mercredi 31 mai 2023

Choix de lettre Par Michel Surya

 Recueil de lettres de Georges Bataille recueillies par Michel Surya


A Michel Leiris,                                                                 Octobre 1932


Mon cher Michel, 

Si je ne t'ai pas écrit, ce n'est pas tant par négligence mais parce que j'ai déjà écrit une lettre et elle m'a emmerdé.

S'il doit y avoir quelque chose d'appréciable pour toi, c'est de n'avoir presque plus rien de commun avec tes préoccupations passées mais, si on t'écrit, il est impossible de s'écarter beaucoup des préoccupations qu'on te connaissaient qui sont, après tout, la seule chose qu'on sache de toi, hors le fait qu'elles t'assommaient toi-même.

Tu m'as écrit ( mais ta lettre remonte au premier mai) que tu es toujours dégoûté que les gens ne soient pas autres que ce qu'ils sont: je ne crois pas être moins dégoûté que toi. C'est tout ce que je puis dire. Mais peut-être ce qu'il y a de plus rebutant est que les rapports que l'on a avec les gens, on les a toujours conformément à des conventions telles que tout ce qui pourrait être autre est exclu. je ne suppose pas que les rapports épistolaires puissent faire facilement exception.

Je comprends mal aussi ton ironie pour les projets "grandissimes" ( encore un passage de ta lettre que depuis cinq mois tu dois avoir oublié). Je trouve que dans cette société européenne si parfaitement abrutie, on est bien obligé de forme le projet  d'en sortir et pas seulement d'une façon épisodique. Si mon projet est idiot, vain, ou même grandissime, c'est tant pis, mais pour mon compte je n'accepterai jamais d'être incorporé dans une confrérie sénile de bavards et d'assommeurs. Je le dis le plus naïvement que je peux, et pas du tout agressivement car je ne doute pas que tu n'en aies pas plus envie que moi. Plutôt crever que de devenir une de leurs illustrations, même de deuxième ordre (  mais ce n'est pas une raison de se conduire comme un idiot prétentieux sous prétexte qu'on dit qu'il faut du prestige).

Toutes ces questions doivent d'ailleurs être fort loin de toi, puisqu'en effet elles ne se posent qu'ici. C'est-à-dire à l'endroit d'où nous dépendons en définitive mais où tu as eu la chance de ne pas être pendant longtemps.

très affectueusement à toi

Georges.

mardi 30 mai 2023

Fragments d'un discours amoureux dy Roland Barthes

 "2. Toute conversation générale à laquelle je suis obligé d’assister (sinon de participer) m’écorche, me transit. Il m’apparaît que le langage des autres, dont je suis exclu, ces autres le surinvestissent dérisoirement : ils affirment, contestent, ergotent, font parade : qu’ai-je à faire avec le Portugal, l’amour des chiens ou le dernier Petit Rapporteur ? Je vis le monde- l’autre monde- comme une hystérie généralisée."

lundi 29 mai 2023

Impression sur Le Polième (Bernard Noel) de Michel Surya

 Nous ne cessons je ne cesse de tourner autour de ce que Bernard Noel a crée crée malgrés qu il fut mort mais meure-t-on lorsque nos écrits nous survivent parce qu'ils sont l'essentiel au delà de nous de notre personne. Bernard Noel sera donc à jamais l'essentiel de ce qu'il a écrit de ce qu'il n'a pas cesser d'écrire ou que jamais encore il ne pourra plus écrire qu il nous la fait sentir comme l'évidence de ce que les mots les écrits vont devenir ou sont peut-être déjà. Qui l'eut dit mieux que Blanchot dans son ouvrage "Le livre à venir" dans ce qu'il a d'essentiel de ne jamais venir justement pour ne pas paraitre prétentieux ou de nous décevoir.

 

"Le Polième (Bernard Noël) de Miche Surya:


"Mais ce n'est pas assez. Meme, ca n'a rien à voir. Bernard Noel fait -geste décisif et magnifique- comme si la censure n' existait déjà plus, comme si l'époque n'était plus ce qu'elle existat ( et le mépris qu'il lui a alors montré, ce faisant, a fait qu'elle en a cessé d'exister depuis). Il fait - geste plus décisif encore, dans l'inauguration duquel nous vivons toujours = comme si une autre censure, une censure nouvelle s'était substituée à l'ancienne, qui n'eut plus à craindre que les mots dissent des choses menaçantes, qui sait transgressive ( qui menacat, qui transgressat, qui renversat le sens et les pouvoirs); une censure, au contraire, qui sut ceci: que les mots ne disent plus rien, quoiqu'ils ne cessent pas cependant de tenter obstinèment de dire les êmes choses auxquelles on les reconnaissait ( et les reconnait encore). Je précise, avant de citer en quels termes cette intuition essentielle s'est dite alors dans cette aussi fameuse que fausse "défense" du Chateau de Cène: une censure qui ne s'effarouchat plus d'aucun mot ni d'aucune représentation, encore moins qui les empechat ou les interdit; au contraire qui sut cyniquement qu'il n'y a plus de mot i de représentation qui ne s'accorde en tout à la représentation dominante. Il en est allé entre-temps d'un retournement, et c'est à ce retournement que Bernard Noël a donné ce nom qui manquait: sensure."

