samedi 27 mars 2021

Anarchisme et non-violence N°4

 


Editorial

Michel Tepernowski 

 

En tant qu’anarchistes, nous contestons cette société, globalement. Nous voulons que ses structures autoritaires disparaissent pour laisser la place à des structures souples, fédéralistes, libertaires où les individus puissent prendre en main la conduite de leur vie.

En cela, nous sommes révolutionnaires…

Nous ne nous contentons pas de réformes, d’aménagements, de compromis, de replâtrages…nous voulons tout changer, et les mentalités, et les comportements, et les bases même de cette société.

Nous voulons supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’homme par le milieu, de l’homme par l’état, de l’homme par la machine. Nous voulons supprimer l’autorité et la violence, les forces coercitives, l’armée et la police.

Nous voulons désaliéner l’homme, le débarrasser de toutes ces forces obscurantistes qui étouffent sa conscience : militarisme, nationalisme, cléricalisme, racisme, morales sexuelle et familiale, technocratie et hiérarchie…

Nous voulons que l’homme s’épanouisse dans un monde à sa mesure.

 

En cela nous sommes révolutionnaires…

 

Mais, nous ne croyons plus au « grand soir », nous ne croyons plus aux fusils ni aux barricades. La violence appelle la violence, et le cycle se boucle, le serpent se mord la queue…Nous avons cherché d’autres armes, d’autres méthodes ; nous avons choisi la non-violence parce seule apte à atteindre le but, parce que non autoritaire.

 

Mais nous sommes anarchistes et révolutionnaires…

 

Nous ne substituons pas la non-violence à l’anarchisme. Notre éthique, c’est l’anarchisme. La non-violence n’est qu’une méthode, un moyen d’action, de lutte, de pression. Nous ne la sublimons pas, nous n’en faisons pas une panacée.

 

Avant tout, nous sommes anarchistes…

Nous n’avons pas de scrupules envers cette société pourrie, ces politiciens, ces traineurs de sabres. Nous n’en sommes pas responsables. Nous les combattons. Nous ne voulons entrer dans le système, le cautionner, le perpétuer ; nous ne sommes ni participationnistes, ni réformistes.

 

Nous sommes révolutionnaires…

 

Il n’y a pas à dialoguer avec les forces d’oppression, à tergiverser avec les injustices, il faut les supprimer, totalement, irrémédiablement.

Et si, par notre lutte, nous obtenons des améliorations des conditions de vie, la cessation d’une oppression, la fin d’une injustice, l’amendement d’une loi par trop scélérate, nous n’en devenons pas pour autant réformistes ; nous ne proposons pas, nous ne participons pas aux aménagements…nous continuons à lutter pour notre but final ; nous continuons à élever notre voix dans le désert ; nous sommes des destructeurs permanents, des révoltés de tous les instants, notre négation est constructive…

 

En cela, nous sommes révolutionnaires…

 

Nous ne sommes spiritualistes ; nous n’avons rien à racheter, à compenser ; ni l’amour, ni la vérité ne nous guident ; notre solidarité est volontaire…nous ne voulons pas d’un service civil obligatoire.

Nous n’avons pas de patrie, nous sommes anationaux : nous n’avons pas besoin d’une défense nationale, même non violente.

Assez de bla-bla, de jésuitisme, de demi-mesure, de faux-semblant, il faut balayer une fois pour toutes ce grand champ d’immondices qu’est notre monde actuel, afin que puisse naitre une société libre où les rapports interhumains seront basés sur la responsabilité, la liberté et nécessairement sur la non-violence.

Lignes N°62 Collection dirigée par Michel Surya

 

Disruptif     David Amar

 

Les mots du pouvoir ? On aimerait qu’il y en eût et que ce pouvoir en fût un, c’est-à-dire construit sur un discours articulé, une stratégie de conquête, voire une idéologie, même faible, à laquelle on pourrait s’opposer, que l’analyse pourrait déconstruire. Au lieu de cela : l’impression d’être devant un simulacre (ceci, n’étant pas proportionné à la capacité de nuisance effective de ce pouvoir, qui est très grande comme on peut s’en apercevoir), le sentiment d’entendre le bla-bla d’un fondé de pouvoir ou d’un administrateur de biens censé mettre aux normes un état providence pourtant déjà bien entamé. Une sorte de glu langagière qui reprend les tics des publicitaires ou le sabir des fameuses start-up : autant une affaire de mots que d’ambiance portée à valoriser la prétendue réussite, le pragmatisme toujours accompagné du volontarisme «  qui a fait défaut aux précédents gouvernements » et une forme de demi-surprise recherchée pour frapper les esprits. On se souvient pourtant que le quinquennat avait commencé par la mise en scène d’un président martial et lettré (Gide et quelques autres enrôlés à leur corps défendant), mais ce n’était là qu’une image d’intronisation justement, une case à remplir (s’inscrire dans une tradition politique) vouée à disparaitre : la photo officielle destinée aux mairies devenant une affiche, remplacée assez vite par d’autres images. Images qui sont d’ailleurs annoncées comme telles à l’opinion, appelée à juger de leur efficacité comme une campagne publicitaire un panel de consommateurs.

Une des figures, peut-être, de ce discours qui n’en est pas un : c’est de reprendre un mot ou une expression à un autre discours constitué pour lui conserver sa supposée force mais déplacée dans un contexte si différent, voire si opposé, que l’on peine à lui retrouver du sens (ainsi du mot « révolution » qui désignait – rien que cela !- le programme ou plutôt l’absence de programme déclarée du candidat). C’est une forme d’appropriation à laquelle se livrait déjà le discours sarkozyste, mais clairement articulé, lui, dans une pensée de droite offensive. Ainsi des mots « rupture » et « transgression » dont il faisait son miel. Chez Macron, on passe, un ton en dessous mais dans le même registre, à « disruptif ». Mot venu du marketing et des mêmes registres, à « disruptif ». Mot venu du marketing et des start-up justement, qui nomme l’émergence d’un nouveau produit ou service qui gagne une place dominante sur un marché en redistribuant toutes les cartes précédentes du même marché (comme l’a fait Uber, dit-on – quelle référence !). Le dictionnaire nous apprend encore que le mot désigne aussi la rupture de charge électrique d’un circuit. Le macronisme, c’est un peu cela en effet : un système qui s’est vu chamboulé par un effet de surprise, le renouvellement d’une classe politique et un toilettage des objectifs dans les limites acceptables  et acceptées dudit système. Il y entre un peu de surprise dans l’effet, une sorte de court-circuit donc, comme dans un slogan publicitaire , et une présence de l’affect derrière un discours politique supposé lisse. D’où aussi la diffusion calculée de phrases censées être non publiques (grossières, en fait, et reprenant les clichés d’une certaine morgue de dirigeant économique). Il s’agit de montrer que l’on n’est pas dupe de la fameuse « pensée unique » : le clin d’œil de l’affranchi qui laisse entendre off qu’il ne croit pas à ce qu’il dit in. Où l’emblématique « en même temps »trouve son efficace : dans des affirmations contradictoires qui brouillent les pistes et malmènent la cohérence. Une petite décharge qui fait donc « disruption » et qui ne change rien, qui fait passer l’ancien pour du nouveau en changeant le conditionnement.

