique. La notion absurde d'un Dieu au-dessus de l'Univers, du Grand Tout est l'image subjective de l'Eternité, niais, au point de vue objectif, qui est celui de l'Univers englobant temps et espace, la notion Eternité est non existante. Ce Dieu féroce et tout-puissant, et comme tel responsable de tout ce qui existe, condamna sa création en naissant à la peine capitale, c'est-à-dire à la mort, et fit de la vie un incessant struggle for life, une guerre d'extermination de tous contre tous dans un monde hiérarchisé et peuplé de demi-dieux, de rois et de princes, représentants ici-bas de son règne arbitraire et autocratique... Les millénaires succédèrent aux millénaires, les siècles aux siècles et, au fur et à mesure que l'humanité se dégagea de l'animalité et que la planète devint plus habitable, le fantôme Dieu recula devant la conscience humaine grandissante. Athènes, la Renaissance, la Révolution Française, sont les trois points lumineux dans l'affreux cauchemar qu'est l'histoire de l'humanité et ce sont ces trois époques qui dessillèrent enfin nos yeux et permirent à la pensée scientifique, portée sur les ailes de la lumière, de vaincre Dieu et de prendre son vol vers l'infini. Le grand XVIIIème siècle, le siècle de l'Encyclopédie avec ses géants de la pensée : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Holbach, Helvétius, Lavoisier, a, en parachevant l'œuvre de la Renaissance, définitivement ruiné la conception géo et anthropocentrique, qui voyait, d'après la Bible, dans notre Terre le centre de l'Univers et dans l'homme le but de la création. La Révélation en est morte.
Le XIXème siècle, le siècle des sciences exactes, a prononcé péremptoirement, de son côté, que rien ne se perd ni ne se crée, que l'Univers est d'unité constitutive, simultanément cause et effet, qu'il est éternel dans l'interdépendance du temps et de l'espace et que dans l'Univers, qui se gouverne luimême sans maîtres, par des forces inhérentes à la matière éternellement en gestation, il ne saurait y avoir de place pour un être suprême et parfait en dehors et au-dessus de lui... La donnée évolutionniste a vaincu le mythe créationniste et Dieu s'est évanoui à jamais, comme une brume malsaine. L'Univers illimité dans l'espace, éternel dans le temps et aux formes essentiellement passagères et fugitives que revêt la vie dans ses manifestations individuelles pose à notre esprit d'investigation ce point d'interrogation hardie : Y a-t-il dans l'Univers une loi de Progrès éternel dont il est mû dans son ensemble? La réponse affirmative à ce point d'interrogation énigmatique comporte pour un lointain avenir, encore impossible à déterminer, non certes la résurrection individuelle et personnelle de toutes les vies passagères, mais leur survie impersonnelle dans l'universelle conscience d'un cosmos tellement évolué qu'il aurait une sorte de conscience collective de tout son passé, présent et avenir et jusque dans ses moindres détails. Ce serait l'immortalité consciente du Grand réalisant, sous une autre forme, les rêves étoilés et parfumés de vie éternelle que fait miroiter devant nos yeux notre instinct de conservation personnelle. Dans le cas contraire, notre vie, exempte de toute théologie, n'est qu'une étincelle entre deux nuits éternelles et les morts sont bien morts et ne ressusciteront jamais de la poussière, c'est-à-dire de l'éther cosmique, leur demeure dernière. L'hypothèse, ou pour mieux dire la parenthèse ainsi ouverte ressemble étrangement, en attribuant toutes les horreurs au passé et toutes les perfections à l'avenir, à l'ancienne croyance au Diable et à Dieu et n'est, en dernière analyse, qu'une métamorphose nouvelle du principe du Mal et du principe du Bien, faux tous les deux. Ici, la synthèse du problème de « Dieu et du Diable », de la thèse du Bien et de son antithèse du Mal ne pourra être révélée que par la connaissance approfondie des mouvements, probablement sinusoïdaux, des Voies lactées et celle de la propagation de la gravitation, dont la vitesse doit être infiniment plus grande que celle de la lumière, ce qui permettrait à un observateur hypothétique, mû par une telle vitesse, de voir les événements à rebours, c'est-à-dire les décès d'abord, les naissances ensuite. Quel complément imprévu et suggestif à l'interdépendance du temps et de l'espace! Quoi qu'on puisse dire et penser, l'homme évolue, c'est incontestable, l'humanité évolue, on ne saurait le nier. Notre terre évolue, les astres évoluent, c'est dans la logique. Mais, dans ce cas, ne paraîtrait-il pas logique d'admettre également que les cieux, c'est-à-dire la succession des étoiles et l'éther, leur commune origine, évolueraient et progresseraient éternellement, la matière étant une et indivisible partout?
La vérité objective, la vérité vraie, pouvons-nous la connaître? Peut-elle exister?
Relativement à nous, le présent mathématique est, pour ainsi dire, non existant et notre vie est faite de notre passé et du devenir de notre futur. Pour l'Univers pourtant, c'est toujours aujourd'hui et l'Eternité n'existe pas. Une philosophie scientifique prétend qu'il n'y a pas de limites pour l'infiniment grand et que l'atome est théoriquement divisible à l'infini. Pour les plus grands corps, les astres proprement dits, cette affirmation est erronée, les étoiles supergéantes connues, comme Betelgueuse et Antares, ayant respectivement des volumes valant 27 millions et 113 millions de fois celui de notre soleil. Quant aux atomes, divisibles à l'infini et tourbillonnant les uns autour des autres avec des vitesses analogues et des distances en proportions minuscules égales à celles qui font graviter notre planète autour du soleil, les avis sont partagés, parce que des chimistes très compétents aussi prétendent qu'il y aurait 30 quintillions d'atomes dans un millimètre cube... et qu'à un moment donné - les spiritualistes ont beaucoup divagué à ce sujet - l'atome, en éclatant, se transformerait en électricité. Mais l'électricité, c'est, comme la lumière, de la matière, de cette matière que nous sommes portés à considérer, relativement à nous, dans ses formations comme infiniment grandes et infiniment petites, mais qui, en réalité, doit être une, continue. Et, avec tout cela, qu'advient-il de notre parenthèse d'immortalité