dimanche 28 mai 2023

Le Polieme (Bernard Noël). De Michel Surya

 "Bourgeoisie": le mot, la chose demandent qu'on s y arrête un instant tant il semble qu il n y ait plus personne pour comprendre s'y on l'a haïsse. Demandent qu on l'a définisse. Flaubert, Sartre l ont définie, et haïe, chacun à sa façon ; Marx a la sienne. Bernard Noël cette phrase rapide, irréfutable qui opère une coupe longitudinale dans l histoire, coupe qui nous instruit en effet historiquement dès lors que c'est de la révolution - des revolutions- qu il y est question, que c est a la révolution - aux revolutions- qu il la rapporte : " la seule révolution qui n a pas trahi est la révolution bourgeoise: c est qu elle a d abord servi ses intérêts de classe." Phrase qu il y a lieu de mettre en regard de celle par laquelle j ai commence ce livre, pour lui servir de basse continue: " Nous n avons connu des révolutions vaincues ou des révolutions trahies; les premières gardent nos illusions, les secondes notre désespoir." Phrases qu il y a lieu encore de mettre en regard de cette autre, qui intéresse la Commune: c est la bourgeoisie,quoi qu on veuille, qui a dit: "Tuez en assez pour su on soit tranquilles pendant une génération." C est la victoire révolutionnaire de la bourgeoisie de 1789 qui a cherché, un peu moins d un siècle plus tard, a massacrer assez ( en qu'elle quantité ? En une quantité suffisante: 30000 Parisiens) pour être tranquille ; c'est a dire, pour poursuivre tout a loisir ce dans quoi elle nous a irrémédiablement entraînés : " la transformation de tous les biens en marchandise".

samedi 27 mai 2023

Le polième (Bernard Noël) de Michel Surya

 "Il y voit ceci d'abord: le sens a immédiatement, presque consubstantiellement (dès 1789), été identifié à la Raison. Rendu raisonnable. arraisonné. Contractant deux représentations, distinctes, étrangères même, d'Apollinaire et de Bataille, Bernard Noël: "Dès que la liberté devient raisonnable, il lui faut la salubrité publique. Et comme la raison est une affaire de tête, on la lui sert coup coupé. C'est un simple problème de perfection." Il ajoute aussitôt ceci, qui intéresse au plus haut point la politique (révolutionnaire), qui rend la politique (révolutionnaire) raisonnablement tragique: "[...] Sous son régime [sous le régime de la raison] on ne vous tue pas sans votre assentiment."


"or c'est Rimbaud, précisèment, qui, le premier, a vu qu'il ne se pouvait pas que la révolution prolétarienne de 1870 (la Commune) fût, comme la révolution ( bourgeoise) de 1789, identifiable à la raison. Identifiable, autrement dit, au "sens". Vision violente. A la lumière de laquelle il y a rétrospectivement lieu de comprendre autrement ce qu'il a alors appelé: le dérèglement de tous les sens. Dérèglement qu'il y a bien sûr lieu d'entendre au sens "romantique" ( sens indécis) où on l'a toujours entendu: le désordre et sa frénésie, contre lke repentir et sa contrition. mais comment Bernard Noël y répond-il, qui s'accommode en tout à l'un de ces deux dérèglements (des sens), et repousse tout de l'autre ( du sens)? En même temps, il n'y a rien qui l'y oblige- tout a depuis tellement changé."

jeudi 25 mai 2023

Le Polième de Michel Surya

 Je reviens sur cet ouvrage puisque maintenant j'ai lu quelques pièces de Bernard Noel que je ne connaissais pas, il y a peu et que je connais peu depuis que j'ai commencé à le lire.

A l'ouverture de l'ouvrage: "Toujours la même vieille malédiction des genres. Laquelle divise entre la littérature et la pensée - division familière, mais violente.

"Qui ne divise pas moins ( division à la puissance deux) entre la littérature elle-même; je veux dire: entre la poésie et le roman. Etrange division, ou absurde, qui ne marque pas seulement la possibilité d'une prédilection ( admissible, compréhensible), mais celle d'une antinomie, sinon d'une hostilité. Division qu'il faut du lire ainsi: poésie ou roman. L'histoire de la littérature strictement "poétique" le permet peut-être: Rimbaud, Breton, etc. Elle n'y oblige pas, pourtant: Nerval encourage même au contraire ( pas le moindre des noms à pouvoir la représenter, et que Bernard Noël aime tout particulièrement). Reverdy aussi..."

Que dit-il que nous ne nous cachions depuis des années? Les uns et les autres doivent entrer dans des cases hermétiques qui ne doivent pas être poreuses entre elles sous peine de troubler l'eau claire de la rivière, de battre les cartes et, pourquoi pas, de permettre des connivences.

Lit-on Bernard Noël pour connaitre l'auteur ou pour lire des ouvrages de qualité? D'ailleurs, nous permettent-ils de mieux connaitre cet écrivain, nom bien réducteur lorsque l'on balaie rapidement l'oeuvre gigantesque qu'il laisse derrière lui. En une vie, allons-nous pouvoir tout lire alors que lui, n'a fait que vivre chaque mot, chaque ligne?

On s'y attache, on s'y acharne, on s'y perd pour ne plus se retrouver que quelques phrases plus loin, nu et désemparé de ne lire que lire pour lire. 

Lorsque nous lisons cette poésie, pour la prendre de face, il nous faut être nu, libre de toute entrave. les règles et les lois n'ont guère de place dans cette poésie. Peu d'auteurs ont réussi cela: Rimbaud qui se voulait absolument moderne comme il l'a dit ou que Kundera lui fait dire, Verlaine, forcément (l'un sans l'autre, c'est la vie des deux qui s'efface) et puis il y a "Divagations" de Stéphane Mallarmé. 

Mais que nous dit également Michel Surya sur l'œuvre de Bernard Noël? Cette œuvre qui fait de notre vie une course perdue à la lecture. Qui nous pousse à la psychose. Ai-je bien tout lu? 