Le capitalisme à son stade spectaculaire se passerait donc de discours cohérents et s’appuierait sur des figure mi- humaines mi marionnettes, prises par le hoquet de leurs affects et dont le sens n’est pas l’objectif principal ( alors qu’il répète qu’il faut « donner du sens » : mais c’est encore un autre slogan retourné et approprié !), plutôt le cynisme affiché, qui signale que l’ »on occupe la place du pouvoir. La figure vide derrière son masque : ou le pur rapport de force, comme il fallait s’en douter. Dans un passage très célèbre, d’A travers le miroir, devant Humpty Dumpty qui change le sens des mots selon son bon vouloir, Alice s’étonne et l’interroge ; celui-ci répond : « La question est de savoir qui est le maitre, c’est tout. » La question est de savoir qui est le maitre, c’est tout. » . Lewis Caroll, comme on l’a dit, montrait le pouvoir dans sa nudité : celui-ci a mieux à faire qu’à s’occuper du sens des mots et prendre soin du langage.


Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Disparêtre    Par Alain Hobé

 

Aucune. Ce pourrait être aucun, ce mot lui-même, extrait de n’importe quel discours pour dire, par un renversement dont le langage a le secret, qu’aucun des mots ne sera jamais celui du Pouvoir. Pour dire qu’aucun d’entre eux ne tombera sous le joug d’un pouvoir quel qu’il soit. Ce pourrait être tous, cet autre mot sans distinction, pour dire que ce sont tous les mots qu’il faut appeler à la rescousse. Afin de faire entendre un discours général, sans doute extravagant, qui ferait voir par quelle économie proliférante autant que dilapidatrice se constitue le grand fatras des mots.. Ou bien encore rien, le mot rien, pour dire que rien parmi les mots, d’entre les mots, n’appartient au Pouvoir. Pas plus qu’à celles et ceux, d’ailleurs, que ce Pouvoir veut dominer.

Le mot n’a pas de titre à l’exclusivité de son appartenance. Il en a peut-être plus à la particularité de sa reconnaissance : on reconnait pour certains mots qu’ils sont ceux qu’untel emploie. Mais c’est par un effet de rhétorique. Ils ne sont pas les siens, ces mots, mais ceux qu’il tient à répéter pour justement laisser penser qu’il les possède en propre, abusivement. Car cette reconnaissance est comme toute reconnaissance autant le fait du témoin que celui de l’acteur. C’est parce qu’on est leurré qu’on croit y reconnaitre un lien d’appartenance. Et c’est ce dont instruisent les fameux éléments de langage, aussi choisis, placés, réverbérés qu’ils sont impersonnels.

Les mots n’appartiennent pas. Quoi qu’il se passe, et de quelque bord que soient ceux qui cherchent à s’exprimer. Car même ce que l’humanité produit de pire a eu, aura, toute latitude pour employer à sa guise autant de mots qu’il veut, comme il veut, quand il le veut. Les mots sont d’un commun qui les fait s’échapper de la bouche aussi bien des bourreaux que des jeunes filles en fleurs. Et si les mots n’appartiennent à personne, ils ne sont assurément pas davantage les nôtres qu’ils n’auront été les leurs. Chacun reprend comme il le veut les mots. Sans être évidemment bien sûr de ne pas voir repris ceux qu’ils pensent aimer plus que certains, par d’autres et par n’importe qui, parfois par ceux-là mêmes qui sont ses adversaires ou ses ennemis. Qu’y pourrait-il d’ailleurs. Rien n’empêchera les mots d’être adoptés par telle ou tel, même à des fins douteuses, honteuses ou misérables. Ils pourront prendre en chacun d’eux ce qui convient pour leur faire dire à peu près tout ce qui leur semble bon. Fût-ce pour de sombres desseins. Les mots sont la matière d’un partage infini. Pour le meilleur et pour le pire de la parole et de l’écrit.

Demain les mots qu’on dit aimer seront récupérés. Les noms propres y compris. Pour un slogan peut-être, un nom de marque, une publicité : Vinci est une grosse boîte et Picasso une caisse. Ainsi vont-ils, les mots, faillibles autant que témoignant d’une amphibologie chronique. Rappelant que le malentendu est à la source de la compréhension. C’est dans l’accord passé sur le dos du malentendu qu’on se comprend. La compréhension est asymétrique, égalitaire dans son déséquilibre, indécidable. C’est parce qu’on ne se comprend pas complètement, qu’il n’y a pas de transparence, qu’on se comprend. Toute compréhension parfaite est douteuse. Or c’est bien ce que le discours de pouvoir prescrit : que les mots soient à leur place exacte, immuable. Alors que, n’en déplaise à Boileau, ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours clairement.

Les mots que le Pouvoir reprend relèvent d’une situation sociale et politique. Si les discours du management occupent les espaces de parole, c’est que la politique qui leur donne cours a investi de part en part les existences. Que cette politique-là retourne à l’obscurité qu’elle n’aurait pas dû quitter, les mots perdront par le même mouvement toute actualité. Les mots que le Pouvoir fait passer partout font écho au contrôle opéré par ce même Pouvoir sur les moyens de communication, sur les lieux d’échanges et dans les esprits.

Le Pouvoir aura voulu laisser penser que, parmi tous, des mots pouvaient appartenir à quelques-uns. Subodorant que c’est à lui, parce qu’il aura voulu s’étendre sans limite, que reviendrait à la fin de tous les asservir. Pour mieux jouir justement du pouvoir résidant dans les mots du Pouvoir, dans ces mots proférés par lui-même et tous ceux qui disposent des tribunes. Toutes les tribunes où les mots prétendument importants, car institués, reconnus tels, se disent. Or ceux qu’on dit être les mots du Pouvoir ne sont que ceux auxquels il a recours, qu’il emploie comme autant de mots d’ordre et qui n’ont que le pouvoir de dire quel pouvoir est le leur. Des mots qui tournent en rond parce qu’affectés du sens de leur martèlement. Les mots dont use le Pouvoir sont ces mots-là, captés, saisis dans une incarnation qui force à les subir. Qui somme méthodiquement de les connaitre à travers ce corps-là. Qui pousse à s’interdire d’en disposer soi-même à sa guise, à s’empêcher qu’ils fassent circulation, détour, discord, dissipation sans doute aussi.

