mardi 29 juin 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

CONFESSIONS D’UN REBELLE IRLANDAIS

Après trois années d’internement en Angleterre, à la Borstal Institution, pour ses activités au sein de l’IRA, Brendan Behan (1923-1964), revient à Dublin. Avec une gouaille intarissable, un sens de l’autodérision inimitable et une  vaste connaissance de l’histoire des trente-trois comtés et de la culture irlandaise, notamment un immense répertoire de chansons traditionnelles qu’il n’hésite pas à entonner à tout bout de champ, il raconte ces quelques années d’engagement, de cuites, d’écriture et de nouveaux séjours en prison, enchainant anecdotes et péripéties souvent rocambolesques.

Au printemps 1942, alors qu’il participe à la cérémonie commémorative de l‘insurrection du Printemps 1916, avec près de 2 000 personnes, dans le cimetière de Glasnevin, il désarme un officier de l’IRA qui menace de tirer sur les policiers qui encerclent le rassemblement pour l’arrêter puis, recherché, rejoint la clandestinité et se retrouve rapidement de nouveau en prison… pour quatorze ans. Amnistié au bout de quatre ans, il enchaîne les petits boulots, commence à écrire pour les journaux, séjourne à Paris où il officie, un temps, près de la cabine téléphonique du Harry’s New York Bar, pour orienter la clientèle anglo-saxonne vers certaines prostituées de ses connaissances. Il y retournera dix plus tard avec un représentant du Ministère de la Culture, invité officiel d’un festival de théâtre.

Derrière ses « confessions » qui évoquent des moments souvent douloureux, Brendan Behan ne se départ jamais de son allégresse, cultive l’invective à fleur de peau, entonne quelques couplets au moindre prétexte et à plein gosier, qu’il ne laisse d’ailleurs jamais s’assécher. Il livre une histoire vraiment populaire de l’Irlande, entre pubs et prisons, disséminant toutefois quelques portraits ou récits d’événements historiques mais toujours vus du peuple. Une belle découverte.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

 

CONFESSIONS D’UN REBELLE IRLANDAIS
Brendan Behan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Mélusine de Haulleville
338 pages – 22 euros
Éditions L’Échappée – Collection « Lampe-tempête » – Paris – Mai 2021
www.lechappee.org/collections/lampe-tempete/confessions-un-rebelle-irlandais
Titre original : Confessions of an Irish Rebel – 1965

lundi 28 juin 2021

PANNEKOEK (John Harper) : AU SUJET DU PARTI COMMUNISTE (1936)

 [Rédigé par Anton Pannekoek sous le pseudonyme de John Harper / International Council Correspondance (I.C.C.), vol. 1, n° 7, juin 1936]

I.

Pendant la Première Guerre mondiale, des petits groupes ont émergé dans tous les pays, convaincus que la révolution prolétarienne naîtrait des difficultés que connaissait alors le capitalisme et prêts à en assumer la direction. Ils devaient prendre le nom de communistes – appellation qui n’avait pas été employée depuis 1848 – afin de se démarquer des partis socialistes traditionnels. Parmi ces groupes se trouvait le parti bolchevique, dont le centre était alors en Suisse. Tous s’unirent à la fin de la guerre contre les partis socialistes qui soutenaient la politique belligérante des gouvernements capitalistes et qui représentaient la fraction soumise de la classe ouvrière. Les partis communistes se rallièrent ainsi les éléments les plus jeunes et les plus combatifs de la classe ouvrière.

Contrairement à la théorie selon laquelle la révolution ne peut avoir lieu que dans un pays capitaliste prospère, les communistes déclarèrent que le marasme économique déclencherait la révolution et mobiliserait les forces de la classe ouvrière. Les communistes réfutèrent de même le point de vue social-démocrate qui veut qu’un parlement choisi au suffrage universel constitue une juste représentation de la société et la base d’un régime socialiste. Ils affirmèrent, après Marx et Engels, que la classe ouvrière ne pouvait atteindre son but qu’en s’emparant elle-même du pouvoir et en instaurant sa dictature, en refusant à la classe capitaliste toute participation au gouvernement. Par opposition au parlementarisme, les communistes demandèrent la création de soviets – ou conseils ouvriers – qui s’inspiraient du modèle russe.

En novembre 1918, un puissant mouvement communiste apparut dans l’Allemagne vaincue. Composé des Spartakistes et autres groupes qui s’étaient constitués clandestinement pendant la guerre, il fut écrasé au mois de janvier suivant par les forces contre-révolutionnaires du gouvernement socialiste allemand. Ainsi fut enrayé le développement d’un parti communiste allemand puissant et indépendant, animé de l’esprit d’un prolétariat avancé.

Ce fut donc au parti communiste russe que revint la tâche de diriger les groupes d’obédience communiste qui se formaient à travers le monde. La IIIe Internationale, dirigée depuis Moscou, rassembla tous ces groupes. La Russie se trouva ainsi au centre de la révolution mondiale, les intérêts de l’Union soviétique devinrent ceux des ouvriers communistes du monde entier, et les idéaux du bolchevisme russe furent repris par les partis communistes des pays capitalistes.

La Russie, attaquée par les gouvernements capitalistes d’Europe et d’Amérique, les attaqua en retour en appelant la classe ouvrière au combat au nom de la révolution mondiale – une révolution qui devait avoir lieu dans l’immédiat, et non dans un lointain avenir. Si le prolétariat ne pouvait être gagné au communisme, il fallait au moins qu’il s’oppose à la politique des gouvernements capitalistes : les partis communistes entrèrent donc dans les parlements et dans les syndicats afin de les transformer en organes d’opposition. L’appel à la révolution mondiale constitua le grand cri de ralliement. Il fut entendu dans tous les coins du monde, en Europe, en Asie, en Amérique, par tous les peuples opprimés, et les travailleurs se soulevèrent, guidés par l’exemple russe, conscients que la guerre avait ébranlé le capitalisme jusque dans ses tréfonds et que les crises économiques ne pouvaient que l’affaiblir davantage. Ils ne représentaient encore qu’une minorité, mais la masse des travailleurs veillait et tendait l’oreille avec sympathie du côté de la Russie. Si elle hésitait encore, c'est que ses dirigeants parlaient des Russes comme d'un peuple arriéré, et que la presse capitaliste dénonçait les atrocités du régime soviétique dont elle prédisait l'effondrement rapide et inévitable. Ces calomnies indiquent à quel point l'exemple russe fut craint et détesté dans les sociétés capitalistes.

Une révolution communiste était-elle possible ? La classe ouvrière pouvait-elle prendre le pouvoir et triompher du capitalisme en Angleterre, en France et en Amérique ? Certainement pas, car elle n’était pas assez puissante. Seule l’Allemagne pouvait, à l’époque, envisager une telle possibilité.

Qu’aurait-il fallu faire ? La révolution communiste, la victoire du prolétariat, ne peut s’accomplir en quelques années, mais au terme d’une longue période de soulèvements et de luttes. La crise du capitalisme pendant la guerre ne fut que le point de départ de cette période, et c’est alors que la tâche du parti communiste était de construire pas à pas la force de la classe ouvrière. Le chemin peut paraître long mais il n’y en a pas d’autre.

Or ce n’est pas ainsi que les dirigeants bolcheviques entendaient la révolution mondiale. Ils la voulaient immédiatement. Pourquoi ce qui avait réussi en Russie ne réussirait-il pas dans les autres pays ? Les travailleurs étrangers n’avaient qu’à suivre l’exemple de leurs camarades russes.

Alors que la classe ouvrière russe comptait à peine un million de travailleurs sur une population de cent millions d’habitants, quelque dix mille révolutionnaires, regroupés dans un parti puissamment organisé, avaient su prendre le pouvoir et gagner l’appui des masses en défendant un programme qui servait leurs intérêts.

Les bolcheviks estimaient que tous les partis communistes existants dans le monde, qui étaient composés des fractions de la classe ouvrière les plus conscientes, les plus avancées et les plus capables et qui étaient dirigés par des hommes intelligents, pourraient de même accéder au pouvoir, si seulement la masse des travailleurs voulait bien les suivre. Les gouvernements capitalistes ne s’appuyaient-ils pas eux aussi sur des minorités ? Que l’ensemble de la classe ouvrière décide de soutenir le Parti et de voter pour lui, et il se mettra à l’œuvre. Car il représente l’avant-garde. Son rôle est d’attaquer et d’abattre les gouvernements capitalistes, de les remplacer et d’appliquer, une fois au pouvoir, les idéaux communistes comme il a su le faire en Russie.

Quant à la dictature du prolétariat, elle est représentée tout naturellement par la dictature du parti communiste, comme c’est le cas en Russie.

« Faites comme nous ! » Tel fut le conseil, l’appel, la directive du parti bolchevique aux partis communistes du monde entier, slogan qui s’appuyait sur la théorie selon laquelle la situation des pays capitalistes était la même que celle qui régnait dans la Russie prérévolutionnaire.

Or il n’existait aucun point commun.

La Russie se trouvait au seuil du capitalisme, au tout premier stade de l’industrialisation, alors que les pays capitalistes avancés étaient à la fin de l’ère du capitalisme industriel. Les buts étaient donc totalement différents. La Russie devait s’élever du stade de la barbarie primitive au niveau de production atteint par les pays développés. Cet objectif ne pouvait être atteint que par l’intermédiaire d’un parti qui dirigerait le peuple et organiserait un capitalisme d’Etat. Par contre l’Amérique et l’Europe doivent se convertir à une production de type communiste, ce qui ne peut s’accomplir que par l’effort collectif de l’ensemble de la classe ouvrière unie. La classe ouvrière russe ne constituait qu’une faible minorité dans une population qui se composait presque entièrement de paysans primitifs. En Angleterre, en Allemagne, en France et en Amérique, le prolétariat représente plus de la moitié de la population. En Russie, il n’existait qu’un très petit nombre de capitalistes, sans grand pouvoir ni influence. En Angleterre, en Allemagne, en France et en Amérique, la classe capitaliste est plus puissante que jamais.

En déclarant qu’ils (c’est-à-dire les partis) étaient capables de vaincre la classe capitaliste, les dirigeants du parti communiste ont montré qu’ils mésestimaient la puissance de leur ennemi. En proposant la Russie comme modèle à suivre, non seulement pour l’héroïsme et l’esprit combatif dont elle a fait preuve, mais encore pour ses méthodes et ses buts, ils ont étalé au grand jour leur incapacité à voir la différence qui existe entre le régime tsariste russe et la domination capitaliste des pays d’Europe et d’Amérique.

La classe capitaliste qui contrôle entièrement l’économie et qui détient un pouvoir financier et intellectuel considérable ne se laissera pas anéantir par un groupe minoritaire. Aucun parti au monde n’est assez puissant pour la détruire. Seule, la classe ouvrière peut espérer l’abattre un jour.

Parce que le capitalisme constitue avant tout une force économique, il ne peut être ébranlé que par une autre puissance économique, en l’occurrence, la classe ouvrière en action.

Il peut sembler utopique, à première vue, de placer l’espoir d’une révolution dans l’unité des travailleurs.

Les masses n’ont pas une conscience de classe très développée ; elles ignorent tout de l’évolution sociale ; elles ne s’intéressent guère à la révolution. Elles se préoccupent davantage de leurs intérêts personnels que de la solidarité de classe ; elles sont soumises et craintives, en quête de plaisirs futiles. Existe-t-il une grande différence entre ces masses indifférentes et le peuple russe par exemple ? Peut-on miser davantage sur un tel peuple que sur une minorité communiste enthousiaste, énergique, prête au sacrifice et mue par une forte conscience de classe ? La question n’aurait d’intérêt que si l’on envisageait, comme le fait le parti communiste, la révolution pour demain.

La véritable révolution prolétarienne sera déterminée par le monde capitaliste existant ; la véritable révolution communiste viendra de la conscience de classe du prolétariat.