"Bernard Noël a-t-il beaucoup écrit? trop pour pouvoir avoir tout lu de lui (ampleur de la tâche de lire toute son œuvre, qui tient à la fin, quelque peu, de celle, sans répit, qu'il y aura eu à l'écrire toute) ? On s'en étonne, parfois, autant qu'on l'admire, souvent.

L'admiration devrait l'emporter, et l'étonnement étonner.

Bernard Noël n'a bien sûr pas trop écrit, il a écrit en trop. En trop? Ailleurs, ailleurs, autrement, autre chose. Soyons clairs: dire qu'il n'a pas trop écrit mais écrit en trop, c'est dire qu'il n'a pas écrit que de la poésie, pour laquelle il est le plus connu, quand il n'est pas connu que pour elle. Regrets (en passant): combien de ses lecteurs qui n'ont lu qu'elle (quand bien même l'auraient-ils bien lue), qui ont peu lu de ses récits, de ses romans (etc)? Qui n'ont du coup pas su ni pu lire quels récits, quels romans (etc) il y a aussi dans sa poésie; ni quelle "poésie" il y a dans ses récits, romans (etc). Une telle défaillance du jugement n'est jamais la défaillance ds'un jugement mais du principe de tout jugement".


Encore ce jugement glaçant de la part de Michel Surya: serait-il le seul à lire "bien"? A comprendre tout, ce qui est dit, et ce qui est tu? Qui lit le mieux? Celui qui aime et ne peut juger ou celui qui n'aime pas et n'est qu'un juge?

Ou se place la bonne lecture? 


Lit-on mieux lorsque nous ne cessons de prouver que l'on a une bonne mémoire en citant ou celui qui peut, dans une explication, démontrant son amour de l'ouvrage, inciter ses interlocuteurs à lire cet auteur?

J'ai; de ma modeste position de "lecteur" (médiocre ou sublime) cette sensation que Bernard Noël est essentiel pour moi, pour l'idée que j'ai de la littérature et donc je vous invite à le lire. 

Un ensemble de ses textes sont compilés dans l'ouvrage qui a pour titre: "La comédie intime"'. 

Bibliothèque Fahrenheit 451

 

GUADELOUPE MAI 67

Le 26 mai 1967, à Pointe-à-Pitre, les CRS et les gendarmes mobiles répriment un mouvement de grève des ouvriers du bâtiment en ouvrant le feu sur une manifestation, puis tirant à vue sur tous les passants jusqu’au lendemain soir, faisant un nombre de morts aujourd’hui encore indéterminé. Ce massacre a été ordonné par le préfet de Guadeloupe Pierre Bolotte, ancien haut fonctionnaire en Algérie, futur préfet de Seine-Saint-Denis où il créera la BAC. Sa carrière témoigne de « la circulation physique et idéologique (troupes, bataillons, fonctionnaires, stratégie contre-insurrectionnelle) » dans le cadre d’une « gouvernementalité impériale ». Progressivement, de tels crimes d’État seront remplacés par des politiques migratoires, sociales et économiques discriminatoires, des idéologies sexuelles, raciales et familiales, qui matérialisent « la colonialité du biopouvoir ».


Jean-Pierre Sainton revient sur le contexte de cet épilogue d’une crise sociale survenu conjointement à la poussée de revendications autonomo-indépendantiste dont la frange radicale est regroupée au sein du Gong, petit groupe de quelques dizaines de militants très actifs. Pour la classe politique française, la départementalisation de 1946 a définitivement réglé la question coloniale. « Le pouvoir gaulliste, autoritaire et répressif en France supporte encore moins la contestation outre-mer. » Le nouveau préfet, arrivé début 1967, prend « des initiatives hardies », oeuvre pour l’UNR-UDT, le parti gouvernemental et « met la main aux urnes […] pour écarter la candidate communiste » lors des élections législatives de mars. En septembre 1966, l’ouragan Inès a frappé la Guadeloupe, aggravant les conditions de vie des plus humbles.
Le 20 mai, un riche commerçant, Blanc raciste, soutien financier de l’UNR et membre des réseaux Foccard, agresse un ressemeleur infirme, déclenchant une émeute spontanée à Basse-Terre, s’élargissant à des revendications sociales et politiques, et la mise à sac de son magasin. Cet événement est interprété comme « le signe avant-coureur d’une insurrection » par le pouvoir. « Les événements qui surviendront le vendredi 26 mai dans la ville de Pointe-à-Pitre ne seront nullement un dérapage ou bien les résultats de malheureuses circonstances, mais bien l’épilogue et la solution militaire d'une confrontation politique attendue et préparée par le pouvoir pour isoler et éliminer de la scène politique le mouvement de contestation nationaliste naissant. » Ce jour-là, une grève massive mais pacifique et aucunement insurrectionnelle réunit des centaines d’ouvriers sur la place de la Victoire, devant le bâtiment où se tiennent les négociations. Une rumeur rapportée à la foule, grossie par les badauds venus apporter leur soutien, prétend que le chef de la délégation patronale aurait affirmé que « les nègres reprendront le travail quand ils auront faim ». Celle-ci est caillassée à sa sortie, déclenchant de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Alors qu'un CRS vient d'être blessé, l'ordre de tir est donné 15h30. Jacques Nestor, militant du Gong, identifié au premier rang des manifestants, est visé et abattu, puis d’autres personnes s’effondrent, dont trois ne se relèveront pas. Vers 17 heures, deux armureries proches sont pillées. À la tombée de la nuit, la répression s’étend à tout le périmètre de la ville. Les gendarmes mobiles tirent à vue sur tout ce qui bouge, exécutant sommairement de simples passants. « Des centres de regroupements sont organisés où les personnes raflées sont battues et torturées, pour certaines jusqu'à ce que mort s'ensuive. Tout se passe comme si, sans qu'il y eût aucun couvre-feu, l'armée exécutait une mission méthodique consistant à terroriser la population collectivement tenue responsable de la rébellion. Les exactions durent toute la nuit » et ne prennent fin qu’au soir du samedi 27. Aucun bilan nominatif officiel des victimes n'a été rendu public. Dans son édition du 30 mai, le journal progouvernemental France-Antilles fait état de cinq morts et de plus de 60 blessés, prêtant la responsabilité des émeutes aux « nationalistes racistes » et aux jeunes entraînés par eux. Le pouvoir se rendant compte rapidement qu’il n’y avait eu ni tentative d’insurrection ni début de lutte armée indépendantiste, se rabat sur une vague d’inculpations pour tenter de faire porter la responsabilité « morale » des affrontements et des morts sur la propagande nationaliste. Le 19 février 1968, s’ouvre à Paris le « procès des Guadeloupéens » ou le « procès du Gong » pour lequel les verdicts furent relativement cléments au regard des mises en accusation, puis, le 4 avril, le « procès des émeutiers » à Pointe-à-Pitre qui verra la libération de tous les inculpés à l’exception de ceux poursuivis pour vol.
En 1985, le secrétaire d’État aux DOM-TOM Georges Lemoine évoque le chiffre de 87 morts. La commission Stora, sans s’avancer sur un chiffre, établie que l’enchaînement des événements était « l’aboutissement logique d'une volonté de designer “un ennemi intérieur“ ».