matérialiste et de la loi du Progrès appliquée à la succession des voies lactées, déjà repérées à plus d’un million avec des milliards de soleils et qui, séparées les unes des autres par des millions d'années de lumière, naissent, meurent et renaissent après des quatrillions et des quintillions d'années d'existence éternellement du sein du cosmos, comme le phénix de la légende égyptienne?! En attendant que nous trouvions la réponse à notre question dans la manière de se comporter de ces grandes unités de systèmes de mondes que sont les voies lactées, molécules elles-mêmes d'agglomérations de soleils constituant leurs atomes, nous considérons d'ores et déjà comme acquise la certitude de l'unité du Grand-Tout se gouvernant, sans intervention d'une force extérieure et uniquement d'après des lois inhérentes à lui-même. Dans ces conditions, force nous est faite de placer la recherche de la vérité au-dessus de nos désirs et de nos craintes, en nous considérant toujours comme solidaires de tout ce qui nous entoure, hommes, bêtes, plantes et choses, solidaires du passé, du présent et de l'avenir, de toute la nature organique et inorganique de laquelle le grand devin Gœthe a dit qu'elle « verkoerpert den Geist und durchgeistigt den Koerper », c'est-à-dire matérialise l'âme et divinise le corps. Pour projeter un peu plus de lumière dans l'inextricable labyrinthe de l'éternel devenir, je me résume en précisant : J'ai dit que l'Univers d'unité constitutive était simultanément cause et effet et qu'il était éternel dans l'interdépendance du temps et de l'espace. De ces affirmations, que temps et espace étaient des notions subjectives se rapportant à nous, êtres fugitifs, j'ai conclu qu'objectivement l'Eternité était non existante. Du fait que l'homme et l'humanité évoluent, je déduis qu'il devrait également en être ainsi des astres, des voies lactées et de l'éther, matrice des mondes. Je m'inscris ensuite en faux contre la conception qu'il n'y aurait pas de limites pour les corps infiniment grands et que l'atome serait théoriquement divisible à l'infini. Pour étayer cette affirmation, je cite les plus grands soleils connus et les atomes qui en éclatant se transforment en électricité, et j'arrive à la conclusion, aussi bien en me basant sur les radiations des étoiles que sur la transformation des atomes en électricité, que la matière est indivisible, une, continue. Pour ce qui est d'une loi de progrès éternel, embrassant l'ensemble de l'Univers, ce qui sous-entend pour son passé lointain la plus insondable des horreurs jusque dans ses moindres détails, il est possible que j'aie été, en écrivant cela, involontairement le jouet de notre instinct de conservation, dont toute idée de survie n'est qu'un mouvement réflexe. Notre existence humaine est l'image en raccourci de ce qui se passe dans l'ensemble de la nature et notre âme naît avec le corps dont elle fait partie, croît, arrive à son apogée, décline, se désagrège et retourne avec lui au Grand-Tout. C'est là, dans la Vie et dans la Mort, lois de l'Univers, qu'est toute l'explication de la légende de Dieu et du Diable, du principe du Bien et du Mal. Les toutes dernières découvertes sur la structure de l'Univers nous mettent sur une voie qui permettra à un proche avenir de solutionner, sans recourir au miracle ni à la prestidigitation spiritualiste, les problèmes des atomes, des étoiles supergéantes, et aussi ce qu'il y a de vrai dans l'idée du progrès éternel et de l'immortalité. Elucider est bien, mais n'est pas encore répondre et la question du pourquoi, n'en déplaise aux mânes de notre grand précurseur, Louis Büchner, s'impose autant à nos recherches scientifiques que celle du comment dans un monde où, contrairement à Camille Flammarion, il ne saurait y avoir ni plan arrêté ni cause finale. En attendant que la science nous fournisse les précisions qui nous manquent, nous pouvons cependant conclure dès maintenant : Premièrement, que tout est matière et vie en même temps dans l'évolution immortelle et illimitée, progressive et régressive de l'ensemble de l'Univers, mais que seules les manifestations individuelles que revêtent la Matière et la Vie sont essentiellement temporaires, passagères et fugitives. C'est là le « Weltschmerz » la douleur inhérente à la vie, de Schopenhauer. Deuxièmement, que l'éternité de l'Univers est démontrée inéluctablement, mathématiquement par le fait de son existence. Nos calculs actuels révèlent une étendue du cosmos explorée dépassant un diamètre de 300 millions et une périphérie d'un milliard d'années de lumière et dont l'âge se chiffre par des quintillions de siècles. Si cette fraction du Grand-Tout, avec son million de voies lactées aux dimensions comparables à la nôtre et qui se meuvent dans l'espace à raison de 600 à 1.000 kilomètres par seconde - les étoiles ne marchent, en moyenne, qu'à 40 et 60 km par seconde - était limitée, elle se serait depuis longtemps agglomérée sous l'action de la gravitation. Or, comme il n'en est pas ainsi, nous ne pouvons conclure qu'à l'éternité de l'Univers. A ceux - et ils sont, hélas, nombreux - qui s’élèvent encore avec effroi et horreur contre la conception d'un monde sans Dieu ni immortalité personnelle, sans hiérarchie sociale ni sanction d'aucune sorte, sans sentiment du Devoir tutélaire et où les frontières du Bien et du Mal ne sont séparées par aucune cloison étanche, à tous ces timorés nous ferons simplement remarquer ceci : Notre seul et unique objectif est la recherche de la Vérité et nous n'avons cure de plaire ou de déplaire à autrui ni à nous-mêmes. Toutes les sociétés du présent ou du passé ont été basées sur une éthique de contrainte et de devoir et les persécutions de l'Inquisition catholique valaient celles de Néron, qui n'a pas fait périr autant de gens que la Guerre du Droit et de la Justice de 1914-1919! L'homme n'ayant pas demandé de maître et la vie n'ayant pas de but en dehors d'elle-même, le droit à l'existence doit précéder le devoir de travailler et le seul moyen pour chacun de vivre sa vie le plus heureusement et le plus utilement possible est d'assurer préalablement, pour tous les hommes et pour toutes les femmes, l'Egalité économique, clé de voute de l'affranchissement intellectuel et de la solidarité morale de l'espèce humaine.