 

Alors, à leur encontre, hasarder disparêtre. Un mot sans recommandation. Sans vraie destination. Néologique en ce qu’il pense inscrire ici ce qui veut être un précédent, le mot premier qu’il est pour désigner ce qu’il chercher à recouvrir. Un premier mot aussi, parce qu’attendant des seconds, des répliques, parce chargé d’un sens qui laisse à désirer. Un mot qui dit, oxymorique, qu’il n’est pas de signification qui ne soit un effet de réciprocité. Doublé d’une discrète agonistique quand il s’agit toujours de démêler non pas le vrai du faux, mais le possible du contingent. De devoir donc lutter pour un petit bonheur du sens assez fuyant quoi qu’on y fasse, et y compris dans la solennité des pensées exigeantes. Et à vrai dire surtout dans cette gravité-là.

Ce mot parce qu’il procède d’un long travail, qui est un travail d’écriture, obscur, ingrat, lointain le plus souvent. A rebours justement de ce que veut le Pouvoir, enflé de connivences. Un lent travail qu’on pourrait dire secret, si le secret ne laissait présumer une intention de le garder par-devers soi, d’en faire une alchimie, d’en tirer un pouvoir renouvelé. Alors que non, c’est tout l’inverse. C’est un mot qui déjà là, écrit, n’appartient plus. Un mot lâché, perdu sitôt qu’écrit, car sans pouvoir. Voué lui-même à disparêtre, à s’effacer par nécessité dans le grand nombre et l’égarement, le foisonnement des mots. Dans le dépaysement des discours et la dérive des acceptions. Dans la normalité de leurs extravagances. En regard au désir d’échappement qui est celui de l’écrivain, dont les mots font faux bond dès lors que propres à déserter l’académie.

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 

Les cv de nos vies courues d’avance     Jacques Brou

 

« Nos vies sont des lignes qui ne mènent nulle part et s’emmêlent assez vite pour former de curieux dessins et de vilains signes. C’est pourquoi régulièrement nous traduisons nos vies dans le langage de l’entreprise, dans la langue de la TV et du JT. C’est pourquoi nos vies sont bilingues : elles communiquent avec le monde dans sa plat’langue et avec elles-mêmes dans la fureur et dans le bruit. Elles se referment  et invaginent dans des rêves qui ne veulent rien dire. Dans des histoires idiotes qui ne signifient rien. C’est pourquoi nous parlons la langue de ceux qui nous font vivre, de ceux qui tiennent nos vies dans leur main comme des animaux dociles – c’est pour qu’elles restent intelligibles à la plupart. C’est pourquoi nous en faisons des cv. C’est pour nos vies ne se mettent pas à parler en langue ou avec les mots de la Pythie. C’est pour qu’elles veuillent encore dire quelque chose et qu’elles le disent posément et distinctement. C’est pour que tout le monde puisse l’entendre. C’est pour qu’on continue à nous donner du travail et à manger. Que nous sachions où dormir et ne pas mourir. C’est pour que nos vies restent possibles et luisent de l’éclat de ce qui est désirable. Pour que nous puissions continuer à les percevoir, à les concevoir, à les imaginer. C’est pour que le mirage se propage. »

 

« Nous courons mais nous manquons d’endurance et de lyrisme et si d’aventure nous rattrapons nos vies, nous en faisons ces choses stupides et veules. Ou ne les rattrapons pas, car elles ont pris trop d’allure. Car l’amble d’une vie est cela même qui la fait perdre de vue à son propriétaire. Car le mal se fait dans les vies et une fois le mal fait, les vies rapides se perdent rapidement de vue. Car nos vies veuves ont à se passer de nous, personnages encombrants et qui les ralentissent ou les rapetissent. »

 

« Nos vies vécues sans nous nous administrent la preuve que c’est jusque dans nos vies que nous ne sommes pas irremplaçables, que nous sommes en trop. C’est jusque dans les vies au début desquelles nous sommes nés, au milieu desquelles nous n’avons pas demandé à naître. C’est jusque dans les vies qu’il a bien fallu que nous voulions, pour lesquelles il a bien fallu que nous consentions à vouloir pour qu’à la fin nous naissions. Pour que tout de même nous naissions aptes à vivre et à dire. Pour que nous décidions de conduire les vies pour lesquelles nous sommes nés. Pour que nous ruminions et mettions au point cette définition de la vie comme trajet d’un point A à un point B. Pour que nous nous représentions la vie comme moyen de locomotion pour aller d’un point A à un point B. Pour que nous imaginions tous ces moyens pour niveler, combler et remblayer le chemin entre A et B. »

Film documentaire sur les étapes qui mènent du racisme au génocide



Ecoutez et regardez avec attention ce documentaire.








Rapport IGPN 2019

Brigitte julien   directrice de IGPN: 

« Nous protégeons pourtant la police d’elle-même, car nous sommes les observateurs privilégiés du monde policier. »  



« Le mouvement national des « gilets jaunes » a entraîné une sur-sollicitation de l’IGPN, tant en ce qui concerne les enquêtes judiciaires que les enquêtes administratives. Dans le cadre de celles-ci, l’IGPN se contente de faire des propositions de sanctions du 1er groupe, de renvoi devant le conseil de discipline, ou de classement, elle n’a pas de pouvoir de décision en la matière. »

 

« UN NOMBRE DE SAISINES EN HAUSSE :

 En 2019, l’IGPN a été saisie de 1 460 enquêtes judiciaires (contre 1 180 l’année précédente et 1 085 en 2017). Cette augmentation (23,7 %) par rapport à 2018 s’inscrit dans un mouvement général et continu de hausse, débuté au dernier trimestre de l’année 2018. Cette forte tendance s’est accentuée de manière parfois exponentielle, sur certains territoires, en 2019. Pour des raisons stratégiques qui tiennent à la décision de l’autorité judiciaire, l’IGPN a été le service désigné de manière systématique, par le parquet de Paris, sur toutes les plaintes relatives à l’usage de la force et ce, quelle que soit la gravité des faits. Ainsi, l’IGPN aura été saisie tant pour les cas de blessures les plus graves ou pour les affaires présumant d’illégitimités, que pour les faits les moins importants (avoir été bousculé ou avoir respiré du gaz lacrymogène). Si ce choix est de nature à apporter une première réponse potentiellement rassurante, elle peut, par un effet de masse et d’engorge[1]ment, mettre en péril la capacité de traitement des dossiers dans un délai raisonnable. En outre, la saisine de l’IGPN a été interprétée, à tort, de manière générale par les commentateurs, comme une présomption de faute des agents. Cette approche erronée rend encore plus compliquée la compréhension in fine des décisions nombreuses de classement qui sont prises par l’autorité judiciaire et, en aucun cas, par l’IGPN. Ces enquêtes ont été menées dans 82 % des cas sous l’autorité du parquet et dans 18 % sous celle d’un juge d’instruction »