Le prolétariat d’Europe et d’Amérique possède certaines particularités qui en font une véritable force. Il est le descendant d’une classe moyenne d’artisans et de paysans qui pendant des siècles ont cultivé leurs propres champs ou possédé leurs propres boutiques. Ces hommes libres qui n’avaient de comptes à rendre à personne ont appris à travailler par et pour eux[1]mêmes et ont acquis des qualités d’indépendance et d’habileté dont les ouvriers modernes ont hérité. Sous la férule du capitalisme, ces travailleurs ont ensuite connu le règne de la machine, la discipline du travail collectif. Après une première phase de dépression, ils ont appris, dans la lutte permanente, la solidarité et l’unité de classe.

Ces nouveaux idéaux représentent l’assise sur laquelle doit s’échafauder la puissance de la classe révolutionnaire. Des centaines de millions de travailleurs, tant en Europe qu’en Amérique, possèdent ces qualités. Qu’ils aient à peine commencé leur œuvre ne signifie pas qu’ils soient incapables de l’accomplir ! Personne ne peut leur dire comment ils doivent agir ; ils devront trouver leur voie eux-mêmes à travers des expériences qui seront souvent douloureuses. Ils possèdent la volonté et la capacité de découvrir cette voie et de construire l’unité de classe d’où surgira une humanité nouvelle.

Ces travailleurs ne constituent pas une masse neutre et indifférente dont peut faire fi une minorité révolutionnaire qui cherche à renverser la minorité capitaliste au pouvoir. La révolution ne peut se faire sans eux, et lorsqu’ils passeront à l’action ils montreront qu'ils ne sont pas de ceux qu'un parti peut soumettre à l'obéissance.

Certes, le parti se compose en général des meilleurs éléments de la classe qu’il représente. Ses chefs en incarnent les grands objectifs ; leurs noms sont admirés, détestés, vénérés selon le cas. Ils sont aux premières lignes, si bien que chaque défaite leur est fatale et signifie par conséquent la mort du parti. Conscients de ce danger, les dirigeants secondaires, les bureaucrates du parti, renoncent souvent à la lutte suprême. Par contre, si la classe ouvrière peut subir des échecs, elle ne sera jamais vaincue. Ses forces sont indomptables, ses racines fermement ancrées dans la terre. Telle l’herbe que l’on fauche, elle repousse toujours plus drue. Après avoir livré un combat, les travailleurs épuisés peuvent renoncer pour un temps à la lutte, mais leurs forces ne décroissent jamais. Par contre, si le parti les suit dans leur retraite, il ne pourra jamais se rétablir car il sera contraint de répudier ses principes. Dans le processus de la lutte des classes, le parti et ses dirigeants n’ont que des forces limitées qu’ils épuisent entièrement pour le bien, ou pour le mal, de la cause qu'ils défendent. Les réserves de la classe ouvrière sont, elles, illimitées.

Le rôle des partis ne peut être que temporaire : dans un premier temps, ils indiquent la voie à suivre et expriment les désirs des classes qu’ils représentent. Mais à mesure que s’étend et que s’intensifie la lutte des classes, ils se verront dépassés par les objectifs plus hardis et les idéaux plus élevés des travailleurs.

Tout parti qui s’efforce de maintenir la classe à un niveau inférieur doit être condamné. La théorie selon laquelle le parti domine la classe et doit constamment conserver cette position signifie, dans la pratique, la répression et en dernier lieu la défaite de cette classe.

II

Les principes qui régissent le parti communiste et qui en déterminent la pratique sont les suivants : le Parti doit accéder à la dictature, conquérir le pouvoir, faire la révolution et, ce faisant, libérer les travailleurs ; quant aux ouvriers, leur tâche est de suivre et de soutenir le Parti afin de le conduire à la victoire.

Le premier objectif du Parti est donc d’obtenir l’adhésion massive des travailleurs, et non pas d’en faire des combattants indépendants, capables de trouver leur voie et de la poursuivre.

Pour parvenir à ce but, le Parti a recours à l’action parlementaire. Après avoir déclaré que le parlementarisme ne pouvait en rien servir la révolution, il en a fait son principal instrument de combat. Ainsi est né le « parlementarisme révolutionnaire » qui consiste à démontrer au parlement l’inutilité du parlementarisme. En réalité, le parti communiste désirait simplement s’acquérir les voix des travailleurs qui étaient jusque-là fidèles au parti socialiste. De nombreux travailleurs, déçus par la politique capitaliste de la social-démocratie et partisans de la révolution, furent ainsi conquis par les grands discours et les critiques virulentes que le parti communiste prononçait à l’encontre du capitalisme. Ils crurent que le Parti leur montrerait une voie nouvelle et que tout en continuant à voter et à suivre des dirigeants – qui cette fois-ci seraient meilleurs – ils finiraient par être libérés. Les célèbres révolutionnaires qui avaient fondé l’Etat des travailleurs en Russie leur assurèrent que cette voie était la bonne.

Le syndicalisme représente l’autre moyen par lequel le parti communiste a tenté de se rallier la masse des travailleurs. Là encore, le Parti, après avoir dénoncé l’inutilité des syndicats dans le processus révolutionnaire, a demandé à ses membres d’y adhérer afin de gagner les syndicats au communisme. II ne s’agissait pas, du reste, de transformer les syndiqués en militants révolutionnaires qui posséderaient une forte conscience de classe, mais simplement de remplacer les vieux dirigeants « corrompus » par des membres du parti communiste. Ainsi, le Parti contrôlerait cette vaste machine de la classe dirigeante que sont les syndicats et prendrait la tête des puissantes armées de syndiqués. Les anciens dirigeants n’allaient toutefois pas céder leur place aussi aisément ils exclurent les communistes de leurs organisations. Ainsi furent créés de nouveaux syndicats « rouges ».

Les grèves sont l’école du communisme. Directement confrontés au pouvoir capitaliste, les travailleurs en grève comprennent la puissance de la classe dirigeante. Devant l’union des forces de l’ennemi, ils prennent conscience qu’ils ne pourront vaincre que solidaires et unis. Leur désir de comprendre s’en trouve accru, et ce qu’ils apprendront est sans doute la plus importante leçon seul le communisme pourra les libérer.

Le parti communiste a su utiliser cette vérité pour ses besoins personnels chaque fois qu'il s’est trouvé impliqué dans une grève. Pour lui, il importe de prendre les rênes des mains des dirigeants syndicaux peu enclins à se battre réellement. Il n’a pas hésité à déclarer que les travailleurs devaient se diriger eux-mêmes puisque, en tant que représentant de la classe ouvrière, c’était à lui que revenait la direction. Il a réclamé tout le bénéfice des succès remportés par la classe ouvrière. Loin de chercher à éduquer les masses dans l’action révolutionnaire, il ne s'est préoccupé que d’accroître son influence parmi les masses.

La leçon naturelle, « le communisme est le salut de la classe ouvrière » a été remplacée par une leçon artificielle, « le parti communiste est le sauveur ». Après avoir capté l’énergie des grévistes par ses discours révolutionnaires, le parti communiste a orienté ces formes vers ses propres objectifs. Il en a résulté des querelles qui ont le plus souvent fait du tort à la cause des travailleurs.

Une lutte continuelle devait se livrer contre le parti social-démocrate dont les dirigeants furent dénoncés en des termes aussi savoureux que « complices du capitalisme » et « traîtres de la classe ouvrière ». Une critique sérieuse qui aurait démontré comment la social-démocratie s’éloignait de la lutte des classes ne pouvait que déciler les yeux de nombreux ouvriers. Mais le décor devait soudain changer, et les communistes offrirent à ces « traîtres » une alliance dans la lutte commune contre le capitalisme. C’est ce que l’on appela pompeusement « l’unité retrouvée de la classe ouvrière ». Unité qui ne pouvait être que collaboration temporaire de deux groupes rivaux de dirigeants, chacun cherchant à conserver, ou à se gagner, des partisans dociles.

La classe ouvrière n’est pas la seule à laquelle il soit fait appel lorsqu’un parti désire grossir ses rangs. Toutes les classes exploitées qui vivent dans des conditions misérables sous les régimes capitalistes ne peuvent qu’acclamer les nouveaux et les meilleurs maîtres qui leur promettent la liberté. Le parti communiste a fait exactement ce qu’avait fait avant lui le parti socialiste : il dirigea sa propagande vers tous les malheureux.

La Russie devait donner l’exemple. Bien qu’il fût le parti des ouvriers, le parti bolchevique ne conquit le pouvoir que grâce à son alliance avec les paysans. Une fois au pouvoir, il se trouva menacé par l’esprit capitaliste qui survivait parmi les paysans riches, et il fit appel aux paysans pauvres pour qu’ils s’unissent aux travailleurs.

Par la suite les partis communistes d’Amérique et d’Europe, imitant comme toujours les mots d’ordre russes, allaient s’adresser à leur tour aux ouvriers et aux paysans pauvres. Ils oublièrent que les paysans pauvres des pays développés demeuraient très attachés à la propriété privée et que, s’ils pouvaient se laisser séduire par des promesses, ils resteraient toujours des alliés peu sûrs, prêts à déserter dès le moindre mécontentement.

Tout au long du processus révolutionnaire, la classe ouvrière ne pourra compter que sur ses propres forces. Il lui arrivera souvent d’être soutenue par les autres classes exploitées de la société, mais jamais ces classes n’auront un rôle déterminant, car elles ne possèdent pas cette puissance innée que la solidarité et le contrôle de la production confèrent à la classe ouvrière. Même dans la révolte, ces classes demeureront inconstantes et peu sûres. Tout au plus pourra[1]t-on chercher à empêcher qu'elles ne deviennent des instruments aux mains des capitalistes. Or cela ne peut se faire par des promesses. Les partis peuvent vivre de promesses et de programmes, mais les classes sociales sont mues par des passions et des sentiments bien plus profonds. Seule la lutte courageuse des travailleurs contre le capitalisme peut éveiller leur respect et leur confiance, et c'est seulement alors qu’elles peuvent être touchées.

Il n’en est pas de même lorsque le parti communiste vise uniquement la conquête personnelle du pouvoir. Tous les déshérités qui ont eu à se plaindre du régime capitaliste deviendront d’excellents partisans de ce parti. Leur désespoir de ne pas savoir comment s’extirper par eux[1]mêmes de leur bourbier, en fait les parfaits adeptes d’un Parti qui promet de les libérer. S’ils peuvent se soulever dans des moments de colère, ils sont incapables de mener une lutte continue. La grave période de troubles qui perturbe le monde depuis quelques années a accru le nombre des chômeurs tout en leur faisant prendre conscience de la nécessité d'une révolution mondiale immédiate. Ils sont venus grossir les rangs du parti communiste qui a pensé pouvoir s’appuyer sur cette armée pour s’arroger le pouvoir suprême.

Le parti communiste n’a rien fait pour accroître les forces de la classe ouvrière. Il n’a pas aidé les travailleurs à rechercher la cohérence et l’unité. Il s’est borné à en faire des partisans enthousiastes mais aveugles, et par conséquent fanatiques; à en faire les sujets obéissants du parti au pouvoir. Son objectif n’a pas été de forger une classe ouvrière puissante, mais d’affermir les forces du parti.

Et ceci parce qu’au lieu de s’appuyer sur les conditions existantes dans les pays capitalistes développés d’Europe et d’Amérique, il s’est inspiré de l’exemple de la Russie primitive.

Si un parti, désireux de se gagner des partisans, s’avère impuissant à réveiller l’esprit révolutionnaire de ceux auxquels il s’adresse, il n’hésitera pas, s’il est peu soucieux des moyens employés pour atteindre ses fins, à s’adresser à leurs instincts réactionnaires. Le nationalisme est sans doute le sentiment le plus puissant que le capitalisme puisse éveiller et dresser contre la révolution. Lorsqu'en 1923 les troupes françaises envahirent la région de Rhénanie et qu’une vague de nationalisme s'éleva dans toute l’Allemagne, le parti communiste n’hésita pas à jouer la carte chauvine pour essayer de rivaliser avec les partis capitalistes. II devait même proposer au Reichstag que les forces armées communistes, les « gardes rouges », s’allient à l’armée allemande gouvernementale, la Reichswehr. La politique internationale ne fut pas étrangère à cette attitude. La Russie, qui était à l’époque hostile aux gouvernements occidentaux victorieux, cherchait à nouer une alliance avec l’Allemagne. Le parti communiste allemand fut donc contraint de se ranger du côté de son propre gouvernement capitaliste.