ETAT (du latin status ; de stare, être debout) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Situation durable d'une personne ou d'une chose. Telle est la signification générique de ce mot, qui est en usage dans des acceptions très variées. On dit, en effet : cet homme est cordonnier de son état. L'état de santé de notre ami inspire, des inquiétudes. Son état d'esprit est satisfaisant. Cette peuplade vit à l'état sauvage. Nous avons trouvé la maison en bon état. Nous ne sommes, pas en état d'accomplir une aussi rude besogne. Il faut rédiger un état des services de cet homme. Cette personne scrupuleuse fait état des moindres détails. Au point de vue social, celui qui nous intéresse le plus, il est utile, tout d'abord, de citer, en les expliquant, deux locutions ayant leur place dans l'histoire : les Etats-Généraux sont une assemblée nationale extraordinaire, composée de représentants de divers ordres ou classes de la société, réunis pour délibérer sur des intérêts communs. Le Tiers-Etat était, sous l'ancienne monarchie française, le troisième ordre de la société composé du peuple et de la bourgeoisie, les deux premiers étant constitués par le clergé et la noblesse. Nous mentionnons pour mémoire qu'un Etat-major est le corps des officiers généraux commandant une armée ; que l'Etat civil est un service public, ayant pour objet d'enregistrer officiellement la naissance, la filiation, les mariages ou divorces, et le décès des habitants d'un pays. Et nous arrivons aux deux sens du mot : Etat, qui doivent le mieux retenir notre attention Politiquement parlant, un Etat est une importante collectivité d'individus occupant un territoire nettement délimité, régie par des lois particulières, et possédant une autorité chargée de les faire appliquer. Une société, même nombreuse, ne constitue donc pas forcément un Etat. Les nations modernes organisées sont des Etats. Les hordes primitives, les tribus nomades ou sauvages ne sont que des sociétés rudimentaires. Ce serait une erreur cependant de croire que les sociétés à type primitif, telles les tribus d'Indiens des deux Amériques, ou celles des nègres de l'Afrique Equatoriale, de ce qu'elles ne constituent point des Etats, sont dépourvues de hiérarchie et d'autorité. Elles possèdent des chefs, ordinairement cruels et despotiques. Le pouvoir religieux y est représenté par les sorciers. La législation, pour ne pas être consignée dans les livres, n'en existe pas moins sous forme de coutumes qui, sauf exceptions, dépassent en arbitraire les dispositions des codes civilisés. Ce serait une erreur également de croire que toute société organisée, sous forme d'Etat, représente un peuple d'esclaves, doué des aspirations sociales les plus généreuses, et capable spontanément de réaliser l'ordre le plus fraternel, mais plié sous le joug d'une minorité tyrannique, comprimant par la force tous ses désirs. Dans les républiques démocratiques, telles la France, les Etats-Unis ou la Confédération Helvétique, le prolétariat industriel et agricole représente la majeure partie de la population. Pour n'y pas être absolues, les libertés de la presse, de la parole et de l'association n'en existent pas moins, dans une très large mesure. Tous les citoyens, ou presque, y sont admis au vote et, quand ils votent, rien ne les empêche de se prononcer sur un programme plutôt que sur un autre. Or, dans ces pays à majorités prolétariennes, et où il n'est pas un citoyen qui n'ait été touché - occasionnellement au moins - par une propagande révolutionnaire, à laquelle il avait faculté de s'intéresser il se trouve que les programmes les plus en faveur sont d'un réformisme très modéré. Qu'il y ait des abstentions nombreuses ne modifie guère le résultat ; il suffit, en effet, de voir les très faibles tirages de la presse anarchiste - la seule qui soit abstentionniste - pour se rendre compte que l'abstention électorale est le fait, beaucoup plus souvent, de l'indifférence et de la veulerie que d'une volonté d'action systématique. En France même, foyer de la grande Révolution de 1789-1793, l'expérience de plus d'un demisiècle de république troisième nous offre le spectacle de consultations populaires, où la balance oscille, du conservatisme social pré-réactionnaire au radicalisme bon teint. Le prolétariat insurrectionnel n'est, au sein même de la classe prolétarienne, qu'une minorité d'opposition, et le collectivisme, qui se déclare « pour le progrès dans l'ordre et la légalité », n'est point accueilli sans réserves. Ces constatations n'infirment point cette donnée évidente : que les idées socialistes, communistes, syndicalistes et anarchistes se sont, depuis la fondation de la première Internationale, en 1865, développées dans le monde d'une façon considérable. Mais elles portent à conclure que le peuple ouvrier et paysan n'est pas, dans son ensemble, aussi ennemi qu'on pourrait le croire des formes sociales actuelles et que, s'il est entravé dans son émancipation, c'est plus encore par son ignorance et ses préjugés tenaces que par les exactions des classes dirigeantes. Pourtant, même dans les républiques démocratiques, l'Etat, ce n'est pas l'ensemble de la nation. Dans la tribu primitive, les hommes tiennent conseil pour les décisions à prendre, et ils les appliquent eux-mêmes dans ce qu'ils croient être l'intérêt commun. Abstraction faite de l'opposition, toujours possible, du chef ou du sorcier, c'est le régime direct, avec tous ses avantages, ce qui ne veut pas dire qu'il s'inspire fatalement de sagesse et de douceur. Mais ceci n'est possible intégralement que dans des agglomérations peu nombreuses, avec des moyens de production et de consommation élémentaires, sur des portions de territoire très restreintes. Avec les multiples activités d'une capitale du XXème siècle, groupant plusieurs millions d'habitants, il devient pratiquement impossible à la population entière - trouveraitelle pour cet office une enceinte assez vaste! - de se réunir en congrès de tous les jours, ou presque, pour discuter et conclure sur les questions, fort nombreuses et diverses, que comporte la vie intense d'une cité moderne. Elle n'en aurait ni la compétence ni le loisir, et serait bientôt lasse de ce labeur en supplément des exigences de la profession. Force est donc bien d'opérer une division du travail, de créer des spécialités, de nommer des délégués, munis de pouvoirs, pour la défense des intérêts des groupes de citoyens qui les ont chargés de les représenter dans les assemblées où se traitent les affaires publiques. Et, ce qui est vrai pour une grande ville l'est à plus forte raison pour un pays où les habitants se trouvent par dizaines de millions, à la fois solidairement associés pour les besoins les plus variés, et répartis sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Des centralisations administratives s'imposent donc, tout comme il en existe nécessairement pour le ravitaillement, le tri des lettres, les communications téléphoniques, ou la correspondance des réseaux de voies ferrées. Mais ceci ne va point sans inconvénients : les administrés perdent de vue les principaux de leurs délégués, groupés dorénavant en un point central du territoire. Ces derniers, absorbés par leur fonction, se trouvent dans l'obligation d'attendre d'elle leurs ressources, et contraints d'abandonner leur ancienne profession. Ils forment désormais une caste à part, ayant ses intérêts particuliers, sujette à toutes les tentations que confère le pouvoir. Car leur mandat étant de plusieurs années, pendant lesquelles ils peuvent se livrer à tous les reniements, sans que le collège électoral ait faculté d'user à leur égard d'une sanction quelconque, leur rôle n'est plus à la vérité celui d'un délégué, mais d'un gouvernant, autrement dit d'un tuteur, muni d'un blanc-seing, lui donnant licence de disposer, non seulement des deniers et domaines nationaux, mais encore, dans une très large mesure, de la personne et des biens de ses pupilles : les simples citoyens. C'est en raison de cette situation et de tous les abus qu'elle a entraînés que le mot Etat, qui aurait dû, dans les républiques démocratiques tout au moins, servir à désigner, politiquement parlant, la nation organisée, est employé surtout pour désigner quelque chose qui en est bien distinct, et demeure à chaque instant capable de l'opprimer, tout en s'exprimant en son nom : l'autorité législative. Mais ces inconvénients ne sont pas tous inévitables. Si la vie d'une grande nation moderne rend nécessaires des centralisations administratives et l'entretien de délégués permanents, cela n'entraîne point qu'ils doivent être bénéficiaires de droits à caractères monarchiques, sur les collectivités qui les ont mandatés. Rien ne s'oppose à ce qu'ils soient, non seulement choisis parmi les compétences que représentent les Fédérations du Travail et de la Consommation, mais à ce qu'ils soient révocables et responsables, au même titre que les gérants d'une entreprise commerciale ou industrielle quelconque. Dans ces conditions, l'Etat cesse d'être un organisme superposé à la nation, et dont la puissance arbitraire est faite de l'abdication de celle-ci. Dans ces conditions, l'Etat représente bien la société organisée par elle-même et pour elle même et, si des règles imposées par l'évidente nécessité demeurent, du moins ne sont-elles plus l'émanation des conceptions particulières de quelques-uns. L'Etat étant ainsi considéré, il apparaît que se comble en très grande partie l'abîme séparant les thèses socialistes et anarchistes, au moins pour ce qui concerne les plans d'une société nouvelle. A la condition, toutefois, que le socialisme ouvre un peu plus au bon soleil et au grand air de la liberté ses lourdes bâtisses à forme de casernes et de couvents. A condition que l'anarchisme renonce à certaines esquisses, un peu puériles, dans lesquelles le devenir et la préhistoire se trouvant confondus, le communisme de grande civilisation des cités de demain se trouve établi sur des bases analogues à celles de quelque village Hottentot où, d'une case à l'autre, on se rendrait bénévolement de petits services.
- Jean MARESTAN

