mardi 30 août 2022

Le livre à venir par Maurice Blanchot

 "Par là, Le Voyeur nous renseigne sur l’une des directions de la littérature romanesque. Sartre a montré que le roman ne devait pas répondre à la préméditation du romancier, mais à la liberté des personnages. Au centre de tout récit, il y a une conscience subjective, ce regard libre et inattendu qui fait surgir les événements par la vue dont il les saisit. Tel est le foyer vivant qu’il faut préserver. Le récit, toujours rapporté à un certain point de vue, devrait être comme écrit de l’intérieur, non par le romancier dont l’art, embrassant tout, domine ce qu’il crée, mais selon l’élan d’une liberté infinie, mais bornée, située et orientée dans le monde même qui l’affirme, la représente et la trahit. Critique vive, profonde, et qui a souvent coïncidé avec les oeuvres maîtresses du roman moderne. Il est toujours nécessaire de rappeler au romancier que ce n’est pas lui qui écrit son oeuvre, mais qu’elle se cherche à travers lui et que, si lucide qu’il désire être, il est livré à une expérience qui le dépasse. Difficile et obscur mouvement. Mais n’est ce que le mouvement d’une conscience sur la liberté de laquelle il ne faut pas entreprendre ? Et la voix qui parle dans un récit, est-ce toujours la voix d’une personne, une voix personnelle ? N’est-ce pas d’abord pour l’alibi du Il indifférent, une étrange voix neutre qui comme celle du spectre de Hamlet, erre de-ci de-là, parlant on ne sait d’où, comme à travers les interstices du temps qu’elle ne doit pas, cependant, détruire ni altérer ?"

"VII. H. H.

1. La poursuite de soi-même

Ces deux lettres désignent le voyageur qui un jour, vers 1931, appartint à l’association secrète des pèlerins d’Orient et prit part aux vicissitudes de cette migration enchantée. Elles désignent aussi les initiales de deux autres personnages de roman, Hermann Heilner et Harry Haller, l’un jeune garçon qui s’enfuit du séminaire protestant de Maulbronn, l’autre, quinquagénaire tourmenté, solitaire, sauvage et véhément, qui vers 1926 erre à la limite de la folie dans les régions obscures d’une grande ville, sous le nom de loup des steppes. H. H., c’est enfin Hermann Hesse, noble auteur de langue allemande que la gloire du Prix Nobel a tardivement récompensé, sans toutefois lui donner cette jeunesse de la renommée qui n’a jamais fait défaut à Thomas Mann.

Certes, c’est un écrivain de réputation mondiale, qui perpétue encore dans la littérature universelle la figure de l’homme de grande culture, du créateur soucieux de sagesse et capable de pensée, dont le type en France a peut-être disparu avec Valéry et Gide. De plus, il a eu le mérite de ne pas prendre part aux erreurs passionnées de son temps. Dés 1914, il se fit traiter d’homme aux idées malsaines, parce qu’il s’éleva douloureusement contre la guerre et désapprouva l’abaissement des intellectuels, satisfaits d’un conflit dont ils étaient incapables de comprendre la signification. De cette rupture qu’il ressentit cruellement et qui retentit jusque dans son esprit, il demeura un souvenir d’animosité dont longtemps après, même quand il fut devenu l’auteur célèbre de Demian et du Loup des steppes, son pays ne le tint pas quitte. Il est vrai qu’il en avait abandonné la nationalité vers 1923. Il est vrai aussi qu’il vivait en marge, tantôt en Suisse, tantôt en Italie, exilé en lui-même, toujours inquiet et divise, en cela homme de son temps et toutefois très étranger à son temps. C’est un sort curieux que le sien. Plus que tout autre, il a droit au nom de cosmopolite. D’abord, par sa famille : son père est germano-russe ; sa grand-mère porte le nom de Dubois, parle français et appartient à la Suisse romande ; sa mère est née aux Indes ; l’un de ses frères fut anglais; lui-même, quoique né en Souabe, est d’abord citoyen suisse et, pour faire ses études dans son pays natal, doit se faire naturaliser wurtembergeois. Cosmopolite par son origine, ses connaissances et même certains de ses goûts spirituels, il ne jouit pas de cette sympathie internationale dont un Rilke bénéficie très vite. Je ne dirai pas qu’il lui a manque d’être connu en France, ou bien il faudrait comprendre que s’il évite les contacts personnels avec la littérature française à un moment où celle-ci est particulièrement vivante, les raisons de cet éloignement font corps avec son art et avec son destin.

Est-ce que cet art serait lui-même un peu en marge, étranger du moins aux grandes forces novatrices dont Proust, Joyce, Breton, pour semer les noms au hasard, évoquent aussitôt la certitude agissante ? Peut-être en effet. Pourtant, cela n’est pas vrai non plus. Les rapports qu’il noue entre la littérature et lui-même, entre chacun de ses livres et les crises graves de sa vie, le besoin d’écrire qui est lié en lui au souci de ne pas sombrer, victime de son esprit divisé, l’effort qu’il fait pour accueillir l’anomalie et la névrose et pour la comprendre comme un état normal dans un temps anormal, la cure psychanalytique à laquelle il se soumet et qui donne naissance a l’un de ses plus beaux romans, cette libération qui pourtant ne le libère pas, mais qu’il voudrait approfondir en relayant la psychanalyse par la méditation, Jung par les exercices du Yoga, puis en essayant de se situer par rapport aux grands interprètes du taoïsme, et malgré cela, malgré cette sagesse à laquelle il se sent apparenté, le désespoir qui le saisit et qui lui fait écrire en 1926 avec une grande véhémence littéraire l’un des romans clés de son temps, Le Loup des steppes, où l’expressionnisme pourrait reconnaître l’un de ses chefs-d’oeuvre : tout cela, ce rapport de la littérature et d’une recherche vitale, le recours à la psychanalyse, l’appel à l’Inde et à la Chine, et jusqu’à la violence magique et, une fois, expressionniste que son art a su atteindre, aurait dû faire de son oeuvre une forme représentative de la littérature moderne.

Cela se passe, il est vrai, vers 1930. L’Allemagne se retire de plus en plus de lui, et lui-même se retranche toujours davantage dans une solitude que la maladie ne lui permet pas d’ouvrir sur le monde agité de l’émigration. Il écrit pourtant encore trois livres qui, loin d’être les ouvrages d’un esprit survivant, expriment sa tardive maîtrise et la réconciliation heureuse qu’il obtient enfin de ses dons si longtemps en conflit. Le dernier, et le plus ample, est Le Jeu des perles de verre. En préparation depuis 1931, publié en 1943, il fit une grande impression sur le petit milieu qui s’intéressait encore à la littérature inactuelle, en particulier sur les écrivains allemands émigrés et sur Thomas Mann qui n’avait pas écrit le Docteur Faustus, mais se préparait à l’écrire et qui fut, nous raconte-t-il, presque effrayé par la ressemblance de cet ouvrage avec celui qu’il entreprenait. Ressemblance, en effet, curieuse, mais qui fait surtout apparaître l’indépendance des talents, la singularité des oeuvres et la manière incomparable dont des problèmes apparentés cherchent dans la littérature leur solution. OEuvre donc importante, que la guerre ne parvint pas a étouffer, puisque c’est elle que le Prix Nobel a cherché à mettre en valeur. On peut certes la lire et s’y intéresser sans se soucier de H. H., car c’est un ouvrage qui s’affirme par lui-même autour d’une image centrale, mystérieuse et belle, qui n’a besoin, pour s’éclairer, que de notre expérience. 

Toutefois ce livre n’est pas sans une apparence de froideur. Impersonnel, il se développe avec une maîtrise surveillée à laquelle semble manquer la passion propre de l’écrivain. Serait-ce une tranquille allégorie spirituelle, composée d’une manière savante, presque pédante, par un auteur qui s’occuperait des problèmes de son temps sans y prendre part ? Celui qui le lit bien ne peut s’y tromper. Hesse y est encore présent, même dans l’effort un peu contraint qu’il fait pour en être absent, et il y est surtout présent par la recherche qui a toujours uni pour lui les problèmes de l’oeuvre et les exigences de sa vie propre. 

Tous ses livres ne sont pas autobiographiques, mais presque tous parlent intimement de lui. Il a dit de la poésie qu’elle n’avait plus aujourd’hui d’autre valeur que « d’exprimer sous forme de confession et avec la plus grande sincérité possible sa propre détresse et la détresse de notre temps » (cela, il est vrai, en 1925, à une époque où il est particulièrement en conflit avec lui-même). Toujours, dans un coin de ses récits, il y a quelque H. H., ou les initiales de son nom, parfois dissimulé, parfois mutilé. Même quand il signe l’un de ses livres d’un pseudonyme, comme Demian paru sous le nom d’emprunt d’Emile Sinclair, c’est pour se retrouver encore en cherchant à s’identifier magiquement avec une présence choisie : ici, l’ami de la folie de Hölderlin, qui en protégea les première temps et lui permit de vivre encore un peu dans le monde".


L entretien infini. Par Maurice Blanchot

 "E. Beaujon exprime cela en termes vigoureux : tout arrivant propose une vérité qu’il ne faut pas mettre à la porte ; mais qu’on lui donne accueil, et qui sait jusqu’où elle vous conduira ?"


"Il faut entendre que le mystère de cette contrariété fondamentale ne doit pas réveiller l’ambiguïté. La présence-absence de Dieu n’est pas ambiguë. Sa certitude et son incertitude ne le rendent ni douteux ni probable, mais aussi certain qu’incertain. L’obscurité où nous sommes par rapport à lui et de sa volonté par rapport à nous nous fait le devoir d’agir aussi rigoureusement que si nous avions la claire connaissance de nos fins. Mais voici une autre conséquence : c’est que, pour l’homme tragique, la présence de Dieu est telle qu’il ne peut plus en rien se satisfaire du monde où il sait que jamais ne s’accomplira rien de valable ; mais, en même temps, l’absence de Dieu est telle qu’il ne peut pas trouver en lui un refuge, pas plus qu’il ne peut s’unir mystiquement à l’infini comme à la seule réalité substantielle, de sorte que le voilà rejeté dans le monde que pourtant il refuse, refus qui change désormais de sens, car c’est à l’intérieur du monde et dans ses limites qu’il lui faut s’opposer au monde, prenant conscience, par cette opposition, de ce qu’est l’homme et de ce qu’il voudrait être.

