mardi 31 janvier 2023

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme Partie III

   Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Les aphasiques et le jité   Par Jacques Brou


Ce que nous désirons passionnément, c'est à la fois ne pas penser et ne pas avoir l'air bête. Hélas, nous vivons dans un monde où c'est impossible. Où la bêtise se lie immanquablement à l'absence de pensée. Où on ne peut vider une tête de pensée. Où on ne peut vider une tête de pensée sans la remplir d'autant de bêtise. Sans doute un autre monde est-il possible, dans lequel l'absence de pensée n'équivaudrait pas nécessairement à la bêtise. Dans lequel, au contraire, l'absence de pensée signifierait aussi l'absence de bêtise. Mais ce n'est le nôtre. Ce n'est pas le nôtre qui se méfie tant des bêtes et de la bêtise à laquelle souvent nous avons l'envie de céder. Pour pouvoir enfin lâcher prise et nous étaler dans la grande bêtiser fangeuse. Dans la grande origine des bêtes qui ne pensent pas. Nous apprenons aux heures de grande écoute ce qu'il faut penser du monde et de nos vies vécues par ce monde et ce que serait par exemple une vie réussie. Nous tentons de réussir nos vies comme on s'efforce de marquer un but. Nous avons une défense, une attaque, une stratégie: petit schéma comportemental que nous répétons en toutes occasions, ad libidum. Nous vivons dans une version sous-titrée du monde. Nous en ignorons la version originale. Nous ne savons pas ce que c'est que ce monde dans lequel se déroulent et se dévastent nos vies. Nous savons seulement qu'il n' aucun sens et que tous les sens qu'on lui prête sont comme les épisodes d'une série infinie. Que l'entreprise du sens a deux buts: rendre crédible un monde de jour en jour plus fantomatique et prolonger d'un épisode à l'autre, à la petite semaine, une existence toujours sur le point de finir abruptement. le monde ne veut rien dire; il est; c'est déjà pas mal pensons-nous parfois dans nos moments de lucidité. Nous ne comprenons rien au réel en V.O. mais sous-titré dans la langue du jité, c'est une douce berceuse. Qui nous informe à la fois de ce qui arrive - cette pluie de faits qui nous rince - et de ce qu'il faut en penser. Qui nous enseigne à neutraliser les faits par la pensée formatée. A faire un tri dans le monde entre ce qui a un sens et ce qui n'en a pas. Qui nous enseigne à penser normalement pour que le monde se normalise. Et nous explique pourquoi les faits sont tels qu'ils sont. Et pourquoi il faut renoncer à les changer. Pourquoi il faut se décourager. les éditorialistes sont nos professeurs de découragement. Ils nous expliquent pourquoi et comment il faut renoncer au projet désuet de changer les faits. Si on s'en tient aux faits et si les faits s'en tiennent à leur mutisme, si les faits muets se laissent gentiment commenter, la vie s'en trouvera simplifié et meilleure à vivre. Ils découragent et finalement interdisent de penser autre chose que les faits qui les intéressent, qu'ils proposent moins à notre pensée qu'à notre vue ou à nos mains, qu'ils retirent à notre pensée en même temps qu'ils les proposent à nos yeux et à nos mains. Des faits qui tiennent dans des images. Visibles et tangibles. Mesurables, calculables et finalement prévisibles. Ils nous enseignent leur science des faits qui discrédite toute autre forme de pensée. Pour finalement capituler, dire oui au monde tel qu'il est et où il va. les faits qu'ils évoquent constituent tout le monde, prétendent-ils. Sans qu'il ne reste rien à penser du monde une fois qu'on a recensé ces faits. Si on leur présente d'autres faits, ils disent qu'il s'agit de faits appartenant à un autre monde, impossible à penser et encore plus à transplanter dans le nôtre. Aussi hasardeux à transplanter dans notre monde que le coeur d'un homme dans le corps d'un autre. les maitres prétendent penser la seule pensée du seul monde possible. Un seul monde, une seule pensée: tel semble être parfois le mot d'ordre. Et parfois encore: un seul monde, aucune pensée. Et pour le dire plus nettement: un seul monde, aucune pensée et une simple régulation du flux d'images sous la forme d'un logiciel de contrôle. Comme s'il n'était plus besoin que de régler la circulation des images, des faits et des objets. Comme si l'évidence s'imposait d'elle-même, éliminant toute autre forme de dispute que la discussion de loisir. Voilà qui nous apaise! Car une chose nous effraie: que le monde nous rejette. Que l'humanité nous expulse hors de son sein. Que la grande Mère Humanité nous abandonne. Nous déshérite. Que nous ne soyons plus les chers petits numains que nous avons tant aimé être. les hommes nains que Mère Humanité aime tant. Pour conjurer ce risuqe, nous nous tenons au foyer humain. A la matrice. Sans nous écarter d'un pas des us et coutumes humaines. Sans faire le pas qui nous mettrait hors de la norme. De la norme qui nous protège de tout excès, de tout égarement hors des sentiers battus. Un jour peut-être, la norme - la grande famille des hommes - ne voudra plus de nous. Aussi la désirons-nous passionnément comme le nouveau paradis laique. Nous désirons à la fois la passion et la norme: nos idéaux et notre oxymore. On étouffe peut-être dans les normes mais on meurt en dehors. et l nome n'est jamais que ce que peut un homme, ce que peut la moyenne des hommes. Puis assez vite, elle devient ce que veut un homme. Les hommes veulent ce que peuvent tous les hommes. N'obtenant que ce qu'ils peuvent eux-mêmes et ne pouvant admettre qu'ils puissent  moins que d'autres, ils se rendent assez vite malheureux. N'importe! Ils s'obstinent. Puisqu'il est bon d'être normal, de ne plus être soi, puisqu'il est bon d'être tous. Ce monde nous enseigne la honte d'être soi. Car, personne ne s'y trompe plus, il s'agit avant tout de faire taire et de faire honte. Faire honte aux pensées sauvages, aux pensées minoritaires, aux pensées migratoires sans domicile fixe voire apatrides qui montent spontanement dans les corps. Faire taire qui se met en tête de dire ce qu'il pense seul. Qui se met en tête de penser publiquement sa pensée solitaire. De répandre ses sales pensées dans l'espace public plutôt que de les écouter discrètement dans quelques pensotières à usage intime. Il nous faut des hommes qui viennent faire la guerre à la pensée avec les armes de la pensée. Avec la pensée elle-même. Il nous fait des hommes qui fassent honte à qui pensait jusque-là. Plus personne ne s'imagine pouvoir aller mieux en pensant. Comprendre ne peut plus soulager de rien. La manie de penser est même réputée aggraver le cas de ceux qui vont mal. Il faut au contraire que le travail et les loisirs épuisent entièrement la vie d'un homme. Sans qu'il reste le moindre temps-mort - c'est-à-dire de pensée - dans la vie d'un homme. Car qui pense fait rire. Qui pense fait honte et mérite à sont otur de ressentir toute sa honte. Qui pense aujourd'hui, on considère qu'il ne fait rien, qu'il perd son temps etcelui de tous, qu'il se fait du mal, à lui-même et aux autres. Ou qu'il se fait un bien honteux. Qu'il se souille et que, d'une manière générale toutes ces pensées privées plus ou moins clandestines, plus ou moins autorisées et toujours un peu subversives sont comme la souille du monde qu'il est grand temps d'assianir. Nous nous sommes fait ce monde où il est difficile de penser. Nous aovns, plus ou moins inconsciemment, créé les pires conditions pour la pensée. Mais il nous faut encore et toujours des nettoyeurs de la pensée qui viennent passer au karcher tout ce qui menace de mettre le monde hors de ses gonds. Les médecins d'une pensée ruminée plusieurs millions d'années par les hominidés qui s'étaient mis en tête de penser, ne parvenant qu'à s'embrouiller toujours un peu plus les idées. Au point que c'est désormais le monde entier qu'il faut sauver du désastre, nous disent les maitres-penseurs-sauveteurs venus éteindre le feu de la pensée. Les penseurs-pompiers venus éteindre toute autre pensée que la leur. Toute autre pensée que celles qui dirigent le monde, qui peuvent le faire durer encore un peu. Il faut pour cela étouffer les pensées clandestines de l'espèce humaine. "Quelle vanité que la pensée! nous disent les maitres-penseurs-pompiers. Quelles vanités que vos pensées d'hommes singes! Quelles vanités que ces pensées qui vous retiennent de devenir tout à fait humains! Quand vous êtes occupés par toutes ces choses, images, messages instantanés! Pensez donc par images! ne pensez plus! Quelle vanité que la pensée en temps d'occupation! Quand vous avez perdu tout ce temps à penser en vain. Quand il y a cette avidité qui nous brûle."

lundi 30 janvier 2023

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme Partie II

  Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Les aphasiques et le jité   Par Jacques Brou