Telle fut la caractéristique principale de tous les partis communistes qui furent affiliés à la IIe Internationale dirigés depuis Moscou par des chefs communistes russes, ils furent les instruments de la politique étrangère russe. La Russie était la « patrie de tous les travailleurs », le centre de la révolution communiste mondiale. Les intérêts de la Russie ne pouvaient qu’être ceux de tous les travailleurs communistes à travers le monde. Les dirigeants russes firent clairement savoir que chaque fois qu’un gouvernement capitaliste était l’allié de la Russie, les travailleurs de ce pays devaient soutenir leur gouvernement. La lutte de classes, entre capitalistes et travailleurs devait se plier aux besoins temporaires de la politique étrangère russe.

Cette dépendance matérielle et spirituelle à l’égard de la Russie a été la véritable raison de la faiblesse du parti communiste. Toutes les ambiguïtés que l’on trouve dans l’évolution du régime soviétique se sont reflétées dans les prises de position du parti communiste. Les dirigeants russes ont expliqué à leurs sujets que la construction d’une société industrielle soumise aux lois du capitalisme d’Etat équivalait à bâtir une société communiste. Si bien que chaque nouvelle usine ou centrale électrique est acclamée par la presse communiste comme un triomphe du Parti. Afin d’inciter les Russes à la persévérance, les journaux soviétiques répandirent la rumeur selon laquelle le capitalisme était prêt à succomber à la révolution mondiale et que, jaloux des succès du communisme, il envisageait une guerre avec la Russie. Ces rumeurs furent reprises par l’ensemble de la presse communiste mondiale, au moment même où la Russie signait des traités commerciaux avec ces pays capitalistes. Chaque fois que la Russie a conclu une alliance avec un gouvernement capitaliste ou s’est mêlée à des querelles diplomatiques, la presse communiste fit état d’une capitulation du monde capitaliste devant le communisme. Et cette même presse ne cessa jamais de placer les intérêts du « communisme » russe avant ceux du prolétariat mondial.

La Russie est l’exemple suprême ; et, pour suivre l’exemple russe, le parti communiste devra dominer la classe. Les dirigeants du parti communiste russe dominent parce qu’ils concentrent tous les éléments du pouvoir entre leurs mains. Et il en est de même pour tous les dirigeants communistes à travers le monde. Les membres du Parti doivent être disciplinés. Moscou et le Komintern (Comité Exécutif de la IIIe Internationale) représentent les dirigeants suprêmes ; ils peuvent révoquer et remplacer à leur guise les leaders communistes des autres pays.

Il n'est pas surprenant que les travailleurs et les membres des partis communistes des autres pays émettent parfois des doutes sur le bien-fondé des méthodes russes. Cependant, toute opposition a toujours été vaincue et exclue du Parti. Aucun jugement indépendant n'a jamais été autorisé le parti communiste exige l'obéissance.

Après la révolution, les Russes avaient mis sur pied une « armée rouge » pour défendre leur liberté menacée par les « armées blanches ». De même le parti communiste allemand allait à son tour organiser une « garde rouge », bataillons de jeunes communistes armés, pour lutter contre les nationalistes armés.

La « garde rouge » n’était pas uniquement une armée de travailleurs qui combattait le capitalisme ; elle était aussi une arme contre tous les adversaires du parti communiste. Chaque fois que des travailleurs prenaient la parole dans une réunion pour critiquer la politique du Parti, ils étaient immédiatement réduits au silence par les gardes rouges sur un signe des dirigeants. Les méthodes qui étaient utilisées envers les camarades contestataires ne consistaient pas à les éclairer mais à leur briser le crâne. Les éléments les plus jeunes et les plus combatifs furent ainsi transformés en voyous au lieu de devenir de véritables communistes. Ces jeunes gardes rouges qui n'avaient appris qu'à attaquer les ennemis de leurs dirigeants devaient par la suite changer leurs couleurs et devenir de parfaits nationalistes.

Auréolé de la gloire de la révolution russe, le parti communiste a su, par ses brillants discours, rassembler sous sa bannière les plus ardents des jeunes travailleurs. Leur enthousiasme fut mis au service de disputes artificielles et de scissions politiques inutiles ; la révolution y perdit beaucoup. Les meilleurs éléments, déçus par la politique du Parti, tentèrent de trouver une autre voie en fondant des groupes séparés.

Si l’on regarde en arrière, on peut dire que la Première Guerre mondiale, en exacerbant l’oppression du régime capitaliste, a réveillé l’esprit révolutionnaire des travailleurs de tous les pays. Le plus faible des gouvernements, la Russie barbare, tomba au premier coup. Telle un brillant météore, la révolution russe illumina la terre. Mais les travailleurs avaient besoin d’une tout autre révolution. Après les avoir remplis d’espoir et d’énergie, l’éblouissante lumière de la révolution russe aveugla les travailleurs, si bien qu’ils ne virent plus la route à suivre. Il leur faut aujourd’hui reprendre force et tourner leurs regards vers l’aube de leur propre révolution.

Le parti communiste quant à lui ne pourra se rétablir. La Russie fait la paix avec les nations capitalistes et prend sa place parmi elles avec son propre système économique. Le parti communiste, intrinsèquement lié à la Russie, est condamné à vivre des simulacres de combat. Les groupes d’opposition se séparent en expliquant la dégénérescence du parti communiste par des erreurs de tactique et par la faute de certains dirigeants, afin de ne pas incriminer les principes communistes. En vain, car l’échec du parti communiste est inscrit dans ses principes mêmes.

J.H.

Partout les thèses de Lénine ont été un puissant facteur bureaucratique. Dans la mesure où il préconisait un corps séparé de révolutionnaires professionnels guidant les masses, le léninisme a servi de justification idéologique à la formation de directions séparées des travailleurs. A ce stade, le léninisme, détourné de son contexte originel, n’est plus qu’une technique d’encadrement des masses et une idéologie justifiant la bureaucratie et soutenant le capitalisme : sa récupération était une nécessité historique pour le développement de ces nouvelles formations sociales qui représentent elles-mêmes une nécessité historique pour le développement du capital.

dimanche 27 juin 2021

Anarchisme et Non-violence N°5

Pourquoi la guerre est-elle possible ?       Christian Meriot

 

Nous sommes entourés de gens plus ou moins intéressants, mais dans l’ensemble, sauf quelques cyniques ou téméraires irréfléchis, fort paisibles eu égard au moins à cette paix si scrupuleusement gardée par les agents du même nom. Or, comment les gens, par ailleurs fort honorables, peuvent-ils en venir à être des monstres de cruauté et d’imbécilité et comment sur ce terreau pourri peuvent pousser quelques vertus éminemment humaines comme la solidarité et la fraternité, fût-ce dans un sens unique, telles qu’on les voit dans toutes les guerres ?

A la première question, je répondrai en disant à la suite de Freud qu’il y a en nous des instincts de violence, que la vie elle-même une violence continuelle, une lutte à mort, si je puis dire. Vivre s’est s’imposer, progresser, c’est faire disparaitre autour de soi les gênes naturelles ou sociales. En temps normal, la morale sociale nous empêche de vivre notre vie au sens immédiat du terme et, dès qu’il y a un motif officiel d’en découdre, je ne dis pas que les hommes courent tous au combat le cœur en liesse, mais qu’une fois dans un certain milieu social, les camarades, le front, l’intoxication psychologique et physiologique, ils éprouvent inconsciemment un plaisir à expectorer leurs graines de violence légalement, faute d’avoir su les refouler assez profondément ou d’avoir réussi à les intégrer dans d’autres déterminismes de même inspiration, mais plus acceptables socialement ( par exemple le sadique sublimant ses instincts sur un rôle de boucher ou de chirurgien).

La vie est force et violence. Les vrais pacifistes le savent bien qui ne sont pas des émasculés ou des couards. Leur exemple nous invite à voir comment on peut transformer des forces matérielles de violence et de sadisme en forces culturelles, humaines pour tout dire de construction. Le problème est donc d’utiliser cette énergie diffuse et barbare pour réaliser les idéaux les plus relationnels qui nous sont ordonnés par notre conscience, de la même manière qu’un torrent est utilisé par l’ingénieur dans un but de confort électrique, par exemple. En ce sens, la non-violence, n’est pas à mon avis le refus pur et simple de la violence, mais son aménagement en fonction de critères intérieurs plus élevés.

La deuxième question est liée à la première. En effet si l’on en croit les rescapés, et je pense qu’on peut les croire, c’est la fraternité, la solidarité, vertus éminentes s »il en est qui leur ont permis de supporter et de tenir dans ce cauchemar. Comment se fait-il que c’est plus facilement dans ces conditions détestables que fleurissent ces qualités ?

Je crois que l’héroïsme est le vice caché et sacré de tous. Or la vie courante ne donne pas à la plupart des hommes cette possibilité : c’est pourquoi les hommes acceptent si facilement la guerre dans la mesure où elle leur permet, entre autres, de se dépasser, de s’accomplir. Je ne nie pas que moralement parlant on pourrait trouver des accomplissements et des dépassements moins stupides et dangereux, mais il faut bien constater que la vie civile n’en offre pas de conditions faciles, puisque toute initiative, toute création se heurte aussitôt au mur d’argent, de pudeur, d’hypocrisie etc de la société. L’homme ne demande qu’à aider autrui et on ne peut que déplorer que seules, la plupart du temps, les conditions guerrières lui permettent de retrouver face au danger une certaine communauté dont il est privé généralement.

Ces remarques pourraient sans doute aussi expliquer le problème des gangs de jeunes. D’où l’importance d’une réflexion sur le pouvoir énorme de la société et du milieu qui peut engluer les meilleurs et les plus justes ( cf. la guerre d’Algérie avec les appelés tortionnaires) et sur les mérites de cultiver mieux certains individualismes, synonymes de liberté, source de toutes les vraies valeurs. D’où l’importance aussi pour les non-violents d’attaquer le mal en son fondement, c’est-à-dire une nature humaine, telle que l’homme puisse trouver rationnellement des causes valables pour son héroïsme latent, si l’on admet que l’homme ne s’accomplit que dans le sacrifice et le dépassement, voies d’accès vers l’autre, vers une communauté idéale qu’il reste toujours à incarner.