L’homme tragique, devant la présence-absence de Dieu caché et tenant de l’incompréhensible union des contraires un pouvoir de comprendre qui n’est jamais ni sûr ni douteux, doit donc apprendre à « vivre » dans le monde « sans y prendre de part et de goût » et apprendre à le connaître par son refus même qui n’est pas un refus général et abstrait, mais constant et déterminé, qui sert mieux la connaissance que tout optimisme rationaliste, car cette raison le libère des mystifications du faux savoir5. Ainsi l’homme, comprenant le monde et lui-même à partir de l’incompréhensible, est sur la voie d’une compréhension plus raisonnable, plus exigeante et plus étendue qu’on peut appeler tragique, accueillant l’ambiguïté sans l’accepter, plus exactement remontant du divertissement et de l’ambiguïté – l’intimité du oui et du non mêlés – au paradoxe qui est l’affirmation simultanée du oui et du non, chacun absolu, sans mélange et sans confusion et pourtant toujours également posés ensemble, car la vérité est dans leur clarté simultanée et dans l’obscurité que cette simultanéité fait paraître en chacun comme le reflet de la clarté de l’autre".


Bibliothèque Fahrenheit 451

 

LETTRE À UNE ENSEIGNANTE

Critique de l’école reproductrice formulée par ceux qui la subissent. À la fin des années 1960, huit adolescents de Barbiana, hameau situé à une trentaine de kilomètres de Florence, aidés par leur enseignant, Don Lorenzo Milani, rédigent collectivement, une « lettre à une enseignante ». Recalés du système scolaire italien, ils en dénoncent l’injustice, l’inhumanité, l’élitisme, les dysfonctionnements structurels, et expliquent leur colère contre cette école qui rejette les enfants des pauvres et les enseignant·es qui constituent une classe privilégiée qui défend avant tout ses privilèges.

« Chère Madame,
Vous ne vous rappelez même pas de mon nom. Il est vrai que vous en avez tant recalés.
Moi, par contre, j'ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez l’“école“, et à tous les jeunes que vous “rejetez“.
Vous nous rejetez dans les champs et à l’usine, puis vous nous oubliez. »
Bravant « la timidité des pauvres », ces enfants de montagnards s’organisent pour mettre ne forme leur parole, leurs griefs et leurs revendications. Ils comparent « l’enseignement au rabais » que leur a offert l’État et celui mis en place à Barbiana : une école le matin contre une école à plein temps, dimanche compris, une école pour ceux qui suivent contre une école pour tous, attentive à ceux qui n’ont pas compris et où on transmet aux autres ce qu’on sait : « J'ai appris que le problème des autres est pareil au mien. Que s'en sortir tous ensemble, c'est de la politique. Et s'en sortir tout seul, de l’avarice. » Plutôt qu’un savoir déconnecté de la réalité, ils défendent un apprentissage au plus proche des préoccupations du quotidien. Un sujet d’examen qui demande de « faire parler un wagon de chemin de fer », par exemple, est-il pertinent ? « À Barbiana, j'avais appris que les règles de l'écriture sont : avoir quelque chose à dire et qui soit utile à tout le monde, ou du moins à beaucoup de gens ; savoir à qui on écrit ; rassembler tout ce qui peut servir ; trouver une logique pour organiser tout ça ; éliminer tous les mots qui ne servent pas ; éliminer tous les mots dont on n'a pas l'habitude de se servir en parlant ; ne pas se fixer de limite de temps. » Un texte qui tient du « condensé d’exceptions », est-il loyal ? « Il faudrait s'entendre sur ce que c'est que la langue correcte. Ce sont les pauvres qui créent les langues et qui ne cessent de les renouveler de fond en comble. Les riches les cristallisent pour pouvoir se moquer de ceux qui ne parlent pas comme eux. » Ainsi démontrent-ils que l’ « école est un instrument de classe », « une guerre contre les pauvres », qu’elle « reste faite pour les riches », pour « ceux qui ont la culture à la maison et qui ne vont à l’école que pour récolter des diplômes ». Ils ont d’ailleurs recherché ou réalisé des statistiques pour confirmer leurs intuitions. « L'enseignement ne connaît que ce problème : les élèves qu’il perd. Votre “école obligatoire“ en perd en chemin 462 000 par an. À ce stade, les seuls incompétents en matière d’enseignement, c'est vous qui perdez des élèves et ne revenez pas les chercher. Certainement pas nous, qui les retrouvons au champs, dans les usines, et les connaissons de près. » Elle est comme « un hôpital qui soigne les gens en bonne santé et renvoie les malades ».
Leurs analyses sont centrées autour de trois élèves-types : Sandro, que les professeurs tenaient pour un crétin et avaient fait redoubler trois fois sa sixième, Giani, qui passaient pour un voyou, étaient sorti analphabète de l’école, avec la haine des livres, et Pierino, qui sera docteur comme papa.

« Rien n’est plus injuste que de traiter également des inégaux. »

Ils reprochent aux professeurs de respecter plus la grammaire que la Constitution qui affirme pourtant dans son article 3 que « tous les citoyens sont égaux devant la loi, sans distinction de race, de langue, de conditions personnelles et sociales. C'est le devoir de la République de supprimer les obstacles d’ordre économique et sociale qui, limitant en fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein épanouissement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays. » En donnant des leçons particulières payantes les après-midis, les professeurs travaillent à augmenter les différences au lieu de supprimer les obstacles.
La charge est aussi redoutable qu’argumenté. Il fustigent « une classe qui n’a pas hésité à déchaîner le fascisme, la guerre, le chômage. S’il fallait “tout changer pour que rien ne change“, elle n'hésiterait pas à embrasser le communisme. » Et s’ils proposent des réformes, c’est avant tout pour que l’école publique remplisse enfin son rôle. Ils suggèrent que les enseignants soient payés selon la réussite des leurs élèves, et même amendés en cas d’échec : « vous vous réveilleriez la nuit en pensant à lui, à une nouvelle méthode d'enseignement que vous seriez en train de mettre au point, une méthode qui serait à sa mesure. Si jamais il ne revenait plus, vous iriez le chercher chez ses parents. »
L’influence du prêtre qui les accueille et leur a proposé une pédagogie nouvelle, se fait sentir en quelques passages, notamment lorsqu’ils préconisent le célibat pour les enseignants.

On comprend pourquoi cet ouvrage, paru en 1967, a participé à enflammer l’Italie. Il mérite cependant d’être lu encore aujourd’hui, alors que l’individualisation des parcours et tant d’autres opérations de sabotage de l’école publique, ne contribuent qu’à renforcer la reproduction sociale.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

RÉAPPROPRIATION

L’histoire du capitalisme industriel est celle de la destruction de l’autonomie collective et individuelle. Bertrand Louart, menuisier-ébéniste dans le collectif autogéré de Longo maï, déconstruit  « les illusions progressistes reposant sur la foi qu'une amélioration de la condition humaine résulte nécessairement des avancées scientifiques et techniques, du développement économique et industriel ». Il propose une perspective politique en défendant la voie d’une réappropriation des arts et métiers, d’une reprise en main de nos conditions d’existence, « pour sortir de l'impasse où nous enfonce la société capitaliste et industrielle ».
Constatant qu’aujourd'hui les mouvements sociaux comme les associations non-gouvernementales limitent leurs revendications à la recherche d'un compromis et à la demande d'une protection de la part de l’État, préservant ainsi que statu quo, il pointe l'impuissance à critiquer la société industrielle du fait de notre indépendance complète à celle-ci. Si le mouvement des Gilets jaunes a révélé l'absence d'une force sociale capable de résister à la modernisation, il a également mis en lumière qu'aucune délégation de pouvoir n'est capable de résoudre les problèmes réels et que les peuples doivent reprendre leur destin en main. « Il est nécessaire non seulement d'occuper le terrain, mais aussi de construire de quoi y demeurer. »

Bertrand Louart rappelle comment, avec l'avènement du capitalisme industriel, la subsistance de la société est passée des « mains collectives » des classes populaires aux « mains privées » d'une nouvelle classe dominante : la bourgeoisie commerçante, industrielle et financière, qui détient les moyens de production. S'il bénéficie de nouvelles libertés l'individu a perdu en autonomie. Les communs ont été, tout d’abord, clôturés, la propriété privée, au sens moderne, inventée. Ceci n’a pas été imposé sans résistance, émeutes et insurrections pour défendre ce que l’historien Edward P. Thompson a nommé « économie morale » : la nouvelle organisation dans les fabriques signifiait l’entrée dans un état de dépendance et l’obligation de se vendre pour devoir tout acheter. « La promesse d'amélioration économique réalisée à marche forcée se fait au détriment de l'habitation populaire et au prix d'une dislocation de la vie sociale. »