Pour s’être penché sur les archives inédites du préfet Bolotte, Mathieu Rigouste confirme que « le bain de sang versé par la république française en “Mé 67“ n'est ni une “bavure“ ni une dérive, mais l'aboutissement d’une politique, la mise en œuvre d'un système technique, un massacre d’État ». Il revient sur son parcours, depuis son intégration dans le corps préfectoral en 1944 sous Vichy, sa reconduction à la Libération comme une partie importante des cadres de l’État, sa participation, aux côtés du général Salan, à l’élaboration et l’expérimentation de la doctrine de la guerre révolutionnaire. « Il comprend que l’art contre-insurrectionnel consiste à savoir gérer la radicalisation des troupes et l'instrumentalisation de l'extrême droite civile sans se faire déborder puis renverser. » Il quitte I’Indochine en 1953, pour différents cabinets ministériels, puis demande à être affecté en Algérie où il expérimente « des prototypes de “commandos de police“ relativement autonomisés », expérience fondatrice des Brigades anti criminalité (BAC) qu'il créera en Seine-Saint-Denis. Il participe à la « bataille d’Alger » à travers l'élaboration du Dispositif de protection urbaine, appareil de quadrillage militaro-policier de la Casbah, puis au coup d'état du 13 mai 1958 qui fonde la Ve République. Il ne s'oppose pas aux violences d’État mais insiste pour qu'elles soient contrôlées par un pouvoir civil. À la Réunion, À partir de septembre 1958, il développe des programmes de dépopulation comme la contraception forcée et les plans d’émigrations vers la métropole (Bumidom), en les concevant comme des « dispositifs de lutte contre le développement des mouvements indépendantistes ». Lorsqu’il est nommé en Guadeloupe en 1965, les différents échelons de la hiérarchie politico-administrative sont obsédés par la figure de l'ennemi intérieur indépendantiste noir. Citant notamment ses mémoires non-publiées, Mathieu Rigouste montre comment, « de même qu’il avait mystifié la prétendue réussite de la “bataille d’Alger“, Bolotte met en scène l’efficacité de la répression en mai 1967 ». Il sera cependant déplacé au ministère de la Recherche, jugé par Foccard trop mou dans cette répression, puis nommé préfet du nouveau département de Saint-Saint-Denis en 1969 où il créera donc une police anticriminalité pour y « chasser de nouvelles figures de l'ennemi intérieur socio-ethnique », les quartiers populaires étant considérés comme « des viviers de prolifération d'une menace mortelle non plus pour “l’empire“ mais pour “la nation“ ». Le chercheur considère que « son parcours retrace la fondation des machineries sécuritaires et socio-apartheid contemporain ».