ETAT n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure


L'aventure qui est arrivée, au cours de l'histoire humaine, à la réalité, et aussi à la notion : Etat, serait tout ce qu'il y a de plus amusant, si toutefois elle n'avait pas pris une tournure plutôt tragique. Nous vivons dans un Etat. - Nous sommes, dit-on, servis par l'Etat. - Nous payons - nous le savons bien! - un tribut à l'Etat. - Constamment - chacun de nous pourrait en raconter quelque chose! - nous avons à faire avec l'Etat. Chacun de nous prétendrait savoir parfaitement bien ce que c'est que l'Etat... Et cependant, celui qui supposerait que l'Etat est quelque chose de bien réel, de définissable, se serait trompé grossièrement. Toutes les tentations de définir l'Etat d'une façon précise, scientifique, nette, ont échoué, au moins jusqu'à présent. Il existe toute une science consacrée à l'étude de l'Etat. Mais, l'objet même de cette science - l'Etat - reste introuvable. Les définitions de l'Etat fournies par les dictionnaires n'ont aucune valeur sérieuse. Rien d'étonnant que, souvent, les grands spécialistes mêmes de la science juridique et étatiste se voient obligés de constater que l'Etat est, au fond, une fiction ; que tous les signes soi-disant distinctifs de l'Etat, même la fameuse souveraineté, sont applicables à d'autres phénomènes, et ne peuvent nullement servir à établir la réalité spécifique de l'Etat (L. Petrajitzky, Cruet, M. Bourquin, et autres auteurs). Faisons-en tout de suite une déduction très importante : il existe une forme de coexistence des humains qui ne diffère pas beaucoup de certaines autres « collectivités organisées » (par exemple : Eglise, Nation, groupements politiques, caste et autres), mais qui a obtenu néanmoins, au cours des siècles une désignation spéciale : Etat, et à laquelle on attribue des qualités supérieures, souveraines, exceptionnelles. On prétend que cette organisation sociale se place au-dessus de toutes les autres, que son pouvoir est indiscutable, sacré, général. On l'impose à tout le monde. On lui doit une obéissance absolue et aveugle. C'est ainsi qu'on a créé une fiction, un fétiche. Telle est notre première constatation. Passons à la deuxième, qui n'est pas moins intéressante : Si vous croyez que les origines de l'Etat sont connues, vous vous trompez encore. Là-dessus, on ne possède que des hypothèses plus ou moins vraisemblables ou invraisemblables. Les étatistes bourgeois, les étatistes socialistes ou communistes, les antiétatistes, - tous -, se représentent les origines de l'Etat d'une façon différente. Rien, ou presque rien, n'y est établi d'une façon précise, scientifique, nette. Telle est notre deuxième constatation. La troisième : le problème du rôle historique de l'Etat est l'objet de discussions interminables entre les étatistes de différentes nuances et' aussi les antiétatistes. Là, non plus, rien n'est établi d'une façon définitive (Voir : Antiétatisme). Placé devant ces faits, chacun devrait se demander : Quelle est, donc, la raison pour laquelle on m'oblige d'obéir, de me soumettre à une institution qui n'est, peut-être, qu'une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique discutable? Pourquoi veut-on que je reconnaisse, que je vénère une fiction? N'est-ce pas amusant, en effet, de voir les gens prendre, durant des siècles, une fiction pour une réalité, et reconnaitre, respecter, servir quelque chose qui n'existe même pas? Nous l'avons déjà dit : ce serait amusant, voire très amusant, si la chose n'avait pas pris, hélas! une tournure tout à fait tragique. Car, la fiction a coûté, elle continue de coûter, elle coûtera encore beaucoup de sang. D'ailleurs, c'est toujours pour des fictions (Dieu! Eglise! Etat! etc...) que l'homme s'est battu, et se bat encore. Les réalités, tout ce qui n'est pas fiction, lui échappent. Les fantômes l'entraînent, le guident, l'absorbent... N'est-ce pas tragique? Et l'on dit que nous, les anarchistes, sommes des utopistes, des rêveurs!... Mille fois non! Rêveurs, utopistes, sont certainement ceux qui croient aux fictions. Quant à nous, briseurs de fantômes, nous sommes, précisément, des réalistes... Eh oui! Nous, les anarchistes, qui prétend-on, voguons dans les nuages, nous sommes, sans aucun doute, tout ce qu'il y a de plus à terre. * * * Eh bien! En notre qualité de réalistes, qu'avons-nous à dire de l'Etat? Comment expliquons-nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, sa « réalité » pour des millions de gens? La littérature anarchiste au sujet de l'Etat est très abondante. Cela se comprend, car la négation de l'Etat, la lutte contre l'Etat, au même point que celle contre le capitalisme, est la pierre angulaire de l'anarchisme. Les œuvres de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine, d'Elysée Reclus, de Malatesta, de Jean Grave, de Sébastien Faure, de Pouget, de Stirner, de Rocker, et de beaucoup d'autres libertaires moins connus traitent le problème à fond. Il serait superflu de les citer ici. Le lecteur cherchant à acquérir une érudition plus ou moins complète par rapport à l'Etat n'aurait qu'à s'adresser aux sources mêmes. Ce qu'il faut ici, c'est donner un résumé bref et net de notre point de vue. Et d'abord, entendons-nous sur un point : étant donné l'absence d'une définition précise et solide de l'Etat, nous comprendrons sous ce terme un système de relations mutuelles - actions et réactions - entre un nombre d'individus plus ou moins importants, système dont l'étendue, l'influence, l'efficacité données sont limitées géographiquement, politiquement, économiquement, socialement, et dont la réalité n'est conçue qu'intuitivement par les individus qui y sont englobés. Quelle est, d'après les anarchistes, l'essence même de ce système? C'est ce que nous allons voir. 1° Les origines de l'Etat. - Comme déjà dit, elles sont, hélas! bien ténébreuses. Les établir, les reconstituer parait impossible. Il existe, cependant, quelques points historiquement acquis, sur lesquels on est parfaitement d'accord, notamment : 1° L'avènement de l'Etat signifie la fin décisive du communisme primitif, de cet état d'égalité économique et sociale où les peuples vivaient à l'aube de leur histoire ; 2° Une lutte entre la communauté primitive et l'Etat avançant triomphalement eut lieu durant des siècles et se termina par la victoire complète de ce dernier ; 3° Des liens intimes, organiques, existent entre la genèse de la propriété privée, de l'exploitation et de l'Etat. L'histoire entière nous prouve que, toujours et partout, l'Etat fut un système social instaurant définitivement, légalisant et défendant l'inégalité, la propriété, l'exploitation des masses travailleuses (Les fameuses despoties soi-disant « communistes » de l'ancienne Egypte, du Pérou et autres n'y font pas exception, puisque leur « communisme » consistait exclusivement en une régularisation étatiste minutieuse de toute la vie privée des « sujets » ; mais, quant aux privilèges, propriété, castes exploitant et masses exploitées, tout ceci formait la base même de ces Etats). C'est le dernier point qui, ici, nous intéresse le plus. La cause fondamentale qui amena finalement à l'Etat fut donc la nécessité pressante, éprouvée par les classes naissantes dominatrices, privilégiées et exploiteuses, d'instaurer un système puissant qui sanctionnerait et défendrait leur situation. Les guerres, les conquêtes, les prérogatives politiques, les moyens matériels et autres, les aidèrent. Le rôle historique de l'Etat. - Pour les sociologues bourgeois, le rôle historique de l'Etat est d'organiser la Société, de mettre de l'ordre dans les relations entre les individus et leurs divers groupements, de régulariser toute la vie sociale. C'est pourquoi, à leurs yeux, l'Etat est une institution non seulement utile, mais absolument nécessaire : seule institution pouvant assurer l'ordre, le progrès, la civilisation de la Société. Le rôle de l'Etat fut et reste, pour eux, positif, progressif. Ce point de vue est partagé par les socialistes étatistes, y compris les « communistes ». Tous, ils attribuent à l'Etat un rôle organisateur positif au cours de l'histoire humaine ; ceci, malgré l'abîme qui les sépare des étatistes bourgeois. Cet abîme consiste en ce que ces derniers considèrent l'Etat comme une institution placée au-dessus des classes, appelée précisément à réconcilier leurs antagonismes, tandis que, pour les socialistes, l'Etat n'est qu'un instrument de domination et de dictature de classe. Malgré cette différence, les socialistes prétendent, eux aussi, qu'au point de vue évolution humaine générale, l'avènement de l'Etat fut un progrès, une nécessité, car il organisa la vie chaotique des communautés primitives et ouvrit à la civilisation des voies nouvelles. En conformité avec cette conception de l'Etat comme d'un instrument d'organisation, de progrès (à certaines conditions), les socialistes prétendent que le système étatiste peut être utilisé, actuellement aussi, comme un facteur progressif, notamment : comme un instrument de libération des classes opprimées et exploitées. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que, d'une façon ou d'une autre, l'Etat bourgeois actuel soit remplacé par un Etat prolétarien qui sera l'instrument de domination, non pas de la bourgeoisie sur le prolétariat, mais, au contraire, du prolétariat sur les éléments bourgeois et capitalistes. (Voir : Antiétatisme). Donc, pour les idéologues de la bourgeoisie, le rôle historique de l'Etat est purement positif et progressif. Pour les socialistes, ce rôle fut d'abord progressif ; il devint ensuite régressif ; et il peut redevenir progressif. L'Etat (comme l'Autorité) peut, à leurs yeux, être un instrument ou de progrès ou de régression. Tout dépend des conditions historiques données. En tout cas, l'Etat, disent-ils, a joué, dans l'histoire humaine, et il peut jouer encore, un rôle positif : celui d'organisation de la vie sociale, celui de création des bases d'une Société meilleure. Un tel point de vue dépend de ce que les socialistes (les marxistes surtout) conçoivent la vie des sociétés humaines, l'organisation sociale, le progrès social, d'une façon en quelque sorte « mécanique ». Ils ne tiennent pas suffisamment compte des forces librement créatrices, se trouvant à l'état potentiel au sein de toute collectivité humaine dont chaque membre - l'individu - est, pour ainsi dire, une charge d'énergie créatrice (dans tel ou tel autre sens), et qui est toujours un ensemble formidable d'énergies créatrices diverses. Ce sont ces énergies qui, au fond, assurent et réalisent le véritable progrès. Ne s'en rendant pas compte, concevant la vie et l'activité des sociétés plutôt mécaniquement, les socialistes ne peuvent se représenter l'organisation, l'ordre, l'évolution, le progrès humains autrement que par l'intervention, et l'activité constante d'un facteur mécanique puissant : l'Etat! La conception anarchiste se base, par contre, précisément sur l'esprit et l'énergie de création, propres à tout être humain et à toute collectivité d'hommes. Elle renie totalement le facteur mécanique, ne lui attribue aucune valeur, aucune utilité, à aucun moment historique : passé, présent ou futur. De là, une tout autre conception du rôle historique de l'Etat chez les anarchistes. 1° Jamais, à leur avis, l'Etat n'a joué un rôle progressif, positif quelconque. Commencée sous forme d'une communauté libre, la Société humaine avait, devant elle, le chemin, tout droit, de l'évolution ultérieure, libre et créatrice, de la même communauté. Cette évolution aurait été, certainement, mille fois plus riche, plus splendide, plus rapide, si sa marche normale n'avait pas été arrêtée et déroutée par l'avènement de l'Etat. L'activité libre des énergies créatrices aurait amené à une organisation sociale incomparablement meilleure et plus belle que ne le fut celle à laquelle nous amena l'Etat. Le chemin de ce progrès normal était tout indiqué, lorsque certaines causés naturelles qui, aujourd'hui, n'existent plus, amenèrent à l'avènement des guerres, de l'autorité militaire et, ensuite, politique, de la propriété, de l'exploitation, dé l'Etat. L'avènement de ce dernier ne fut donc, à notre avis, qu'une déviation, une régression. Son rôle fut, dès le début, négatif, néfaste. L'Etat fut, immédiatement et indissolublement, lié à un ensemble de facteurs de stagnation, de recul, de fausse route. 2° Une fois installé et affermi, surtout après être sorti victorieux des luttes qu'il eut à soutenir contre la défensive de la communauté libre, l'Etat continua son action néfaste. C'est lui qui amena l'humanité à l'état lamentable de bêtes de somme bornées, sauvages, malades, dans lequel elle végète actuellement. C'est lui qui mécanisa toute la vie humaine, arrêta ou faussa son progrès, entrava son évolution, meurtrit son épanouissement créateur qui lui était pourtant tout indiqué. C'est lui, cet assassin de l'humanité libre, belle, pensante et créatrice qui, aujourd'hui encore, prétend guider et soigner sa propre victime : la Société humaine. Et c'est lui toujours qui prétend, par la bouche de fanatiques aveugles, comme par exemple, Lénine, et de leurs adeptes égarés, pouvoir sauver, ressusciter l'humanité qu'il assassina!... Et il se trouve encore des millions d'hommes qui sont prêts à croire à cet assassin masqué et à le suivre!... Nous ne sommes pas de leur nombre. Car, à part toutes les autres considérations, nous nous rappelons toujours des constatations de Kropotkine et de plusieurs autres historiens impartiaux qui prouvèrent que les époques d'un véritable progrès accomplis par l'humanité furent précisément celles où la puissance néfaste de l'Etat faiblissait, et qu'au contraire, les périodes d'épanouissement de l'Etat furent infailliblement celles où languissait le progrès créateur des sociétés humaines. * * * Revenons maintenant à la question posée au début de cette étude : Quelle est la raison pour laquelle on nous ordonne de croire, d'obéir, de nous soumettre à une institution qui n'est, quant à sa supériorité ou souveraineté, qu'une fiction, dont les origines sont inconnues, et le rôle historique si néfaste? Comment expliquons nous la puissance de ce fantôme, son influence formidable, la « réalité » de sa souveraineté pour des millions de gens? La réponse à cette question ne présente plus aucune difficulté. Ayant réussi à tromper et à briser la communauté primitive et sa résistance, les premiers dominateurs, fondateurs de la propriété, des castes privilégiées et de l'exploitation, instaurèrent donc définitivement un système de coexistence humaine basé justement sur l'exploitation des masses travailleuses par les vainqueurs, leurs aides et leurs fidèles serviteurs. Le système dit Etat fut, est, et sera toujours un système d'exploitation. Afin de sanctionner hautement et solennellement ce système, afin de l'imposer définitivement et à tout jamais aux masses populaires, afin de lui donner l'air d'une institution supérieure, fatale, souveraine, nécessaire, se trouvant au-dessus du libre arbitre humain, ces castes dominatrices, ces exploiteurs organisés présentèrent ce système sous l'aspect d'une institution divine, lui attribuèrent une puissance surnaturelle et surent, finalement, créer une telle force pour se défendre que toute lutte contre ce monstre, ce Léviathan disposant de richesses immenses, religieusement béni par les prêtres, armé jusqu'aux dents, soutenu par des forces organisées de privilégiés, de fonctionnaires, de magistrats, de geôliers, devint impossible. Il finit par s'imposer à un tel point, qu'on crut à sa souveraineté mystérieuse et que toute idée d'un autre système d'organisation sociale disparut pour longtemps de la mentalité humaine. Ce monstre, ce fut l'Etat. En tant que la plus formidable société anonyme d'exploitation, et protectrice d'autres sociétés du même genre, quoique de moindre importance, il est une réalité. Mais, rien que comme telle. En tant qu'une organisation supérieure, souveraine, sacrée, inviolable, éternelle de la société humaine, il est une fiction, un fantôme qui sut s'imposer en fétiches. La propriété, c'est l'exploitation. L'Etat, c'est la sanction de l'exploitation. Il la crée, il l'engendre ; il est né d'elle ; il vit d'elle ; il la bénit, la défend, la soutient... Il ne fut jamais, ne peut être, et ne sera jamais autre chose. Il est, en outre, un mécanisme formidable, aveugle, meurtrier, qui étouffe toute activité créatrice libre, tout élan humain vers une vie véritablement humaine. * * * Après ce qui vient d'être dit, les réponses à d'autres questions concernant l'attitude des anarchistes vis-à-vis de l'Etat viennent d'elles-mêmes. L'Etat est une forme passagère de la Société humaine, destinée à disparaître tôt ou tard. D'autres formes d'organisation sociale - libres, libérées de la base d'exploitation, donnant tout l'élan à la création - le remplaceront. L'Etat étant un instrument d'exploitation, il ne peut jamais, en aucun cas, sous aucune condition, devenir instrument de libération (erreur fondamentale des « communistes »). L'Etat ne pourra jamais disparaître par la voie d'une évolution. Il faudra l'abolir par une action violente, de même que le capitalisme. Il faut lutter à fond, immédiatement, contre l'Etat, en même temps que contre le Capitalisme. Car ce sont les deux têtes du même monstre, qui doivent être abattues toutes les deux simultanément. En n'en abattant qu'une seule, le monstre reste vivant, et l'autre tête renaît infailliblement. Les moyens de lutte contre l'Etat sont les mêmes que ceux de la lutte contre le capitalisme. L'abolition du capitalisme tout seul et le remplacement de l'Etat bourgeois par un Etat prolétarien est plus qu'une utopie : c'est un non-sens. L'Etat ne peut être que bourgeois, exploiteur. Il n'est pas utilisable dans la lutte émancipatrice véritable. Les masses travailleuses du monde entier finiront par le comprendre et l'expérience bolcheviste est justement là pour le démontrer bientôt, d'une façon palpable et définitive. La lutte contre le Capital et l'Etat est une lutte simultanée, lutte unique, qui doit être menée sans relâche, jusqu'à la démolition simultanée et complète de ces deux institutions jumelles. Ce n'est qu'alors que reprendront leur élan véritable : la Société humaine, la belle vie créatrice, le progrès, la civilisation. Tel est le point de vue anarchiste.