À la connaissance empirique des matériaux, des techniques et des savoirs-faire que les classes laborieuses mettaient en œuvre, a succédé la connaissance scientifique, en grande partie « héritière de la religion chrétienne », en ce qu'elle dévalorise tout autant la perception humaine. « La méthode scientifique définit un rapport de domination avec la nature, dans la perspective d'en exploiter les ressources et potentialités, de s'approprier sa productivité et sa puissance. » Les classes supérieures comprennent que grâce à la science moderne, « la puissance matérielle peut devenir un instrument de pouvoir politique ». Avec Les Lumières, connaissances scientifiques et techniques doivent apporter l’émancipation politique et sociale, sous une forme idéaliste et individuelle, indépendamment du contexte historique, culturel et social. L’usage des machines est resté limité depuis l’Antiquité, la main d’oeuvre étant abondante. Sa diffusion au XIXe siècle a contribué à modeler l’ensemble de la société. Il fallut inculquer aux ouvriers la discipline du travail industriel, rythmée par le temps abstrait de l’horloge. Ceux-ci, habitués à la « culture du suffisant », furent poussés à l'endettement qui les contraignit à l'assiduité au travail. L'historien suédois Andreas Malm a montré comment le charbon s'est imposé pour des considérations avant tout politiques : celui-ci pouvait être facilement transporté vers les villes où les entrepreneurs trouvaient plus facilement des travailleurs qu’à la campagne. « Le politologue britannique Timothy Mitchell analyse la transition énergétique vers le pétrole comme un moyen de saper le mouvement ouvrier et d'établir un ordre international favorable aux grandes puissances coloniales et industriels. » Quant à l'industrie nucléaire, elle symbolise le pouvoir de la technocratie sur la société. » Cet exposé historique est bien entendu plus développé et mériterait d'être retranscrit intégralement tant il fourmille d’informations et de réflexions. Par exemple, on apprend que, pendant prés de 30 ans au début du XXe siècle, le canton des Grisons, suite à un référendum d'initiative populaire, interdit la voiture individuelle ! Nous ne pouvons malheureusement que rapporter quelques jalons et inciter vivement à une lecture intégrale.
L’auteur explique ensuite comment le développement des machines a privilégié la puissance au détriment du rendement, comment les sociétés capitalistes et industrielles se sont orientées vers l'acquisition de plus de puissance plutôt que vers la subsistance. « La guerre économique n’est d’ailleurs rien d’autres qu’une guerre contre la subsistance autonome, qui détruit et dévalorise tout ce qui permet de se passer de la marchandise et de l’argent. » « À l’opposé de l’économie morale des sociétés de subsistance, qui redistribuaient l’abondance relative, l’économie politique du capitalisme repose sur la contrainte structurelle de la rareté engendrée par la dépossession de nos moyens de production et d’existence. »
La promesse que le progrès nous délivrera du labeur et de la douleur, est « un des ressorts de l’adhésion des exécutants et des dominés ».

De la même façon, Bertrand Louart retrace la généalogie de la critique du capitalisme, depuis les deux conceptions du socialisme : marxiste et productiviste, anarchiste et coopérative. Il dénonce les imaginaires de certains intellectuels contemporains, imprégnés d’industrialisme : le « léninisme écologique » d’Andreas Malm, la révolution planifiée d’en haut de Frédéric Lordon. Il soutient que « le pouvoir politique, c'est à dire l'appareil d’État, est dépendant de la puissance matérielle, économique et technologique, issue de l’industrie, et ne peut s'exercer que dans la direction de sa conservation et de son accroissement. »
La complexité des instruments et la spécialisation des savoirs nécessitent une division des tâches dont la démesure engendre « l'inconscience quant aux déterminations » et « l'irresponsabilité quant à leurs conséquences ». La société capitaliste et industrielle exerce un chantage à la démesure dans le sens où les problèmes qu'elle provoque devraient recevoir des « solutions globales », conçues et mises en œuvre par les États, les grandes entreprises, les scientifiques et les experts. Cependant, ceux-ci prônent plutôt l'adaptation et la fuite en avant par l’innovation technologique : « ces organisations ne peuvent pas s'en prendre à la racine des maux qu'elles prétendent combattre, car cela les amènerait inévitablement à s'en prendre aux fondements de “la liberté du commerce et de l’industrie“qui constituent la base de leur puissance matérielle et de leur pouvoir politique ; elles peuvent seulement aménager le désastre et gérer les nuisances. » Bertrand Louart propose au contraire d’établir un véritable rapport de force en faveur d'un changement social profond et radical, en s’inspirant de la révolution anarchiste espagnole de 1936-1937 : pour sortir de l’impasse, l'émancipation sociale générale doit partir du terrain de la vie quotidienne.

Considérant que le progrès n’est que « la dynamique d'extension indéfinie du règne de l’argent, la colonisation de notre existence par les marchandises », qu'il est puissant car fonde sa dynamique sur notre participation volontaire ou contrainte, intégrant notre activité autonome en détruisant les conditions même de notre autonomie, il le désigne comme « le premier obstacle à une tentative d’analyse critique et d’émancipation ». Il défend et réhabilite les pratiques de subsistance, c’est-à-dire la capacité de subvenir par soi-même autant que collectivement à ses propres besoins élémentaires, comme point de départ pour lutter contre l'envahissement de tous les aspects de la vie par les marchandises ». « La dissidence doit s’organiser : conférer un contenu politique à ses diverses activités et, sur cette base, inviter tous ceux qui souhaitent déserter le monde tel qui ne va pas. » La réappropriation de la subsistance débute par le partage et la mutualisation des pratiques et des outils, la création d'un rapport de forces locales par l’occupation de lieux, la négociation de leur usage, l'expression publique de la volonté collective d'expérimenter autre chose. Par la réappropriation des sciences, des arts et des métiers, il compte favoriser la réunion des trois sphères de l'activité humaine, identifiées par Hannah Arendt : le travail de notre corps, l'œuvre de nos mains et l'action politique. « Ce que les sociétés de subsistance faisaient spontanément du fait de leurs moyens limités, la démarche de réappropriation doit s'efforcer de le faire en conscience, non pour établir des seuils ou des limites à ne pas dépasser – comme le préconisent certains écologistes réactionnaires –, mais plutôt pour atteindre une sorte d'équilibre dynamique ou de “juste proportion“ susceptible de préserver la liberté de chacun et l'autonomie de tous. » Là aussi l'analyse est infiniment plus complexe que ce que nous pouvons en rapporter. Afin d'illustrer cet exposé théorique, l’auteur revient ensuite longuement sur son parcours, ses choix et ses pratiques. Destiné à des études scientifiques, il est très tôt ébranlé dans ses convictions par différentes lectures et rencontres, et va participer à la rédaction de brochures de critique sociale, la préparation et la réalisation d’actions de contestation, puis s’orienter vers la menuiserie et l’ébénisterie.

Bouffée d’espoir parmi l’avalanche de résignation, cette ouvrage précieux, publié par une des maisons d’édition les plus inspirantes du moment, contribuera assurément à nourrir des perspectives et motiver des bifurcations. Aussi dense et synthétique qu’indispensable !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

SOYONS DES JAGUARS

La grand-mère d’une petite fille l’invite à jouer, à être des jaguars. Un peu d’entrainement puis elles sortent dans la nuit et se glissent dans les bois.
Grâce à l’astuce d’une double page à rabats, leur métamorphose est montrée : le jeu prend forme et devient réalité.
À l’instar de la philosophe et éthologue Vinciane Despret, et d’autres à sa suite, Dave Eggers et Woodrow White propose de voir le monde depuis le point de vue d’autres être vivants. Et franchement, c’est simple mais très convainquant. Un rare album animiste pour enfants !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

lundi 29 août 2022

Le monde des amants Par Michel Surya

 [Nietzsche , ECCE Monstrum 6]  Est-ce parce que je n'ai pour ainsi dire pas connu mon père que celui-ci m'a paru le meilleur des hommes? Ou parce que mon père était le meilleur des hommes qu'il a vécu si peu et que je ne l'ai pour ainsi dire pas connu? Ma mère, à qui je n'ai jamais trouvé que des défauts, fût-elle morte jeune, fût-elle morte à sa place, à la place de mon père, peut-être lui aurais-je trouvé des qualités aussi, sinon toutes, et aurais-je fait d'elle la meilleure des mères d'abord, la meilleurs des femmes ensuite, écrit Nietzsche, écris-tu à sa place, lui fais-tu écrire, l'autobiographiant. Mon père vivrait-il encore, sans doute aurais-je dû me dresser contre lui aussi, comme il m'a fallu me dresser contre elle après. Il n'aurait sans doute pas plus qu'elle été capable de comprendre, de reconnaitre moins encore, celui que j'avais à devenir et ce qu'avait à faire celui que je deviendrai. Sans doute aurait-il plus qu'elle encore cru que c'était contre lui que j'avais à faire et à devenir ce que je devais faire et devais devenir. A moins que, s'il avait vécu, je n'eusse jamais éprouvé le besoin de devenir et faire le contraire de ce que lui-même avait fait et avait été. Comment le saurais-je? Souvent je songe à mon orphelinage comme à la grâce que le destin m'a fait comme la confirmation de ma prédestination. Ma vie a en effet tenu du miracle, qui m'a relevé d'un monde obstinément piétiste et puritain - en même temps, je n'aurais sans doute pas méprisé d'être moi-même ce piétiste et ce puritain que mon père avait été ( une tentation, à la vérité, qui n'a jamais tout à fait cessé d'être la mienne aussi). J'ai toute ma vie pris point par point le contre pied de l'exemple que m'avait été mon père, quoique celui-ci fut le meilleur des exemples, quoique celui-ci fut le meilleur des père, je crois. Peut-être justement, parce qu'il était le meilleur des exemples de ce monde qu'il représentait et que j'abominerai vite. Peut-être parce qu'il était lui-même ce monde à l'état le plus pur: douceur, modestie, humilité. Quel mérite y a-t-il à se dresser contre un mauvais prêtre? Aucun. Le mauvais prêtre laisse toute sa chance à la prêtrise en tant que telle. Mais le bon prêtre dénonce malgré lui le mensonge de toute prêtrise, à fortiori s'il en meurt. Le bon comme le mauvais prêtre s'accordent là-dessus de toute façon: la mort doit au péché originel et à la culpabilité que tous en héritent. Mon extrême irritation, mon incontenable, mon interminable irritation contre le christianisme est-elle seulement née du sentiment d'injustice que je ne pouvais qu'éprouver d'avoir été si tôt privé de mon père? N'est-elle pas plutôt née de ce qu'on voulût me convaincre qu'il devait en être ainsi, que telle était la part que mon père avait dû prendre, à son tour, au rachat d'une faute dont c'est tout ce qui est né qui serait frappé, moi à la suite, à mon tour. C'était là tout leur christianisme, auquel je ne suis pas sûr qu'eux-mêmes croyaient toujours beaucoup. Dont je suppose tout au plus qu'il les apaisait - il leur fallait être impuissants, et c'est cette impuissance, en quelque sorte, qui les consolait. C'était la condition pour que l'ordre restât inaltérable, que la mort n'aurait que momentanément troublé. Rien n'y était tragique dès lors que rien n'y &était injustifiable. Et sans doute fallait-il  absolument que rien ne fût tragique pour qu'on s'accommodât si bien d'une mort aussi inattendue qu'inutile, pour qu'on portât son corps sans cri sous la dalle du temps de Rocken, et pour qu'on vécût ensuite comme  si cela avait en effet été le décret de Dieu que chacun rachetât une part de l'infidélité qui lui aurait été faite, privant mon père de la vie qu'il lui avait pourtant donnée, ne lui donnant la vie que pour en priver bientôt ceux à qui lui-même l'avait donnée ( moi, pour commencer), pour qu'eux aussi, étendant la culpabilité de proche en proche en souffrent infiniment. Exécrable cruauté de ce Dieu et de ses prêtres, qui ne retirent pas seulement la vie à ceux qui vivent pourtant selon son exemple, mais qui le retirent en outre aux meilleurs d'entre ceux qui s'appliquent à être exemplaires ( combien de fois, après sa mort, n'ai-je pas entendu dire ce sont les meilleurs qui s'en vont les premiers!) Je le sus sans doute aussitôt, je veux dire: je n'ai pas pu en douter longtemps: je serai l'anti-prêtre. Nietzsche sera l'anti-prêtre. S'il n'y en avait qu'un qui dût entreprendre ce grand procès des prêtres et de leurs prétentions, ce serait Nietzsche, ce serait moi. Je les avais vus si tôt et de si près que leur effronterie théologique ne serait plus jamais un mystère pour moi, et que je ne connaitrai pas de paix que je ne l'aie tout entière confondue; que je n'en connaitrai pas que je n'aie confondu la plus grande escroquerie intellectuelle, la plus grande escroquerie morale qu'il y eut jamais".