Dans un cours au collège de France, en 1976, Michel Foucault évoque son concept de « biopouvoir » : au cours du XVIIIe siècle, celui-ci se substitue au pouvoir de souveraineté. Avec la colonisation européenne, « faire vivre et laisser mourir » remplace « faire mourir et laisser vivre », des technologies de pouvoir disciplinaires, centrées sur le corps individuel, se déploient pour surveiller, dresser et maximiser les forces productives. Il définit la race comme « la coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » : le racisme est une opération de segmentation, de discrimination au sein du continuum de vivants. Partant de cette définition, Elsa Dorlin se propose d’analyser les événements guadeloupéens et caribéens en général : « En mobilisant le concept de gouvernementalité impériale sur le temps long, je veux comprendre comment le biopouvoir, “faire mourir, tuer pour faire vivre “, s'est en quelque sorte reconfiguré de façon paradigmatique. » Dans le « modèle pastoral » du pouvoir, les autorités doivent extraire du troupeau qui soudain entend être son propre berger, les éléments dangereux : brebis galeuses et mauvais bergers. La chasse est ouverte. L’auteure revient sur le crash du Boeing 707 à Deshaies le 22 juin 1962 dans lequel plusieurs figures indépendantistes des Antilles furent tués et dont le rapport de la commission d’enquête a été classé « secret confidentiel », et sur les affrontements à Fort-de-France en décembre 1959 pendant lesquels policiers et gendarmes tirent à balles réelles, tuant trois manifestants. Elle montre comment « la répression des mouvements anticoloniaux guyano-antillais s'inscrit dans un dispositif plus large où tout est fait pour neutraliser, mater, terroriser les mobilisations populaires encore désorganisées, les organisations de jeunesse, les manifestations sociales et syndicales, pour décapiter localement mais aussi globalement les soulèvements insurrectionnels et les mouvements de libération. » La « domestication » s’est effectuée également par le déplacement et la déportation contrainte : migration entre les outre-mer au début des années 1950, service militaire adapté (SMA) à partir de 1961, articulant un service militaire en métropole à une formation professionnelle. « Il s’agit de faire passer de l’autre côté du fusil les Antillais et les Guyanais ; que la défense de la patrie française soit plus puissante que le soulèvement des peuples. Dans cette transsubstantation thanatopolitique, on transforme les brebis en loup, ou plutôt en chien de garde. » Et, à partir de 1963, le Bumidom va s’employer à organiser une « émigration coloniale » des hommes embauchés dans le bâtiment et l’industrie, des femmes dans les emplois domestiques. Des campagnes de planification et de réductions intensives des naissances, voire de stérilisation à La Réunion, sont mises en place dans les DOM.

Récit et analyses d’événements longtemps occultés dont la contextualisation permet la compréhension de la continuation du système colonial par d’autres moyens.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

GUADELOUPE MAI 67
Massacrer et laisser mourir
Elsa Dorlin (coordination), Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste
162 pages – 10 euros
Éditions Libertalia – Montreuil – Mai 2023
editionslibertalia.com/catalogue/poche/guadeloupe-mai-67

Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes

 "Et même : moins encore qu’une pantoufle ! Car la pantoufle a été faite pour ton pied (ta pointure et ton plaisir) ; le gâteau a été fait ou choisi pour ton goût : il y a une certaine adéquation entre ces objets et ta personne. Mais l’écriture, elle, ne dispose pas de cette complaisance. L’écriture est sèche, obtuse ; c’est une sorte de rouleau compresseur ; elle va, indifférente, indélicate ; elle tuerait « père, mère, amant(e) », plutôt que de dévier de sa fatalité (au reste énigmatique). Quand j’écris, je dois me rendre à cette évidence (qui, selon mon Imaginaire, me déchire) : il n’y a aucune bienveillance dans l’écriture, plutôt une terreur : elle suffoque l’autre, qui, loin d’y percevoir le don, y lit une affirmation de maîtrise, de puissance, de jouissance, de solitude. D’où le paradoxe cruel de la dédicace : je veux à tout prix te donner ce qui t’étouffe."

mercredi 24 mai 2023

Lignes N 71 vient d arriver

 Adieu Lignes!


Qu'est-ce que Lignes sans M S ?


Mais qu'est-ce qu est déjà ligne sans Curnier, Noël, Laporte, lacoue-labarthe?


Une simple survivance une exigence pour vivre une exigence pour survivre un besoin pour faire autre chose à côté une nécessité apostolique une nécessité contraignante


 M S a donc fui.

 

Fuir plutôt que renouveler fuir comme une facilité fuir aussi peut-être parce que plus envie


S a donc tout dit sur tout

 S fait le tour du monde 

S a fait le tour de toutes les possibilités

S a définitivement baisser les bras parce que la politique est morte parce que le "peu de révolution" n'existe même plus


Y a-t-il jamais cru?


Alors aujourd'hui je viens de recevoir le numéro 71 "Jean-Luc Godard encore et après" 


oui c'est ça la question est-ce qu'il faut continuer à faire "encore" pour laisser survivre un 'après" misérable ou peut-être faut-il définitivement dire "après" c'est fini "encore" une fois.


71 et un de trop

 

on ne sent même plus l exigence de l urgence de dire de parler de raconter d utopier.


Godard est mort sa pensée s est arrêtée à ce moment là.

Le reste le reste c est détournement affadissement interprétation


Godard est mort mais Lignes est également un cadavre ou à peine un moribond


D ailleurs seul un mort a ranime en quelques pages Lignes mourant: Jean-Paul Curnier. Un signe 



mardi 23 mai 2023

Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes

 "“ J’ai mal à l’autre ” 