 

« Les enquêtes portant sur l’usage de la force constituent, cette année, plus de la moitié du portefeuille de l’IGPN (59 %). Il est intéressant de rapprocher le nombre de saisines supplémentaires de 256 relatives à l’usage de la force ou des armes, avec le nombre de 292 saisines spécifiquement liées à l’usage de la force ou des armes lors des manifestations des gilets jaunes. Ces chiffres portent sur des violences alléguées dans le cadre de l’activité professionnelle dans 97 % des cas. Dans ce cadre, ces usages de la force relèvent de faits survenus sur la voie publique (67,6 %), plus particulièrement lors d’interventions ou d’interpellations (38,8 %), dans le cadre spécifique de manifestations (66,2 %) ou de contrôles d’identité ou routiers (12,8 %). 14,1 % des saisines concernent des allégations de violences sur des personnes retenues. »

 

« Si des blessures graves ont été causées par l’usage de la force ou des armes, aucun des moyens utilisés ne se dégage de manière significative comme générant plus de dommage que les autres. »

 

« Si le nombre d’enquêtes relatives à l’usage des armes à feu individuelles est en baisse par rapport à celui de 2018 (34 contre 52), il est constaté une forte augmentation des enquêtes relatives à l’usage des armes de force intermédiaire (115 contre 43 en 2018). »

 

« - le manquement au devoir de probité Ce manquement recouvre tout avantage indu dont un agent a pu tirer profit (détournement de scellés ou d’objets sensibles, confusion d’intérêts, atteinte à la propriété ou au bien d’autrui, abus de fonction). Le manquement au devoir de probité a été relevé à l’occasion de 31 enquêtes administratives et imputé à 54 agents. Cette faute demeure, à la suite des enquêtes de l’IGPN, sévèrement punie par les autorités de sanction, puisque dans près des trois quarts des cas (40 agents), l’IGPN a pro[1]posé un renvoi en conseil de discipline susceptible de conduire à la révocation. Détournements des effets saisis sur l’usager, appropriation des fouilles, détournements de scellés, constituent les faits les plus souvent relevés. S’y ajoutent des situations dans lesquelles des policiers ont monnayé des services (corruption) ; - le manquement aux règles d’utilisation des fichiers de données à caractère personnel Ce manquement relevé à 29 reprises, revient de manière récurrente et au même niveau qu’en 2018. ll est, pour l’essentiel, constitué de consultations sans rapport avec la mission. Les informations ainsi obtenues peuvent avoir été remises à des tiers, avec ou sans but lucratif. Ces faits sont de gravité inégale selon qu’ils procèdent de la simple curiosité (passage aux fichiers d’une ex-compagne ou d’un nouveau compagnon, d’une personnalité connue, d’un chef de service) ou du commerce des informations récoltées. Si la preuve de la consultation illégale est assez simple à rapporter par les enquêteurs, il en va différemment pour la preuve éventuelle d’une rétribution à titre de contre-partie. Les propositions de sanctions retenues dans ce cadre à l’encontre des 29 agents ont été les suivantes : - 15 passages en conseil de discipline ; - 12 sanctions directes ; - 2 mesures alternatives aux poursuites disciplinaires ; - le manquement à l’obligation de discernement L’obligation de discernement repose sur l’exigence de « l’éthique de responsabilité », le policier devant prendre en compte les conséquences de ses actes au-delà du seul critère de légalité. Pour autant, cette obligation de discernement est strictement définie par l’article R.434-10 du code de la sécurité intérieure (CSI) pour les policiers et les gendarmes. Les dispositions de cet article ne peuvent être invoquées qu’à partir du moment où l’autorité d’enquête a établi que l’agent avait pris une mauvaise décision, mais après avoir apporté la preuve qu’il disposait clairement d’un autre choix légal que celui qu’il a opéré et qu’il disposait, en outre, d’un temps suffisant pour prendre sa décision. Ce manquement a été retenu pour 25 agents »

 

« Augmentation des demandes faites par les usagers

 

Cette augmentation sensible des signalements, à apprécier à l’aune d’un contexte social tendu en 2019, traduit une tendance très nette à la contestation et la dépréciation des pratiques policières.

Signalements de particuliers

2017

2018

2019

Evolution

2018/2019

Accueil guichet

465

587

543

-7,50%

Plate-forme de signalements

3661

3916

4792

+22,3%

courrier

1012

878

1081

+23%

téléphoniques

1898

2198

3149

+43,3%

 

Avis du bloggeur : Il est très dommageable dans un tel document que les faits de racisme ne fassent pas l’objet d’un chapitre particulier en nous donnant des chiffres. Soit pour confirmer ce phénomène de racisme dans la police, soit pour les infirmer afin de rassurer la population. Pour information, un changement d'importance a eu lieu dans ce rapport, il manque un tableau et ce tableau est important.

Le voici présenté ci dessous:


1.1.2 – ENQUÊTES JUDICIAIRES OUVERTES EN 2018 ET INFRACTIONS ALLÉGUÉES :  pour information, nous savons que ces chiffres sont réellement plus élevés puisqu’il ne s’agit que de plaintes déposées.

Au total 1180  cas  dont

 

Atteintes aux personnes :          dont violences volontaires                                                   612

                                                         Violation secret professionnel                                      104

                                                         Harcèlement moral                                                         68

                                                         Injures à caractère raciste ou discriminatoire                 46

 

Atteintes aux biens :                    vol                                                                                    112

                                                         Corruption active                                                          75

                                                         Corruption passive                                                       56

 

Atteintes à l’état                           faux en écritures publiques et usage de faux                     90

                                                         Détournement de finalité de données informatiques

                                                         A caractère individuel                                                    06

 

Principales infractions alléguées :       violences volontaires                                            33,21%

                                                             Violation du secret professionnel                          5,86%

                                                            Faux en écriture publique et usage de faux           5,77%

                                                            Vol                                                                         5,45%

                                                            Corruption active                                                  4,96%

                                                            Harcèlement moral                                               3,61%

                                                            Détournement de finalités de données informatiques    

                                                            A caractère individuel                                             3,06%                

                                                            Injures à caractère raciste ou discriminatoire           2,97%

                                                           Corruption passive                                                   2,84%

jeudi 25 mars 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

JOSEP

Parqué dans un camp de concentration comme 500 000 antifranquistes fuyant l’Espagne après la chute de Barcelone en février 1939, Josep Bartoli (1910-1995), dessinateur et combattant républicain croque, avec les moyens du bord, ses compagnons de détention.
Si le procédé narratif semble classique : un adolescent se retrouve seul avec son grand-père malade qui va lui révéler son passé, Jean-Louis Milesi, les scénariste, a toutefois su ménagé un ressort fort inattendu… que nous tairons, bien entendu. Ce récit est lourd en émotion tant les conditions d’emprisonnement étaient indignes et inhumaines. La violence raciste des policiers français, autant à l’encontre de ses « pouilleux d’espingouins » que des « moricauds » qui les secondaient, est annonciatrice de l’attitude que beaucoup vont adopter dans les années suivantes,… même si tous n’étaient pas être mauvais, bien sûr.