Le monde des amants Par Michel Surya

 "Rencontrer, rencontrer Nina, est-ce que cela ne peut pas vouloir dire, même par exception: retrouver? Par exception ou non, retrouver de soi ce qui a été perdu, soit qu'on ait voulu le perdre, qu'on ait tout fait pour le perdre, soit qu'on ne l'ait pas du tout voulu, qu'on ait même tout fait pour l'empêcher. Auquel cas, rencontrer ne serait pas un commencement. Au contraire, on aurait depuis toujours vécu auprès de celle-là ou celui-là qu'on rencontre, ignorant quoi, on aurait depuis toujours vécu auprès de celle-là ou celui-là qu'on rencontre, ignorant qui, en réalité l'ayant ignoré tout le temps qu'aura duré son attente, le ou la reconnaissant sitôt que son attente aura pris fin, n'est-ce pas? On ne rencontrerait pas, on re-connaitrait la part de soi dont on aurait été séparé depuis l'origine, et qui nous serait rendue, pour être enfin entiers, pour, enfin entiers, vivre et mourir".

samedi 27 août 2022

Grèves sauvages: spontanéité des masses

 "La pratique le démontre en toute évidence: des que les classes dirigeantes seraient persuadées que nos parlementaires ne sont pas appuyés par de larges masses populaires, prêtes à l action s il le faut, que les têtes révolutionnaires et les langues révolutionnaires ne sont pas capables pu jugent inopportun de faire agir, le cas échéant, les poings révolutionnaires, le parlementarisme même et toute la légalité leur échapperaient tôt ou tard comme base de la lutte politique - preuve positive à l'appui: le sort du suffrage en Saxe; preuve négative: le suffrage au Reichstag. Personne ne doutera que le suffrage universel, si souvent menacé dans le Reich, est maintenu non par égard pour le libéralisme allemand, mais principalement par crainte de la classe ouvrière, par certitude que la social-démocratie prendrait cette chose au sérieux. Et, de même, les plus grands fanatiques de la légalité n'oseraient contester qu'au cas où l'on nous escamoterait malgré tout, un beau jour, le suffrage universel dans le Reich, la classe ouvrière ne pourrait pas compter sur les seules "protestations légales" mais uniquement sur des moyens violents, pour reconquérir tôt ou tard le terrain légal de lutte"

"C'est ainsi qu'on peut reconnaitre combien toute la théorie du légalisme socialiste est fantaisie. Tandis que les classes dirigeantes s'appuient par toute leur action sur la violence, seul, le prolétariat devrait renoncer d'emblée et une fois pour toutes à l'emploi de la violence dabs la lutte contre ces classes. Quelle formidable épée doit-il employer pour renverser la violence au pouvoir? La même légalité par laquelle la violence de la bourgeoisie s'attribue le cachet de la norme sociale et toute puissante."

"La sous-estimation fantaisiste de la réaction croissante et la surestimation tout aussi fantaisiste des conquêtes de la démocratie sont inséparables et se complètent réciproquement de la façon la plus heureuse. Devant les misérables réformes de Millerand et les succès microscopiques du républicanisme, Jaurès exulte, en proclamant pierre angulaire de l'ordre socialiste toute loi sur la réforme de l'instruction dans les collègues, tout projet d'une statistique de chômage. Ce faisant, il nous rappelle son compatriote Tartarin de Tarascon, qui, dans son fameux "jardin enchanté", entre des pots de fleurs et des bananes grosses comme le doigt, des baobabs et des cocotiers, s'imagine qu'il se promène à l'ombre fraiche d'une forêt vierge des tropiques.

Et ces gifles - comme la dernière trahison du libéralisme belge - nos opportunistes les encaissent et déclarent que le socialisme ne pourra être réalisé que par la démocratie de l'état bourgeois.

Ils ne remarquent pas qu'ils ne font que répéter en d'autres termes les vieilles théories suivant lesquelles la légalité et la démocratie bourgeoises sont appelées à réaliser la liberté, l'égalité et la béatitude générales - non pas les théories de la grande révolution française, dont les mots d'ordre ne furent qu'une croyance naïve avant la grande épreuve historique mais les théories des littérateurs et des avocats bavards de 1848, des Odilon Barrot, Lamartine, Garnier-Pagès, qui juraient de réaliser toutes les promesses de la grande révolution par le vulgaire bavardage parlementaire. Il a fallu que ces théories échouent quotidiennement durant un siècle et que la social-démocratie, incarnant l'échec de ces théories, les enterrât si radicalement que même leur souvenir, le souvenir de leurs auteurs et de tout le coloris historique s'évanouisse complètement pour qu'elles puissent aujourd'hui ressusciter et se présenter comme des idées tout à fait nouvelles, susceptibles de conduire aux buts de la social-démocratie. Ce qui est à la base des enseignements opportunistes n'est donc pas comme on se le figure, la théorie de l'évolution mais celle des répétitions périodiques de l'histoire, dont chaque édition est plus ennuyeuse et plus fade que la précédente".

"Si, entrainée par les suggestions des opportunistes, la social démocratie s'avisait vraiment de renoncer d'avance et une fois pour toute à la violence, si elle s'avisait d'engager les masses ouvrières à respecter la légalité bourgeoise, toute sa lutte politique, parlementaire et autre, s'écroulerait piteusement tôt ou tard, pour faire place à la domination sans borne de la violence réactionnaire". 

jeudi 25 août 2022

Le monde des amants Par Michel Surya

 "Crois-le si tu veux: j'en ai pleuré, et parce que c'est cette histoire-là que tu racontes et que tu m'as demandé de lire, et parce que je n'étais pas prêt à ce moment-là à lire cette histoire, moi qui ai longtemps pensé au suicide sans jamais trouver comment le penser, qui n'ai trouvé qu'il y a peu comment le penser, je veux dire comment commencer de le penser, qui ne l'ai trouvé qu'en lisant cette phrase que je viens de te dire - LE CRANE D UN SUICIDE DOIT ROULER DANS LA POUSSIERE JUSQU A CE QU IL AIT SAUVE UNE VIE - , laquelle, chrétienne ou non, ne damne pas moins les suicidés que le christianisme ne les a toujours damnés, laquelle ajoute au malheur qui a été le leur, leur malheur de suicidés, celui de les en accuser, toute cette pensée me fait littéralement horreur, m'épouvante littéralement, rien ne peut me faire plus horreur et plus m'épouvanter que cette sorte de pensée, ce que j'écrirais si je recommencerais d'écrire, ce que j'étouffe de ne plus écrire, moi qui ai toujours aimé les suicidaires, qui les ai toujours aimés comme j'ai toujours aimé tout ce qui ressemble aux suicidés: les rebuts & les réprouvés é les alcooliques & les dépressifs & les fous & les chassés & les fuyants & les bannis...; qui ai toujours pensé que les grands destins étaient leurs destins, des destins d'art et de pensée en somme, lesquels ne se distingueraient de tous les autres que par le suicide, voulait le suicide, non pas pour la mort elle-même appartienne à ce destin et, le précipitant, fasse de celui-ci un art, sinon l'art lui-même."

mercredi 24 août 2022

Je ne vais parler qu’à celui qui est déjà parti Par M.A.


Discussion imaginaire avec M.               Partie I

 

M., cette discussion, nous ne l’aurons jamais…Elle est née morte dans mon rêve de la tenir…Tu as disparu parce que je t’ai fait disparaitre, j’ai créé la disparition de ma curiosité…

Je voulais te dire, j’aurai voulu te dire, j’aurais souhaité avoir le courage de l’impudeur de te dire : je t’ai connu et je vais être obligé d’arrêter d’écrire. J’en suis obligé car j’ai atteint la fin d’une ligne droite.