 


La psychologie de masse du fascisme par Wilhlem Reich

« Pour résoudre ce problème il faut en premier lieu donner à la notion de la liberté de la femme le contenu de la liberté sexuelle. Il ne faut jamais oublier que beaucoup de femmes supportent mal, dans la famille, leur dépendance matérielle par rapport à l’homme, non pas pour des raisons de principe, mais à cause des restrictions sexuelles que cette situation leur impose. Pour le prouver, il suffit de se souvenir que des femmes ayant refoulé et réduit au silence leur sexualité ne supportent pas seulement facilement et sans rechigner leur dépendance économique mais vont jusqu’à l’approuver. L’éveil de la conscience sexuelle de ces femmes, leur mise en garde expresse contre les dangers de l’ascétisme, sont les préalables essentiels à l’exploitation politique de leur dépendance par rapport à l’homme. Si les organisations d’économie sexuelle sont incapables d’assumer ce travail, la nouvelle vague de répression sexuelle fasciste finira par masquer aux femmes leur rôle d’esclaves. En Allemagne et dans d’autres pays hautement industrialisés, toutes les conditions sont remplies pour qu’on assiste sous peu à la révolte impétueuse des femmes et des jeunes contre la réaction sexuelle. Si l’on pratiquait dans ce domaine une politique sexuelle, conséquente et impitoyable, on mettrait un terme à un problème qui n’a jamais cessé de donner du fil à retordre à nos libres penseurs et à nos politiciens, problèmes qui les a toujours laissés perplexes: «Pourquoi les femmes et la jeunesse rallient-elles si facilement le camp de la réaction politique?» Il n’est pas de domaine qui révèle plus nettement la fonction sociale de la répression sexuelle, la corrélation étroite entre refoulement sexuel et idéologie politique réactionnaire. »

 

« L’attitude apolitique n’est pas, comme on pourrait le croire, un état psychique passif, mais une prise de position très active, une défense contre le sentiment de sa propre responsabilité politique. L’analyse de cette défense fournit des résultats très nets qui éclairent plus d’une énigme concernant l’attitude des larges masses apolitiques. Beaucoup d’intellectuels moyens «qui ne veulent pas entendre parler de politique», défendent en réalité leurs intérêts économiques immédiats et se font du souci pour leur existence qui dépend entièrement de l’opinion publique à laquelle ils sacrifient de la manière la plus grotesque leur savoir et leurs convictions intimes. Quant aux personnes engagées dans le processus de production et qui fuient néanmoins leurs responsabilités sociales, on peut les diviser en doux grands groupes: chez les uns, la notion de «politique» s’associe à l’idée de violence et de danger physique, autrement dit à une forte angoisse qui les empêche de s’orienter en fonction de la réalité. Chez les autres, qui sont probablement la majorité, le manque de conscience sociale est Imputable à des conflits et des préoccupations personnelles, parmi lesquels les difficultés sexuelles occupent le premier plan. Quand une jeune employée, qui aurait mille raisons économiques de prendre conscience de ses responsabilités sociales, s’en désintéresse, dans 99 % des cas, c’est une «histoire d’amour», ou pour parler sérieusement, un conflit sexuel, qui en est la cause. La même remarque s’applique à la petite bourgeoise qui a besoin de toutes ses énergies psychiques pour ne pas s’effondrer sous le poids de ses difficultés sexuelles. Le mouvement révolutionnaire a méconnu jusqu’ici cette situation et a essayé de politiser l’homme «apolitique» en lui faisant prendre conscience de ses intérêts économiques restés insatisfaits. La pratique prouve que de telles personnes sont peu enclines à prêter l’oreille aux explications économiques, mais qu’elles se laissent volontiers séduire par la phraséologie mystique des national-socialistes, même si ces derniers font peu de cas de leurs intérêts économiques. Comment expliquer ce fait? Par de graves conflits sexuels (au sens le plus large du terme) qui, d’une manière consciente ou inconsciente, inhibent la pensée rationnelle et l’épanouissement de la responsabilité sociale, intimident la personne qui en souffre, l’isolent en quelque sorte vers l’extérieur. Quand une telle personne tombe sur un fasciste habitué à se servir de la crédulité et du mysticisme de ses concitoyens, autrement dit à faire appel à des moyens sexuels, libidinaux, elle s’intéresse vivement à lui, non pas parce qu’elle préfère le programme fasciste au programme libéral, mais parce que l’abandon au führer et à son idéologie lui procure un relâchement momentané de sa tension intérieure, parce qu’elle peut transposer son conflit sur un autre plan et le résoudre; mieux, une telle personne est capable de voir dans le fasciste le révolutionnaire, de considérer Hitler comme le Lénine allemand. Point n’est besoin d’être psychologue pour comprendre pourquoi une petite bourgeoise, désespérément frustrée sur le plan sexuel, qui n’a jamais songé à sa responsabilité sociale, pourquoi une petite vendeuse intellectuellement et sexuellement sous-développée succombe à l’érotisme tapageur du fascisme qui procure à l’une et à l’autre une sorte de satisfaction – déformée il est vrai. » 

La psychologie de masse du fascisme par Wilhelm reich

 « Les mouvements de libération se servent, quand il s’agit d’organiser l’enfance, des méthodes mêmes qui ont fait la fortune du travail réactionnaire sur les enfants: marches, chansons, uniformes, jeux de groupe, etc. L’enfant – à l’exception de celui qui a grandi dans une famille extrêmement libérale, ce qui, de toute façon n’est vrai que pour une minorité – ne sait pas distinguer entre les contenus des formes de propagande réactionnaire et révolutionnaire. Regarder la vérité bien en face, c’est se conformer au premier impératif de toute activité antifasciste, consistant à ne pas esquiver les faits. Or, nous affirmons que les enfants et adolescents marcheront demain aussi joyeusement au son des hymnes fascistes qu’aujourd’hui à celui des airs libéraux. »

 

« Le groupe d’études d’économie sexuelle de Berlin avait fait une première tentative de travailler sur l’enfance en mettant au point un conte collectif intitulé Le triangle de craie, association pour l’exploration des secrets des adultes. Avant d’être imprimé, le conte fut d’abord soumis à un certain nombre de responsables de groupes d’enfants. On décida de lire la brochure aux enfants d’un cercle «Fichte» et d’observer leurs réactions. On aurait souhaité que les contempteurs de l’économie sexuelle fussent au complet présents à cette réunion. Notons pour commencer qu’au lieu des vingt enfants habituels soixante-dix se présentèrent. Alors qu’en général, selon les permanents, le silence était difficile à obtenir, tout le monde écoutait, fasciné, les yeux ardents, tous les visages dans la salle étaient fondus en une seule tache claire. En beaucoup d’endroits, la lecture fut interrompue par des applaudissements. À la fin, on invita les enfants à faire part de leurs désirs et de leurs critiques. Beaucoup demandèrent la parole. Devant ces enfants, notre pudibonderie et notre gêne nous firent honte. Les adaptateurs pédagogiques du conte avaient décidé de ne pas aborder la contraception ni la masturbation. Mais aussitôt les questions jaillirent: «Pourquoi ne dites-vous rien de la manière d’empêcher la procréation des enfants?» – Sur quoi un garçon intervint en riant: «Ça, nous le savons déjà!» «Qu’est-ce qu’une prostituée? demanda un autre enfant. Il n’en a pas été question dans votre conte!» «Demain, on ira voir les chrétiens, clamèrent des voix enthousiastes, ils parlent toujours de ce genre de choses, avec ça, on les aura!» «Quand ce livre paraîtra-t-il?» «Quel sera son prix?» «Sera-t-il assez bon marché pour que nous puissions l’acheter et lui assurer une large diffusion?» La première partie qui avait été lue donnait surtout des informations d’ordre sexuel; mais le groupe avait l’intention d’ajouter au premier volume un deuxième portant sur des questions sociales. On en fit part aux enfants. «Pour quand ce deuxième volume? Sera-t-il aussi amusant que le premier?» Quand a-t-on vu un groupe d’enfants demander avec autant d’ardeur des brochures sociales? Ne devrions-nous pas en tirer une leçon? Certainement! Pour éveiller l’intérêt des enfants pour les af aires sociales, nous devons faire appel à leur curiosité sexuelle positive et à leur soif de connaissance. Les enfants doivent finir par avoir le sentiment inébranlable que la réaction politique est incapable de leur donner cela. Ainsi on obtiendra leur ralliement massif dans tous les pays, on les immunisera contre les influences réactionnaires, et – c’est là le plus important – on les attachera solidement au mouvement de libération révolutionnaire. Mais pour y parvenir, il faut d’abord franchir un double obstacle: la réaction politique et les «moralistes» dans le camp du mouvement de libération. »

 

 

Les désirs, le bonheur et l'uniformité de la volonté des marchands par M.A.

 

Nous étions la fin du monde, nous rêvions ;

Nous étions la fin du monde ;

De nos fenêtres, nous mourrions.

 

De nos fenêtres, nous esquissions des esquives

 

Lorsque l’on nomme le bonheur, c’est l’instant qui vient de partir, qui vient de se refermer.

Le bonheur que l’on nomme, c’est celui que l’on voit s’éloigner ;

Ce bonheur est, en fait, le regret de l’instant que l’on vivait sans s’en rendre compte.

 

Le bonheur n’est pas de se contenter de ce que l’on a ; cela est de la résignation.

 

Le bonheur n’est pas de se contenter de ce que l’on a mais ; qu’à cet instant qui s’en va, la suffisance était la plénitude.

Cela n’empêche pas l’ambition, le voyage ou les quêtes.

 

Il y a le bonheur des quêtes inatteignables, puisque le bonheur est la quête en elle-même, non, la satisfaction de parvenir à obtenir, posséder.

 

L’espace entre le moi profond – désirs intrinsèques et les « désirs suggérés », « imposés », « donnés par la télévision aux marchands du temple » s’amenuise.

Les différents désirs se superposent, pour finalement, se confondre.

Ces désirs sont-ce les miens ? Les leurs ? Les nôtres ?

Dois-je m’identifier aux autres au travers de ces désirs uniformes que l’on m’a imposé ?

Et puis, de cette universalité des désirs uniformes, sont-ce encore des désirs « désirables » ?

Peuvent-ils apporter bonheur ou sont-ce les éléments d’une course effrénée à la déception perpétuelle de ne jamais avoir « tout, tout de suite » ou pire d’avoir la même chose que celui qui vit à côté de moi ?

Comment ce désir uniforme peut « être » le mien alors qu’il est celui d’une personne dont je sais ne pas avoir les mêmes goûts que les miens ?


M.A.

PANNEKOEK (John Harper) : LES CONSEILS OUVRIERS (1936)

 


[Rédigé par Anton Pannekoek sous le pseudonyme de John Harper / International Council Correspondance (I.C.C.), vol. 2, n° 5, avril 1936]

La classe ouvrière en lutte a besoin d’une organisation qui lui permette de comprendre et de discuter, à travers laquelle elle puisse prendre des décisions et les faire aboutir et grâce à laquelle elle puisse faire connaître les actions qu’elle entreprend et les buts qu’elle se propose d’atteindre.

Certes, cela ne signifie pas que toutes les grandes actions et les grèves générales doivent être dirigées à partir d’un bureau central, ni qu’elles doivent être menées dans une atmosphère de discipline militaire. De tels cas peuvent se produire, mais le plus souvent les grèves générales éclatent spontanément, dans un climat de combativité, de solidarité et de passion, pour répondre à quelque mauvais coup du système capitaliste ou pour soutenir des camarades. De telles grèves se répandent comme un feu dans la plaine.

Pendant la première Révolution russe, les mouvements de grève connurent une succession de hauts et de bas. Les plus réussis furent souvent ceux qui n’avaient pas été décidés à l’avance, alors que ceux qui avaient été déclenchés par les comités centraux étaient en général voués à l’échec.

Pour s’unir en une force organisée, les grévistes en action ont besoin d’un terrain d’entente. Ils ne peuvent s’attaquer à la puissante organisation du pouvoir capitaliste s’ils ne présentent pas à leur tour une organisation fortement structurée, s’ils ne forment pas un bloc solide en unissant leurs forces et leurs volontés, s’ils n’agissent pas de concert. Là est la difficulté. Car lorsque des milliers et des millions d’ouvriers ne forment plus qu’un corps uni, ils ne peuvent être dirigés que par des fonctionnaires qui agissent en leur nom. Et nous avons vu que ces représentants deviennent alors les maîtres de l’organisation et cessent d’incarner les intérêts révolutionnaires des travailleurs.

Comment la classe ouvrière peut-elle, dans ses luttes révolutionnaires, rassembler ses forces dans une puissante organisation sans s’enliser dans le bourbier de la bureaucratie ? Nous répondrons à cette question en en posant une autre : lorsque les ouvriers se bornent à payer leurs cotisations et à obéir aux dirigeants, peut-on dire qu’ils se battent véritablement pour leur liberté ?

Se battre pour la liberté, ce n’est pas laisser les dirigeants décider pour soi, ni les suivre avec obéissance, quitte à les réprimander de temps en temps. Se battre pour la liberté, c’est participer dans toute la mesure de ses moyens, c’est penser et décider par soi-même, c’est prendre toutes les responsabilités en tant que personne, parmi des camarades égaux. Il est vrai que penser par soi-même, décider de ce qui est vrai et de ce qui est juste, constitue pour le travailleur dont l’esprit est fatigué par le labeur quotidien la tâche la plus ardue et la plus difficile ; bien plus exigeante que s’il se borne à payer et à obéir. Mais c’est l’unique vole vers la liberté. Se faire libérer par d’autres, qui font de cette libération un instrument de domination, c’est simplement remplacer les anciens maîtres par de nouveaux.