C'est pourquoi longtemps - tous les soirs en prime time pour la love story, puis deux fois par jour au jité pour avoir des news , puis toutes les heures en temps réel, puis tout le temps et toujours avec tout le monde mais avant tout le monde - nous allumons la télé et/ou nous activons nos écrans et/ou nos tablettes et/ou smartphones et/ou n'importe quoi mais quelque chose qui se connecte aux grands centres nerveux de la planète et nous déconnecte de notre propre centre nerveux. de notre propre bêtise et de notre propre inertie. de notre propre centre nerveux en crise. Et pour tout dire, de notre crise de nerfs perpétuelle. Nous voulons qu'on nous débranche et qu'on nous décentre. N'importe où dans le world wide web. Dans le brave new world. Qu'on interrompe notre petit movie intérieur et l'alimente à la fois, lui faisant prendre de nouvelles pistes, essayer de nouveaux scénarios. Nous voulons rester joignables 24 heures/.24 parce qu'il nous semble que 24 heures/24 c'est l'éternité. Nous voulons le forfait eternity. La vie est illimitée et nos forfaits permettent d'y accéder. Nous voulons quelque chose qui brille dans nos mains et parfois éclaire notre visage comme la joie peut le faire mais qui ne soit pas la joie parce qu'elle peut trop facilement nous quitter et nous ne voulons plus qu'on nous quitte. Nous voulons nous attacher si solidement au monde que rien ne puisse plus nous quitter. Nous voulons des choses qui soient à la fois nos mains et nos yeux. Qui vibrent dans nos poches comme de petites bêtes fouisseuses. Qui s'allument et fassent un bruit fun. Et qui nous soient comme des âmles de synthèse. Et viennent boucher le trou que nous avons depuis toujours à la place de l'âme. Et que nous, nous soyons les ânes de nos âmes. Nous désirons passionnément quelque chose qui nous donne à penser et qui se pense tout seul en nous. Nous souffle en toutes circonstances comment être faire et dire. Un software de pensée automatique implanté au plus profond de nous - dans l'ombre inaperçue- qui prenne vie et nous fasse recommencer la vie autrement. Plus légèrement. Quelque chose qui nous guérisse du mal et du malheur de penser. Nous désirons quelque chose ou quelqu'un  qui pense à notre place dans une langue soft et sexy. Et claire. Et easy. Et speedy. Easy think. Une langue-string jeté sur le monde comme une virgule qui en cache le pire, c'est-à-dire l'antre. Nous voulons fuir sans nous écarter les uns des autres. Nous ne voulons plus d'une pensée-monde. Ni d'une langue pour dire le monde. Elles prennent trop de place et nous n'avons plus ni temps ni place. Nous ne désirons que les versions simplifiées qui entrent dans un smartphone. Les versions light. Fat free thought. Aptes avant tout à transmettre des informations et des mesures. Une langue et une pensée formatées sans doute, mais qu'importe. peut-être même fabriquées en Chine par des enfants. les rabat-joie, mauvais joueurs et autres perdants du jeu économique tentent de nous gâcher le plaisir en moquant notre langue et notre pensée. un appauvrissement de la langue- disent-ils, et un amaigrissement de la pensée. une pensée qui pourra de moins en moins dire ce qui l'affecte. Et des corps qui ne savent déjà plus ce qu'ils ressentent. Ce qu'ils vivent. Mais c'est tant pis! Ou c'est tant mieux! Au contraire! Nous ne demandions que ça. Qu'on nous siphonne la langue! Qu'on y aille! Qu'on nous détricote la pensée! Nous perdons nos mots, nous ne savons pas où est notre pensée, et alors? Nous nous sentons bien! Nous nous sentons de mieux en mieux. Même si nous continuons à vivre et encaisser dans un monde qui fait de moins en moins de cadeau. Toute la différence est que nous ne pouvons plus dire ce qui nous trouble ou nous lamine. Et ce que nous ne pouvons plus dire, nous ne pouvons pas plus le penser. Et si ce que nous ne pouvons plus penser ne cesse pas d'exister et de nous nuire, peu importe! Nous utilisons nos loisirs à guérir. Nous cicatriserons pendant les vacances. Si nous engrangeons de formidables quantités d'affects et de ressentis sans plus irne pouvoir en exprimer, si tout vient éclater et se perdre dans la boite noire du corps, c'est que la vie désormais consiste à faire l'expérience de vivre sans pensée et sans langue et que l'expérience exige d'être poursuivie aussi loin que possible. Et que nous sommes devenus cette exigence. certes, nous n'avons jamais été bien clairs mais nous sommes désormais très obscurs. Obscurs et plats à la fois, sans la profondeur que nous donnait la langue. Obscurs et si minces. Tant mieux encore une fois! Nous avons toujours pensé qu'il y avait trop de mots dans la langue. Trop d'idées dans la tête, à nous en donner la migraine. il nous faut des gardiens de la pensée. des pasteurs pour nos troupeaux de pensées erratiques. Il nous faut des rassembleurs et des penseurs majoritaires. Il nous faut des guides et des pères. Nous désirons des maitres. Il nous faut des médicaments psychotropes. il nous faut de beaux visages qui pensent directement dans la langue la plus simple. Et une langue taillée dans le bois dont on fait les grands hommes. il nous faut de beaux corps qui prennent la pose du penseur dans la langue jité. Il nous faut des éditorialistes qui cherchent à gagner sur tous les tableaux. Qui fassent les penseurs et qui fassent les beaux. Qui jouent la langue et qui jouent l'écran. Il nous faut des écrans sur lesquels nous puissions poser nos doigts et nos plus seulement nos yeux. Nous avons un besoin de croire et un besoin de toucher et nous avons besoin de toucher ce à quoi nous croyons et de croire ce que nous touchons. ce monde l'a bien compris qui nous incite à toucher les écrans que nous ne savions que regarder. Ce monde veut notre croyance et ne peut vivre si nous ne croyons en lui. N'existe que s'il nous donne la preuve qu'il est vrai, que tout est vrai de ce qui apparait sur les écrans. Le monde nous raconte les histoires qui lui donnent un sens. Et les maitres-penseurs nous donnent -comme on donne la pâtée - le sens en dehors duquel nous ne pouvons vivre, disent-ils. Nous voulons savoir ce qu'il faut penser de nos vies et du monde  dans lequel nous les vivons. ce qu'il faut en penser pour ne pas avoir l'air bête. Si c'était possible, nous n'aimerions rien tant que pouvoir ne pas penser. Mais nous désirons encore plus fort ne pas avoir l'air bête. 

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme Partie I

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Les aphasiques et le jité   Par Jacques Brou


Nous savons à peu près jouir seuls - et nous n'avons guère appris que ça - mais nous ignorons encore comment penser sans nous blesser l'âme et la vie. Pour ce qui est de la pensée, nous avouons désormais sans complexe notre impuissance. Aussi, d'un peu partout, se lèvent des maitres à penser. des hommes et des femmes proposent leur assistance, comme on dit maintenant. Et pas seulement des hommes et des femmes: des objets aussi nous offrent leur aide à penser, nous guident dans le difficile, dans le périlleux processus de pensée. En somme, des femmes, des hommes et des objets se disent prêts à penser à notre place. Quelle aubaine! Nous cherchions justement des pilotes pour notre pensée. Pour fuir la charge du penser. la peur de penser. Pour nous, le plus sûr moyen de nous perdre est bien de nous engager sur un de ces chemins de pensée qu'on n'aurait pas au préalable semé de pierres blanches et comme cousu de fil blanc. Dans une forêt de pensées non balisées. Rien ne nous effraie comme la perte. perte de nos chemins et de nos vies, même si, d'une certaine manière, nous nous savons déjà perdus. Même si nous savons le chemin de nos vies déjà suffisamment engagé dans l'échec, la perte et l'abandon pour ne plus espérer en sortir. Rien ne nous effraie comme la perspective  de nous perdre encore plus. de nous enfoncer pour finalement nous noyer tout à fait. Nous voulons au contraire, à chaque instant, savoir quoi penser comme on veut connaitre exactement les coordonnées de notre situation dans l'espace, comme on veut se persuader qu'on ne s'est pas définitivement perdus. Nous sommes génétiquement programmés pour nous leurrer. Pour imaginer que nous retrouverons notre chemin. Nous voulons un GPS de la pensée. des circuits, des programmes et des autoroutes de la pensée. Nous voulons mettre notre pensée sous contrôle comme on veut, déjà bien avancé en âge, mettre à nouveau sa main dans la main d'une grande personne pour qu'elle nous ramène chez nous. Nous voulons mettre notre pensée dans la pensée d'un grand penseur mais nous ignorons à peu près complètement ce que peut être un grand penseur. Ce que peut être une grande pensée. Nous voulons faire entre notre pensée dans une pensée plus grande qu'elle, dans une pensée qui serait la pensée, qui serait la grande mère de la pensée. Qui serait la pensée normale. La normalité de la pensée. Afin de nous assurer que notre propre petite pensée est bien domestiquée, ce dont nous avons pourtant à douter si souvent dès lors que nous lui lâchons un peu la bride et que nous nous autorisons à penser librement. Dès lors que nous nous libérons, nous ne sommes plus normaux. Ou nous prenons le risque de ne plus l'être. Libérés, nous pensons notre singularité, notre impensable folie. Et nous déconnons. Dès lors que nous sommes libres, nous quittons les nôtres. le bercail. C'est pourquoi nous préférons nous enchainer au troupeau. Penser en meute. Nous assurer que notre pensée entre dans les limites de la normale, c'est-à-dire dans l'enclos. Que notre perception de la réalité est suffisamment bonne et normale pour autoriser une vie heureuse. Nous voulons entrer dans la réalité heureuse et normalisée et jouir du bonheur promis. Parfois pourtant, on nous mesure l'intelligence et nous ne pouvons réprimer un mouvement de plaisir si on la trouve au-dessus de la moyenne ou de honte si elle est en dessous. Car nous survivons dans un monde où on ne se sent vivre que si on gagne, que si on vainc, que si on hausse sa vie au-dessus de celle des autres. Mais, pour ce qui est de la pensée, nous tenons à ce qu'on la trouve normale. Nous voulons à la fois être normaux et un peu au-dessus de la moyenne. Ce qui veut dire, en termes d'espace, que nous voulons être toujours plus au centre de la pensée. Toujours plus près du centre de gravité du troupeau humain, l'endroit le plus sûr au monde, selon nous. L'anormalité nous entrainerait au contraire hors du cercle des hommes. Et nous sommes trop peu sûrs de notre appartenance à la communauté humaine pour prendre le moindre risque de nous en écarter. Nous n'en retrouverions pas le chemin. Nous nous trouvons déjà des ressemblances et comme des affinités avec la moindre bête qui passe à proximité. des pensées d'insectes nous traversent. des idées de singes. Aussi nous serrons-nous autour du foyer humain. Autour du granc cloaque. Aussi voulons-nous adhérer totalement à ce que dit et pense le plus grand nombre comme à la seule et veule vérité qui puisse nous intégrer. Et rien ne fait autant adhérer, fusionner et se dissoudre les hommes que tous les nouveaux instruments de guidage et de surveillance de la pensée.