Elle a été rapide, directe, intransigeante, éprouvante, exigeante…mais tellement joyeuse.

Elle a été joyeusement captivante, désolante, irritante mais je ne pourrais plus jamais écrire sans penser que tu l’as déjà dit, écrit et tellement mieux.

Je ne vais plus écrire non parce que je n’aime plus écrire, non, au contraire, je ne vais plus écrire puisque tu as écrit mieux ce que j’aurais pu écrire si j’avais eu ton talent.

Je ne vais plus écrire, justement parce que je ne lirais plus ce que j’aurais pu écrire si j’avais eu un jour une parcelle de ta clairvoyance.

Je vais arrêter d’écrire pour arrêter de ne plus lire ce que je cherche mais lire ce que je vais découvrir.

Cette discussion, nous ne l’aurons pas, car tu es déjà parti…

Parti, par ma faute, parti, en tentant de te retourner, honnêtement, peut-être, sincèrement, sans doute, mais parti.

Tu m’es parti car je n’ai pas su te dire de ne pas partir.

Et pour te paraphraser : « Je ne vais plus écrire, non parce que je t’ai rencontré, mais parce que je n’ai plus à écrire que je t’ai rencontré ».

 

M.A. 21/08/22





Discussion imaginaire avec M.    Partie II

 

M., tu dis, je le dis aussi parfois,  dans ton dernier roman de pensées, lorsque je ne vais pas bien, que la révolution, quelle qu’elle soit, est toujours trahie. Comme une conséquence évidente de son destin, la trahison est le destin de toute révolution. Mais je peux dire aussi, tu ne le dis pas, ou pas vraiment, ou peut-être le penses-tu sans le dire, sans l’écrire, seules les révolutions messianiques sont amenées à être victorieuses.

Pour le malheur de ceux qui n’en veulent pas de celles-là, pour ceux, à long terme, qui n’en veulent plus après les avoir amenées à gouverner.

Alors, peut-on encore en vouloir une ?  Cela reste un rêve que l’on peut avoir. Comme quelque chose qui peut nous aider à tenir, une sorte de béquille. Qui peut encore rêver d’une révolution alors qu’ils en craignent la trahison, qu’ils savent assurément que de toute façon la trahison en sera la conclusion ? Tu dis également, je le pense et je peux l’écrire dorénavant, « la politique est une malédiction et n’est que malédiction ». Je ne le pense pas parce que tu le penses, que tu l’écris ; je le pense également parce que je ne l’ai pas encore écrit mais que je le pense depuis bien longtemps.

M., tu dis que l’on ne peut être que déçu de la révolution car elle n’est jamais ce qu’on espère. Mais toute une population peut-elle vouloir la même révolution, sans croire au messianisme, sans ne plus croire au messianisme religieux ? Peut-on plus croire au messie de la politique qui est une malédiction ? Le messie de la malédiction, peut-il être le guide d’un peuple qui ne rêve plus que du malheur de peur de prendre en main son potentiel bonheur ?

M., tu dis, tu ne le dis jamais assez fort pour que quelqu’un puisse le croire, tu dis que tu fuis la politique, que la politique c’est fini pour toi. Pour ne pas le dire suffisamment fort, elle est dans ton métier, elle traverse tes écrits que tu ne veux plus écrire parce que tu dis ne plus croire en la politique, elle est dans tes relations, celles-là même que tu fuis sans les fuir puisqu’ils sont invités à écrire dans ta collection.

M., cette conversation ne pourra jamais existée, pour n’être que virtuelle. Je suis mon Dargerman, je suis mon M ;, je suis celui qui lis et que tu écris ; tu es celui qui écrit pour celui qui lis mais qui n’écrira plus.

 

M.A.  22/08/22


Discussion imaginaire avec M. partie III



Cher M.,



Tu me l’as écrit personnellement, et je le lis dans ton roman à penser.
A penser l’avenir ? A penser que la police est partout, même dans des relations qui sont nées, mortes, nées/mortes, sans conséquences, me laisser pantois de bêtise, seule avec ma bêtise.

« J’avais noté ceci à ton attention : le nom n’a rien d’intime puisque sa fonction est sociale. Mais le vérifier relève en principe de la police. »

Tu es tous ceux qui ont fui quelque chose ou quelqu’un.

Peut-être t’ai-je posé cette question parce que moi aussi je fuis ? Je fuis quoi ? Mais moi…Je me fuis depuis que je sais que je ne suis pas celui que je devrais être…Je suis devenu celui que les autres ont fait de moi, ont pensé que je devais être…

M., tu sais, tu le sais toi, que jamais tu n’arriveras à te fuir indéfiniment…Mais tu le sais…C’est pour ça que tu ne peux plus t’arrêter, te poser, et tu regardes tous ces chemins que tu as parcouru…sans te poser…avec la crainte de te poser…de poser tout ça…de te dire : « C’est bon, c’est fini…Je ne peux plus aller plus loin »

Et qu’est-ce qu’il adviendra ce jour-là ? M., feras-tu l’irrémédiable, l’as-tu déjà fait ? L’as-tu déjà préparé ? Tu n’as pas encore donné la date mais ce chemin, c’est celui que connaissent tous ceux qui fuient..

C’est pour cela M. que tu aimes l’horizon de la mer à F., parce qu’un horizon, on ne peut jamais l’atteindre. Alors, on peut le regarder, le scruter et se rassurer car, pour le rejoindre, on sait que la route est longue, inatteignable, comme le but de la fuite..

M., un nom, une histoire, celle de EUX, celle que l’on t’a obligé à porter, alors que c'est mort qu'il te "voulait".

Mais M., cher M., ta dernière fuite sera peut-être ton dernier choix...le plus dur…Le plus terrifiant…

Tu ne pourras jamais fuir ceux qui t’aiment, jamais.



M.A. 23/08/22


Discussion imaginaire avec M. partie IV



M. comme il est curieux, je me dis, que tu veilles à tel point disparaitre que tu ne veuilles que connaitre la vie de ceux qui t’interroge.

Qui interrogent ta fuite, nos fuites, et nous les aimons mystère, curiosité non révélée, accrue, ardente, frénésie…

M., ton nom comme une trace indélébile de ton passé. Tu connais les anecdotes des uns et des autres, tu es l’inspecteur de leurs morts, le biographe de leur disparition, tu l’exposes, tu expliques que toi tu ne veux pas que l’on connaisse, que tu refuses que l’on cherche.

M., tu portes fascination à la disparition brutale, comme celle que tu n’as pas faite, que tu n’as pas brutalement infligée, à toi, à ceux qui t’aiment, à ceux qui se posent question.

Tu as choisi la disparition lente de la fuite.

Tu dois l’entendre, je te l’écris, je te le dis, ta disparition est violence pour ceux qui t’aime, que tu n’aimes pas, pas forcément, pas forcément puisque pas de volonté d’attache, ou que tu t'efforce de ne pas aimer.

Tu fuis les attaches, toutes, les familiales, les amicales, celles que tu as choisi, à un moment, qui, aujourd’hui t’encombrent.

M., ta fuite est la vision, la trace, l’absence de ton égotisme. Et, de fait, M. , je te le dis, je te l’écris plus que je ne te le dis, puisque tu as fui ma question de par ma faute, tu m’as fui par mon propre choix de ne plus te voir, de te croiser, tu nous exposes à ce que tu détestes qui n’est pas toi, proche ou lointain.

Autre paradoxe M., pourquoi m’as-tu approché, parlé, jusqu’à la sympathie apparente, réelle ou feinte ? Toi qui fuis toute relation, toute relation amicale, et surtout familiale ?

Tu voulais te prouver (m’infliger) que tu étais encore en capacité de fuir de nouveau…Tu l’as dit, écrit, tu me l’as dit, tu me l’as écrit…

M., j’ai été, vis-à-vis de toi, le Dagerman de M., comme Dagerman réel ou double fut celui de Nietzsche. Tu es Nietzsche et je suis ta Lou ?

Quelle est donc cette construction de l’approche qui n’en était pas une, pas une réelle, une feinte, une approche esquive ?

Je te l’ai écrit, faute de te le dire, je ne connais ni légèreté, ni paix.

Je suis moi qui ait rencontré M., aimé M. et qui, déjà, depuis même le début, même peut-être avant que je te connaisse (reconnaisse ?) regrette M., la disparition de M., le regret peut-être même de t’attendre sans que tu viennes, sans que tu viennes, vraiment. Ou, que tu viennes mais que tu ne me reconnaisses pas, comme un qui aurait pu, qui aurait dû…

Peut-être celui qui aurait pu te faire douter, te faire remettre en cause la fuite, les fuites, toutes les fuites.

M., permets-moi d’avoir cette immodestie puisque nous ne l’avons jamais évoqué, nous ne l’avons jamais espéré, nous n’en avons peut-être jamais eu l’idée.

Je suis celui aussi qui fuit, qui ne veut s’attacher, qui ne s’attache pas, mais à quel prix ?