Pour atteindre leur but – la liberté – les travailleurs devront pouvoir diriger le monde ; ils devront savoir utiliser les richesses de la terre de manière à la rendre accueillante pour tous. Et ils ne pourront le faire tant qu'ils ne sauront se battre par eux-mêmes.

La révolution prolétarienne ne consiste pas seulement à détruire le pouvoir capitaliste. Elle exige aussi que l’ensemble de la classe ouvrière émerge de sa situation de dépendance et d’ignorance pour accéder à l'indépendance et pour bâtir un monde nouveau.

La véritable organisation dont ont besoin les ouvriers dans le processus révolutionnaire est une organisation dans laquelle chacun participe, corps et âme, dans l’action comme dans la direction, dans laquelle chacun pense, décide et agit en mobilisant toutes ses facultés – un bloc uni de personnes pleinement responsables. Les dirigeants professionnels n’ont pas place dans une telle organisation. Bien entendu, il faudra obéir : chacun devra se conformer aux décisions qu'il a lui-même contribué à formuler. Mais la totalité du pouvoir se concentrera toujours entre les mains des ouvriers eux-mêmes.

Pourra-t-on jamais réaliser une telle organisation ? Quelle en sera la structure ? Il n’est point nécessaire de tenter d’en définir la forme, car l’histoire l’a déjà produite elle est née de la pratique de la lutte des classes. Les comités de grève en sont la première expression, le prototype. Lorsque les grèves atteignent une certaine importance, il devient impossible que tous les ouvriers participent à la même assemblée. Ils choisissent donc des délégués qui se regroupent en un comité. Ce comité n’est que le corps exécutif des grévistes ; il est constamment en liaison avec eux et doit exécuter les décisions des ouvriers. Chaque délégué est révocable à tout instant et le comité ne peut Jamais devenir un pouvoir indépendant. De cette façon, l’ensemble des grévistes est assuré d’être uni dans l’action tout en conservant le privilège des décisions. En règle générale, les syndicats et leurs dirigeants s’emparent de la direction des comités.

Pendant la révolution russe lorsque les grèves éclataient de façon intermittente dans les usines les grévistes choisissaient des délégués qui s'assemblaient au nom de toute une ville, ou encore de l’industrie ou des chemins de fer de toute une province, afin d’apporter une unité au combat. Leur première tâche était de discuter des questions politiques et d’assumer des fonctions politiques, car les grèves étaient essentiellement dirigées contre le tsarisme. Ces comités étaient appelés soviets, ou conseils. On y discutait en détail de la situation présente, des intérêts de tous les travailleurs et des événements politiques. Les délégués faisaient constamment la navette entre l’assemblée et leurs usines. Pour leur part, les ouvriers participaient à des assemblées générales dans lesquelles ils discutaient des mêmes questions, prenaient des décisions et souvent désignaient de nouveaux délégués. Des socialistes capables étaient choisis comme secrétaires; leur rôle était de conseiller en se servant de leurs connaissances plus étendues. Ces soviets faisaient souvent office de forces politiques, sorte de gouvernement primitif, chaque fois que le pouvoir tsariste se trouvait paralysé et que les dirigeants désorientés leur laissaient le champ libre. Ils devinrent ainsi le centre permanent de la révolution; ils étaient composés des délégués de toutes les usines, qu'elles soient en grève ou en fonctionnement. Ils ne pouvaient envisager de devenir jamais un pouvoir indépendant, car les membres y étalent souvent changés; parfois même le soviet entier était remplacé. Ils savaient en outre que tout leur pouvoir était aux mains des travailleurs ; ils ne pouvaient les obliger à se mettre en grève et leurs appels n’étaient pas suivis s’ils ne coïncidaient pas avec les sentiments instinctifs des ouvriers qui savaient spontanément s’ils étaient en situation de force ou de faiblesse, si l’heure était à la passion ou à la prudence. C’est ainsi que le système des soviets a montré qu’il était la forme d’organisation la plus appropriée pour la classe ouvrière révolutionnaire. Ce modèle devait être immédiatement adopté en 1917 ; les soviets de soldats et d’ouvriers se constituèrent à travers tout le pays et furent la véritable force motrice de la révolution.

L’importance révolutionnaire des soviets se vérifia à nouveau en Allemagne, lorsqu’en 1918, après la décomposition de l’armée, des soviets d’ouvriers et de soldats furent créés sur le modèle russe. Mais les ouvriers allemands, qui avaient été habitués à la discipline de parti et de syndicat et dont les buts politiques immédiats étaient modelés d’après les idéaux sociaux-démocrates de république et de réforme, désignèrent leurs dirigeants syndicaux et leurs leaders de parti à la tête de ces conseils. Ils avaient su se battre et agir correctement par eux-mêmes, mais ils manquèrent d’assurance et se choisirent des chefs remplis d’idéaux capitalistes – ce qui gâche toujours les choses. Il n’est donc pas surprenant qu’un « congrès des conseils » décida d’abdiquer en faveur d’un nouveau parlement, dont l’élection devait suivre aussitôt que possible.

Nous voyons clairement comment le système des conseils ne peut fonctionner que lorsque l’on se trouve en présence d’une classe ouvrière révolutionnaire. Tant que les ouvriers n'ont pas l’intention de poursuivre la révolution, ils n’ont que faire des soviets. Si les ouvriers ne sont pas suffisamment avancés pour découvrir la voie de la révolution, s’ils se contentent de voir leurs dirigeants se charger de tous les discours, de toutes les médiations et de toutes les négociations visant à l’obtention de réformes à l’intérieur du système capitaliste, les parlements, les partis et les congrès syndicaux – encore appelés parlements ouvriers parce qu’ils fonctionnent d’après le même principe – leur suffisent amplement. Par contre, s’ils mettent toutes leurs énergies au service de la révolution, s’ils participent avec enthousiasme et passion à tous les événements, s’ils pensent et décident pour eux-mêmes de tous les détails de la lutte parce qu’elle sera leur œuvre, dans ce cas, les conseils ouvriers sont la forme d’organisation dont ils ont besoin.

Ceci implique également que les conseils ouvriers ne peuvent être constitués par des groupes révolutionnaires. Ces derniers ne peuvent qu’en propager l’idée, en expliquant à leurs camarades ouvriers que la classe ouvrière en lutte doit s’organiser en conseils. La naissance des conseils ouvriers prend place avec la première action de caractère révolutionnaire; leur importance et leurs fonctions croissent à mesure que se développe la révolution. Dans un premier temps ils peuvent n’être que de simples comités de grève, constitués pour lutter contre les dirigeants syndicalistes, lorsque les grèves vont au-delà des intentions de ces derniers et que les grévistes refusent de les suivre plus longtemps.

Les fonctions de ces comités prennent plus d’ampleur avec les grèves générales. Les délégués de toutes les usines sont alors chargés de discuter et de décider de toutes les conditions de la lutte ; ils doivent tenter de transformer les forces combatives des ouvriers en des actions réfléchies, et voir comment elles pourront réagir contre les mesures gouvernementales et les agissements de l’armée et des cliques capitalistes. Tout au long de la grève, les décisions seront ainsi prises par les ouvriers eux-mêmes. Toutes les opinions, les volontés, les disponibilités, et les hésitations des masses ne font plus qu’un tout à l’intérieur de l’organisation conseilliste. Celle-ci devient le symbole, l’interprète du pouvoir des travailleurs; mais elle n'est aussi que le porte-parole qui peut être révoqué à tout moment. D’organisation illégale de la société capitaliste, elle devient une force véritable, dont le gouvernement doit désormais tenir compte.

A partir du moment où le mouvement révolutionnaire acquiert un pouvoir tel que le gouvernement en est sérieusement affecté, les conseils ouvriers deviennent des organes politiques. Dans une révolution politique, ils incarnent le pouvoir ouvrier et doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour affaiblir et pour vaincre l’adversaire. Tels une puissance en guerre, il leur faut monter la garde sur l’ensemble du pays, afin de ne pas perdre de vue les efforts entrepris par la classe capitaliste pour rassembler ses forces et vaincre les travailleurs. Ils doivent en outre s’occuper de certaines affaires publiques qui étaient autrefois gérées par l’Etat la santé et la sécurité publique, de même que le cours interrompu de la vie sociale. Ils ont enfin à prendre la production en main, ce qui représente la tâche la plus importante et la plus ardue de la classe ouvrière en situation révolutionnaire.

Aucune révolution sociale n’a jamais commencé comme un simple changement de dirigeants politiques qui, après avoir conquis le pouvoir, procèdent aux changements sociaux nécessaires à l’aide de nouvelles lois. La classe montante a toujours bâti, avant et pendant la lutte, les nouvelles organisations qui ont émergé des anciennes tels des bourgeons sur un tronc mort. Pendant la révolution française, la nouvelle classe capitaliste, les citoyens, les hommes d’affaire, les artisans, construisirent dans chaque ville et village des assemblées communales et des cours de justice qui étaient illégales à l’époque et ne faisaient qu’usurper les fonctions des fonctionnaires royaux devenus impuissants. Et tandis qu’à Paris les délégués de ces assemblées élaboraient la nouvelle constitution, les citoyens à travers tout le pays œuvraient à la véritable constitution en tenant des réunions politiques et en mettant sur pied des organisations politiques qui devaient par la suite être légalisées.

Et de même, dans la révolution prolétarienne, la nouvelle classe montante doit-elle créer ses nouvelles formes d’organisation qui, petit à petit, au cours du processus révolutionnaire, viendront remplacer l'ancienne organisation étatique. En tant que nouvelle forme d'organisation politique, le conseil ouvrier prend finalement la place du parlementarisme, forme politique du régime capitaliste.

Théoriciens capitalistes et sociaux-démocrates s’entendent à voir dans la démocratie parlementaire le parfait modèle de la démocratie, conforme aux principes de justice et d’égalité. En réalité, ce n’est là qu’une manière de déguiser la domination capitaliste qui fait fi de toute justice et de toute égalité. Seul le système conseilliste constitue la véritable démocratie ouvrière.

La démocratie parlementaire est une démocratie abjecte. Le peuple ne peut choisir ses délégués et voter qu’une fois tous les quatre ou cinq ans ; et gare à lui s’il ne choisit pas l’homme qu’il faut ! Les électeurs ne peuvent exercer leur pouvoir qu’au moment du vote; le reste du temps, ils sont impuissants. Les délégués désignés deviennent les dirigeants du peuple ; ils décrètent les lois, forment les gouvernements, et le peuple n’a plus qu’à obéir. En règle générale, la machine électorale est conçue de telle façon que seuls les grands partis capitalistes, puissamment équipés, ont une chance de gagner. Il est très rare que des groupes de véritables opposants du régime obtiennent quelques sièges.

Avec le système des soviets, chaque délégué peut être révoqué à tout instant. Les ouvriers ne sont pas seulement constamment en contact avec leurs délégués, participant aux discussions et aux décisions, mais ceux-ci ne sont encore que les porte-parole temporaires des assemblées conseillistes. Les politiciens capitalistes ont beau jeu de. dénoncer le rôle « dépourvu de caractère » du délégué qui est parfois obligé d’émettre des opinions qui ne sont pas les siennes. Ils oublient que c’est précisément parce qu’il n’y a pas de délégué à vie que seuls sont désignés à ce poste les individus dont les opinions sont conformes à celles des travailleurs.

La représentation parlementaire part du principe que le délégué au parlement doit agir et voter selon sa propre conscience et sa propre conviction. S’il lui arrive de demander l’avis de ses électeurs, c’est uniquement parce qu’il fait montre de prudence. C’est à lui et non au peuple qu’incombe la responsabilité des décisions. Le système des soviets fonctionne sur le principe inverse : les délégués se bornent à exprimer les opinions des travailleurs.

Les élections parlementaires regroupent les citoyens d’après leur circonscription électorale – c’est-à-dire d’après leurs lieux d’habitation. Ainsi des individus de métiers ou de classes différentes et qui n’ont rien en commun si ce n’est qu’ils sont voisins, sont rassemblés artificiellement dans un groupe et représentés par un seul délégué.