COMPASSION. Le sujet éprouve un sentiment de compassion violente à l’égard de l’objet aimé, chaque fois qu’il le voit, le sent ou le sait malheureux ou menacé, pour telle ou telle raison, extérieure à la relation amoureuse elle-même. 1. « À supposer que nous ressentions l’autre comme il se ressent luimême- ce que Schopenhauer nomme compassion et qui s’appellerait plus justement union dans la souffrance, unité de souffrance-, nous devrions le haïr lorsque lui-même, comme Pascal, se trouve haïssable. » Si l’autre souffre d’hallucinations, s’il craint de devenir fou, je devrais moi-même halluciner, je devrais moi-même être fou. Or, quelle que soit la force de l’amour , cela ne se produit pas : je suis ému, angoissé, car c’est horrible de voir souffrir les gens qu’on aime, mais, en même temps, je reste sec, étanche. Mon identification est imparfaite : je suis une Mère (l’autre me donne du souci), mais une Mère insuffisante ; je m’agite trop, à proportion même de la réserve profonde où, en fait, je me tiens. Car, dans le même temps où je m’identifie « sincèrement » au malheur de l’autre, ce que je lis dans ce malheur, c’est qu’il a lieu sans moi, et qu’en étant malheureux par lui-même, l’autre m’abandonne : s’il souffre sans que j’en sois la cause, c’est que je ne compte pas pour lui : sa souffrance m’annule dans la mesure où elle le constitue hors de moi-même. 2. Dès lors, renversement : puisque l’autre souffre sans moi, pourquoi souffrir à sa place ? Son malheur l’emporte loin de moi, je ne puis que m’essouffler à courir après lui, sans pouvoir espérer jamais le rattraper, entrer en coïncidence avec lui. Détachons-nous donc un peu, faisons l’apprentissage d’une certaine distance. Que surgisse le mot refoulé qui monte aux lèvres de tout sujet, dès lors qu’il survit à la mort d’autrui : Vivons ! 3. Je souffrirai donc avec l’autre, mais sans appuyer, sans me perdre. Cette conduite, à la fois très affective et très surveillée, très amoureuse et très policée, on peut lui donner un nom : c’est la délicatesse : elle est comme la forme « saine » (civilisée, artistique) de la compassion. (Até est la déesse de l’égarement, mais Platon parle de la délicatesse d’Até : son pied est ailé, il touche légèrement.)"

dimanche 21 mai 2023

OUVRIERISME Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Doctrine syndicaliste préconisant l'émancipation de la classe ouvrière par l'action des ouvriers eux-mêmes, sans le concours des intellectuels. Cette doctrine comprend une part de bien fondé, mais aussi une part d'erreur et d'injustice. Constatons, tout d'abord, que les professeurs, instituteurs, médecins, chimistes, ingénieurs, architectes, etc... sont des travailleurs indispensables au fonctionnement d'une société moderne, et que, loin de décroître, leur importance s'étend de jour en jour avec le progrès, alors que le rôle du manœuvre est de plus en plus réduit par la machine. Ces travailleurs ont donc, autant que les autres, le droit de se prononcer sur des questions sociales auxquelles leur sort est directement intéressé, et ce serait, pour l'avenir, une lourde faute, de la part de la classe ouvrière, que de chercher à les éliminer du mouvement révolutionnaire, alors qu'il serait opportun de s'en faire des alliés.

Mais ne considérons que le milieu des manuels. Tant que l'on se borne à l'action corporative, syndicale, il est évident que nul n'est mieux qualifié que l'ouvrier lui-même pour apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en main ses intérêts. Cependant, lorsqu'il s'agit, non plus de revendications de détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien d'acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup le cadre corporatif. C'est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la vie économique, qu'est-ce donc qu'un intellectuel ? C'est tout homme dont la profession comporte d'enseigner, d'administrer, d'inventer, de diriger, ou encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche quelconque de l'activité humaine.

Un manuel qui, grâce à son initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d'exercer son métier, mais s'occupe d'un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d'intellectuel. Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l'usine, le champ, ou l'atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n'est plus, en fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d'un technicien. Rien ne le distingue plus, dès lors, de l'intellectuel ayant fait des études secondaires, si ce n'est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont l'acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à l'étude, l'homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les choses de son milieu d'origine, d'une expérience que l'on n'acquiert que fort peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe, dans l'armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers sortis du rang. Et, dans le monde de l'action sociale, comme dans celui du militarisme, ceci n'est point sans susciter des rivalités et des compétitions. Les uns et les autres sont, d'ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations, et sujets aux mêmes faiblesses.

Les intellectuels sortis des écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer les premiers comme des inutiles et des gens d'esprit bourgeois, dont il faut se défier tout particulièrement.

Les grands initiateurs du mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l'offrande de leur dévouement. Nous savons qu'à côté de ces individualités d'élite parurent des ambitieux sans scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus instruits détinrent le monopole de l'arrivisme et de la trahison. Le souci prédominant de l'intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s'attachent à la blouse ne sont pas moins graves que ceux qui s'attachent à la redingote. Habituons-nous à estimer les hommes d'après leur conduite éprouvée, plus que d'après l'apparence extérieure que leur confère le métier dont ils tirent leur subsistance.

- Jean MARESTAN.

OUVRIERISME n. m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Ce mot est un néologisme souvent employé, mais dont il n'a été donné, jusqu'ici, aucune véritable définition. On ne la trouve dans aucun des dictionnaires, même les plus accueillants aux néologismes. C'est un de ces mots vagues, qui font un certain effet dans un discours ou un écrit, mais dont l'imprécision laisse l'auditeur ou le lecteur dans l'ignorance de ce qu'il veut dire. On ne sait qui en fit le premier usage, et dans quel esprit. Certains défendent ou combattent l'ouvriérisme ; personne ne dit ce qu'il est exactement. Nous allons tâcher de le situer aussi objectivement que possible.

Par son étymologie, le mot ouvriérisme désigne ce qui a rapport à l'ouvrier, la condition, la méthode, l'esprit, l'activité qui lui sont particuliers. Comme on entend généralement par ouvrier celui qui travaille de ses mains et qui est censé ne pas faire participer son cerveau à son travail, ce mot a pris un sens péjoratif résultant de la distinction arbitraire faite entre « manuels » et « intellectuels » et de l'état d'infériorité où les premiers se trouveraient par rapport aux seconds. (Voir Manuel.)