M.A. 24/08/22

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 "De l’usage difficile de la critique. Le critique ne lit presque pas. Ce n’est pas toujours faute de temps ;

mais il ne peut pas lire, ne songeant qu’à écrire, et s’il simplifie, parfois en compliquant, s’il loue, s’il

blâme, s’il se débarrasse hâtivement de la simplicité du livre en y substituant la rectitude d’un jugement

ou l’affirmation bienveillante de sa riche compréhension, c’est que l’impatience le pousse, c’est que, ne

pouvant lire un livre, il lui faut n’en avoir pas lu vingt, trente et bien davantage, et que cette non-lecture

innombrable qui d’un côté l’absorbe, de l’autre le néglige, l’invitant à passer toujours plus vite d’un livre

à un autre, d’un livre qu’il ne lit guère à un autre qu’il croit avoir déjà lu, afin de parvenir à ce moment

où, n’ayant rien lu de tous les livres, il se heurtera peut-être à lui-même, dans le désoeuvrement qui lui

permettrait enfin de commencer à lire, si depuis longtemps il n’était à son tour devenu un auteur."

mardi 23 août 2022

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 

Le livre de Musil traduit cette mutation et cherche à lui donner forme, tout en essayant de découvrir quelle morale pourrait convenir a un homme en qui s’accomplit l’alliance paradoxale de l’exactitude et de l’indétermination. Pour l’art, une telle métamorphosé ne va pas sans conséquences. Musil est resté longtemps incertain de la forme qu’il devait choisir : il a pensé à un roman à la première personne (lorsque son livre s’appelait « Catacombes»), mais où le « Je » n’aurait été ni celui du personnage romanesque, ni celui du romancier, mais le rapport de l’un à l’autre, le moi sans moi que l’écrivain doit devenir en s’impersonnalisant sur l’art, — qui est essentiellement impersonnel, — et dans ce personnage qui assume le destin de l’impersonnalité. Un « Je » abstrait, un moi vide intervenant pour révéler le vide d’une histoire incomplète et pour remplir l’entre-deux d’une pensée encore à l’essai. Peut-être faut-il regretter cette forme dont Musil a subtilement exposé les ressources. Mais il se sent à la fin davantage attiré par le « Il » du récit, cette étrange neutralité dont l’art romanesque cherche constamment et hésite constamment à accueillir l’exigence peut-être insoutenable. L’impersonnalité de l’art classique ne le tente pas moins, quoiqu’il ne puisse l’accepter comme forme figée, ni comme pouvoir de raconter souverainement une action qu’on domine dans son entier. C’est qu’aussi il n’a rien à raconter, le sens même de son récit étant que nous n’avons plus affaire à des événements qui s’accomplissent réellement, ni à des personnes qui les accomplissent personnellement, mais à un ensemble précis et indéterminé de versions possibles. Comment dire : ceci eut lieu, puis ceci, et enfin cela, alors que l’essentiel est que ce qui a lieu aurait pu avoir lieu autrement et par conséquent n’a pas eu lieu vraiment, d’une manière décisive et définitive, mais seulement d’une manière spectrale et sur le mode de l’imaginaire ? (Ici apparaît le sens profond de l’inceste qui s’accomplit dans l’impossibilité de son accomplissement.)



lundi 22 août 2022

Le mondes amants Par Michel Surya

 "Ta confusion est considérable, ou folle, ou terrifiante, en tout cas qui t'angoisse, dont il ne t'est possible de parler à personne, tu es seul, c'est le prix à payer de l'avoir voulu, les noms finiront bientôt par n'avoir plus de visage pour toi ni ton histoire avoir de noms. Jusqu'au tien peut te quitter qu'un autre emprunterait alors, qu'il porterait, tu ne te sentirais aucun droit de le lui réclamer, de le lui reprendre, n'as-tu pas écrit que tu écrivais pour oublier ton nom? N'as-tu pas pensé que tout nom était de trop qu'on porte d'abord, dès l'école, qu'on y humilie, une honte dont il faut répondre pourtant, auquel on t'enjoint de répondre à l'appel qu'on t'en fait, comme partout on le fait où on est assigné à comparaitre , à l'école ou devant les tribunaux, ou dans les prisons - dans les camps pour finir...?Répondre de toi alors c'est témoigner du nom auquel on t'identifie, n'as-tu pas depuis toujours voulu sortir des listes d'"appel", pour qu'on ne te reconnaisse pas, surtout pour qu'on ne te juge pas, s'il n'était que toi, c'est dix fois que tu en aurais changé déjà, et pour fuir, et pour fuir quiconque te cherche et pour te fuir toi, tu ignores de quoi tu es coupable mais tu ne doutes pas que ton nom le sait, lui, qui en répondrait, qui te dénoncerait...Mais Betz et Selz, Selz et Betz, s'il se peut que cet échange d'eux, sinon d'eux du nom dont ils répondraient, les séduisit un moment, les allégeât, qui sait s'il ne les aurait pas "confondus", comme disent si précisément les polices dans leurs langues?"

dimanche 21 août 2022

histoire du socialisme et du communisme en France par Alexandre Zevaes

 Suite au massacre de Fourmies lors de la manifestation du Premier Mai, la "justice" condamne ceux qui ont organisé la manifestation pacifiste et non les donneurs d'ordre du massacre.

Lafargue, de prison, lance un appel:


"Aux électeurs de la I circonscription de Lille,

Citoyens,

De par le décret qui vous convoque, vous êtes dès aujourd'hui constitués en jury national.

Vous aurez, le 25 octobre, à juger le massacre de Fourmies et à répondre au ministre de la justice, M Fallières, déclarant, d'après le verdict de Douai, que le 'jury du nord a dit le dernier mot dans cette malheureuse affaire".

C'est dans cet esprit que j'ai accepté la candidature de protestation qui m'était offerte comme l'unique moyen de traduire devant le tribunal populaire, le seul que je reconnaisse, les patrons provocateurs qui ont appelé la troupe à Fourmies, les autorités civiles et militaires qui ont présidé à la fusillade et les magistrats qui ont couvert de leur jugement complice cette réédition aggravée d'Aubin et de la Ricamarie sous un gouvernement qui se réclame de la république.

Mais vous n'aurez à dire si, pères de famille, à qui on prend vos enfants sous prétexte de patrie à défendre, vous entendez les laisser transformer en mercenaires du patronat, en policiers du capital et en assassins du peuple ouvrier dont ils sont la chair et le sang.

Vous aurez à juger cette république bourgeoise qui, fondée grâce à vous, au prix d'efforts et de sacrifices sans nombre, n'a su, depuis vingt années de patience et de misère mises généreusement à son service, qu'augmenter les charges budgétaires, encourager les tripotages financiers et frapper le pain et la viande de droits affameurs.

Vous aurez à dire si cette république de l'union générale, du Panama, et autres krachs à la Rothschild est la république de vos voeux, ou si, au contraire, elle n'est pas la continuation et l'aggravation des divers régimes monarchiques dont vous croyiez avoir fait définitivement justice en jetant bas l'Empire.

Vous aurez enfin à juger cette société capitaliste qui, concentrant de plus en plus dans des mains fainéantes les moyens de production industriels et agricoles, multiplie le nombre des prolétaires sans propriété, les transforme en machines à profits eux, leurs femmes et leurs enfants, et prétend payer sa dette aux producteurs, ainsi dépouillés de leurs produits, avec le bureau de bienfaisance et l'hôpital.

Vous aurez à dire s'il vous convient de continuer à aller de salaires de famine en chômages, produisant tout et manquant de tout, plus épuisés dans vos muscles de travailleurs libres que les esclaves d'autrefois; oui si, au contraire, comprenant que la science a tellement multiplié les moyens de consommation qu'il y a place aujourd'hui pour le bien-être de tous et qu'il ne s'agit pour cela que de socialiser les forces productives, vous êtes décidés à faire un premier pas dans cette vois libératrice en affirmant, par le triomphe du Parti ouvrier, le prochain avènement de l'ordre nouveau.

Vivent les travailleurs lillois!

Vive le socialisme!!"




Histoire du socialisme et du communisme en France par Alexandre Zevaes

 Appel à la manifestation du 1 mai 1890:


"Nous rappelons une dernière fois aux travailleurs parisiens que ni le congrès international de Paris ni la commission d'organisation n'ont entendu condamner la manifestation d'aujourd'hui à une forme exclusive. Tous les moyens sont bons qui permettront au prolétariat d'affirmer l'unité internationale de son action.

Manifesteront les citoyens et les citoyennes, qui, transformant le Premier Mai en fête du travail, chômeront, laissant l'atelier ou le magasin désert;

Manifesteront ceux et celles qui, dans leurs syndicats, dans leurs comités, partout, signeront la pétition des huit heures;

Manifesteront les délégués qui, au nom des chambres syndicales, porteront au Palais-Bourbon les premiers cahiers du travail;

Manifesteront la foule qui, usant de son droit à la rue, criera: "Vive l'armée!" sur le passage de nos soldats, ouvriers d'hier et de demain que l'on essayerait en vain de tourner contre leurs camarades de travail et de misère.

La manifestation pacifique, décidée par le congrès international de Paris, comporte en un mot toutes les expressions pacifiques de la volonté ouvrière.

Elle n'exclut que la violence, que nous repoussons comme inutile et que nous laissons pour compte à la bourgeoisie gouvernementale apeurée".

Chronique sur Michel Surya

 Il en est des livres de certains êtres: ils nous obligent. Il arrive qu'il faille répondre des livres comme on répondrait de l'existence de certains êtres qui n'ont pas encore commencé à exister. Ce sentiment je l'éprouvai pour Artaud, je l'éprouve aujourd'hui en lisant Le Mort-né. Cela vient peut-être de la coïncidence des limbes et de la pensée: de la place que l'on fait, que l'on est sommé de faire aux corps maudits dont le livre est le tombeau - à la fin le corps lui-même.

Un livre n'est pas un corps pourtant, serait-il la seule lumière dans laquelle un corps se refléterait. Un livre n'est pas un corps mais dans les livres habitent tous les corps qui ne sont pas nés, qui n'ont pas commencé à exister, qui sont restés là tombés au sol, échoués. Du livre le corps ne se relève pas mais se regarde à terre baignant dans son sang. Celui qui n'est pas né, qui s'est tué, est là, que je voudrais prendre dans mes bras, porter. Celui qui lit répond de celui qui meurt autant que de celui qui n'est pas né ( il se le doit). Mais peut-être est-ce parce qu'ici l'auteur écrit "tu". Parlant de lui, il écrit "tu", se convoque convoquant le lecteur autant que lui à cet endroit où le Je glisse au-delà de lui pour se dire quelque chose qu'on n'entend pas, qui se refuse, et se cache.