Dans les conseils, les ouvriers sont représentés dans leurs groupes d’origine d’après l’usine, l’atelier ou le complexe industriel dans lequel ils travaillent. Les ouvriers d’une usine constituent une unité de production ; ils forment un tout de par leur travail collectif. En période révolutionnaire, ils se trouvent donc immédiatement en contact pour échanger leurs points de vue ils vivent dans les mêmes conditions et possèdent des intérêts communs. Ils doivent agir de concert ; c’est à eux de décider si l’usine, en tant qu’unité, doit être en grève ou en fonctionnement. L’organisation et la délégation des travailleurs dans les usines et les ateliers est donc la seule forme possible.

Les conseils sont en même temps le garant de la montée du communisme dans le processus révolutionnaire. La société est fondée sur la production, ou, plus correctement, la production est l’essence même de la société, et par conséquent, la marche de la production détermine la marche de la société. Les usines sont des unités de travail, des cellules qui constituent la société. La principale tâche des organismes politiques (organismes dont dépend la marche de la société) est étroitement liée au travail productif de la société. Il va par conséquent de soi que les travailleurs, dans leurs conseils, discutent de ces questions et choisissent leurs délégués dans leurs unités de production.

Toutefois, il ne serait pas exact de dire que le parlementarisme, forme politique du capitalisme, n’est pas fondé sur la production. En fait, l’organisation politique est toujours modelée selon le caractère de la production, assise de la société. La représentation parlementaire qui se décide en fonction du lieu d’habitation appartient au système de la petite production capitaliste, dans lequel chaque homme est sensé posséder sa petite entreprise. Dans ce cas, il existe un rapport entre tous les hommes d’affaires d’une circonscription : ils commercent entre eux, vivent en voisins, se connaissent les uns les autres et par conséquent désignent un délégué parlementaire commun. Tel est le principe du régime parlementaire. Nous avons vu que par la suite ce système s’est avéré le meilleur pour représenter les intérêts de classe à l’intérieur du capitalisme.

D’un autre côté, nous voyons clairement aujourd’hui pourquoi les délégués parlementaires devaient s’emparer du pouvoir politique. Leur tâche politique n’était qu’une part infime de l’œuvre de la société. La plus importante, le travail productif, incombait à tous les producteurs séparés, citoyens comme hommes d’affaires ; elle exigeait quasiment toute leur énergie et tous leurs soins. Lorsque chaque individu s’occupait de ses propres petites affaires, la société se portait bien. Les lois générales, conditions nécessaires mais de faible portée, pouvaient être laissées à la charge d’un groupe (ou profession) spécialisé, les politiciens. L’inverse est vrai en ce qui concerne la production communiste. Le travail productif collectif devient la tâche de la société tout entière, et concerne tous les travailleurs. Toute leur énergie et tous leurs soins ne sont pas au service de travaux personnels, mais de l’œuvre collective de la société. Quant aux règlements qui régissent cette œuvre collective, ils ne peuvent être laissés entre les mains de groupes spécialisés ; car il en va de l’intérêt vital de l’ensemble des travailleurs.

Il existe une autre différence entre les systèmes parlementaire et conseilliste. La démocratie parlementaire accorde une voix à chaque homme adulte – et parfois à chaque femme – en invoquant le droit suprême et inviolable de tout individu à appartenir à la race humaine – comme le disent si bien les discours cérémoniels. Dans les soviets au contraire, seuls les ouvriers sont représentés. Faut-il en conclure que le système conseilliste n'est pas réellement démocratique puisqu’il exclut les autres classes de la société ?

L’organisation conseilliste incarne la dictature du prolétariat. Il y a plus d’un demi-siècle, Marx et Engels ont expliqué comment la révolution sociale devait amener la dictature du prolétariat et comment cette nouvelle expression politique était indispensable à l’introduction de changements nécessaires dans la société. Les socialistes qui ne pensent qu’en termes de représentation parlementaire, ont cherché à excuser ou à critiquer cette infraction à la démocratie et l’injustice qui consiste selon eux à refuser le droit de vote à certaines personnes sous prétexte qu’elles appartiennent à des classes différentes. Nous pouvons voir aujourd’hui comment le processus de la lutte de classes engendre naturellement les organes de cette dictature les soviets.

Il n’y a rien d’injuste à ce que les conseils, organes de lutte d’une classe ouvrière révolutionnaire, ne comprennent pas de représentants de la classe ennemie. Dans une société communiste naissante il n’y a pas de place pour les capitalistes ; ils doivent disparaître et ils disparaîtront. Quiconque participe au travail collectif est membre de la collectivité et participe aux décisions. Les individus qui se tiennent à l’écart du processus collectif de production sont, de par la structure même du système conseilliste, automatiquement exclus des décisions. Ce qui reste des anciens exploiteurs et voleurs n’a pas de voix dans le Contrôle de la production. ils, discutent de ces questions et choisissent leurs délégués dans leurs unités de production. Il existe d’autres classes de la société qui ne peuvent être rangées ni avec les travailleurs, ni avec les capitalistes. Ce sont les petits fermiers, les artisans indépendants, les intellectuels. Dans les luttes révolutionnaires, ils oscillent de droite et de gauche, mais dans l’ensemble ils ne sont guère importants car ils ont peu de pouvoir. Ce sont essentiellement leurs formes d’organisation et leurs buts qui sont différents. La tâche de la classe ouvrière en lutte sera de sympathiser avec eux ou de les neutraliser – si cela est possible sans se détourner des buts véritables – ou encore, si nécessaire, de les combattre résolument ; elle devra décider de la meilleure façon de les traiter, avec fermeté mais aussi avec équité. Dans la mesure où leur travail est utile et nécessaire, ils trouveront leur place dans le système de production et pourront ainsi exercer leur influence d’après le principe que tout travailleur a une voix dans le contrôle du travail.

Engels avait écrit que l’Etat disparaîtrait avec la révolution prolétarienne ; qu’au gouvernement des hommes succéderait l’administration des choses. A l’époque, il n’était guère possible d’envisager clairement comment la classe ouvrière prendrait le pouvoir. Mais nous avons aujourd’hui la preuve de la justesse de cette vue. Dans le processus révolutionnaire, l’ancien pouvoir étatique sera détruit et les organes qui viendront le remplacer, les conseils ouvriers, auront certainement pour quelque temps encore des pouvoirs politiques importants afin de combattre les vestiges du système capitaliste. Toutefois, leur fonction politique se réduira graduellement en une simple fonction économique : l’organisation du processus de production collective des biens nécessaires à la société.

samedi 26 juin 2021

PANNEKOEK (John Harper) : LE SYNDICALISME (1936)

 [Rédigé par Anton Pannekoek sous le pseudonyme de John Harper / International Council Correspondance (I.C.C), vol. II, n° 2, janvier 1936 /] 

De quelle manière la classe ouvrière doit-elle lutter pour triompher du capitalisme? Telle est la question primordiale qui se pose chaque jour aux travailleurs. Quels sont les moyens d'action efficaces et quelles sont les tactiques qu'il leur faudra employer pour conquérir le pouvoir et vaincre l'ennemi ? Il n'existe aucune science ni aucune théorie qui puisse leur indiquer exactement le chemin à suivre. C'est à tâtons, en laissant parler leur instinct et leur spontanéité qu'ils trouveront la voie. Plus le capitalisme se développe et se répand à travers le monde, et plus s'accroît le pouvoir des travailleurs. De nouveaux modes d'action plus appropriés viennent s'ajouter aux anciens. Les tactiques de la lutte des classes doivent nécessairement s'adapter à l'évolution sociale. Le syndicalisme apparaît comme la forme primitive du mouvement ouvrier dans un système capitaliste stable. Le travailleur indépendant est sans défense face à l'employeur capitaliste. Aussi les ouvriers se sont-ils organisés en syndicats. Celui-ci rassemble les ouvriers dans l'action collective, et utilise la grève comme arme principale. L'équilibre du pouvoir est ainsi plus ou moins réalisé; il lui arrive même de pencher plus fortement du côté des ouvriers, si bien que les petits employeurs isolés se trouvent impuissants devant les gros syndicats. C'est pourquoi, dans les pays où le capitalisme est le plus développé les syndicats d'ouvriers et de patrons (ces derniers étant les associations, les trusts, les sociétés, etc.) sont constamment en lutte.

C'est en Angleterre qu'est né le syndicalisme parallèlement aux premiers vagissements du capitalisme. Il devait par la suite s'étendre aux autres pays, en fidèle compagnon du système capitaliste. Il connut des conditions particulières aux Etats-Unis, où la quantité de terres libres et inhabitées qui s'offrait aux pionniers draina la main-d'œuvre hors des villes ; en conséquence de quoi les ouvriers connurent des salaires élevés et des conditions de travail relativement bonnes. La Fédération américaine du travail constitua une véritable force dans le pays et fut le plus souvent capable de maintenir un niveau de vie assez élevé pour les ouvriers qui lui étaient affiliés.

Dans de telles conditions, l'idée de renverser le capitalisme ne pouvait germer dans l'esprit des travailleurs américains. Le capitalisme leur offrait une existence stable et aisée. Ils ne se considéraient pas comme une classe à part dont les intérêts auraient été opposés à l'ordre existant; ils en étaient partie intégrante et ils étaient conscients de pouvoir accéder à toutes les possibilités que leur offrait un capitalisme en développement sur un nouveau continent. Il y avait assez de place pour accueillir des millions d'individus, européens pour la plupart. Il fallait offrir à ces millions de fermiers une industrie en expansion dans laquelle les ouvriers, faisant montre d'énergie et de bonne volonté, pourraient s'élever au rang d'artisans libres, de petits hommes d'affaires ou même de riches capitalistes. Il n'est pas surprenant que la classe ouvrière américaine ait été imprégnée d'un véritable esprit capitaliste.

Il en fut de même en Angleterre. S'étant assuré le monopole du marché mondial, la suprématie sur les marchés internationaux et la possession de riches colonies, elle devait amasser une fortune considérable.

1.    La classe capitaliste qui n'avait pas à se battre pour sa part de profit pouvait accorder aux ouvriers un mode de vie relativement aisé. Certes, il lui a fallu essuyer quelques batailles avant de se résoudre à cette attitude, mais elle devait vite comprendre qu'en autorisant les syndicats et en garantissant les salaires elle s'assurerait la paix dans les usines. La classe ouvrière anglaise fut donc à son tour marquée par l'esprit capitaliste.

Tout ceci concorde fort bien avec le véritable caractère du syndicalisme, dont les revendications ne vont jamais au-delà du capitalisme. Le but du syndicalisme n'est pas de remplacer le système capitaliste par un autre mode de production, mais d'améliorer les conditions de vie à l'intérieur même du capitalisme. L'essence du syndicalisme n'est pas révolutionnaire mais conservatrice.

L'action syndicaliste fait naturellement partie de la lutte des classes. Le capitalisme est fondé sur un antagonisme de classes, les ouvriers et les capitalistes ayant des intérêts opposés. Ceci est vrai non seulement en ce qui concerne le maintien du régime capitaliste, mais aussi pour ce qui est de la répartition du produit national brut. Les capitalistes tentent d'accroître leurs profits – la plus-value – en diminuant les salaires et en augmentant le nombre d'heures ou la cadence du travail. Les ouvriers, pour leur part, cherchent à augmenter leurs salaires et à réduire leurs horaires. Le prix de leur force de travail n'est pas une quantité déterminée, bien qu'il doive être supérieur à ce qui est nécessaire à un individu pour qu'il ne meure pas de faim ; et le capitaliste ne paye pas de son propre gré. Cet antagonisme est ainsi générateur de revendications et de la véritable lutte de classes. La tâche et le rôle des syndicats est de continuer la lutte.