La conception de l'ouvriérisme basée sur la prétendue infériorité ouvrière est une sottise, et nous comprenons la réaction de ceux qui, ayant conscience de l'utilité sociale du travail manuel et de la dignité de ses exécutants, n'acceptent pas d'être accablés par cette sottise méprisante, relèvent le gant et font alors de l'ouvriérisme un drapeau. Cette réaction fut celle des gueux des Pays-Bas, en riposte à l'insolence aristocratique de la tyrannie espagnole. Elle fut celle des intellectuels de l'affaire Dreyfus, que les faussaires et les décerveleurs nationalistes, les traîneurs de sabre et les ignorantins aussi vides de cervelle que de scrupules, cherchaient à ridiculiser en leur donnant ce titre. Elle est celle des défaitistes d'aujourd'hui, dont la conscience est dressée contre la guerre, en face des hommes de sang et de proie qui prétendent les flétrir de cette épithète. Mais cette réaction ne peut avoir une véritable grandeur, inspirer le respect et susciter la sympathie que si elle ne tombe pas dans un préjugé contraire faisant de l'ouvriérisme la formule de la seule utilité sociale, celle d'une pensée et d'une action ouvrières qui doivent à leur tour dominer, et si elle n'oppose pas ainsi une « sottise manuelle » à la « sottise intellectuelle », un arbitraire ouvrier à l'arbitraire bourgeois. En est-il bien ainsi dans les manifestations de l'ouvriérisme ? Nous sommes obligés de constater que non et que trop souvent il justifie les critiques dont il est l'objet, sinon les sarcasmes que lui jettent des adversaires de mauvaise foi pour se dispenser de discuter à son sujet.

Il y a lieu, tout d'abord, d'écarter ce qui est de la mauvaise foi. On ne discute pas avec elle ; on la méprise. Il faudrait pouvoir ne pas tenir compte aussi des préjugés inspirés d'un esprit de classe plus ou moins irréfléchi ; mais ils sont des deux côtés basés sur cette distinction qui établit des cloisons étanches entre le travail de l'esprit et celui des mains. Ces préjugés sont vieux comme le monde, et on pourrait s'étonner de les voir persister en des temps démocratiques, si ces temps ne perpétuaient pas les distinctions sociales du passé. Mais le travail, en général, et le travail manuel en particulier, porte toujours l'ostracisme aristocratique et la malédiction religieuse. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit aux réprouvés un Dieu qui se repose d'avoir mal fait le monde, en compagnie des lys « qui ne travaillent ni ne filent ». Comptez combien d'ouvriers la République « récompense » de sa Légion d'honneur, à côté de tant d'aventuriers de professions parasitaires qui reçoivent ses faveurs. Même en y comprenant les vrais artistes, ceux qui relèvent par leur talent une distinction qu'avilit le cabotinage des autres, ils ne sont pas un sur cent décorés, et encore le sont-ils plus pour leur docile acquiescement aux conventions sociales que pour leur travail. Là encore, se manifeste plus de démagogie que de vrai démocratisme.

Il est impossible de soutenir sérieusement une théorie d'une supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel et vice-versa. Chacun a son utilité sociale, sa nécessité humaine, et participe également au bien-être de tous. Le pain de l'esprit n'est pas moins indispensable à l'homme que celui du corps. « L'idée aussi est nourriture », a dit V. Hugo. Chacun a ses malfaisances et ses hontes. L'activité du savant, du médecin, de l'instituteur est aussi nécessaire et admirable que celle du laboureur, du boulanger, du maçon. Celle des ouvriers des arsenaux et des usines de guerre n'est pas moins inutile et détestable que celle des chimistes et des ingénieurs, dont, manuellement, ils réalisent les inventions. Les activités manuelle et intellectuelle ne peuvent s'abstraire l'une de l'autre, tant pour la collectivité que pour l'individu. Il n'y a pas d'homme-cerveau ; il n'y a pas d'homme-machine. Il y a des hommes plus ou moins bien équilibrés, plus ou moins aptes à remplir des fonctions utiles à la société et à eux-mêmes, suivant leurs facultés et l'emploi qu'ils en font. Nous tenons donc pour fausse et funeste toute distinction humaine ou sociale basée sur le caractère manuel ou intellectuel du travail, et nous écartons du débat tout argument de cette espèce, qu'il vienne des défenseurs ou des détracteurs de l'ouvriérisme.

Pendant longtemps, la condition ouvrière a été imprécise, soumise à des variations infinies. Maîtres et compagnons étaient mêlés dans les anciennes corporations. Celles-ci avaient des règlements contradictoires qui provoquaient des querelles interminables entre elles. Il y avait une solidarité de tous ceux appartenant à la corporation et non une solidarité de classe réunissant d'une part tous les maîtres, d'autre part tous les ouvriers. Ceux-ci, avec les aides, les apprentis, les valets, étaient sans organisation, tant à la ville qu'à la campagne. Les syndicats étaient interdits. L'industrie peu développée, dispersée et très spécialisée, rendait presque impossibles les coalitions d'ouvriers pour discuter de leurs intérêts et les défendre. Le prodigieux développement industriel du XIXème siècle changea cet état de chose par la multiplication du personnel ouvrier, la concentration de son activité dans de vastes usines et la division du travail. La machine sépara patrons et ouvriers, créant entre eux une démarcation de plus en plus nette. Le prolétariat industriel, devenu une immense armée et soumis à des réglementations de plus en plus précises et autoritaires, éprouva alors un besoin plus effectif de se sentir les coudes, de s'organiser pour défendre ses salaires et améliorer ses conditions de vie. Une conscience de classe naquit en lui avec la notion de la véritable valeur d'un travail dont il était frustré pour la plus grande part, et celle d'une force qui lui permettrait de se libérer du joug patronal pour travailler et vivre librement.