Michel Surya nous parle-t-il de lui? Je pense ici à ce que disait Blanchot de l'expérience intérieure et de Bataille: nous parle-t-il de lui? On voudrait, Blanchot a beaucoup souhaité que le "je" de Bataille reste hors-de-lui, hors de l'autobiographie, qu'on ne reconnaisse pas l'homme. Blanchot fut longtemps ( mais pourquoi?) le cache-sexe que Bataille n'a pas eu ni voulu avoir, je crois.  C'est peut-être que le lecteur fut Blanchot n'a pu répondre à Bataille qu'en recouvrant ses mots nus, ses mots d'homme nu. Le lecteur cherche toujours sa place jusque dans l'autobiographie - et il dépendra du travail de celle-ci de la lui laisser. L'autobiographie alors oblige autant que la nudité. La nudité dont il est question ici est celle de l'enfant qui fut longtemps le tu qui parle ici pour lui seul et celui qui le lit, à qui il s'adresse, maintenant.

L'enfant est "long": qu'est ce que cela veut dire? Trop long le corps qu'il a, qui dépasse déjà de l'ombre dans laquelle on le maintient. Long le sexe qui vient, qu'il ne peut cacher. Le débordement est réel et imaginaire: il est bientôt la honte du corps tout entier et transfère son excès aux autres parties du corps. Enormité, hypocondrie, sexualité. Cette fois le sexe est absent, ne conduit pas la langue, en reste la longueur qui donne la mesure du corps enfant, du corps mort. Ce qui est "long": la taille, le temps, de trop.

Cette longueur il faut l'amputer comme la mémoire. Michel Surya nous livre cette pensée étonnante qui relie ce que l'on doit cacher du corps à ce que l'on doit oublier de soi, de l'enfance, de l'histoire. L'oubli sert à la nécessité qu'un corps disparaisse. Autrement: c'est en même temps que les souvenirs disparaissent et que le corps se cache, suivant la même exigence ( qui vient d'eux). Dire tu pour faire entendre cela, c'est mesurer l'injonction, la loi qui décida qu'un corps survive qui aurait dû disparaitre (tous les autres sont morts). Tu es comme tué: tu fut ce qu'on voulut mort et qu'il fallut trahir pour commencer à exister.

Mais comment passer du devoir au vouloir, comment d'abord distinguer même ce qu'ils veulent de ce que tu veux, toi?

Les enfants aiment leurs parents quoique ceux-ci leur fassent, quoiqu'ils fassent tout pour ne pas être aimés d'eux. C'est une vérité qui se vérifie souvent et qui se trouve écrite ici jusqu'à la nécessité pour l'enfant d'être le mort qu'on voulut qu'il soit - pour être aimé d'eux. Ni "parents", ni "père", ni "mère" ici - eux, seulement, formant d'abord comme un seul corps puis deux, dans la seconde partie du livre. 

Dans Olivet non plus Michel Surya ne parlait ni d'un père ni d'une mère mais d'elle et de lui que la haine a détourné de toute nomination ordinaire. Il faut penser une correspondance, une évidente relation entre deux dé-nominations: celle du fils ( de l'écrivain), et celle de ceux à qui il doit d'exister. A la fin, elles s'annulent, ne suffisent pas à rompre avec un appel réciproque.

C'est à l'école qu'il faut répondre en premier de l'identité qu'on a, qu'on nous a donnée. Après l'école, c'est au travail, dans la société qu'il faut répondre d'un nom et c'est pour ne plus en répondre qu'on peut vouloir en changer. Quand changer de nom ne suffit pas, quand tu t'aperçois que tu n'chappes pas , il arrive que tu doives en passer par la mort qu'ils ont rêvée pour toi. Une opération doit s'effectuer, que le livre réalise comme au-devant de la vie, autant qu'elle. Si le nom ne suffit pas, si la mort non plus, la langue, c'est-à-dire la littérature, réalise l'opération impossible qu'un mort désavoue ses meurtriers.

Mais je vais trop vite. Miche Surya écrit ce sont eux qui ont tiré pas toi. Pas toi, pas lui, mais eux. Ils ont voulu qu'il meure. Il meurt, ne meure pas. D'abord il veut la même chose qu'eux, et puis il s'aperçoit que ce qu'ils veulent est impossible: qu'il les aime et qu'il meure en même temps. Qu'il les aime mort. Si le récit n'aboutit pas dans ses conclusions, je crois que quelque chose a eu lieu qui a séparé l'amour de la mort, à ce moment-là. Ce n'est pas qu'il ressuscite, ce n'est pas que tu ressuscites, c'est que tu éprouves, mort, que ta mort n'est pas la leur, que même elle te sépare d'eux bien qu'elle ne te sépare pas de leur amour.

Je dis amour comme vouloir mais le mot n'est pas dans le livre. C'est le contraire qui est partout. Amour cependant pourrait être le nom de ce qui s'exerce (quoi que ce soit) sur l'enfant comme le seul sentiment qu'il connaisse et en lequel il se reconnait. La mort s'exerce ici sans réserve autant que peut s'exercer un amour sans réserve. Ca revient presque au même ( de là toute la condensation du mort-né), ça se confond. Dès lors tout est renversé, et Michel Surya met ici à l'oeuvre de nouvelles inversions que seules la littérature et la philosophie permettent - qui sauvent, comme l'invention d'une langue peut sauver.

En vérité rien ne sauve ni n'est sauvé. L'écrivain ne sauve pas l'homme, la littérature ne sauve pas la vie. Elle invente la vie qui n'existe pas. Elle ne répare pas la vie de celui qui y est entré mort, elle est la langue de celui qui est mort-né. Cela se peut, depuis Olivet mais cette fois un pas est franchi. Celui qui parle part de lui avec ce tu qui le guide, l'accompagne. Un pas est franchi dans l'écriture autobiographique du fait de l'existence des phrases. C'est donc un tout autre rythme qui décide de l'écriture du Mort-né: quand Olivet est un récit d'une seule coulée, où tout ce qui blesse et humilie est embarqué dans le même fleuve, le Mort-né prend un autre risque, celui de la phrase, de l'arrêt, de l'interruption. Interruption et retour: le livre est constitué de deux parties dont la seconde est comme une variation de la première, déclinaison, hantise - la leur.

Michel Surya nous parle-t-il de lui?

Une certaine époque (récente) de l'histoire de la littérature fut marquée par la présence de l'écrivain dans son livre. L'écrivain parlait de lui avant de parler de l'homme, et il était le nom, le seul, que l'homme pouvait se donner pour justifier de la vie qu'il avait eue et du récit qu'il en avait fait. Maurice Blanchot est le représentant du mythe de cette double vie dans laquelle, souvent, c'est à l'écriture qu'un homme dût de mourir, de faillir mourir. Réciprocité de la mort et de l'écriture dont les conséquences sont rétroactives: tout ce qui aura été vécu par l'homme avant qu'il ne meure et devienne écrivain appartient à la vie -tout ce qui aura été vécu depuis appartient ( revient de droit) à l'espace de la littérature.

A la lecture d'un récit dont la valeur autobiographique est manifeste, on voudrait ne pas dénuder la vie, ne pas tout rapporter à l'histoire de celui qui écrit ni chercher l'origine de sa vocation -puisque le génie vient de cette vie qu'il écrit qui est sans commune mesure. Mais être écrivain ne suffit pas non plus à justifier de la vie qu'on écrit et de la mort qu'on a voulue. Le Mort-né serait cette leçon (peut-être injuste mais conséquente): pas plus qu'elle n'appartient à ceux dont il est né, à eux, à une femme, un homme ou quiconque la mort n'appartient à la littérature. La littérature n'apporte aucune garantie même à celui qui se croit mort.


Et pour cause: ses lecteurs le suivent.

MOI (LE), LE SOI encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Il y aurait de longues pages à écrire sur les différentes définitions qui ont été données du moi par les diverses écoles modernes. En le définissant une chose qui pense – res cogitans ; – en énonçant sa fameuse proposition : « Je pense, donc je suis », Descartes donnait au moi la première place et le substituait à l'âme, comme il apparaît clairement de sa Sixième Méditation, § 8, où il dit : « Il est certain que moi, c'est-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis est entièrement et véritablement distincte de mon corps et qu'elle peut être ou exister sans lui ». La philosophie allemande, par la suite, donna au moi un sens plus métaphysique, plus absolu. On sait que Kant considérait le moi comme la conscience elle-même se réfléchissant dans ses actes et dans les phénomènes sur lesquels son influence s'exerce. Fichte faisait du moi « l'être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein : l'esprit et la matière, l'âme et le corps, l'humanité et la nature, après qu'elle s'est faite elle-même ou qu'elle a posé sa propre existence ». Pour Schelling et Hegel, le moi, « ce n'est ni l'âme humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée prise dans son unité absolue et mise à la place de Dieu : c'est seulement une des formes ou des manifestations de l'absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu'après s'être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à lui ou se recueille dans l'humanité ».

Sigismond Freud est venu qui a compliqué la situation en exposant la coexistence d'un moi et d'un soi, le soi étant « l'ensemble coordonné, anonyme, impersonnel des forces ataviques, des instincts », alors que le moi – centre de la conscience – est l'ensemble des images, idées, émotions et réactions coordonnées.

Ce moi se débat, dans le système de Freud, entre deux influences ennemies, empiétantes et menaçantes toutes deux, qu'il s'occupe perpétuellement à concilier : d'une part, la réalité extérieure, avec ses coercitions sociales ; d'autre part, les exigences instinctives et irréfléchies du soi ; Freud admet encore un Surmoi ou « moi idéal », souvenir inconscient des interdictions imposées au petit enfant par ses parents, interdictions qui pèsent toute la vie sur le caractère de l'adulte. Je n'ai cité ces fragments de l'histoire du Moi, de Descartes à Freud, que pour leur comparer le « Moi », tel que l'entendent les individualistes anarchistes – un Moi corporel et passager, à l'instar de « L'Unique » de Stirner. Le « Moi » des individualistes n'a rien, pour eux, d'une abstraction, pas davantage que ne leur est une abstraction le « non-moi ». Ce sont pour eux des réalités vivantes, de tous les jours.