Le syndicalisme a été la première école d'apprentissage du prolétariat; il lui a appris que la solidarité était au centre du combat organisé. Il a incarné la première forme d'organisation du pouvoir des travailleurs. Ce caractère s'est souvent fossilisé dans les premiers syndicats anglais et américains qui dégénérèrent en simples corporations, évolution typiquement capitaliste. Il n'en fut pas de même dans les pays où les ouvriers devaient se battre pour leur survie, où malgré tous leurs efforts les syndicats ne pouvaient obtenir une amélioration du niveau de vie et dans lesquels le système capitaliste en pleine expansion employait toute son énergie à combattre les travailleurs. Dans ces pays, les ouvriers devaient apprendre que seule la révolution pourrait les sauver à jamais. Il existe donc une différence entre la classe ouvrière et les syndicats. La classe ouvrière doit regarder au-delà du capitalisme, tandis que le syndicalisme est entièrement confiné dans les limites du système capitaliste. Le syndicalisme ne peut représenter qu'une part, nécessaire mais infime, de la lutte des classes. En se développant, il doit nécessairement entrer en conflit avec la classe ouvrière, qui, elle, veut aller plus loin.

2.    Les syndicats croissent à mesure que se développent le capitalisme et la grande industrie, jusqu'à devenir de gigantesques organisations qui comprennent des milliers d'adhérents, s'étendent à travers tout un pays et ont des ramifications dans chaque ville et dans chaque usine. Des fonctionnaires y sont nommés: présidents, secrétaires trésoriers, dirigent les affaires, s'occupent des finances à l'échelle locale aussi bien qu'au sommet. Ces fonctionnaires sont les dirigeants des syndicats. Ce sont eux qui conduisent les pourparlers avec les capitalistes, tâche dans laquelle ils sont passés maîtres. Le président d'un syndicat est un personnage important qui traite d'égal à égal avec l'employeur capitaliste et discute avec lui des intérêts des travailleurs. Les fonctionnaires sont des spécialistes du travail syndical, alors que les ouvriers syndiqués, absorbés par leur travail en usine ne peuvent ni juger ni diriger par eux-mêmes.

Une telle organisation n'est plus uniquement une assemblée d'ouvriers; elle forme un corps organisé, qui possède une politique, un caractère, une mentalité, des traditions et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts sont différents de ceux de la classe ouvrière, et elle ne reculera devant aucun combat pour les défendre. Si jamais les syndicats devaient un jour perdre leur utilité, ils ne disparaîtraient pas pour autant. Leurs fonds, leurs adhérents, leurs fonctionnaires, sont autant de réalités qui ne sont pas près de se dissoudre d'un moment à l'autre.

Les fonctionnaires syndicaux, les dirigeants du mouvement ouvrier, sont les tenants des intérêts particuliers des syndicats. En dépit de leurs origines ouvrières, ils acquièrent, après de longues années d'expérience à la tête de l'organisation, un nouveau caractère social. Dans chaque groupe social qui devient suffisamment important pour former un groupe à part, la nature du travail façonne et détermine les modes de pensée et d'action. Le rôle des syndicalistes n'est pas le même que celui des ouvriers. Ils ne travaillent pas en usine, ils ne sont pas exploités par les capitalistes, ils ne sont pas menacés par le chômage. Ils siègent dans des bureaux, à des postes relativement stables. Ils discutent des questions syndicales, prennent la parole aux assemblées d'ouvriers et négocient avec les patrons. Certes, ils doivent être du côté des ouvriers dont il leur faut défendre les intérêts et les revendications contre les capitalistes. Mais en cela, leur rôle n'est guère différent de celui de l'avocat d'une organisation quelconque.

Il existe toutefois une différence, car la plupart des dirigeants syndicaux, sortis des rangs de la classe ouvrière, ont eux-mêmes fait l'expérience de l'exploitation capitaliste. Ils se considèrent comme faisant partie de la classe ouvrière, dont l'esprit de corps n'est pas près de s'éteindre. Cependant leur nouveau mode de vie tend à affaiblir chez eux cette tradition ancestrale. Sur le plan économique, ils ne peuvent plus être considérés comme des prolétaires. Ils côtoient les capitalistes, négocient avec eux les salaires et les heures de travail, chaque partie faisant valoir ses propres intérêts, rivalisant à la manière de deux entreprises capitalistes. Ils apprennent à connaître le point de vue des capitalistes aussi bien que celui des travailleurs; ils se soucient des « intérêts de l'industrie » ; ils cherchent à agir en médiateurs. Il peut y avoir des exceptions au niveau des individus, mais en règle générale, ils ne peuvent avoir ce sentiment d'appartenance à une classe qu'ont les ouvriers, qui eux ne cherchent pas à comprendre ni à soupeser les intérêts des capitalistes, mais luttent pour leurs propres intérêts. Par conséquent, les syndicalistes entrent nécessairement en conflit avec les ouvriers.

3.    Dans les pays capitalistes avancés, les dirigeants syndicaux sont suffisamment nombreux pour constituer un groupe à part, avec un caractère et des intérêts séparés. En tant que représentants et dirigeants des syndicats, ils incarnent le caractère et les intérêts de ces syndicats. Puisque les syndicats sont intrinsèquement liés au capitalisme, leurs dirigeants se considèrent comme des éléments indispensables à la société capitaliste. Les fonctions capitalistes des syndicats consistent à régler les conflits de classes et à assurer la paix dans les usines. Par conséquent, les dirigeants syndicaux considèrent qu'il est de leur devoir de citoyens de travailler au maintien de la paix dans les usines et de s'entremettre dans les conflits. Ils ne regardent jamais au-delà du système capitaliste. Ils sont entièrement au service des syndicats et leur existence est indissolublement liée à la cause du syndicalisme. Les syndicats sont pour eux les organes les plus essentiels à la société, l'unique source de sécurité et de puissance; ils doivent par conséquent être défendus par tous les moyens possibles.

En concentrant les capitaux dans de puissantes entreprises, les patrons se trouvent dans une position de force vis-à-vis des ouvriers. Les gros bonnets de l'industrie règnent en monarques absolus sur les masses ouvrières qu'ils maintiennent sous leur dépendance et qu'ils empêchent d'adhérer aux syndicats. Il arrive parfois que ces esclaves du capitalisme s'insurgent contre leurs maîtres et se mettent en grève, qu'ils réclament de meilleures conditions de travail, des horaires moins chargés, le droit de s'organiser. Les syndicalistes leur viennent en aide. C'est alors que les patrons font usage de leur pouvoir politique et social. Ils expulsent les grévistes de chez eux, ils les font abattre par des milices OU des mercenaires, ils emprisonnent leurs porte-paroles, ils déclarent illégales leurs caisses de secours. La presse capitaliste parle de chaos, de meurtre, de révolution, et dresse l'opinion publique contre les grévistes. Après plusieurs mois de ténacité et de souffrances héroïques, épuisés et déçus, incapables de faire fléchir la structure d'acier du capitalisme, les ouvriers se rendent, remettant à plus tard leurs revendications.

La concentration des capitaux affaiblit la position des syndicats, même dans les branches de métier où ils sont les plus puissants. Malgré leur importance, les fonds de soutien aux grévistes apparaissent infimes comparés aux ressources financières de l'adversaire. Un ou deux lock-out suffisent à les drainer entièrement. Le syndicat est alors incapable de lutter, même dans le cas où le patron décide de réduire les salaires et d'augmenter les heures de travail. Il ne peut qu'accepter les termes défavorables du patronat et son habileté à négocier ne lui est d'aucun secours. C'est à ce moment là que les ennuis commencent, car les ouvriers veulent se battre. Ils refusent de se rendre sans combat et ils savent qu'ils ont peu de choses à perdre s'ils se révoltent. Les dirigeants syndicaux ont, par contre, beaucoup à perdre: la puissance financière des syndicats, et parfois leur existence même est menacée. Ils tenteront donc par tous les moyens d'empêcher un combat qu'ils considèrent sans issue.

4.    Et ils chercheront à convaincre les travailleurs qu'il est de leur intérêt d'accepter les conditions du patronat. Si bien qu'en dernière analyse ils agissent en tant que porte-paroles des capitalistes.

La situation est encore plus grave lorsque les ouvriers persistent à vouloir continuer la lutte, sans tenir compte des mots d'ordre des syndicats. En ce cas, la puissance syndicale se retourne contre les travailleurs.

Le dirigeant syndical devient ainsi l'esclave de sa fonction - le maintien de la paix dans les usines - et ceci au détriment des ouvriers, bien qu'il prétende en défendre les intérêts de son mieux. Puisqu'il ne peut regarder au-delà du système capitaliste, il a raison, de son point de vue capitaliste, de penser que la lutte est inutile. Là se situent les limites de son pouvoir et c'est sur cela que doit porter la critique.

Existe-t-il une autre issue ? Les ouvriers peuvent-ils espérer gagner quelque chose à se battre ? Il est fort probable qu'ils n'obtiendront pas de satisfactions immédiates, mais ils gagneront autre chose, car en refusant de se soumettre sans combat, ils attisent l'esprit de révolte contre le capitalisme. Ils énoncent de nouvelles revendications, et il devient alors essentiel que l'ensemble de la classe ouvrière les soutiennent. Il leur faut montrer à tous les travailleurs qu'il n'y a pas d'espoir pour eux à l'intérieur des structures capitalistes et qu'ils ne peuvent vaincre qu'unis, en dehors des syndicats. C'est là que commence la lutte révolutionnaire. Lorsque tous les travailleurs comprennent cette leçon, lorsque des grèves se déclenchent simultanément dans toutes les branches de l'industrie, lorsqu'une vague de révolte déferle sur le pays, alors quelques doutes naîtront peut-être dans les cœurs arrogants des capitalistes; voyant leur toute-puissance menacée, ils consentiront à faire quelques concessions.

Le dirigeant syndical ne peut comprendre ce point de vue, puisque le syndicalisme ne peut regarder au-delà du capitalisme. Il ne peut que s'opposer à un combat de ce genre qui signifie sa perte. Syndicats et patrons sont unis dans la peur commune d'une révolte du prolétariat.

Lorsque les syndicats se battaient contre la classe capitaliste pour obtenir de meilleures conditions de travail, celle-ci les détestait mais n'avait pas la possibilité de les détruire complètement. Si aujourd'hui les syndicats tentaient de réveiller l'esprit combatif de la classe ouvrière, ils seraient persécutés sans merci par la classe dirigeante, qui réprimerait leurs actions, enverrait sa milice détruire leurs bureaux, emprisonnerait leurs dirigeants et les condamnerait à l'amende, confisquerait leurs fonds. Si, à l'inverse, ils empêchaient leurs adhérents de se battre, ils seraient considérés par la classe capitaliste comme de précieuses institutions; ils seraient protégés et leurs dirigeants seraient considérés comme des citoyens méritants. Les syndicats se trouvent ainsi écartelés entre deux maux : d'un côté les persécutions qui sont un bien triste sort pour des gens qui se veulent des citoyens pacifiques; de l'autre, la révolte des ouvriers syndiqués, qui menace d'ébranler l'organisation syndicale dans ses fondements. Si la classe dirigeante est avisée, elle reconnaîtra l'utilité d'un simulacre de combat si elle veut que les dirigeants syndicaux conservent une certaine influence sur leurs membres.

Personne n'est responsable de ces conflits: ils sont la conséquence inéluctable du développement du capitalisme.

5.    Le capitalisme existe, mais il est aussi sur le chemin de sa perte. Il doit être combattu à la fois comme une entité vivante et comme une phase transitoire. Les ouvriers doivent à la fois lutter sans désemparer pour obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail, et prendre conscience des idéaux communistes. Ils s'accrochent aux syndicats qu'ils estiment encore nécessaires tout en cherchant de temps à autre à en faire de meilleurs instruments de combat. Mais ils ne partagent pas l'esprit du syndicalisme, qui demeure essentiellement capitaliste. Les divergences qui opposent le capitalisme à la lutte des classes sont aujourd'hui représentées par le fossé qui sépare l'esprit syndicaliste, principalement incarné par les dirigeants syndicaux, de l'attitude chaque jour plus révolutionnaire des syndiqués. Ce fossé devient évident chaque fois qu'un problème politique ou social d'importance se pose.