Lignes N°32: Daniel Bensaid

 Lignes est une collection dirigée Par Michel Surya

Article: "Moi, la révolution", l'intensité offerte  par Thomas Lacoste et Sophie Wahnich


"L'être suprême dédramatisé, un soleil noir demeure, "le secret d'une tristesse", la terreur. "Sans la Terreur, je serais presque présentable dans les manuels scolaires de M. Ferry, et à la télévision de M. Bouygues, ramenée à un divertissant feuilleton de cape et d'épée, une suite heureuse de Scaramouche, où le héros finit toujours par épargner son faux frère de marquis. On pourrait retirer le carré blanc".

'Désolé, ça ne s'est pas passé comme ça. La Terreur, j'en ai ma part. Il y a longtemps qu'elle me fait un gros noeud, impossible à démêler, dans la gorge et sur l'estomac.

je m'efforce de distinguer un avant et un après. Une Terreur d'en bas qui serait mienne et une terreur d'en haut, qui serait de l'état, une petite et une grande [...]mais rien à faire au milieu, ça se chevauche, [...]je suis déjà victime et encore un peu bourreau."

Aucune esquive face à une mauvaise conscience qui pourtant ne conduit pas à renier l'histoire ou à la falsifier, la simplifier. Au contraire, il faut la prendre à bras-le-corps pour "le repos de ma conscience, passée et à venir". La Terreur ne peut conduire à renoncer à l'idée de révolution, car, affirme Daniel Bensaid, elle n'est nullement fatale ni attachée à la pureté révolutionnaire. "Ne va surtout pas croire que les rondeurs de l'opportunisme à principes soient une garantie contre le terrorisme: les grands Terroristes, les Tallien, les Fouché, furent de grands opportunistes. On ne nait jamais terroriste, on le devient. Et ça peut arriver à tout le monde. Ne prenez pas des airs de supériorité. Il y a différence d'époque, pas d'humanité. Sinon ce serait simple. Il y aurait des lions et des moutons, des méchaqnts et des bons, des sanguinaires et des doux".

 "C'est d'ailleurs pourquoi on ne fera pas table rase d'un mauvais passé. On ne repartira pas de zéro. Le devoir de transmettre demeure. Mais comment transmettre? Et, avant même de savoir comment, que transmettre, au juste? Les héritiers décident de l'héritage. Ils font le tri, et sont plus fidèles dans l'infidélité que la bigoterie mémorielle"."

dimanche 29 janvier 2023

Lignes N° 48: Les attentats: la pensée

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: La désorientation générale"   de Plinio Prado


Le sans précédent.

En un sens, et jusqu'à un certain point, les menaces qui pèsent sur notre actualité font système, donc. C'est-à-dire, opèrent comme un ensemble d'éléments en interaction ( périls, pressions, chantages), qui s'entretiennent et s'alimentent mutuellement, configurant une situation, la nôtre, aussi instable que puisse être son équilibre.

Il s'ensuit que, d'un certain point de vue, l'actuelle guerre civile mondiale n'est pas sans intéresser et profiter aux principaux protagonistes impliqués dans les menaces qui pèsent sur la société. celle-ci en est plutôt prise en otage, de tous les côtés.

A vrai dire, il faudrait remonter plus haut, deux siècles en arrière, en passant entre autres par les guerres d'Afghanistan et du Golfe, pour faire l'anamèse d'une histoire singulière  de frères ennemis. Car on sait que les puissances occidentales, l'Europe et les Etats-Unis, ont à la fois engendré, provoqué et nourri dans la péninsule arabique la radicalisation politico-religieuse-militaire qui, aujourd'hui, se déchaine contre eux. ils sont confrontés ainsi, maintenant, aux effets de leur politique impérialiste et coloniale à l'extérieur, discriminative et ségrégationniste à l'intérieur. Comme un retour du refoulé.

Et comme il n'y a plus désormais de frontière séparant l'extérieur de l'intérieur, à l'heure de la cyber-guerre, les Etats ennemis apportent un sens, fixé en doctrine, des armes, argent et logistique, à leurs enfants humiliés et offensés à l'extérieur. On les appelle ici "ennemi intérieur".

On peut mesurer alors combien la situation présente est sans précédent. En tout état de cause, elle ne saurait être comparée avec celle d'autres contextes historiques, comme certains observateurs tendent à le faire actuellement; par exemple celui de la montée des fascismes dans l'ambiance du nihilisme grandissant des années 1930".


Lignes N°48: Les attentats, la pensée

 Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article: La désorientation générale   par Plinio Prado

"La question est bien celle de la désorientation générale. Celle-ci définit le motif le plus rassemblant probablement, dans lequel viennent se nouer les différents fils, les fils de quelques événements qui importent aujourd'hui et trament notre sort actuel.

Ces fils portent tous la marque de la menace. Que ce soit l'expansion et l'intensification des attentats du salafisme djihadiste, et ladite "co-radicalisation" en miroir de l'extrême droite islamophobe; ou la montée actuelle des nouvelles extrêmes droites populistes en France et en Europe; ou encore la "politique des choses" du système lui-même, qui sur fond de l'abaissement du politique dans la gestion, érige la sécurité comme technique de gouvernement.

Ces menaces ne sont pas toutes de même espèce, évidemment, ni ne s'équivalent. Il reste que toutes s'en prennent, en dernière analyse, à la vie subjective, singulière, au soi. C'est-à-dire, plus précisément, au rapport de soi à soi et à l'autre de soi, à travers lequel seulement un sujet peut garder sa "ligne générale".

De sorte qu'ici, sous les menaces diverses, le sujet perd et se perd sur tous les tableaux (qu'il soit forcé de renoncer à soi par doctrine, ou réduit à chose évaluée par telle gestion des ressources).

Menacer, minari, c'est mener: technique des meneurs. Dépossédé de son rapport à soi, le sujet menacé est mené, dirigé, géré".


"La désorientation générale

Mon argument tient alors en quelques propositions:

-Notre situation actuelle ne peut être correctement comprise qu'à partir de cette faillite de la figure moderne du politique, et partant de l'histoire, avec l'horizon et la temporalité propres que dégageaient ses promesses d'émancipation.

-Sur fond de cet échec et en absence de tout horizon, la politique ( au sens institutionnel du terme tout au moins, celui de la "classe politique") est devenue gestion des affaires du système, "politique des choses", réglée sur les impératifs libéraux de la mondialisation du marché économique, financier, technologique, scientifique.

-Le culturel, les mass et multi-média, sont essentiels à la politique des choses du système libéral démocratique, programmé pour mobiliser et exploiter les énergies naturelles et humaines (conduire l'opinion, guider le désir) à plein rendement. Ils s'emploient à mobiliser en parmanence les corps et les psychés des "ressources humaines" que la politique administre. ils les maintiennent rivés à l'échange des messages, tournés au dehors, ils travaillent à déposséder les sujets de tout rapport à eux-mêmes, les rendant superflus, permutables, "échangeables".

En un mot: ils organisent la désorientation générale des esprits.

-Or, c'est sur cette vague de désorientation générale que surfent aujourd'hui les mouvements extrémistes, radicaux et co-radicaux évoqués, ainsi que les "réponses" gouvernementales tout aussi bien. Porteurs des menaces qui grèvent notre situation actuelle, ils le sont à des degrés divers, certes; et celles-ci ne sont pas de même nature. mais elles font système aujourd'hui, en un sens, en s'entretenant réciproquement.

-des points précédents il suit que la meilleure façon d'opposer une résistance à ces menaces, c'est de s'en prendre à ce sur quoi elles surfent et dont elles se nourrissent: la vague de désorientation générale ambiante.

Et pour résister à la désorientation générale, pour arriver à s'orienter ou à se réorienter dans sa conduite et dans son existence, qu'ont-ils d'autre finalement sur quoi compter, les êtres parlants, sinon sur les ressources de ce "travail" qui consiste à renouer un rapport de soi à soi et à "l'autre" de soi, dernière boussole du survivant, condition et principe de toute orientation possible"?

Lignes N°70 : Ecosophie ou Barbarie

 


 

Lignes est une collection dirigée par Michel Surya

Article : Apprendre à vivre enfin   par Sophie Wahnich

 

« C’est ainsi que, si on ne mettait rien en place pour empêcher le dépassement des ressources, peu à peu la partie de la production industrielle qui prenait la forme de capital tertiaire : maisons, écoles, hôpitaux, banques et tous les équipements qu’ils contiennent, ne pourrait plus être fournie sans faire baisser les taux de profit. La production issue du capital tertiaire divisée par la population donnait le niveau moyen de services par habitant. Les services de santé faisaient baisser la mortalité de la population. Mais ce capital tertiaire abandonné ou précarisé, la mortalité remonte, le niveau de vie baisse…On en est là ».

« Alors Meadows une fois encore avait prévenu en reprenant le modèle de Machiavel des discours ( en le sachant ou sans le savoir) qui fait que les séditions ou révolution arrivent du fait des élites sourdes aux frustrations élémentaires des populations.