ETAPE n. f. (du latin barbare staplus ou de l'allemand stapel, entrepôt) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Autrefois on disait estape ou estapple. A l'origine, ce mot signifiait une foire, un marché public, une ville commerciale ; puis ensuite, il désigna l'endroit où les soldats s'arrêtaient en campagne pour se reposer et recevoir des vivres ou encore le gîte en route, pour le voyageur. De là viennent les expressions : doubler l'étape ; voyager par étapes ; faire deux étapes dans la même journée ; brûler les étapes, etc., etc. Au sens figuré le mot étape est usité pour marquer un point d'arrêt sur le chemin qui mène au but que l'on poursuit. « La dictature du prolétariat est une étape sur le chemin du communisme ». C'est du moins ce qu'affirment les communistes autoritaires ; nous savons par l'expérience du bolchevisme que la dictature du prolétariat n'est pas une étape mais un but. Il n'y a pas d'étape pour le révolutionnaire. La route doit être poursuivie sans arrêt et, pareil au Juif errant, il doit la parcourir jusqu'au jour où il aura atteint le but, qui ne peut être à notre avis qu'une société libertaire d'où auront disparu la contrainte et l'autorité.

ESTHETIQUE n. f. (du grec aisthetikos, sentiment) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




L'esthétique, nous dit le Larousse, est la « science qui traite du beau en général et du sentiment qu'il fait naître en nous ». C'est, en un mot, la philosophie de l'art. En vérité, si l'on veut considérer l'esthétique comme une science, il faut reconnaître que cette science permet une foule de spéculations, car il n'y a, en réalité, aucun critérium pour déterminer ce qui est beau et le séparer de ce qui est laid. Quantité de philosophes ont cherché à définir le « beau » et Aristote plaçait l'essence de l'art dans la nature ; il donnait ainsi une base à l'esthétique ; base peu solide, cependant, car tout ce qui est naturel n'est pas forcément beau. L'esthétique est, à notre avis, surtout une question de sentiment et de sensibilité. Tout ce qui touche à l'art est très complexe, et il est évident que, selon le point de vue où il se place, chaque individu peut avoir une conception particulière de l'esthétique. Ce qui apparaît beau à certains peut sembler laid à d'autres, et les sensations que l'on éprouve à la contemplation d'une œuvre d'art ou à l'audition d'un morceau de musique sont si multiples et si particulières, qu'il devient presque impossible de définir ce qui est esthétique ou ce qui ne l'est pas. L'esthétisme n'est pourtant pas uniquement une question de sentiment : c'est aussi une question d'éducation. Tel individu peut préférer une vulgaire chanson de rues à une symphonie de Beethoven ou encore rester impassible devant une peinture de maître, alors qu'il s'extasiera devant la croûte d'un rapin sans talent ; il n'en est pas moins incontestable que la musique de Beethoven ou la peinture d'un Raphaël ou d'un Corot sont des productions d'essence supérieure. Si la grande majorité des hommes ne vibrent pas et n'éprouvent aucune sensation devant une manifestation de l'art, c'est que le sentiment artistique n'a pas été, chez eux, développé et qu'ils ne sentent pas toute la différence, indéfinissable, qui existe entre le « beau » et le « laid ». Savoir discerner les caractères du beau suppose une certaine culture et c'est cette culture qui manque au peuple. Rien, en société bourgeoise, n'est fait pour développer le sentiment esthétique chez le peuple, et, à part quelques manifestations artistiques officielles, de caractère souvent archaïque, le peuple reste éloigné de tout ce qui est beau. C'est aux organisations d'avant-garde qu'il appartient de compléter l'éducation populaire. Etre révolutionnaire ne consiste pas simplement à renverser un ordre social périmé, mais aussi à transformer l'individu, à en faire un être supérieur, susceptible de comprendre toutes les productions de l'art, d'être émotionné à la lecture d'un beau livre ou à l'audition d'un chef-d'œuvre musical. La société ne sera vraiment idéale que lorsque l'homme sera, non seulement capable d'arracher à la terre ce qui est indispensable à sa vie matérielle, mais aussi un esthète, c'est-à-dire un être qui aime et qui pratique le beau.

ESTAMPAGE n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Terme populaire servant à désigner l'acte qui consiste à abuser de la confiance des camarades pour leur soutirer de l'argent. On appelle estampeur celui qui se livre à cet exercice malhonnête et ce mot est devenu synonyme d'escroc. Dans son esprit, le mot estampage ne renferme pas son origine. Nous pensons qu'il est usité dans le sens péjoratif qu'on lui prête de ce fait que : la monnaie étant de pièces frappées ou estampées, on a dénommé estampeur celui qui s'en procure en usant de certains moyens frauduleux. L'estampage n'est pas le vol ; c'est plutôt un abus de confiance. Dans les milieux d'avant-garde, où la solidarité s’exerce sur une grande échelle, et où la sensibilité des individus est continuellement tenue en éveil, il n'est pas étonnant de rencontrer de faux camarades qui profitent du bon cœur des compagnons pour vivre sur le commun et se procurer des ressources de façon malpropre. Cela est certainement regrettable, mais il n y a aucun moyen sérieux de pallier à cet état de choses. Toutes les organisations, quelles qu'elles soient, ont leurs parasites ; c'est une conséquence logique de la société bourgeoise qui repose sur le vol. Etre victime de l'estampage ; se faire estamper ; être estampé, etc... On appelle également estampage l'acte qui consiste à vendre une marchandise à un prix supérieur à sa valeur réelle. Le commerce (voir ce mot) n'est pas une chose honnête en soi ; nous l'avons démontré. De gros ou de détail, il donne naissance à un nombre incalculable de combinaisons plus ou moins louches ; mais c'est surtout en ce qui concerne le petit commerce que s'applique le mot estampage. Le monde pullule de charlatans qui, par leur bagout, s'attaquent aux naïfs et aux crédules et leur placent des articles inutilisables présentés avec une certaine recherche. C'est du reste la présentation que l'on paie car l'article en général ne vaut rien. Ceux qui se livrent à ce genre d'estampage sont nombreux surtout dans les grandes villes. En un mot, l'estampage est une maladie sociale qui puise son germe dans la société imparfaite que nous vivons. Dans la mesure du possible, il faut, dans nos groupes et cercles anarchistes, éloigner les estampeurs, car en outre qu'ils arrachent aux camarades des ressources qui pourraient être employées plus utilement, leurs actes sont indélicats, ils trompent les compagnons sincères et dévoués et nuisent à la bonne harmonie qui doit régner dans nos organisations.

ESSENTIEL adj. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Ce qui est l'essence d'une chose. La partie essentielle ; la qualité essentielle. Le moteur est la partie essentielle de l'automobile ; l'oxygène et l'hydrogène sont les parties essentielles de l'eau. Ce qui est nécessaire, indispensable. Le pain est la nourriture essentielle de l'homme, mais en notre siècle de rapine et de vol, où le bonheur des uns n'est que le fruit de la misère des autres, les humains manquent souvent de l'essentiel. Les causes de l'inégalité sociale qui se manifeste chaque jour plus brutale, sont multiples, mais les premiers responsables de l'arbitraire économique imposé par les classes dirigeantes, sont les opprimés eux-mêmes. Les travailleurs ignorent leurs devoirs essentiels. Ils perpétuent l'erreur de leurs aînés, de ceux qui les ont précédés dans la lutte, et qui eurent confiance en la politique pour se libérer du joug de leurs maîtres. Il semblerait que le passé n'ait rien appris aux classes travailleuses. Ne comprennent-elles pas, ne comprendront-elles jamais que l'essentiel, pour vaincre est d'abandonner toute illusion politique et de s'organiser puissamment sur le terrain économique, le seul où, se livre chaque jour la grande bataille entre le capital et le travail? L'essentiel, pour que les opprimés puissent développer toute leur force pour l'opposer à celles de leurs oppresseurs, est qu'ils soient unis. Or, jamais ils ne seront complètement organisés, tant que la politique s'immiscera dans leurs organisations. La politique est un facteur de division, de désunion et, par conséquent, dé défaite. Tout le passé n'est-il pas là pour le démontrer? Que les travailleurs se souviennent de cette clause essentielle : « L'union fait la force », et rapidement ils sortiront victorieux de la bataille.