Le syndicalisme est étroitement lié au capitalisme; c'est en période de prospérité qu'il a le plus de chance de voir ses revendications salariales acceptées. Si bien qu'en période de crise économique, il lui faut souhaiter que le capitalisme reprenne son expansion. Les travailleurs, en tant que classe, ne se soucient guère de la bonne marche des affaires. De fait, c'est lorsque le capitalisme est le plus affaibli qu'ils ont le plus de chances de l'attaquer, de rassembler leurs forces et de faire leur premier pas vers la liberté et la révolution.

Le système capitaliste étend sa domination à l'étranger, s'emparant des richesses naturelles d'autres pays pour son propre bénéfice. Il conquiert des colonies, assujettit les populations primitives et les exploite sans hésiter à perpétrer les pires atrocités. La classe ouvrière dénonce et combat l'exploitation coloniale, alors que le syndicalisme soutient souvent la politique colonialiste, source de prospérité pour le régime capitaliste.

A mesure que s'accroît le capital, les colonies et les pays étrangers font l'objet d'investissements massifs. Marchés pour la grande industrie et producteurs de matériaux bruts, ils prennent une importance considérable. Pour obtenir ces colonies, les grands États capitalistes se livrent à des luttes d'influence et procèdent à un véritable partage du monde. Les classes moyennes se laissent entraîner dans ces conquêtes impérialistes au nom de la grandeur nationale. Puis les syndicats se rangent à leur tour aux côtés des classes dirigeantes sous prétexte que la prospérité de leur pays dépend des succès qu'il peut remporter dans la lutte impérialiste. Pour sa part, la classe ouvrière ne voit dans l'impérialisme qu'une façon de renforcer la puissance et la brutalité de ses oppresseurs.

Ces rivalités d'intérêts entre les nations capitalistes se transforment en véritables guerres. La guerre mondiale est le couronnement de la politique impérialiste. Pour les travailleurs, elle signifie non seulement la fin de la solidarité internationale, mais aussi la forme d'exploitation la plus violente. Car la classe ouvrière, la couche la plus importante et la plus exploitée de la société, est la première touchée par les horreurs de la guerre. Les ouvriers ne doivent pas seulement fournir leur force de travail, ils doivent aussi sacrifier leur vie.

6.    Et cependant, le syndicalisme en temps de guerre ne peut qu'être aux côtés du capitalisme. Ses intérêts étant liés à ceux du capitalisme, il ne peut que souhaiter la victoire de ce dernier. Il s'emploie donc à réveiller les instincts nationalistes et le chauvinisme. Il aide la classe dirigeante à entraîner les travailleurs dans la guerre et à réprimer toute opposition.

Le syndicalisme a horreur du communisme, qui représente une menace permanente à son existence même. En régime communiste, il n'y a pas de patrons, ni, par conséquent, de syndicats. Certes, dans les pays où il existe un puissant mouvement socialiste, et où la grande majorité des travailleurs sont socialistes, les dirigeants du mouvement ouvrier doivent aussi être socialistes. Mais il s'agit bien là de socialistes de droite qui se bornent à désirer une république dans laquelle d'honnêtes dirigeants syndicaux viendraient remplacer les capitalistes assoiffés de profit à la tête de la production.

Le syndicalisme a horreur de la révolution qui bouleverse les rapports entre patrons et ouvriers. Dans le cours de ses violents affrontements, elle balaie d'un coup les règlements et les conventions qui régissent le travail ; devant ses gigantesques déploiements de force, les modestes talents de négociateurs des dirigeants syndicaux sont dépassés. C'est pourquoi le syndicalisme mobilise toutes ses forces pour s'opposer à la révolution et au communisme.

Cette attitude est riche de significations. Le syndicalisme constitue une véritable puissance. Il dispose de fonds considérables et d'une influence morale soigneusement entretenue dans ses diverses publications. Cette puissance est concentrée entre les mains des dirigeants syndicaux qui en font usage chaque fois que les intérêts particuliers des syndicats entrent en conflit avec ceux des travailleurs Bien qu'il ait été construit par et pour les ouvriers, le syndicalisme domine les travailleurs, de la même façon que le gouvernement domine le peuple.

Le syndicalisme varie selon les pays et selon la forme du développement capitaliste. Il peut également évoluer à l'intérieur d'un pays donné. Il arrive que des syndicats perdent de leur puissance et que l'esprit combatif des ouvriers leur insuffle un regain de vie, ou même les transforment radicalement. En Angleterre, dans les années 1880-90, un « nouveau syndicalisme » a ainsi surgi des masses pauvres, des dockers, et autres travailleurs non spécialisés et sous-payés, et a rajeuni les structures sclérosées des anciens syndicats. L'augmentation du nombre des travailleurs manuels vivant dans des conflits lamentables est une des conséquences du développement du capitalisme qui crée sans cesse de nouvelles industries et remplace les travailleurs spécialisés par des machines. Lorsque réduits à leurs dernières extrémités, ces travailleurs prennent le chemin de la révolte et de la grève, ils acquièrent enfin une conscience de classe. Ils remodèlent les structures du syndicalisme de manière à l'adapter à une forme plus avancée du capitalisme. Certes, lorsque le capitalisme dépasse ce seuil, le nouveau syndicalisme ne peut échapper au sort qui attend toute forme de syndicalisme et il produit à son tour les mêmes contradictions internes.

Le nouveau syndicalisme allait particulièrement s'illustrer en Amérique avec les I.W.W. (International Workers of the World), nés de deux formes de développement capitaliste.

7.    Dans les vastes régions de forêts et de plaines de l'Ouest, les capitalistes s'emparèrent des richesses naturelles par des méthodes brutales auxquelles les ouvriers aventuriers répondirent par la violence et la sauvagerie. A l'est des États-Unis, l'industrie allait au contraire se développer à partir de l'exploitation de millions de pauvres immigrants, venus de pays de faible niveau de vie, et qui fièrent soumis à des conditions de travail misérables.

Pour lutter contre l'esprit étroitement corporatif du vieux syndicalisme américain – la Fédération américaine du travail, qui divisait les ouvriers d'une usine en plusieurs syndicats séparés –, les I. W. W. proposèrent que tous les ouvriers d'une même usine s'unissent contre leur patron à l'intérieur d'un syndicat unique. Condamnant les rivalités mesquines qui opposaient entre eux les syndicats, les I.W.W réclamèrent la solidarité de tous les travailleurs. Alors que les ouvriers spécialisés bien payés, regardaient avec mépris les nouveaux immigrants inorganisés, les I.W.W. allaient se tourner vers cette fraction la plus misérable du prolétariat et l'entraîner dans la lutte. Ils étaient trop pauvres pour payer les cotisations élevées et constituer des syndicats traditionnels. Mais lorsqu'ils se révoltèrent et se mirent en grève, ce furent les I.W.W. qui leur apprirent à se battre, qui rassemblèrent des fonds de secours à travers le pays et qui défendirent leur cause dans leur presse et devant les tribunaux... En remportant toute une série de victoires, ils devaient insuffler au cœur de ces masses l'esprit d'organisation et de responsabilité. Et tandis que les anciens syndicats misaient sur leur richesse financière, les I.W.W. s'appuyèrent sur la solidarité, l'enthousiasme et les capacités d'endurance des travailleurs. Au lieu de la structure rigide des vieux syndicats les I.W.W. proposèrent une forme d'organisation souple variant en nombre selon la situation, d'effectifs réduits en temps de paix, se développant avec la lutte. Refusant l'esprit conservateur et capitaliste du syndicalisme américain, les I.W.W. prônaient la révolution. Leurs membres furent persécutés sans merci par l'ensemble du monde capitaliste. Ils furent jetés en prison et torturés sur la base de fausses accusations. Le droit américain inventa même un nouveau délit : le « criminal syndicalism ».

En tant que méthode de lutte contre la société capitaliste, le syndicalisme industriel ne peut, seul, suffire à renverser cette société et à conquérir le monde pour les travailleurs. Il combat le capitalisme sous sa forme patronale, dans le secteur économique de la production, mais il ne peut s'attaquer à son bastion politique, le pouvoir étatique. Néanmoins, les I. W. W. ont été jusqu'à présent la forme d'organisation la plus révolutionnaire en Amérique. Elle a contribué plus qu'aucune autre à réveiller la conscience de classe, la solidarité et l'unité du prolétariat, à réclamer le communisme et à aiguiser ses armes de combat.

8.    Le syndicalisme ne peut avoir raison du capitalisme. Telle est la leçon que l'on doit tirer de ce qui précède. Les victoires qu'il remporte n'apportent que des solutions à court terme. Mais ces luttes syndicales n'en sont pas moins essentielles et elles devront se poursuivre jusqu'au bout, jusqu'à la victoire finale.

L'impuissance du syndicalisme n'a rien de surprenant, car si un groupe isolé de travailleurs peut apparaître dans un juste rapport de force lorsqu'il s'oppose à un patronat isolé, il est impuissant face à un employeur qui est soutenu par l'ensemble de la classe capitaliste. C'est ce qui se passe dans le cas présent: le pouvoir étatique, la puissance financière du capitalisme, l'opinion publique bourgeoise, la virulence de la presse capitaliste, concourent à vaincre le groupe de travailleurs combatifs.

Quant à l'ensemble de la classe ouvrière, elle ne se sent pas concernée par la lutte d'un groupe de grévistes. Certes, la masse des travailleurs n'est jamais hostile à une action de grève; elle peut même aller jusqu'à entreprendre des collectes pour soutenir les grévistes - à condition que celles-ci ne soient pas interdites sur ordre d'un tribunal. Mais cette sympathie ne va guère plus loin: les grévistes restent seuls, tandis que des millions de travailleurs les observent passivement. Et la lutte ne peut être gagnée (sauf dans des cas particuliers lorsque le patronat décide, pour des raisons économiques, de satisfaire certaines revendications) tant que l'ensemble de la classe ouvrière n'est pas unie dans ce combat.

La situation est différente lorsque les travailleurs se sentant directement impliqués dans la lutte, lorsqu'ils réalisent que leur avenir est en jeu. A partir du moment où la grève se généralise à l'ensemble de l'industrie, le pouvoir capitaliste doit affronter le pouvoir collectif de la classe ouvrière.

On a souvent dit que l'extension de la grève, et sa généralisation à l'ensemble des activités d'un pays, était le plus sûr moyen de s'assurer la victoire. Mais il faut se garder de voir dans cette tactique un schéma pratique dont on peut faire usage à tout instant avec succès. S'il en était ainsi, le syndicalisme n'aurait pas manqué de l'employer constamment. La grève générale ne peut être décrétée, selon l'humeur des dirigeants syndicaux, comme une simple tactique. Elle ne peut naître que des entrailles de la classe ouvrière, comme l'expression de sa spontanéité; et elle ne peut se produire que lorsque l'enjeu du combat dépasse largement les simples revendications d'un seul groupe. Alors, les travailleurs mettront véritablement toutes leurs forces, leur enthousiasme, leur solidarité et leur capacité d'endurance dans la lutte.

Et ils auront besoin de toutes leurs forces, car le capitalisme mobilisera à son tour ses meilleures armes. Il pourra être pris par surprise par cette démonstration soudaine de la puissance du prolétariat et obligé, dans un premier temps, à faire des concessions. Mais ce ne sera là qu'un repli temporaire. La victoire du prolétariat n'est ni assurée ni durable. Son chemin n'est pas clairement tracé, mais il doit être frayé à travers la jungle capitaliste au prix d'immenses efforts.

Toutefois, chaque petite victoire est un progrès en soi. Car elle entraîne avec elle une vague de solidarité ouvrière: les masses prennent conscience de la puissance de leur unité. A travers l'action, les travailleurs comprennent mieux ce que signifie le capitalisme et quelle est leur position par rapport à la classe dirigeante. Ils commencent à entrevoir le chemin de la liberté.

9. La lutte sort ainsi du domaine étriqué du syndicalisme pour entrer dans le vaste champ de la lutte des classes. C'est alors aux travailleurs eux-mêmes de changer. Il leur faut élargir leur conception du monde et regarder au-delà des murs de l'usine vers l'ensemble de la société. Ils doivent s'élever au-dessus de la mesquinerie qui les entoure et affronter l'État. Ils pénètrent alors dans le royaume de la politique. Il est temps de se préoccuper de la révolution.