Lorsque les élites d’un pays estiment qu’il est normal qu’il y ait de grandes différences de bien-être entre les citoyens, elles peuvent user de leur pouvoir pour engendrer d’importantes disparités de revenus entre la majorité de la population et elles. Cette inégalité peut être source de frustration, de colère et de protestations au sein de la classe moyenne. Les perturbations qui résultent de ces protestations peuvent conduire à la répression. L’utilisation de la force isole alors un peu plus les élites des masses et accentue chez les puissants la conviction morale qu’un fossé entre la majorité de la population et eux est largement justifié. L’écart entre les revenus augmente, la colère et la frustration aussi, ce qui peut déboucher sur une répression accrue. Et, au bout du compte, il peut y avoir révolution ou effondrement ».

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XVIII

 


 

XVIII - La lutte contre le travail est une lutte antipolitique.

Le dépassement du travail n'est pas une douce utopie. Sous sa forme actuelle, la société mondiale ne pourra pas durer encore cinquante ou cent ans. Mais que les ennemis du travail aient à faire à une idole Travail déjà cliniquement morte ne rend pas forcément leur tâche plus facile. Car plus la crise de la société de travail s'aggrave et les tentatives de rafistolage avortent, plus se creuse le fossé entre l'isolement des monades sociales impuissantes et les exigences d'un mouvement d'appropriation qui englobe toute la société. La barbarisation croissante des rapports sociaux dans de vastes régions du monde montre que la vieille conscience dominée par la concurrence et le travail se maintient mais à un niveau toujours plus bas. Malgré tous les signes d'un malaise dans le capitalisme, la crise paraît spontanément prendre la forme d'une décivilisation qui s'effectue par poussées.

C'est justement face à des perspectives aussi négatives qu'il serait fatal de faire passer au second plan la critique pratique du travail comme programme social global, en se limitant à l'instauration d'une économie de survie précaire sur les ruines de la société de travail. La critique du travail n'a de chance que si elle lutte contre le courant de la désocialisation, au lieu de se laisser emporter par lui. Cependant, ce n'est plus par la politique démocratique qu'il faut défendre ce qui fonde la civilisation, mais contre elle.

Qui aspire à l'appropriation émancipatrice de l'ensemble du système social et à sa transformation peut difficilement ignorer l'instance qui, jusqu'à présent, en organise les conditions générales. Il est impossible de se révolter contre l'expropriation des potentiels sociaux sans se trouver confrontés à l'État. Car l'État ne gère pas seulement à peu près la moitié de la richesse sociale : il garantit aussi la subordination de tous les potentiels sociaux aux impératifs de la valorisation. De même que les ennemis du travail ne peuvent ignorer l'État et la politique, de même ils refuseront de jouer le jeu de l'État et de la politique.

Puisque la fin du travail est aussi la fin de la politique, un mouvement politique pour le dépassement du travail serait une contradiction dans les termes. Les ennemis du travail font valoir des revendications face à l'État, mais ils ne constituent pas un parti politique et ils n'en constitueront jamais un. Le but de la politique ne peut être que la conquête de l'appareil d'État pour perpétuer la société de travail. Les ennemis du travail ne veulent donc pas s'emparer des commandes du pouvoir, mais les détruire. Leur lutte n'est pas politique, elle est antipolitique.

Puisque à l'époque moderne l'État et la politique se confondent avec le système coercitif du travail, ils doivent disparaître avec lui. Tout le verbiage à propos d'une renaissance de la politique n'est que la tentative désespérée de ramener la critique de l'horreur économique à une action étatique positive. Mais l'auto-organisation et l'autodétermination sont le contraire même de l'État et de la politique. La conquête de libres espaces socio-économiques et culturels ne s'effectue pas par les voies détournées de la politique, voies hiérarchiques ou fausses, mais par la constitution d'une contre-société.

La liberté ne consiste pas à se faire broyer par le marché ni régir par l'État, mais à organiser le lien social soi-même - sans l'entremise d'appareils aliénés. Par conséquent, les ennemis du travail ont à trouver de nouvelles formes de mouvement social et à créer des têtes de pont pour reproduire la vie au-delà du travail. Il s'agit de lier les formes d'une pratique de contre-société au refus offensif du travail.

Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel ! Nous n'avons à y perdre que la perspective d'une catastrophe vers laquelle ils nous conduisent. Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, finissez-en !

(Traduit de l'allemand)

* Le groupe Krisis n'a rien à voir avec la revue d'extrême-droite, de droite extrême, ou toute autre appellation qu'on voudra, franchaise Krisis, dirigée par Alain de Benoist

 

(1) Les exemples sont, bien entendu, empruntés  à la réalité allemande. Le lecteur francophone transposera aisément à la réalité de son pays, très peu différente (NdT). (2) Désigne la part de l'économie qui ne relève pas directement de l'économie de marché officielle ou de l'État, à savoir le travail personnel, l'économie souterraine, l'économie alternative (NdT). (3) Terme emprunté au jargon des eurocrates. Désigne le principe selon lequel toute décision doit être prise à l'échelon national le plus proche du citoyen, à moins qu'elle ne relève des instances européennes (NdT).

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XVII

 


XVII - Contre les partisans du travail : un programme des abolitions.

On reprochera aux ennemis du travail de n'être que des rêveurs. L'histoire aurait prouvé qu'une société qui ne se fonde pas sur les principes du travail, de la contrainte à la performance, de la concurrence libérale et de l'égoïsme individuel ne peut pas fonctionner. Voulez-vous donc prétendre, vous qui faites l'apologie de l'état de choses existant, que la production marchande capitaliste a vraiment donné à la majorité des hommes une vie à peu près acceptable ? Appelez-vous cela " fonctionner ", quand c'est justement la croissance vertigineuse des forces productives qui rejette des milliards d'hommes en dehors de l'humanité et que ceux-ci doivent s'estimer heureux de survivre sur des décharges publiques ? Quand des milliards d'autres hommes ne peuvent supporter la vie harassante sous le diktat du travail qu'en s'isolant des autres, qu'en se mortifiant l'esprit et qu'en tombant malades physiquement et mentalement ? Quand le monde est transformé en désert simplement pour que l'argent engendre davantage d'argent ? Soit ! C'est effectivement la façon dont " fonctionne " votre grandiose système du travail. Eh bien, nous ne voulons pas accomplir de tels exploits !

Votre autosatisfaction se fonde sur votre ignorance et votre mauvaise mémoire. La seule justification que vous trouvez à vos crimes présents et futurs, c'est l'état du monde et celui-ci n'est fondé que sur vos crimes passés. Vous avez oublié et refoulé les massacres d'État nécessaires à l'intériorisation de votre " loi naturelle ", loi selon laquelle c'est presque une chance d'être " employé " à des activités déterminées par d'autres et de se faire vampiriser toute son énergie pour la fin en soi abstraite de l'idole de votre système. Pour que l'humanité soit en état d'intérioriser la domination du travail et de l'égoïsme, il a d'abord fallu extirper dans les anciennes sociétés agraires toutes les institutions d'auto-organisation et de coopération autodéterminée. Peut-être les jeux sont-ils faits. Nous ne sommes pas exagérément optimistes. Nous ne pouvons pas savoir si les hommes réussiront à se libérer de cette existence conditionnée. La chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation.

Vous nous objecterez qu'avec l'abolition de la propriété privée et de la contrainte d'avoir à gagner de l'argent, toute activité cessera et qu'une oisiveté générale s'installera. Vous avouez donc que l'ensemble de votre système " naturel " ne repose que sur la contrainte ? Et que c'est pour cette raison que vous craignez la paresse comme un péché mortel contre l'esprit de l'idole Travail ? Mais les ennemis du travail n'ont rien contre la paresse. L'un de leurs buts prioritaires est de rétablir cette culture de l'oisiveté que toutes les sociétés antérieures ont connue et qui fut anéantie pour que s'impose un productivisme effréné et privé de sens. C'est pourquoi les ennemis du travail fermeront d'abord, sans les remplacer, toutes les branches de la production qui ne servent qu'à maintenir impitoyablement la fin en soi délirante du système de production marchande.

Nous ne parlons pas seulement des secteurs d'activité qui représentent manifestement un danger public, comme les industries de l'automobile, de l'armement ou du nucléaire, mais aussi de la production de ces nombreuses prothèses de signification et de ces ineptes objets de divertissement supposés faire miroiter aux hommes de travail un ersatz d'existence pour leurs vies gâchées. Disparaîtra aussi l'immense part de ces activités qui n'existent que parce qu'il faut que la production de masse passe dans le moule de la forme-argent et du marché. Ou bien pensez-vous que les comptables, les spécialistes en marketing et les vendeurs, les V.R.P. et les publicitaires resteront nécessaires quand les choses seront produites en fonction des besoins et que tous prendront simplement ce dont ils ont besoin ? Et pourquoi faudrait-il encore des inspecteurs des impôts et des policiers, des travailleurs sociaux et des administrateurs de la misère s'il n'y a plus de propriété privée à protéger, ni de misère sociale à administrer, et si personne n'a plus à être dressé au respect des contraintes aliénantes du système ?

Nous entendons déjà votre cri : " Et tous ces emplois ! " Eh bien, parlons-en. Calculez donc un peu le temps dont l'humanité se prive chaque jour simplement pour accumuler du " travail mort ", administrer les hommes et huiler les rouages du système dominant. Du temps pendant lequel nous pourrions tous nous prélasser au soleil au lieu de nous éreinter à des choses sur le caractère destructeur, répressif et grotesque duquel on a écrit des bibliothèques entières. Mais soyez sans crainte ! La disparition des contraintes du travail n'entraînera nullement celle de toute activité.

C'est l'activité qui changera de nature dès lors qu'elle ne sera plus enfermée dans une sphère de temps uniformes et linéaires, désensualisés, et sans autre fin qu'elle-même, mais qu'elle pourra suivre son propre rythme, variable selon les individus et s'intégrant dans un projet de vie personnel.