ESSENCE n. f. (de essentia, même signification) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Philosophiquement et théologiquement l'essence est ce qui constitue la nature d'une chose. Ce qui est, ce qui existe. « Nous ne sommes sûrs de connaître complètement l'essence de quoi que ce soit, a dit Lachâtre, si ce n'est des concepts de notre esprit ». Pour ceux qui ramènent tout à Dieu, « Dieu est l'essence première de toute chose ». Un tel axiome permet évidemment toute les déviations philosophiques et est une explication simpliste pour ceux qu'anime le désir de savoir et de connaître, et nous préférons, anarchistes, accepter comme axiome la proposition suivante de Bakounine : « Tout ce qui est, les êtres qui constituent l'ensemble indéfini de l'Univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelle que soit, d'ailleurs, leur nature particulière, tant sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, les plus différentes et les plus semblables, grandes ou petites, rapprochées ou immensément éloignées, exercent nécessairement et inconsciemment, soit par voie immédiate et directe, soit par transmission indirecte, une action et réaction perpétuelles et toute cette quantité infinie d'actions et de réactions particulières en se combinant en un mouvement général, constitue ce que nous appelons la vie, la solidarité et la causalité universelle : la NATURE. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, que m'importe pourvu que vous ne donniez à ce mot Dieu d'autre sens que celui que je viens de préciser : celui de la combinaison universelle naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d'actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres » (Bakounine, Système du Monde, œuvres tome III, pp. 217, 218). Nous voyons par ce qui précède que Bakounine considère que la nature est l'essence de toute chose, et qu'il lui importe peu qu'on la dénomme Dieu, Absolu, ou qu'on la désigne sous tout autre terme. Le Dieu de Spinoza, le célèbre panthéiste du XVIIème siècle, est également l'essence première de toute chose, mais bien que le système de Spinoza ait été, interprété différemment par différentes écoles philosophiques, il apparaît que son Dieu n'est pas celui des croyants mais celui des athées, et que du spinozisme découle directement le déterminisme universel. * * * Chimiquement on donne le nom d'essences naturelles aux produits aromatiques extraits des végétaux. Essence de roses, essence de violettes, essence de menthe, etc... ; les essences artificielles sont des substances aromatiques obtenues par des compositions chimiques et destinées à remplacer certaines essences naturelles dont le prix de revient est trop élevé. Les essences minérales que l'on emploie pour le chauffage, l'éclairage et aussi comme carburant dans les moteurs à explosions sont obtenues par distillation des pétroles bruts. En raison de son inflammation, la manipulation de l'essence minérale est des plus dangereuses. L'essence minérale est donc un sous-produit du pétrole, et, malheureusement, ce produit si utile, si nécessaire à l'activité de la vie moderne, menace de mettre à nouveau le monde à feu et à sang. Les progrès de l'aviation provoquent une soif de pétrole dans les différentes nations du monde et comme en régime capitaliste ce ne sont pas les besoins mais les intérêts qui passent d'abord, chaque groupe de capitalistes internationaux se dispute les sources de pétrole actuellement contrôlées par l'Amérique et l'Angleterre. Il est probable que la prochaine guerre, et cela se dit ouvertement, sera la guerre du pétrole. Espérons que les peuples qui ont versé tant de sang pour la défense des intérêts de leurs maîtres respectifs, se refuseront à l'avenir à s'entretuer pour un produit qui ne doit être la propriété de « personne » mais de tous

ESSAI n. m. (de l'italien assayio, même signification) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Action d'essayer. Epreuve, expérience qu'on fait d'une chose afin de se rendre compte si elle convient à l'usage qu'on lui destine. Essayer une machine, faire l'essai d'une arme, d'un cheval ; prendre un domestique, un ouvrier à l'essai, c'est s'assurer par l'expérience qu'ils sont capables de remplir les fonctions que l'on désire leur confier. On donne aussi le nom d'essais à certains ouvrages de sciences ou de littérature, de politique ou de philosophie où le sujet n'est pas traité à fond. Le mot essai est employé parfois comme synonyme de tentative. Faire un essai de colonie anarchiste. Les anarchistes ou plutôt des individualités anarchistes ont à diverses reprises essayer de se détacher de l'ambiance et de fonder des colonies au sein desquelles ils auraient vécu une existence plus en rapport avec leurs conceptions. Ces essais n'ont jamais été couronnés de succès et cela n'a rien de surprenant, car il est matériellement impossible de vivre en dehors de la société et celle-ci est organisée de telle façon que trop de facteurs concourent à l'échec d'une semblable tentative. Un essai de société anarchiste en régime bourgeois est une erreur, tout individu, tout groupe, toute association étant sous la domination de cette bourgeoisie. Le travail des anarchistes est d'essayer d'ébranler les bases de la société moderne et, ensuite seulement, ils pourront faire l'essai d'une société sans autorité et sans contrainte.