 
Cette bande dessinée étant l’adaptation du film d’animation éponyme, on était en droit de s’inquiéter quelque peu, tant la déclinaison en produit dérivé s’avère parfois… douloureuse, mais le résultat est, cette fois, des plus heureux. On est autant touché et emporté par la force du récit que par les images d’Aurel. Celles de Josep, intégrées au récit, sont bouleversantes, d’une impressionnante puissance d’évocation, même si Frida Kahlo n’était pas tout à fait de cet avis : « Le trait de tes dessins, comme celui que trace un enfant dès qu'il est capable de dessiner, ça n'existe pas dans la vraie vie. La vie, c'est pas des traits, la vie c'est des masses de couleur qui s'affrontent comme de petites armées, qui se complètent comme les saveurs d'un plat, qui s'attiraient et se repoussent comme des amants enflammés. Toi, tu te réfugies derrière des traits, tu restes loin de ton sujet. Tu fais des caricatures parce que ce que tu as vu, ce que tu gardes dans ta mémoire, ça te fait peur. Le jour où enfin tu accepteras la couleur c’est que tu auras apprivoisé ta peur. »


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier



 

JOSEP
D’après le film Josep de Aurel, sur un scénario de Jean-Louis Milesi
Aurel, Jean-Louis Miles et Audrey Rebmann
152 pages – 18 euros
Les Film d’ici Méditerranée et l’Usine – Montpellier – Septembre 2020
www.filmsdicimediterranee.fr/product-page/pr%C3%A9commande-bd-josep

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

UN BESTIAIRE DE BOUQUINISTES

Truculente ethnographie des bouquinistes new-yorkais par l’un de ses membres. Aaron Cometbus, auteur, éditeur de fanzines et marchand de livres d’occasion, rassemble ses souvenirs sur un milieu qui a ses « propres lois ».
« L'entraide est au cœur de la profession de bouquinistes, pas la compétition, ni l'intérêt personnel – chose naturellement facilitée par le fait que chaque bouquiniste possède une spécialité. » Certains ont leurs propres boutiques, d’autres vendent en ligne ou dans la rue, avec leurs bacs à un dollar où se jugent les réputations plus que dans les colonnes des pages littéraires des journaux. Certains sont spécialisés dans les livres de cuisine, pour enfants, d’histoire ou dans les éditions originales. Leurs carrières sont souvent bâties sur le deuil et le secret de la survie de nombreuses librairies est qu’elles sont louées occasionnellement pour des tournages de film ou des photos de mode. Tous ses personnages dont l’auteur nous régale des travers avec toujours beaucoup de respect, de tendresse même, forme une faune sympathique, exubérante et pittoresque, qui aime d’ailleurs se retrouver… au zoo.
Nombre de commentaires, acérés et judicieux, sont de telles pépites qu’il n’est pas possible de les conserver par-devers nous :
« Les bouquinistes ont des vies austères, comme les rabbins ou les prêtres. Aucune fortune, juste la satisfaction de ne pas rendre le monde pire qu’il est. »
« La plus part des sociétés ont une figure patriarcale, mais les bouquinistes de New York n’ont que des patriarches. Pas juste un vieux sage, mais des centaines – et aucun gamin. Même les jeunes se comportent comme de vieux grincheux. Et les femmes ? On ne les trouve nulle part. Les exceptions sont tellement rare qu'elle confirme la règle, et me pousse à écouter de la musique triste, seul dans ma chambre. »

Commencé comme une galerie de portraits, permettant de présenter les codes, les spécificités, les coutumes et traditions du métier, ses mythes et ses astuces, ce récit se structure progressivement en narration dont une histoire d’amour improbable sert de fil conducteur. Et c’est aussi et surtout une longue déclaration d’amour aux livres : « Les livres ne sont pas des denrées périssables qui tournent dans la semaine. C'est de l'art à accrocher aux murs, un rappel d'où vous étiez, un futur vers lequel tendre. »

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier




UN BESTIAIRE DE BOUQUINISTES
Aaron Cometbus
Traduit de l’anglais (américain) par Emmanuel Parzy
178 pages – 7 euros
Éditions Tahin Party – Lyon – Août 2020
tahin-party.org/


mardi 23 mars 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 L'écologie politique, une éthique de la libération (2005).

« Mon point de départ a été un article paru dans un hebdomadaire américain en 1954. Il expliquait que la valorisation des capacités de production américaines exigeait que la consommation croisse de 50 % au moins dans les huit années à venir, mais que les gens étaient bien incapables de définir de quoi seraient faits leurs 50 % de consommation supplémentaire. Il appartenait aux experts en publicité et en marketing de susciter des besoins, des désirs, des fantasmes nouveaux chez les consommateurs, de charger les marchandises même les plus triviales de symboles qui en augmenteraient la demande. Le capitalisme avait besoin que les gens aient de plus grands besoins. » confie-t-il à Marc Robert, pour le numéro 21 d’EcoRev. La philosophie de Sartre lui a permis de comprendre que « nous sommes dominés dans nos besoins et nos désirs, nos pensées et l'image que nous avons de nous-mêmes ». Ce sont les rôles et les fonctions que l'éducation, la socialisation, l’instruction, et l'intégration nous ont appris et que « la mégamachine sociale nous somme de remplir », qui définissent notre identité d’Autre. « Ce n'est pas “je“qui agit, c'est la logique automatisée des agencement sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre. » Dans les interstices seulement surgissent des sujets autonomes par lesquels peut se poser la question morale. Tandis que l'impératif écologique conduit aussi bien à un anticapitalisme radical qu'à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste, « l'exigence éthique d’émancipation du sujet implique la critique théorique et pratique du capitalisme, de laquelle l'écologie politique est une dimension essentielle ». L'écologie ne peut avoir toute sa charge critique et éthique que si les dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d'un mode de production qui exige la maximisation des rendements, et recourt à des technologies qui violent les équilibres biologiques. Son intérêt pour la critique doit beaucoup à la lecture d'Ivan Illich qui distinguait deux espèces de techniques : celles, conviviales, qui accroissent le champ de l'autonomie, et celles, hétéronomes, qui le restreignent ou le suppriment, qu'il va, lui, nommer « technologies ouvertes » et « technologies verrou ».
Il considère que si la classe ouvrière s’appropriait les moyens de production sans les changer elle reproduirait le même système de domination : s'il ne change pas d'outils le socialisme ne vaut pas mieux que le capitalisme, c'est d'ailleurs ce que Marx expliquait dans les Grundisse. Le communisme n'est ni le plein emploi, ni le salaire pour tout monde, mais « l'élimination du travail sous la forme socialement et historiquement spécifique qu’il a dans le capitalisme, c'est-à-dire du travail marchandise.
Sa certitude que l’économie de la connaissance ait vocation à devenir « une économie de la mise en commun et de la gratuité » pourra toutefois laisser dubitatif.