Et quand, également, dans les grandes structures de production, les hommes détermineront eux-mêmes le rythme au lieu de se laisser dominer par le diktat de la valorisation d'entreprise. Pourquoi se laisser harceler par les exigences insolentes d'une concurrence imposée ? Il faut redécouvrir la lenteur.

Bien sûr, les activités domestiques et de soins apportés aux hommes — activités qui, dans la société de travail, sont rendues invisibles, séparées et définies comme " féminines " - ne disparaîtront pas. Il est aussi peu question d'automatiser des activités telles que cuisiner ou changer les couches des nouveaux-nés. Quand, en même temps que le travail, on aura aboli la séparation des sphères sociales, alors ces activités nécessaires pourront faire partie du domaine de l'organisation sociale consciente, au-delà des assignations sexuelles. Elles perdront leur caractère répressif, dès lors qu'elles ne se subordonneront plus les individus mais qu'elles seront accomplies au gré des circonstances et des besoins aussi bien par les hommes que par les femmes.

Nous ne disons pas qu'ainsi toute activité deviendra plaisante. Quelques-unes le seront plus, d'autres moins. Bien sûr, il y aura toujours des activités qu'il sera nécessaire d'accomplir. Mais pourquoi s'en faire, si la vie ne s'en trouve plus dévorée ? Et puis les choses librement accomplies seront toujours plus nombreuses. Car l'activité constitue un besoin autant que le loisir. Même le travail n'a pas pu entièrement effacer ce besoin, mais il l'a instrumentalisé et vidé de son sang comme un vampire. Les ennemis du travail ne sont les fanatiques ni d'un activisme aveugle, ni d'une inaction tout aussi aveugle. Le loisir, l'activité nécessaire et les activités librement choisies doivent être mis dans un rapport sensé, en conformité avec les besoins et les contextes de vie. Une fois soustraites aux impératifs capitalistes du travail, les forces productives modernes étendront massivement le temps libre de tous. Pourquoi passer des heures jour après jour dans les usines et les bureaux quand des machines peuvent nous dispenser de la plus grande part de ces activités ? Pourquoi faire suer des centaines de corps quand quelques moissonneuses-batteuses suffisent? Pourquoi laisser l'esprit se perdre dans une tâche routinière qu'un ordinateur peut exécuter facilement ?

Cependant, pour atteindre ces buts, on ne peut reprendre qu'une infime part de la technique dans sa forme capitaliste. La majeure partie des structures techniques doivent être complètement transformées, car elles ont été élaborées d'après les normes bornées de la rentabilité abstraite, tout comme, pour la même raison, bien des possibilités techniques n'ont pas du tout été développées. Quoique l'électricité à base d'énergie solaire puisse être produite partout, la société de travail a besoin de gigantesques centrales nucléaires qui constituent une menace pour la vie. Et quoique les méthodes d'une production agricole respectueuse de l'environnement soient connues depuis longtemps, le calcul financier abstrait déverse des tonnes de poison dans l'eau, détruit les sols et empoisonne l'air. Et quoiqu'on puisse produire la plupart des choses facilement, sur place sans avoir à utiliser beaucoup de moyens de transports, on envoie des pièces détachées et des vivres faire trois fois le tour du globe pour des raisons relevant uniquement de la gestion d'entreprise. Une part considérable de la technique capitaliste est aussi insensée et superflue que la dépense d'énergie humaine qui lui est liée.

Par là, nous ne vous disons rien de nouveau. Et pourtant vous ne tirerez jamais aucune conséquence de ce que vous savez très bien vous-mêmes. Car vous vous refusez à toute décision consciente : quels moyens de production, de transport et de communication est-il raisonnable d'utiliser ? Quels sont ceux qui sont nuisibles ou simplement superflus ? Plus vite vous ânonnez votre mantra de la liberté démocratique, plus grand est votre acharnement à refuser la liberté de décision sociale la plus élémentaire, parce que vous voulez continuer à servir le cadavre dominant du travail et ses pseudo-" lois naturelles ".

"Le travail lui-même est nuisible et funeste, non seulement dans les conditions présentes, mais en général dans la mesure où son but est le simple accroissement de la richesse ; voilà ce que démontrent les économistes, sans en être conscients."

Karl Marx, Manuscrits de 1844

"Notre vie, c'est d'être assassinés par le travail. Nous gigotons au bout de a corde pendant soixante ans. Mais nous allons la couper à présent. À la lanterne !"

 Georg Büchner, la Mort de Danton, 1835

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XVI

 


 

XVI - Le dépassement du travail.

Contrairement à la lutte d'intérêts catégoriels qui reste prisonnière de la logique du système, la rupture avec les catégories du travail ne peut pas compter sur un camp social tout fait et objectivement déterminé. Elle rompt avec les faux impératifs d'une " seconde nature " : son exécution ne sera donc pas quasi automatique, mais une " conscience " négatrice - un refus et une révolte sans l'appui d'une quelconque " loi de l'histoire ". Le point de départ de cette rupture ne peut pas être un nouveau principe abstraitement universel, mais seulement le dégoût qu'éprouve l'individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail et face à la concurrence, ainsi que le refus catégorique de devoir continuer à survivre ainsi à un niveau toujours plus misérable.

Malgré sa suprématie absolue, le travail n'est jamais parvenu à effacer tout à fait la répulsion à l'égard des contraintes qu'il impose. À côté de tous les fondamentalismes régressifs et de toute la folie concurrentielle engendrée par la sélection sociale, il existe aussi un potentiel de protestation et de résistance. Le malaise dans le capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la clandestinité socio-psychique, où il n'est pas sollicité. C'est pourquoi il faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l'on puisse penser l'impensable. Il faut briser le monopole de l'interprétation du monde détenu par le camp du travail. La critique théorique du travail joue ici le rôle d'un catalyseur. Elle doit combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants et énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n'ose savoir, mais que beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa fin ultime. Et l n'y a aucune raison de regretter son trépas.

Seule une critique du travail, nettement formulée et accompagnée du débat théorique nécessaire, peut créer ce nouveau contre-espace public, condition indispensable pour que se constitue un mouvement social pratique contre le  travail. Les querelles internes du camp du travail se sont épuisées et deviennent toujours plus absurdes. Il est d'autant plus urgent de redéfinir les lignes de conflit social sur lesquelles peut se sceller un pacte contre le travail.

Il s'agit donc d'esquisser les objectifs qui sont possibles pour un monde qui aille au-delà du travail. Le programme contre le travail ne se nourrit pas d'un corpus de principes positifs, mais de la force de la négation. Si, pour les hommes, l'instauration du travail est allée de pair avec une vaste expropriation des conditions de leur propre vie, alors la négation de la société de travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau historique plus élevé. Les ennemis du travail aspireront donc à la formation de fédérations mondiales d'individus librement associés qui arracheront à la machine du travail et de la valorisation tournant à vide les moyens d'existence et de production et en prendront les commandes. Seule la lutte contre la monopolisation de toutes les ressources sociales et des potentiels de richesse par les puissances aliénantes du marché et de l'État permet de conquérir les espaces sociaux de l'émancipation.

Cela implique aussi de combattre la propriété privée d'une manière nouvelle. Jusqu'à présent, la gauche ne considérait pas la propriété privée comme la forme juridique du système de production marchande, mais uniquement comme le mystérieux pouvoir subjectif que les capitalistes auraient de " disposer " des ressources. Ainsi a pu naître l'idée absurde de vouloir dépasser la propriété privée sur le terrain même de la production marchande. En général, la propriété d'État (" nationalisation ") apparaissait donc comme le contraire de la propriété privée. Mais l'État n'est que la communauté coercitive extérieure ou l'universalité abstraite des producteurs de marchandises socialement atomisés. Et par conséquent la propriété d'État n'est qu'une forme dérivée de propriété privée — peu importe qu'elle soit affublée ou non de l'adjectif " socialiste ".

Avec la crise de la société de travail, la propriété privée devient aussi obsolète que la propriété d'État, car ces deux formes de propriété présupposent le procès de valorisation. Voilà pourquoi les moyens matériels qui leur correspondent sont en friche et mis sous séquestre. Et les employés de l'État, des entreprises ou de l'appareil judiciaire veillent jalousement à ce que cela reste ainsi et que les moyens de production pourrissent plutôt que de servir à un autre but. La conquête des moyens de production par les associations libres contre la gestion coercitive de l'État et de l'appareil judiciaire ne peut donc avoir qu'une signification : les moyens de production ne seront plus mobilisés dans le cadre de la production marchande pour approvisionner des marchés anonymes.

La discussion directe, l'accord et la décision commune des membres de la société sur l'utilisation judicieuse des ressources  remplaceront la production marchande, tandis que se réalisera l'identité socio-institutionnelle entre producteurs et consommateurs (impensable sous le joug de la fin en soi capitaliste). Les institutions aliénées du marché et de l'État seront remplacées par un réseau de conseils dans lequel, du quartier au monde entier, les associations libres détermineront le flux des ressources en fonction d'une raison sensible, sociale et écologique.

Ce ne sera plus la fin en soi du travail et de l'" emploi " qui déterminera la vie, mais l'organisation de l'utilisation judicieuse de possibilités communes, contrôlée par l'action sociale consciente et non par quelque " main invisible " automate. On s'appropriera la richesse produite directement en fonction des besoins et non de la " solvabilité ". En même temps que le travail disparaîtront ces universalités abstraites que sont l'argent et l'État. Les nations séparées seront remplacées par une société mondiale qui n'aura plus besoin de frontières : chaque homme pourra y circuler librement et solliciter partout l'hospitalité.