Quoiqu'on fasse et quoi qu'on dise, je suis et je me sens, en tant qu'individu, un être isolé, différencié, à part des autres. Rejetant toute métaphysique, je suis – de par mon expérience et pour ne considérer que la douleur – que lorsque je souffre, c'est moi et non autrui ou le voisin qui ressent de la souffrance, peu importe que cette douleur soit de l'ordre psychologique ou physiologique. Quand je n'ai pas à manger suffisamment, quand je ne puis embrasser la femme que je voudrais tenir en mes bras, quand je me trouve au-dedans des murs d'un cachot, quand par suite d'un accident j'ai perdu l'usage d'un membre, c'est moi qui souffre et non mon ami le plus intime. En vain me dira-t-on, à cause de l'identité de substance, que le non-moi souffrirait autant que moi, placé dans les mêmes conditions :

1° cette proposition n'enlève pas ma douleur et c'est cela, pour moi, l'important ;

2° mon expérience m'a démontré que le non-moi ne réagit pas du tout de la même façon en présence de certains faits ou de certains événements susceptibles de ne faire souffrir atrocement, expérience que tout te monde a pu faire. Tant et si bien que les conseils des non souffrants m'ont paru parfois ou cruels ou ridicules. Contre cette réalité, aucune théorie ne saurait prévaloir. Donc, le Moi des individualistes anarchistes n'a rien d'abstrait ni de romantique. C'est leur corps, considéré à part des autres corps humains, avec ses réactions et ses réflexes de tout genre, ses désirs, ses appétits, ses attributs de toute nature. Ils ne disent pas que leur « moi corporel » est supérieur aux autres « moi corporels » ; non, mais ils ne veulent pas qu'aucun « moi corporel » puisse forcer un autre « moi » – par violence, contrainte, ruse, menace ou privation quelconque – à faire ce qu'il ne ferait pas ou à ne pas faire ce qu'il ferait s'il n'était obligé au contraire.

C'est cela que veulent dire les individualistes anarchistes lorsqu'ils revendiquent l'autonomie de leur moi ou de leur soi, ils entendent par là un état de choses où la personnalité humaine, différenciée nettement des autres unités, ne soit pas forcée de subir, dans ses relations avec autrui, des charges sociales, une méthode de vie, une façon de se comporter, que, laissée indépendante, elle aurait pu tout aussi bien rejeter. Ils n'admettent pas non plus que ce rejet puisse les priver du moyen de production, s'il les privait de tout autre avantage sociétaire. Contre tout milieu social qui ne leur consent pas au moins cela, les individualistes anarchistes se situent, en général, en état de légitime défense, selon la phrase consacrée.

 

– E. ARMAND.

Moi encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

Reconnaissons la valeur, à la fois considérable et relative, de la personne humaine ; comprenons qu'amour de soi et amour d'autrui coexistent, plantes voisines, dans le champ de notre pensée. Pour chacun le moi s'avère centre, il est l'unique portion de l'univers dont nous ayons conscience précise et possession entière ; au regard du Tout, il n'est que l'élément d'un ensemble, le maillon d'une chaîne ininterrompue. Ces points de vue sont divers, sans être opposés ; les harmoniser serait facile, si la société, troublant l'ordre de la nature, ne sacrifiait le grand nombre à l'égoïsme de quelques uns. Hiérarchie légale, classements admis par le code créent ides 'intérêts factices, contraires à l'intérêt simplement humain.

L'existence de parasites engendre un bien des exploiteurs contraire au bien des exploités. Mais dans une classe sociale, dans une profession, le bonheur de chacun reste lié au bonheur de tous ; l'ouvrier pâtira, dans l'ensemble, si le coût de la vie augmente, alors que ne croît pas le salaire moyen. À l'intérêt individuel, résultat des aptitudes ou de la situation personnelle, s'ajoute un intérêt collectif indéniable.

Quand la raison enfin maîtresse aura débarrassé le globe des artificielles cloisons qui séparent ses habitants, quand les peuples ne travailleront plus pour des paresseux inutiles, le bien collectif sera celui que la nature assigne à notre espèce prise dans sa totalité. Pour maitriser les énergies hostiles, améliorer leurs conditions de vie, reculer les bornes de l'ignorance, il sera bon que les hommes continuent d'associer leurs efforts. En évitant au moindre de leurs frères toute douleur inutile, ils rempliront leur tâche spécifique et seront les dieux de demain...

Point de vie collective possible lorsque chacun se désintéresse du bien général pour ne songer qu'à soi ; une solidarité vraiment juste implique réciprocité des services rendus. Mais, quand auront disparu les désoeuvrés de l'aristocratie qui consomment beaucoup sans rien produire, le travail des autres sera singulièrement allégé. Des réformes seraient faciles. dans ce sens, si les chefs ne s'y opposaient ; car les faits sociaux, résultats de vouloirs humains, n'ont pas la fatalité des phénomènes cosmiques. En attendant, seule la solidarité pleinement consentie devient règle d'action aux yeux du sage ; des contraintes imposées du dehors il se libère avec joie. Et toujours, il se penche avec tendresse sur les cerveaux sans lumière ou les coeurs ulcérés de ses frères malheureux.

 

– L. BARBEDETTE.

Moi encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

Synthèse active et consciente, transitoire et limitée, le moi possède une valeur indéniable bien que relative. Sa liberté rappelle l'indépendance des bulles qui flottent à la surface de l'océan ; son individualité ressemble à celle des vagues qui n'émergent un instant de la masse que pour s'y fondre à nouveau. La personne n'a pas la fixité qu'on suppose ; loin d'être toujours identique, le contenu du moi se renouvelle incessamment. À chaque minute, des cellules meurent, des résidus s'éliminent, remplacés par des éléments puisés dans le milieu. Et, comme les pierres d'une bâtisse en ruine servent à construire d'autres maisons, les atomes anciens se retrouvent, dans cet échange perpétuel entre le dehors et les vivants, matériaux durables d'individualités successives.

Même va-et-vient dans le domaine intellectuel, même utilisation d'idées, de sentiments, de désirs identiques au fond. En art, l'originalité réside dans le dosage et la synthèse d'éléments qui ne varient pas. Dramaturges et romanciers empruntent aux vivants qualités ou travers de leurs personnages ; déformer, accroître, grouper d'autre façon, tel est le rôle de l'imaginative. Si fantaisiste que soit la statue d'un homme, elle comportera une tête, un corps, les membres essentiels ; et, dans un paysage, le peintre n'élimine les parties déplaisantes que pour leur substituer des sujets observés ailleurs. Perceptions, images, souvenirs, concepts sont un legs indestructible ; la nouveauté se borne à l'agencement inédit de matériaux anciens. Centre du tourbillon, qui constitue notre personne, l'activité du moi s'évanouit sans qu'un atome meure, sans qu'une idée soit perdue ; ainsi l'eau du lac demeure, quand ses remous sont dissipés. Nos pensées continueront de peupler les cerveaux, nos composants physiques d'alimenter les corps, après notre retour à la commune source des forces universelles. Si notre individualité est éphémère, notre moi transitoire, nous sommes vieux pourtant d'une éternité ; et, dans la course sans fin de nos éléments primordiaux, nul ne peut assigner un terme à notre immortalité. Aussi nos actions sont-elles moins vaines qu'il semble au premier abord ; le plus minime effort est gros de conséquences imprévisibles. Point de brusque coupure dans la trame des phénomènes enchevêtrés, toute cause a son effet et tout effet à son tour devient cause. Pourquoi une très humble vie n'aurait-elle pas son importance dans l'histoire de l'univers ? Grain par grain, les mille et mille gouttelettes du fleuve ont creusé son lit ; les vagues anonymes et, toujours renaissantes obligent la falaise à de continuels reculs. De nombreuses forces, autrefois indociles, sont domestiquées, à notre époque, par les savants ; peut-être l'homme deviendra-t-il le guide conscient des éternelles transformations cosmiques. Non qu'il tire jamais quelque chose du néant ; sa puissance n'a rien, d'arbitraire, il arrange, et ne crée pas ; pour maîtriser la nature, il commence par lui obéir. Mais à l'énergie canalisée il fixe un travail, assigne un but ; sa raison éclaire le jeu des forces obscures ; en vue des conséquences, sa volonté choisit les causes. Dans la trame serrée des faits, s'il ne fabrique les fils, du moins il les dispose ; et la navette, du savoir lui permet d'intervenir selon ses voeux. Lui-même doit réaliser la justice, accomplir les

miracles qu'il attendit en vain des dieux. Seulement une loi, dont il suspend l'action sans la vaincre, veut que soit anonyme l'oeuvre la plus durable, après un temps court

ou long. Comme fut anonyme le travail du vent, de l'eau, et celui des milliards de plantes et d'animaux qui peuplèrent le globe. Rien n'est perdu pour l'ensemble, ce qu'a produit chacun demeure, contribuant à l'évolution générale ; l'effet subsiste détaché de sa cause, l'oeuvre se continue impersonnelle, séparée du moi qui en fut l'artisan. L'enfant sera le portrait de lointains ancêtres sans que le sachent ni lui ni ses parents ; sur la cupule du gland, ne se lit point le nom du chêne son producteur.

Atavisme implique mémoire ; mais une mémoire de l'espèce dédaigneuse des individus. Par le livre, par le bronze, par la pierre, l'homme combat l'oubli ; ne lui dénions pas des victoires partielles, la gloire est une survie. De triomphes définitifs nous n'avons point d'exemple, la mort guette le souvenir ; sur les inventeurs du feu, de l'écriture, des premiers instruments, histoire et tradition restent muettes.

Qu'adviendra-t-il de célébrités plus récentes ? La disparition de notre espèce, celle de  notre planète leur assigne une fin, dont l'éloignement paraît proche, comparé à l'immensité des temps.