La sortie du capitalisme a déjà commencé (2007).
« Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital. » La course à la productivité provoquée par l’informatisation et la robotisation qui réduisent les effectifs tout en baissant les prix des produits, conduit à une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être rentables. Une partie croissante des capitaux est drainée vers l’industrie financière : le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial, et repose en grande partie sur l’endettement, c’est-à-dire des bases fictives de plus en plus précaires. La capitalisation des anticipations de profit et de croissance est le moteur de la croissance mondiale, tandis que l’économie réelle est un « appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière ». La menace de dépression, voire d’effondrement, est plus due à l’incapacité du capitalisme à se reproduire qu’au manque de contrôle et à l’opacité de l’industrie financière. Si la décroissance est un impératif de survie dans le cadre d’une restructuration écologique, elle implique un changement radical de méthode et de logique économique. « La sortie du capitalisme aura donc lieu d'une façon ou d'une autre, civilisée ou barbare. »
André Gorz soutient que le dépassement de la société de la marchandise et du salariat est déjà amorcée dès lors que la « dictature des besoins » perd de sa force. Il explique comment la diminution de la valeur, de la plus-value, a été compensée par l’innovation qui crée de la rareté et procure monopole et rente. Cette dernière devenant le but déterminant de la politique des firmes,  apparaissent l’obsolescence et l’impossibilité de réparer les produits. « Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux, à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une “culture de la consommation“qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref, sur ce que j'ai appelé ailleurs la “socialisation antisociale“. Tout s’oppose dans ce système à l'autonomie des individus, à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de ce concerter sur la meilleure manière d'éliminer les gaspillages, d'économiser les ressources, d'élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant », explique-t-il. Une rupture avec cette tendance implique « la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu'on consomme et ne consomme rien de ce qu'on produit ». À l’âge de l’informatique, André Gorz croit que les contenus immatériels peuvent devenir un bien abondant, perdre toute valeur d'échange et tomber dans le domaine public comme bien commun gratuit. Pour lui, la lutte engagée entre les « logiciels libres » et les « logiciels propriétaires » est le coup d’envoi du « conflit central de l’époque », qui se prolonge dans la lutte contre la marchandisation des semences, du génome, des savoirs, etc. « De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare  que prendra la sortie du capitalisme. » Il imagine le développement d'ateliers communaux d'autoproduction interconnectés à l'échelle du globe.

L'écologie politique en expertocratie et autolimitation (1992).
L'écologie en tant que science considère la civilisation dans son interaction avec l'écosystème terrestre, lequel, à la différence des systèmes industriels possède une capacité autogénératrice et autoréorganisatrice. Les politiques de « préservation du milieu naturel » cherchent, en s'appuyant sur l'étude scientifique de l’écosystème, à déterminer les seuils de pollution écologiquement supportables, c'est à dire les limites dans lesquels le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi, ce qui se traduit par une extension du pouvoir techno-bureaucratique, déniant aux individus la capacité de juger et les soumettant à un pouvoir « éclairé » se réclamant de l'intérêt supérieur. « L'ambiguïté de l’impératif écologique vient de là : à partir du moment où il est pris à leur compte par les appareils de pouvoir il sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social. »
Le mouvement écologique est né d'une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils du pouvoir économique et administratif. Ses premières manifestations étaient dirigées contre des mégatechnologies qui dépossédaient les citoyens de leur milieu de vie pour les bétonner, les coloniser, les techniciser. Ainsi pour l'électronucléaire des choix politico-économiques ont été travestis en choix techniquement rationnels et socialement nécessaires, sur la base d'une évaluation des besoins par une caste d’experts. En 1972, les demandes « culturelles » du mouvement écologique de changement de mode de vie ont reçu un fondement objectif avec le rapport commandité par le Club de Rome, Limits to Growth, qui démontrait l’impossibilité de poursuivre dans la voie de la croissance des économies industrielles. L'écologisme pouvait donc devenir un mouvement politique. Se posait alors le problème des modalités pratiques de prise en compte des exigences de l'écosystème par le jugement propre d'individus autonomes. « C'est le problème du couplage rétroactif entre nécessité et normativité, » c'est à dire de la démocratie. Chez Marx, ce problème était résolu par l'autogestion généralisée : la nécessité est assumée par les producteurs associés selon la double exigence normative du moindre effort, de la plus grande satisfaction dans le travail, de la gestion rationnelle, intelligible pour tout un chacun, des « échanges avec la nature ». La norme selon laquelle on règle le niveau de l'effort en fonction du niveau de satisfaction recherché et vice versa, est la norme du suffisant, incompatible avec la recherche du rendement maximal qui constitue l'essence de la rationalité et de la rationalisation économiques. André Gorz rappelle comment la norme du suffisant était si bien enracinée dans le mode de vie traditionnelle, qu'il fallut ruiner l’artisanat, réduire la rémunération des ouvriers par unité de produit afin de les contraindre à travailler plus pour obtenir le suffisant, leur enlever la maîtrise des moyens de production afin de leur imposer une organisation et une division du travail. La mécanisation a permis la production de surplus dépassant les besoins et donc l’accumulation du capital. Désormais, La recherche de l'efficacité maximale dans la mise en valeur du capital exige l’inefficacité maximale dans la couverture des besoins : le gaspillage maximum. Il pense que le rétablissement de ce qui a été aboli, le choix de travailler et de consommer moins, peut être institué par un projet écopolitique et écosocial : garantie d'un revenu suffisant indépendant de la durée du travail, distribution du travail socialement nécessaire pour que tout le monde puisse travailler, travailler mieux et moins, création d'espaces d'autonomie dans lesquels le temps libéré du travail peut être employé à des activités d'autoproduction par exemple. « Cette domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l'essence du capitalisme. Laissé à lui même, il aboutirait à l'extinction de la vie et donc de lui-même. S’il doit avoir un sens, ce ne peut être que de créer les conditions de sa propre suspension. »