La critique du travail est une déclaration de guerre à l'ordre existant, elle ne vise pas à la création d'espaces " protégés ", de niches, coexistant pacifiquement avec l'ordre existant et ses contraintes. Le mot d'ordre de l'émancipation sociale ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! Ne courbons plus l'échine sous le joug des marchés de l'emploi et de la gestion démocratique de la crise ! La condition en est que de nouvelles formes d'organisations sociales (associations libres, conseils) contrôlent les conditions de la reproduction à l'échelle de toute la société. Cette revendication distingue radicalement les ennemis du travail de tous les politiciens aménageurs de niches et de tous les esprits bornés qui visent un socialisme alternatif à la sauce rouge-verte.

La domination du travail divise l'individu. Elle sépare le sujet économique du citoyen, l'homme du travail de l'homme du temps libre, ce qui est abstraitement public de ce qui est abstraitement privé, la masculinité socialement instituée de la féminité socialement instituée, et elle place les individus isolés devant leur propre lien social comme devant quelque chose d'étranger qui les domine. Les ennemis du travail aspirent au dépassement de cette schizophrénie grâce à l'appropriation concrète du lien social par des hommes agissant de manière consciente et autoréflexive.

"Le travail est par nature l'activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent l'abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit comme abolition du travail."

Karl Marx, À propos de Friedrich List, "le Système national de l'économie politique", 1845

Groupe krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XV

 


 

XV - La crise de la lutte d'intérêts.

On a beau refouler la crise fondamentale du travail et en faire un tabou, elle n'en marque pas moins tous les conflits sociaux actuels. Le passage d'une société d'intégration de masse à un ordre de sélection et d'apartheid n'a pas conduit à un nouveau round de la vieille lutte des classes entre capital et travail, mais à une crise idéologique de la lutte d'intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la logique du système. Déjà, à l'époque de la prospérité, après la Seconde Guerre mondiale, le vieux pathos de la lutte des classes avait perdu de son éclat. Non pas parce que le sujet révolutionnaire " en soi " aurait été " intégré " par des menées manipulatrices ou corrompu par une prospérité douteuse, mais à l'inverse parce que le niveau de développement fordiste a fait apparaître l'identité logique du capital et du travail en tant que catégories socio-fonctionnelles d'une même formation sociale fétichiste. Enfermé dans la logique du système, le désir de vendre le plus cher possible la marchandise force de travail cessa d'apparaître pour ce qu'il n'était pas — au-delà du système — et se révéla pour ce qu'il était - un élément à l'intérieur du système.

Si, jusque dans les années 70, il s'agissait encore de conquérir, pour le plus grand nombre, une participation aux fruits vénéneux de la société de travail, les nouvelles conditions de crise engendrées par la troisième révolution industrielle ont même fait disparaître ce mobile-là. C'est seulement tant que la société de travail était en expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener leurs luttes d'intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du système ne peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société. Commence alors une désolidarisation générale. Les travailleurs salariés désertent les syndicats, et les managers les organisations patronales. Chacun pour soi et le Dieu du système capitaliste contre tous : l'individualisation tant invoquée n'est qu'un autre symptôme de la crise dans laquelle se trouve la société de travail.

Pour autant que des intérêts puissent encore être agrégés, cela ne se produit qu'à l'échelle micro-économique. Car, de même que faire broyer sa vie pour l'entreprise - au mépris de toute tentative de libération sociale — est presque devenu un privilège, de même la représentation des intérêts de la marchandise force de travail dégénère en un lobbying impitoyable pratiqué par des segments sociaux toujours plus petits. Qui accepte la logique du travail, doit maintenant accepter aussi la logique de l'apartheid. Garantir à sa propre clientèle étroitement délimitée qu'elle puisse vendre sa peau aux dépens de toutes les autres, c'est désormais le seul enjeu. Il y a belle lurette que salariés et délégués du personnel ne voient plus leur véritable adversaire dans le management de leur entreprise, mais dans les salariés des entreprises et des " sites " concurrents, peu importe que ce soit dans la localité voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la question de savoir qui sera liquidé lors de la prochaine poussée de rationalisation d'entreprise, alors même le département voisin et le collègue immédiat deviennent des ennemis.

La désolidarisation radicale ne concerne pas les seuls conflits économiques et syndicaux. Comme, dans la crise même de la société de travail, toutes les catégories fonctionnelles s'accrochent avec un acharnement accru à la logique de la société de travail — laquelle veut que tout bien-être humain ne soit que le sous-produit d'une valorisation rentable — le principe " Après moi le déluge " régit toutes les luttes d'intérêts. Tous les lobbies connaissent la règle du jeu et agissent en conséquence. Chaque franc perçu par la clientèle de l'un est perdu pour la clientèle de l'autre. Chaque coupe claire à l'autre bout du réseau social augmente la chance d'obtenir un petit délai de grâce supplémentaire. Le retraité devient l'adversaire naturel de tous les cotisants, le malade l'ennemi de tous les assurés sociaux et l'immigré l'objet de haine de tous les nationaux pris de panique.

C'est ainsi que le projet d'utiliser cette lutte d'intérêts qui reste prisonnière de la logique du système en tant que levier de l'émancipation sociale perd inéluctablement tout contenu. C'est alors que sonne le glas de la gauche classique. La renaissance d'une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seul l'établissement d'un nouveau but d'émancipation sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l'échelle de toute la société. Et ce n'est que dans cette perspective que des luttes défensives et menées dans le cadre du système contre la logique de la lobbysation et de  l'individualisation pourront être réagrégées ; mais désormais en se référant aux catégories dominantes, non plus de façon positive, mais de façon négatrice et stratégique.

Jusqu'à présent, la gauche s'est efforcée d'esquiver la rupture avec les catégories de la société de travail. Elle banalise les contraintes du système en une simple idéologie et la logique de la crise en un simple projet politique des " dominants ". La nostalgie social-démocrate et keynésienne se substitue à la rupture avec les catégories du travail. Au lieu de viser une nouvelle universalité concrète de formation sociale située au-delà du travail abstrait et de la forme-argent, la gauche essaie désespérément de s'accrocher à la vieille universalité abstraite de l'intérêt enfermé dans la logique du système. Mais ces tentatives restent elles-mêmes abstraites et ne peuvent plus intégrer aucun mouvement social de masse, parce qu'elles feignent d'ignorer les conditions réelles de la crise.

Cela vaut surtout pour la revendication d'un salaire social ou d'un revenu minimum garanti. Au lieu d'associer les luttes concrètes de résistance sociale contre certaines mesures du régime d'apartheid à un programme général contre le travail, ce type de revendication crée une fausse universalité de la critique sociale. Mais cette critique reste totalement abstraite, dans la logique du système et impuissante. Quant à la concurrence engendrée par la crise sociale, on ne la dépassera pas de la sorte. Par ignorance, on suppose que la société de travail globalisée continuera de se perpétuer éternellement, car d'où viendrait l'argent pour financer ce revenu minimum garanti par l'État, sinon de procès de valorisation réussis ? Qui mise sur un tel " dividende social " (l'expression en dit long) mise aussi subrepticement sur la position privilégiée de " son " pays au sein de la concurrence globale. Car seule la victoire dans la guerre mondiale des marchés permettrait provisoirement de nourrir chez soi quelques millions de bouches " inutiles " (au sens capitaliste du terme) — à l'exclusion de tous ceux qui n'ont pas le bon passeport, cela va sans dire.

Les bricoleurs réformistes de la revendication du salaire social veulent ignorer la nature capitaliste de la forme-argent. En définitive, il ne s'agit pour eux que de sauver entre le sujet de travail capitaliste et le sujet consommateur de marchandises, ce dernier. Plutôt que de mettre en cause le mode de vie capitaliste tout court, il faut que le monde continue, malgré la crise du travail, d'être enseveli sous des avalanches de carcasses d'automobiles puantes, d'ignobles tours de béton et de camelote marchande, et ce, pour la seule liberté que les hommes sont encore à même d'imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés.

Mais même cette perspective triste et bornée demeure illusoire. Ses partisans à gauche et les théoriciens analphabètes qui la défendent ont oublié que, dans le capitalisme, la consommation marchande ne sert jamais simplement à satisfaire les besoins, mais qu'elle est toujours une fonction du mouvement de valorisation. Quand la force de travail est invendable, même les besoins élémentaires sont considérés comme d'éhontées prétentions luxueuses qu'il convient de réduire au minimum. Et c'est justement à cela que le programme du salaire social servira de vecteur : il sera l'instrument de la baisse des dépenses publiques et la version misérable de l'aide sociale, qui remplace les systèmes de protection sociale en pleine décomposition. C'est en ce sens que le maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman, a inventé le concept de salaire social, avant qu'une gauche désarmée n'y découvre une " planche de salut ". Et c'est avec ce contenu qu'il deviendra réalité - ou pas du tout.

"Il s'avère que, selon les inéluctables lois de notre monde, certains êtres humains doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui, à la grande loterie de la vie, ont tiré un numéro perdant."

Thomas Robert Malthus

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XIV

 


 

XIV - Le travail ne se laisse pas redéfinir.

Après des siècles de dressage, l'homme moderne est tout simplement devenu incapable de concevoir une vie au-delà du travail. En tant que principe tout puissant, le travail domine non seulement la sphère de l'économie au sens étroit du terme, mais pénètre l'existence sociale jusque dans les pores de la vie quotidienne et de l'existence privée. Le " temps libre " (l'expression évoque déjà la prison) sert lui-même depuis longtemps à consommer des marchandises pour créer ainsi les débouchés nécessaires.

Mais par-delà même le devoir de consommation marchande intériorisé et érigé en fin en soi, l'ombre du travail s'abat sur l'individu moderne en dehors du bureau et de l'usine. Dès qu'il quitte son fauteuil télé pour devenir actif, tout ce qu'il fait prend aussitôt l'allure du travail. Le jogger remplace la pointeuse par le chronomètre, le turbin connaît sa renaissance post-moderne dans les clubs de gym rutilants et, au volant de leurs voitures, les vacanciers avalent du kilomètre comme s'il s'agissait d'accomplir la performance annuelle d'un routier. Même le sexe suit les normes industrielles de la sexologie et obéit à la logique concurrentielle des vantardises de talkshows.