ESPRIT n. m. (du latin spiritus, souffle) Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Comme le mot âme (voir ce mot) dont il a la même signification latine, le mot esprit est un terme vague, imprécis, dont la définition varie selon les doctrines philosophiques qui, toutes, s'y sont plus ou moins intéressées (Sébastien Faure, E. A., p. 44). Les divers dictionnaires que nous consultons nous disent que l'esprit est une substance incorporelle, immatérielle, le souffle vital qui anime les corps et les fait agir. « C'est un mot », nous dit Voltaire, à la huitième question de son Philosophe ignorant, « qui, originairement signifie souffle et dont nous nous sommes servis pour tâcher d'exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand, même par un prodige qui n'est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d'intelligence, mais comment l'avons-nous? C'est le secret de la nature ; elle ne l'a dit à nul mortel » (VOLTAIRE). Aux mots spiritualisme et matérialisme, il sera traité plus profondément des diverses doctrines philosophiques et scientifiques qui se sont occupées à rechercher ce qu'était l'esprit ; disons ici, brièvement, que pour nous, l'esprit est une force née de la matière, inhérente à la matière et qu'il ne peut être la manifestation d'une puissance immatérielle détachée de toute substance corporelle. Si l'on considère le corps humain comme un composé chimique, l'esprit est la flamme qui jaillit de ce corps, comme le jeu jaillit d'une allumette chimique par le frottement de celle-ci sur un frottoir approprié. Voyons maintenant de quelle façon ce terme est usité généralement. Le Saint-Esprit, selon le dogme catholique, est la troisième personne de la Trinité : le père, le fils et le Saint Esprit. On connaît la légende. C'est le Saint Esprit qui engrossa Marie, la femme de Joseph. « Maria étant grosse par l'opération du Saint Esprit... et son mari, Joseph, homme juste ne voulant pas la couvrir d'infamie, voulut la renvoyer secrètement. Un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne craignez point de revoir votre femme Maria, car ce qui est en elle est l'œuvre du Saint Esprit. Or, tout cela se fit pour remplir ce que le Seigneur a dit par son prophète : Une vierge en aura dans le ventre et elle fera un enfant, et on appellera son nom Emmanuel » » (Evangile selon Matthieu, chap. I, v. 29). Ne soulignons que de quelques mots l'absurdité d'une telle légende qui, cependant, forme la base de toute la religion chrétienne. Il est douteux qu'un homme, quels que soient son fanatisme et son attachement aveugle à l'idée d'un Dieu purement spirituel accepte de nos jours un telle explication de la grossesse de sa femme. Pourtant, logiquement, ce que le Saint Esprit fit hier il peut le refaire demain, sa volonté étant impénétrable pour les pauvres hommes que nous sommes et sa puissance étant infinie. Mais si, idéologiquement, philosophiquement, le croyant accepte le dogme de l'église catholique, pratiquement il n'en est pas de même et le Saint Esprit est une puissance qu'il a adaptée à sa vie matérielle et qu'il veut bien adorer à la condition qu'elle ne vienne pas troubler son existence charnelle. On donne également le nom d'esprits à tous les êtres « incorporels » du monde invisible, traités dans la science théogonique qui est l'étude sur la généalogie et la filiation, des dieux. Dans toutes les vieilles traditions polythéistes on trouve trace de ce monde des esprits et Hésiode le poète grec du VIIIème siècle avant J. C. déclarait qu'il y avait 30.000 esprits qui dirigeaient et surveillaient les actions des hommes. Les cabalistes donnaient à leurs « esprits », anges ou démons, des noms particuliers ; c'est ainsi qu'ils nommèrent sylphes les esprits de l'air ; gnomes, ceux de la terre ; ondins, ceux des eaux ; salamandres, ceux du feu, etc., etc. Toutes ces croyances anciennes, ces erreurs du passé, dues à l'ignorance n'ont pas été sans imprimer fortement d'un certain fanatisme les générations qui se sont succédées et si ce fanatisme disparaît au fur et à mesure que s'étendent les connaissances humaines, les progrès de la science et de la philosophie sont tellement lents que le cerveau humain est encore de nos jours imprégné de toutes les traditions ancestrales. Bon nombre d'individus, sans être attachés à des croyances particulières, s'imaginèrent être sous l'influence des « esprits du bien ou du mal » qui déterminaient leurs actions, bonnes ou mauvaises. D'autres crurent sincèrement qu'après la mort l'esprit se détache du corps humain et va habiter le corps d'animaux inférieurs ; selon d'autres encore l'esprit plane au-dessus des hommes et descend parfois parmi eux et substituent leurs pensées à celles de certains hommes. Anarchistes, nous ne pouvons admettre une telle manifestation de l'esprit, car ce serait accepter la conception du « spiritualisme » qui reconnaît un esprit distinct de la matière et d'où découle fatalement la conception de l'immortalité de l'âme. Le spiritisme qui est une « science » relativement jeune et qui étudie les conditions d'existence de l'esprit a donné naissance à un charlatanisme tel, qu'il est difficile de reconnaître les chercheurs sérieux des charlatans exploitant la crédulité humaine. Nous devons cependant reconnaître qu'il existe des problèmes inconnus et par conséquent il serait puéril de rejeter impitoyablement sans les avoir approfondies, les démonstrations des esprits. Nous pensons cependant que le spiritisme est plus une doctrine occulte qu'une science et que, mieux que lui, la psychophysiologie ou physiologie psychologique arrivera à résoudre la solution du problème, en nous initiant aux rapports de l'âme, de l'esprit et du corps. Dans le langage courant, on désigne par le mot esprit l'ensemble des facultés intellectuelles. « Dans le langage philosophique, dit La Harpe, l'esprit n'est que l'entendement, la faculté pensante. Dans l'usage commun, le manque d'expressions nécessaires pour rendre chacune de nos idées, a fait donner généralement le nom d'esprit à l'une de ces qualités, dont l'effet est le plus sensible dans la société, à la vivacité des conceptions ». Et Montesquieu nous dit que l'esprit consiste à reconnaître la différence des choses diverses et la différence des choses semblables ». L'esprit, tel que ce mot est employé communément est donc la faculté de concevoir, de comparer, de juger, de raisonner, et c'est en effet dans ce sens qu'il est usité le plus souvent. Il est synonyme d'intelligence et on dit souvent « un homme d'esprit » pour un homme intelligent. En outre le mot esprit est employé dans une foule de formules. Rendre l'esprit : pour mourir ; perdre l'esprit : avoir l'esprit du commerce ; la présence d'esprit ; un esprit brouillon ; un bel esprit, un esprit fort ; l'esprit de famille, de corps, etc., etc... Si avoir, de l'esprit est une qualité, gardons-nous cependant d'en faire à tout propos et hors de propos, car a dit Casimir Delavigne : « L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a ».

vendredi 22 février 2019

Du contrat social Par Jean-Jacques Rousseau




« Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudroit une intelligence supérieure qui vit toutes les passions des hommes et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eut aucun rapport avec notre nature et qui la connut à fond ; dont le bonheur fut indépendant de nous et qui pourtant voulut bien s'occuper du notre ; enfin, qui dans le progrès des tems se ménageant une gloire éloignée, put travailler dans un siècle et jouir dans un autre. »

« Les usurpateurs amènent ou choisissent toujours ces tems de troubles pour faire passer, à la faveur de l'effroi public, les lois destructives que le peuple n'adopteroit jamais de sang froid. Le choix du moment de l'institution est un des caractères les plus sûrs par lesquels on peut distinguer l'oeuvre du législateur d'avec celle du tyran. »

« Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout sistème de législation, on trouvera qu'il se réduit à deux objets principaux : la liberté et l'égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l'état ; l'égalité parce que la liberté ne peut subsister sans elle. »

« ..quand à la richesse , que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. Ce qui suppose du côté des grands modération de biens et de crédits, et du côté des petits, et convoitise. »

« D'où il suit que, plus l'état s'agrandit, plus la liberté diminue. »

« D'un autre côté, l'agrandissement de l'état donnant aux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations et de moyens d'abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement. »

« (De la démocratie) à prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l'on voit aisément qu'il ne sauroit établir pour cela des commissions sans que la forme de l'administration change. »



mercredi 20 février 2019

Attente de Dieu Par Simone Weil




« Aujourd'hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir ».

« L'art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l'homme une image de la beauté infinie de l'univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l'univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour. »
Le jour où, par l'effet d'un malentendu aujourd'hui bien difficile à comprendre, le christianisme s'est séparé du stoïcisme, il s'est condamné à une existence abstraite et séparée. »

«Dans un poème, si l'on demande pourquoi tel mot est à tel endroit, et s'il y a une réponse, ou bien le poème n'est pas de premier ordre, ou bien le lecteur n'a rien compris. Si on peut dire légitimement que le mot est là où il est pour exprimer telle idée, ou pour la liaison grammaticale, ou pour la rime, ou pour une allitération, ou pour remplir le vers, ou pour une certaine coloration, ou même pour plusieurs motifs de ce genre à la fois, il y a eu recherche de l'effet dans la composition du poème, il n'y a pas eu véritable inspiration. Pour un poème vraiment beau, la seule réponse. c'est que le mot est là parce qu'il convenait qu'il y fût. La preuve de cette convenance, c'est qu'il est là, et que le poème est beau. Le poème est beau, c'est-à-dire que le lecteur ne souhaite pas qu'il soit autre. »

« Ceux qui croient discerner des desseins particuliers de la Providence ressemblent aux professeurs qui se livrent aux dépens d'un beau poème à ce qu'ils nomment l'explication du texte. »

« L'équivalent dans l'art de ce règne de la nécessité, c'est la résistance de la matière et les règles arbitraires. La rime impose au poète dans le choix des mots une direction absolument sans rapport avec la suite des idées. Elle a dans la poésie une fonction peut-être analogue à celle du malheur dans la vie. Le malheur force à sentir avec toute l'âme l'absence de la finalité. »

« Mais détruire des cités, soit matériellement, soit moralement, ou bien exclure des êtres humains de la cité en les précipitant parmi les déchets sociaux, c'est couper tout lien de poésie et d'amour entre des âmes humaines et l'univers. »