L'idéologie de la bagnole (1975).
« À la différence de l'aspirateur, de l'appareil de TSF ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d'usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme une villa sur la Côte, n'a d'intérêt et d’avantage que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C'est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas. » Elle perd tout valeur d’usage lorsque tout le monde utilise la sienne, mais sa dévalorisation pratique n'a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : « le mythe de l'agrément et de l'avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils était généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. » « Inventée pour permettre à son propriétaire d'aller où il veut, à l'heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode. » Le paradoxe de la voiture automobile est que, promettant à ses propriétaires une indépendance illimitée, elle leur apporte une dépendance radicale (énergie, réparations, etc). De plus, privilège accordé à tout le monde, elle provoqua la congestion de la circulation urbaine, « résolue » aux États-Unis par l'étalement de banlieues autoroutières, consacrant plus encore la dépendance à la voiture. Ivan Illich avait calculé, considérant les heures de travail nécessaire pour la payer, ainsi que l’essence, les pneus, l’assurance etc, qu’un américain mettait finalement une heure pour parcourir six kilomètres.
« L'alternative à la bagnole ne peut être que globale. » Les territoires doivent être rendus habitables et non pas circulables. Une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne doit être mise en place, et des automobiles communales à disposition de tous dans des garages de quartier. « La bagnole aura cessé d'être besoin. »

Croissance destructive et décroissance productive (1980).
Depuis le début des années 1960, les procédés et les consommations à fort contenu énergétique ont été favorisés (béton et acier au lieu de pierre et brique, plastique et synthétique au lieu de cuir et fibres naturelles, etc), en même temps que la durée de vie des produits a été artificiellement abaissée. Le choix de développement propre au capitalisme a consisté « à créer le plus grand nombre possible de besoins et à les satisfaire de façon précaire par la plus grande quantité possible de marchandises ». « Le consommateur est au service de la production. » « La prévision économique n'est donc pas neutre. Elle reflète le choix politique tacite de perpétuer le système en place. Ce choix n'a rien à voir avec l'objectivité ni avec la rigueur scientifique. La société présente n'est pas la seule possible et son mode de fonctionnement n'a rien d'une nécessité objective. »
Décider de la production et de la consommation à partir des besoins, suppose que ceux qui produisent et ceux qui consomment, puissent se rassembler, réfléchir et décider souverainement, indépendamment de l'État et/ou du capital. Remplacer un système économique fondé sur la recherche du gaspillage maximum, par un système qui recherche la plus grande satisfaction au moindre coût possible, c'est remplacer le capitalisme par le communisme, mais sans retour à l'économie domestique, ni à l'autarcie villageoise, ni à la socialisation intégrale et planifiée de toutes les activités. André Gorz propose l'expérimentation sociale de nouvelles manières de vivre en communauté, de consommer, de produire, de distribuer, avec le développement de technologies alternatives. Il préconise un « revenu social à vie, assuré à chacun en échange de vingt mille heures de travail socialement utile que tout citoyen serait libre de répartir en autant de fraction qu’il le désire, de façon continue ou discontinue, dans un seul ou dans une multiplicité de domaines d’activité », sous le contrôle d’un « organe central de régulation et de compensation, c'est-à-dire un État ».

Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme (2007).
Si la décroissance est une bonne idée, aucun gouvernement n'oserait la mettre en œuvre et aucun acteur économique ne l’accepterait, car elle provoquerait une dépression économique sévère, voire l'effondrement du système bancaire mondial. Pourtant le capitalisme se heurte à une limite interne puisque désormais « la valorisation du capital repose de plus en plus sur des artifices, de moins en moins sur la production et la vente de marchandises. » La décroissance de l'économie fondée sur la valeur d'échange a donc déjà lieu, reste à savoir « si elle va prendre la forme d'une crise catastrophique subie ou celle d'un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands ». Par la suppression de l’emploi, entreprise par le postfordisme, le capitalisme travaille à sa propre extinction mais fait naître des possibilités sans précédent. De nouveau, André Gorz voit dans le mouvement des logiciels libres, « une forme germinal d'économie de la gratuité et de la mise en commun, c'est à dire d'un communisme ».

Richesse sans valeur, valeur sans richesse (2005).
« le PIB ne connaît et ne mesure les richesses que si elles ont la forme de marchandises. » Un puit creusé en commun par des villageois profite à tout le monde mais n'augmente pas le PIB. Approprié par un entrepreneur privé, il permettra d’augmenter le PIB grâce aux redevances perçues, mais seuls ceux qui en ont les moyens pourront bénéficier de son eau.
En 1996, le rapport du PNUD sur le « développement humain » a ajouté aux « indicateurs » de richesse habituels, l'état de santé de la population, son espérance de vie, son taux d'alphabétisation, la qualité de l'environnement, le degré de cohésion sociale. L’un des pays les plus pauvres, par son PIB, le Kerala, s’est retrouvé parmi les plus riches. Et paradoxalement, dans les pays au PIB élevé, on vit de plus en plus mal tout en consommant de plus en plus de marchandises.
André Gorz brosse un rapide historique du travail à travers les âges, depuis l'Antiquité jusqu'au contexte actuel de chômage croissant et de précarisation de l'emploi qui s'inscrit dans une « stratégie de domination » : « Il faut inciter les travailleurs à se disputer les emplois trop rares, à les accepter à n'importe quelles conditions, à les considérer comme intrinsèquement désirables, et empêcher que travailleurs et chômeurs s'unissent pour exiger un autre partage du travail et de la richesse socialement produite. » Dans ce contexte, sa revendication d'un revenu d’existence, découplé du temps de travail et du travail lui-même, a pour but de « soustraire les chômeurs et précaires à l'obligation de se vendre ». Et, bien sûr, il compte sur l'économie de la connaissance, comme économie de la gratuité et du partage, pour inverser le rapport entre production de richesses marchandes et production de richesse humaine.

 

Toutes ne sembleront sans doute pas convainquantes mais les analyses proposées par André Gorz méritent toutefois qu’on s’y attarde.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

ÉCOLOGICA
André Gorz
117 pages – 17 euros
Éditions Galilée – Paris – Janvier 2008
editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2862

lundi 22 mars 2021

Lignes N°62 Collection dirigée par Michel Surya

 

Croche-pied    par Olivier Cheval

 

Il aura donc fallu un croche-pied. Après les mains arrachées, les yeux crevés, les cors mutilés des manifestants et des journalistes, après la multiplication des films de ces mutilations, ces passages à tabac, ces coups de poing en pleine face, ces matraquages à terre, après la diffusion massive de ces films et des photographies des corps et des visages blessés, après la mort de Zineb Redouane à Marseille, décédée à 80 ans d’une grenade lancée dans son appartement, après la mort de Steve Maia Caniço à Nantes, noyé un soir de fête de la musique, après la mort de Cédric Chouviat à Paris, interpellé » pour avoir téléphoné à scooter, après une très longue année de violences policières sans précédent dans l’histoire récente du pays, c’est la vidéo virale d’un croche-pied qui aura poussé le ministre de l’intérieur à rompre son silence au début de cette année, lors de ses vœux à la police nationale : « On ne fait pas de croche-pied avec l’éthique ». Comme dire l’indécence d’une telle phrase ? Il y a le geste choisi dans la masse des violences attestées, et il y a le trope obscène qu’il autorise.