Si le roi Midas vivait encore comme une malédiction le fait que tout ce qu'il touchait se transformait en or, son compagnon d'infortune moderne, lui, a dépassé ce stade. L'homme du travail ne se rend même plus compte qu'en assimilant toutes les activités au modèle du travail, celles-ci perdent leurs qualités sensibles particulières et deviennent indifférenciées. Bien au contraire : seule cette assimilation à l'indifférenciation qui règne dans le monde marchand lui fait attribuer à ces activités un sens, une justification et une signification sociale. Par exemple, face à un sentiment tel que le deuil, le sujet de travail se trouve désemparé, mais la transformation du deuil en " travail du deuil " fait de ce " corps étranger émotionnel " une donnée connue dont on peut parler avec autrui. Même les rêves sont déréalisés et indifférenciés en " travail du rêve ", la dispute avec un être aimé en " travail relationnel " et le contact avec les enfants en " travail éducatif ". Chaque fois que l'homme moderne veut insister sur le sérieux de son activité, il a le mot " travail" à la bouche.

L'impérialisme du travail se traduit ainsi dans la langue de tous les jours. Nous sommes habitués à employer le mot " travail " non seulement à tout va, mais aussi à deux niveaux de signification différents. Depuis longtemps, le " travail " ne désigne plus seulement (comme ce serait plus juste) la forme d'activité capitaliste dans le turbin devenu sa propre fin, il est devenu synonyme de tout effort dirigé vers un but, faisant ainsi disparaître ses traces.

Ce flou conceptuel prépare le terrain à une critique aussi douteuse que courante de la société de travail, critique qui opère à l'envers, c'est-à-dire en considérant l'impérialisme du travail de façon positive. On va même jusqu'à accuser la société de travail de ne pas encore assez dominer la vie avec sa forme d'activité propre, parce qu'elle donnerait au concept de travail un sens " trop restreint " qui excommunie moralement le " travail individuel " ou l'" auto-assistance " non rémunérée (le travail à la maison, l'aide entre voisins, etc.) et qui n'admet comme " vrai " travail que le travail salarié et commercialisable. Une réévaluation et une extension du concept de travail sont censées faire disparaître cette fixation sur un aspect particulier et les hiérarchisations qui en découlent.

Cette pensée ne vise donc pas l'émancipation des contraintes dominantes, mais un simple rafistolage sémantique. La conscience sociale est supposée conférer " réellement " les lettres de noblesse du travail à des formes d'activité extérieures à la sphère de production capitaliste et restées jusque-là inférieures : voilà comment on compte résoudre la crise manifeste de la société de travail. Mais l'infériorité de ces activités n'est pas seulement due à une certaine conception idéologique. Elle appartient à la structure fondamentale du système de production marchande ; et ce ne sont pas de gentilles redéfinitions morales qui pourront l'abolir.

Dans une société régie par la production marchande comme fin en soi, seul ce qui est représentable sous une forme monétaire peut passer pour une richesse réelle. Le concept de travail ainsi déterminé irradie certes souverainement sur toutes les autres sphères, mais seulement de manière négative, en montrant qu'elles dépendent de lui. Les sphères extérieures à la production marchande restent ainsi nécessairement dans l'ombre de la sphère de production capitaliste parce qu'elles ne s'intègrent pas à la logique abstraite d'entreprise qui vise l'économie de temps - aussi et surtout lorsqu'elles sont essentielles à la vie, comme le secteur d'activité séparé (défini comme " féminin ") du foyer, de l'affection, etc.

À l'inverse d'une critique radicale du concept de travail, l'extension moralisatrice de ce concept ne voile pas seulement l'impérialisme social réel de l'économie marchande, mais s'intègre également à merveille dans les stratégies autoritaires de la gestion de la crise par l'État. Donner une " reconnaissance " sociale également au " travail ménager " et aux activités du " tiers secteur "(2) en en faisant du travail à part entière, cette revendication, apparue dans les années 70, spéculait d'abord sur des transferts d'argent public. Mais l'État, à l'époque de la crise, inverse les rôles en mobilisant l'élan moral de cette revendication dans le sens du fameux " principe de subsidiarité "(3), et contre les espoirs matériels mêmes que cette revendication véhiculait.

Ce n'est pas l'autorisation de pouvoir racler les marmites déjà quasi vides des finances publiques qui se trouve au centre des louanges du " bénévolat " et du " service citoyen ". Ces louanges vont plutôt servir de prétexte au repli social de l'État, au programme de travail forcé en cours et à la lamentable tentative de faire supporter le poids de la crise en priorité aux femmes. Les institutions sociales officielles abandonnent leurs engagements sociaux et les remplacent par un appel à la mobilisation aussi aimable que peu coûteux : il appartient désormais à chacun de combattre la misère - la sienne et celle des autres - par sa propre initiative et bien sûr en oubliant les revendications matérielles. C'est ainsi qu'interprété faussement comme programme émancipateur, le fait de jongler avec la définition de la toujours sacro-sainte notion du travail favorise grandement l'État dans sa tentative de réaliser le dépassement du travail salarié en liquidant le salaire et en conservant le travail sur la terre brûlée de l'économie de marché. Cela prouve involontairement qu'aujourd'hui l'émancipation sociale ne peut pas avoir pour contenu la revalorisation du travail, mais seulement sa dévalorisation consciente.

"Des services simples et personnalisés peuvent, outre la prospérité matérielle, faire croître également la prospérité immatérielle. Ainsi le bien-être d'un client peut-il être augmenté lorsque des prestataires de services effectuent à sa place un travail pénible qu'il aurait dû faire lui-même. En même temps le bien-être des prestataires augmente quand leur amour-propre croît à la suite de quelque activité. Rendre un service simple et personnalisé vaut mieux pour le psychisme que de rester au chômage."

Rapport de la Commission sur les questions d'avenir des États libres de Saxe et de Bavière, 1997

"Tiens-toi fermement au savoir-faire qui fait ses preuves dans le travail ; car la nature elle-même le confirme et y donne son consentement. Au fond, tu n'as guère d'autre savoir-faire que celui qui est acquis par le travail, le reste n'est qu'une hypothèse du Savoir."

Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer, 1843

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XIII

 


 

XIII - La simulation de la société de travail par le capitalisme de casino.

La conscience sociale dominante se ment systématiquement à elle-même sur la véritable situation de la société de travail. On excommunie idéologiquement les régions qui s'effondrent, on falsifie sans vergogne les statistiques du marché de l'emploi, on fait disparaître à coups de baguette médiatique les formes de la paupérisation. De façon générale, la simulation est la caractéristique centrale du capitalisme de crise. Cela vaut aussi pour l'économie elle-même. Si jusqu'à présent, du moins dans les pays occidentaux centraux, il semble que le capital puisse accumuler même sans travail et que la forme pure de l'argent puisse continuer de garantir sans substance et par elle-même la valorisation de la valeur, c'est au processus de simulation des marchés financiers qu'est due cette apparence. Symétriquement à la simulation du travail par les mesures coercitives de la gestion démocratique du travail, s'est développée une simulation de la valorisation du capital par le décrochage spéculatif du système de crédits et des marchés boursiers vis-à-vis de l'économie réelle.

La consomption de travail présent est remplacée par la consomption du travail futur, laquelle n'aura plus jamais lieu. Il s'agit en quelque sorte d'une accumulation de capital dans un " futur antérieur " fictif. Le capital-argent qui ne peut plus être réinvesti de manière rentable dans l'économie réelle et ne peut donc plus absorber de travail doit progressivement se rabattre sur les marchés financiers.

À l'époque du " miracle économique ", après la Seconde Guerre mondiale, la poussée fordiste de la valorisation ne reposait déjà plus tout à fait sur ses propres ressources. Avec une ampleur inconnue jusque-là, l'État se mit à lancer des emprunts qui dépassaient de loin ses recettes fiscales, parce qu'il ne pouvait plus financer autrement les conditions de base de la société de travail. L'État hypothéquait donc ses revenus réels futurs. C'est ainsi que, d'un côté, le capitalargent " excédentaire " se vit offrir une possibilité d'investissement en capital financier : on prêta de l'argent à l'État moyennant intérêts. Celui-ci acquittait ces intérêts à l'aide de nouveaux emprunts et réinjectait aussitôt l'argent emprunté dans le circuit économique. D'un autre côté, il finançait ainsi les dépenses sociales et les investissements d'infrastructure, créant une demande artificielle (au sens capitaliste) parce que non couverte par une quelconque dépense de travail fordiste fut prolongé au-delà de sa portée originelle.

Ce moment - déjà simulateur - du processus de valorisation apparemment encore intact trouvait ses limites en même temps que l'endettement public. Les " crises d'endettement " des États, non seulement dans le " Tiers-Monde " mais aussi dans les métropoles, rendaient impossible une nouvelle expansion de ce type. Ce fut le fondement objectif du triomphe de la dérégulation néo-libérale qui devait, selon sa propre idéologie, s'accompagner d'une réduction draconienne des quotas prélevés par l'État sur le produit national. Mais en réalité la dérégulation et le démantèlement des tâches de l'État sont réduites à néant par les coûts de la crise, ne serait-ce que ceux engendrés par la répression et la simulation étatiques. Dans nombre de pays, la quote-part de l'État se trouve ainsi encore augmentée.