La chose, d’abord : le croche-pied d’une policier çà une femme, une femme qui marche les mains levées, d’un pas calme mais rapide, une femme encerclée d’hommes en tenue de guerre, dont la démarche déterminée dit le désir de fuir cette escorte guerrière au plus vite, fuite que le geste retarde comme une petite sournoiserie, une petit décharge sadique, geste enfantin, lâche et idiot, absurde et glaçant par son absurdité même, geste détestable, bien sûr, par sa gratuité pure, son incontestable bassesse, geste inutile, isolable, rapide et froid, sec, terriblement sec, geste détaché, isolé, gentiment cruel, bêtise d’un seul homme, un vilain petit canard, le méchant de la bande, geste universellement condamnable, universellement condamné, même si ce n’est qu’un croche-pied, parce que ce n’est qu’un croche-pied, justement, après tout il n’y a pas mort d’homme. C’est le geste idéal pour Christophe Castaner. Personne ne peut ne pas condamner un tel acte : il doit le faire lui aussi, en tant qu’homme, en tant que père de famille, en tant que républicain, en tant qu’humaniste, en tant que père de famille républicain et humaniste qui ne bat pas sa femme et croit en la mission républicaine de la police nationale de protéger les citoyens, les citoyennes surtout , celles qui ont peur de marcher la nuit dans la rue entourée d’hommes violents, comme cette femme dans cette vidéo, non, il n’a pas le choix, il doit la condamner.

La petite formule destinée à être reprise par les médias comme la phrase par lequel le ministre de l’intérieur recadre ses troupes et siffle la fin de la récré, cette petite formule est un petit bijou de rhétorique, le trope du croche-pied fait coup triple : métaphore, litote, synecdoque. La métaphore dit que toute violence illégitime de la police est d’abord une entorse à l’idéal républicain, une balle tirée dans le pied des forces de l’ordre, un auto-sabordage, que c’est l’éthique, la première, qui en prend un coup et trébuche, même si elle tient encore debout. La litote désigne la violence policière par un geste enfantin, geste certes glaçant, mais qui n’en demeure pas moins la bêtise d’un garnement. La synecdoque ramène toute violence policière à ce geste isolé, anecdotique, à cet exemple , cet anti-exemplum qui est ce que la police ne doit absolument pas faire, l’erreur d’un loup solitaire, la faute d’un policier sanctionné, un débordement, une dérive, une bavure, c’est-à-dire comme geste solitaire, personnel, irrationnel, la formule de Castaner l’exploitation maximale de cette rhétorique traditionnelle du pouvoir, l’euphémisation.

Il y a les symboles médiatiques de la violence d’état : les lycéens agenouillés, le croche-pied du policier. Et il y a les violences réelles, corporelles, incarnées dans les chairs souffrantes des blessés, visibles longtemps après l’évènement de la force par les marques, les blessures et les mutilations laissées sur les corps. Cette brutalité, cette crudité de la violence est tout aussi bien documentée. Des vidéos existent, par dizaines, qui montrent les coups et les tirs qui ont mutilé des gilets jaunes, qui montrent les impacts, la force qui s’abat sur les corps, entre dedans, en fait jaillir le sang. Ces vidéos sont visibles sur Internet, où elles forment une légion sauvage, une masse terrifiante, mais ne passent que très rarement la barrière de la télévision, de l’exposition médiatique. La violence d’état non médiée en un geste ciselé, en une image reconnaissable, en un symbole dénonçable, doit demeurer à l’état d’inconscient du système médiatique et politique dans sa représentation de lui-même.

Le plus glaçant, sur la vidéo du croche-pied, c’est le moment où la femme se relève. Elle continue à lever une main, une main qui refuse toute main tendue qui pourrait venir d’un policier – main qui de toute façon ne vient pas - , non pas en signe de colère, ou de reproche, ou même de m »fiance, mais comme pour se faire oublier, pour nier ce qui vient de se passer, pour dire qu’il n’y a pas de problème, afin que ce qui vient d’avoir lieu n’entrave plus sa fuite, afin que le cauchemar de cette escorte policière cesse au plus vite malgré ce geste qui l’a prolongé. C’est ce bref moment qui ramène dans cette video la masse enfouie des images de violences policières qui ne passent pas à la télévision : cette femme, manifestement, connait ces vidéos, elle sait ce qu’elle vient de subir n’est, à leur regard, rien, qu’il faut seulement penser à fuir, pour échapper à pire.

Les manifestants le savent, la tension est montée d’un cran dans les défilés sous le quinquennat de François Hollande, au moment des manifestations contre la loi travail : en même temps qu’une ultime trahison de la gauche avait fait grossir comme jamais le cortège de tête, où défilent ceux qui ne répondent pas d’une organisation syndicale dans la réclamation de leurs droits et la manifestation de leur colère, le maintien de l’ordre s’est durci, avec la nouvelle doctrine de la nasse enfumée où l’on immobilise et neutralise à coups de lacrymogènes ceux dont on estime la forme de manifestation illégitime. Cette configuration avait culminé le 1 mai 2017, avec ses nasses géantes, ses tirs de grenades de désencerclement et de LBD à répétition. Elle s’est encore amplifiée et durcie avec le mouvement des gilets jaunes, à partir de l’acte IV, le 8 décembre 2018, une semaine après les dégradations de l’Arc de Triomphe, quand le mouvement entier a été considéré comme émeutier, insurrectionnel et illégitime.

Le durcissement du néolibéralisme entraine un durcissement de la protestation populaire, qui se passe de la médiation syndicale et de ses petits accords avec la police pour manifester. Pour tenir, le pouvoir doit durcir les règles du maintien de l’ordre, pour dissuader et effrayer, tout en s’assurant du soutien de sa police. C’est ainsi que la police nationale a été la première à obtenir la sauvegarde de son régime général au moment où le gouvernement les démantelait tous. Le croche-pied était une aubaine : il permettait au pouvoir de dénoncer une violence isolée en tant que violence isolée sans s’aliéner les forces de l’ordre, qui, sur ce coup, ne peuvent rien justifier, ne peuvent pas dire qu’il faut voir ce qui se passe avant, ce qui se passe après, ce qui se passe autour. « Personne ne peut dire que la vidéo est acceptable », avait pour sa part commenté le premier ministre au journal de 20 heures, allant loin dans l’art de l’euphémisation.

La violence policière dans la répression des mouvements n’est pas une suite d’incidents isolés : elle est la logique de l’auto-préservation de l’état au moment où il brade tous ses secteurs d’activité. Ce qui se donne à voir, dans cette vidéo, ce n’est pas un croche-pied avec l’éthique, c’est la mutilation de l’état de droit qui va de pair avec le démembrement de l’état-providence.