Mais une nouvelle accumulation de capital ne peut plus être simulée par l'endettement de l'État. C'est pourquoi, depuis les années 80, la création supplémentaire de capital fictif s'est déplacée vers les marchés financiers. Là, il ne s'agit plus depuis longtemps de dividendes (la part de bénéfice sur la production réelle), mais seulement de gains sur les cours, de la plus-value spéculative des titres jusqu'à des proportions astronomiques. Le rapport entre l'économie réelle et le mouvement du marché financier spéculatif s'est inversé. La hausse des cours spéculatifs n'anticipe plus l'expansion économique réelle, mais, à l'inverse, la hausse survenue dans la création de plus-value fictive simule une accumulation réelle, qui n'existe déjà plus.

L'idole Travail est cliniquement morte, mais l'expansion apparemment utonomisée des marchés financiers la maintient en survie artificielle. Les entreprises industrielles réalisent des bénéfices qui ne proviennent plus de la vente et de la production de biens réels (depuis longtemps opération à perte), mais qui sont dus à la participation d'un département financier " futé " à la spéculation sur les marchés financiers et monétaires. Les budgets publics affichent des revenus qui ne proviennent plus des impôts ou des crédits, mais de la participation assidue de l'administration financière aux marchés spéculatifs. Par ailleurs, certains ménages dont les revenus réels provenant de salaires baissent de façon dramatique continuent de se permettre un niveau de consommation élevé en misant sur des bénéfices boursiers. Ainsi naît une nouvelle forme de demande artificielle qui, à son tour, entraîne une production réelle et, pour l'État, des rentrées fiscales réelles " sans fondement réel ".

De cette manière, le processus spéculatif ajourne la crise de l'économie mondiale. Mais comme la hausse de la plus-value fictive des valeurs boursières ne peut être que l'anticipation de la consomption de travail réel futur (dans une mesure astronomique proportionnelle) qui ne viendra jamais, l'imposture objectivée, après un certain temps d'incubation, ne manquera pas d'éclater au grand jour. L'effondrement des marchés émergents en Asie, en Amérique latine et en Europe de l'Est en a donné un avant-goût. Que les marchés financiers des centres capitalistes aux États-Unis, en Europe et au Japon s'écroulent aussi n'est qu'une question de temps ! Ce rapport est perçu de manière complètement déformée dans la conscience fétichisée de la société de travail, et même jusque chez les "critiques du capitalisme " traditionnels de droite comme de gauche. Fixés sur le fantôme du travail anobli en condition d'existence positive et transhistorique, ceux-ci confondent systématiquement cause et effet. Le fait que l'expansion spéculative des marchés financiers ajourne provisoirement la crise passe alors pour la cause de la crise. Les " méchants spéculateurs ", affirme-t-on avec plus ou moins d'affolement, seraient en train de détruire toute cette merveilleuse société de travail parce que, pour le plaisir, ils jetteraient par la fenêtre tout ce " bon argent ", dont il y aurait " bien assez ", au lieu de l'investir sagement et solidement dans de magnifiques " emplois " afin qu'une humanité ilote, obsédée de travail, puisse continuer à jouir du " plein-emploi ".

Ces gens-là ne veulent pas comprendre que ce n'est pas la spéculation qui a causé l'arrêt des investissements réels, mais que ceux-ci étaient déjà devenus non rentables à cause de la troisième révolution industrielle et que l'envolée spéculative n'en est qu'un symptôme. Depuis bien longtemps, l'argent, qui circule en quantité apparemment inépuisable, n'est plus " bon ", même au sens capitaliste ; il n'est plus que l'" air " chaud avec lequel on a gonflé la bulle spéculative. Toute tentative de dégonfler cette bulle par un quelconque projet d'imposition (" taxe Tobin ", etc.) afin d'orienter à nouveau le capital-argent vers les moulins de la société de travail, "bons " et bien " réels ", aboutira seulement à faire crever la bulle encore plus vite.

On préfère diaboliser " les spéculateurs " au lieu de comprendre qu'inexorablement nous devenons tous non rentables et que c'est le critère de la rentabilité même ainsi que ses bases, qui sont celles de la société de travail, qu'il faut attaquer comme obsolètes. Cette image de l'ennemi à bon marché, tous la cultivent : les extrémistes de droite et les autonomes, les braves syndicalistes et les nostalgiques du keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de télévision, bref tous les apôtres du " travail honnête ". Très rares sont ceux qui comprennent que, de là à remobiliser la folie antisémite, il n'y a qu'un pas : invoquer le capital réel " créateur " et d'extraction nationale contre le capital financier " accapareur ", " juif " et international risque de devenir le dernier mot de la Gauche de l'Emploi intellectuellement aux abois. De toute façon, c'est déjà le dernier mot de la Droite de l'Emploi par nature raciste, antisémite et anti-américaine.

"Dès que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d'être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa mesure, et la valeur d'échange cesse donc aussi d'être la mesure de la valeur d'usage. [.] La production basée sur la valeur d'échange s'effondre de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine et contradictoire."

Karl Marx, Grundrisse, 1857-58

Groupe Krisis : Manifeste contre le travail Chapitre XII

 


 

XII - La fin de la politique.

La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l'État et par là celle de la politique. Fondamentalement, l'État moderne doit son rôle au fait que le système de production marchande a besoin d'une instance supérieure qui garantisse le cadre de la concurrence, les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation — y compris les appareils répressifs au cas où le matériel humain voudrait mettre en cause le système. Au XXe siècle, sous sa forme achevée de démocratie de masse, l'État a dû assumer également de plus en plus de tâches socio-économiques : en font partie non seulement la protection sociale, mais aussi les secteurs de l'éducation et de la santé, les réseaux de transport et de communication et toutes sortes d'infrastructures. Ces infrastructures sont devenues indispensables au fonctionnement de la société de travail industriellement développée, mais il est impossible de les organiser comme un processus de valorisation d'entreprise. Car c'est durablement, à l'échelle de toute la société et sur l'ensemble du territoire qu'elles doivent être disponibles : elles ne peuvent donc pas être soumises aux aléas de l'offre et de la demande imposées par le marché.

Mais comme l'État ne constitue pas une unité de valorisation autonome, il ne peut pas transformer lui-même du travail en argent. Il doit puiser l'argent dans le processus réel de valorisation pour financer ses tâches. Quand la valorisation se tarit, les finances de l'État se tarissent elles aussi. Le souverain social — ou prétendu tel — se révèle alors pleinement dépendant de l'économie fétichisée et aveugle de la société de travail. Il peut bien édicter toutes les lois qu'il veut : quand les forces productives ont grandi jusqu'à briser les cadres du système du travail, le droit positif de l'État, qui ne peut jamais se rapporter qu'à des sujets de travail, perd tout fondement.

Avec un chômage de masse en augmentation constante, les recettes publiques provenant de la fiscalisation des revenus du travail se tarissent. Dès qu'est atteinte une masse critique de gens " superflus " — qui ne peuvent être nourris, dans le cadre du capitalisme, que par la redistribution d'autres revenus financiers -, le système de protection sociale vole en éclats. Avec le processus accéléré de concentration du capital enclenché par la crise, processus qui transcende les frontières des économies nationales, se perdent aussi les rentrées fiscales réalisées grâce aux bénéfices des entreprises. Les États qui se battent pour que les groupes transnationaux investissent chez eux sont alors contraints au dumping fiscal, social et écologique par ces mêmes grands groupes.

C'est cette évolution même qui fait muter l'État démocratique en simple gestionnaire de la crise. Plus l'État se rapproche de l'état d'urgence financier, plus il se réduit à son noyau répressif. Les infrastructures sont ramenées aux besoins du capital transnational. Comme jadis dans les colonies, la logistique sociale se réduit progressivement à quelques places fortes économiques pendant que le reste sombre dans la désolation. Ce qui est privatisable est privatisé, même si par là de plus en plus d'individus sont exclus des prestations sociales les plus élémentaires. Quand la valorisation du capital se réduit à un nombre toujours plus restreint d'îlots sur le marché mondial, l'approvisionnement de la population sur l'ensemble du territoire national n'a plus d'importance.

Tant que des secteurs à l'importance économique immédiate ne sont pas en jeu, il est indifférent que les trains circulent ou que le courrier soit acheminé. L'éducation devient le privilège des gagnants de la globalisation. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses. C'est la loi de l'euthanasie sociale qui prévaut alors, d'abord en douce, ensuite au vu et au su de tous : qui est pauvre et " superflu " doit aussi mourir plus tôt.

Alors que les infrastructures d'intérêt général pourraient bénéficier de toutes les connaissances, capacités et moyens de la médecine, de l'éducation et de la culture, disponibles en surabondance, la loi irrationnelle de la société de travail - loi objectivée en " condition de financiabilité " — veut que ces ressources soient mises sous séquestre, démobilisées et envoyées à la casse tout comme les moyens de production industriels et agricoles supposés ne plus être " rentables ". En dehors de la simulation répressive du travail par des formes de travail forcé et de travail bon marché et du démantèlement de toutes les prestations sociales, l'État démocratique transformé en système d'apartheid n'a plus rien à offrir à ses anciens citoyens du travail. À un stade plus avancé, l'administration de l'État finit tout simplement par s'effondrer, les appareils d'État se barbarisent en cleptocratie corrompue, l'armée en bandes de guerre mafieuses, la police en bandits de grand chemin.

Aucune politique au monde ne peut bloquer cette évolution, voire en inverser le cours. Car, dans son essence, la politique est une action qui est liée à l'État et qui, dans les conditions de la désétatisation, devient sans objet. L'" aménagement politique " des rapports sociaux, ce mot d'ordre des démocrates de gauche, se ridiculise chaque jour davantage. Hormis la répression sans fin, le démantèlement de la civilisation et le soutien actif à l'" horreur économique ", il n'y a plus rien à " aménager ". Comme la fin en soi de la société de travail est le postulat de la démocratie politique, il ne peut y avoir de régulation démocratico-politique pour la crise du travail. La fin du travail entraîne celle de la politique.