L'Internationale Ouvrière synthétisa les aspirations de ce corps immense. Elle réunit en elle tous les espoirs, toutes les révoltes, toutes les volontés dont les manifestations incohérentes avaient semé le passé du long et sanglant martyrologe prolétarien. (Voir Révoltes ouvrières.) Elle leur donna une formule. Elle dressa une puissance ouvrière réelle en face du patronat, une méthode et une action qui pourraient lui tenir tête, et prouver au monde qu'à égalité intellectuelle, à égalité de compétence technique et de connaissance organisatrice, le travail pouvait et devait prendre la place du capital, supprimer son parasitisme exploiteur. Le prolétariat était le nombre, la masse ; il n'avait qu'à respirer pour bouleverser, par le soulèvement de sa vaste poitrine, les constructions fallacieuses du vieil ordre empoisonné d'égoïsme individualiste et haletant sous le poids du mensonge social. Mais il fallait l'égalité intellectuelle pour donner au nombre, à la masse, la force irrésistible qui lui manquait depuis cinquante siècles de prolétariat sporadiquement en révolte et toujours inorganisé. Cette force, l'Internationale voulait l'apporter au prolétariat ; l'ouvriérisme l'a fait échouer.

L'Internationale disait : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » et elle ajoutait : « Prolétaires de tous les pays, unissezvous ! » Elle savait que la liberté ne se demande pas ; elle se prend. Elle voulait que l'ouvrier apprît « à ne compter que sur lui-même et sur son entente cordiale avec tous ses frères de misère pour conquérir son affranchissement intégral ». (G. Yvetot : A. B. C. syndicaliste.) Mais elle savait aussi que cet affranchissement ne pourrait se produire sans que le prolétariat eût acquis la triple puissance intellectuelle, morale et économique qui sont impossibles l'une sans les autres. Elle faisait siennes les idées d'Agricol Perdiguier qui avait enseigné les techniques anciennes de sa profession de menuisier et tenait une école où il se préoccupait autant du développement intellectuel et moral de l'ouvrier que de son perfectionnement professionnel. L'Internationale disait enfin, avec Louis Blanc : « Nous voulons que le travail soit organisé de manière à amener la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l'excès du malheur n'étouffe plus, chez personne, les nobles aspirations de la pensée et les jouissances d'un légitime orgueil ; afin qu'il y ait place pour tous dans le domaine de l'éducation et aux sources de l'intelligence... Nous voulons que le travail soit organisé afin que l'âme du peuple, - son âme, entendez-vous ? - ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses. »

C'était là le but d'un magnifique ouvriérisme. Par lui, la classe ouvrière accomplirait l'œuvre avortée de la Révolution française ; elle donnerait à tous les travailleurs la liberté et l'égalité que la bourgeoisie n'avait établies que pour elle ; elle rendrait possible l'entente fraternelle de tous les hommes. Pour cela, l'Internationale mettait l'instruction à la première place des revendications ouvrières. Depuis la Révolution, toutes les écoles socialistes l'avaient réclamée pour le peuple : babouvistes, saint-simoniens, fouriéristes, blanquistes, avaient voulu l'éducation sous la triple forme affective, rationnelle, technique, et l'instruction laïque, gratuite, obligatoire, dans l'école unique. Dès ses premiers congrès, l'Internationale adoptait des rapports sur l'instruction intégrale, l'obligation et la laïcité. (Bruxelles, 1868.) Elle demandait la réduction des heures de travail pour que les ouvriers pussent suivre des cours complémentaires et se perfectionner, tant dans les connaissances de la pensée que dans celles de leur profession. Elle voulait faire accéder le travailleur à l'art dans lequel elle voyait, comme Elisée Reclus, « la forme intellectuelle et le compagnon nécessaire du travail libre ». Elle envisageait, avec les penseurs dont elle s'inspirait, l'émancipation du prolétariat dans l'entier épanouissement de son activité, de son intelligence, de ses sentiments...

Nous sommes, aujourd'hui, à soixante ans de l'époque où l'Internationale se formait avec ce magnifique programme. Il reste toujours à le réaliser pour le prolétariat demeuré ignorant, plus exploité et plus désuni que jamais. Voilà le triste bilan. L'esprit de l'Internationale n'a pu l'emporter dans l'action ouvrière sur les vieux préjugés laissés par les routines populaires. Les conditions nouvelles de la lutte des classes ont changé les formes de ces vieux préjugés ; elles les ont plus aggravés que fait disparaître. Ils sont ceux du mauvais ouvriérisme, plus ancien que ce mot nouveau, qui ne tend pas à changer le monde, mais seulement à mettre en place des exploiteurs différents d'un prolétariat qui demeurera comme devant, saigné et enchaîné au char de nouveaux maîtres, comme il l'est demeuré après 1789. Et qu'on ne proteste pas ; la chose est à moitié faite depuis la « Guerre du Droit », grâce à ce « collaborationnisme » que se sont mis à pratiquer les représentants appelés les plus « qualifiés » de la classe ouvrière, et que Karl Marx semble avoir annoncé lorsqu'il a dit de la « social-démocratie » qu'elle « réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d'atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ». (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte.) Engels, de son côté, appelait ces « collaborationnistes », les « théoriciens de l'harmonie, domestiques de la classe dominante ».

L'ouvriérisme farouche, qui s'employait si jalousement à préserver le prolétariat de toute influence intellectuelle, n'a pas craint de s'acoquiner à la pire espèce des « intellectuels », les politiciens, et de lui apporter son contingent. Proudhon disait : « l'atelier fera disparaître le gouvernement ». Il ne se doutait pas que, loin de faire disparaître le gouvernement, l'atelier « collaborationnerait » avec lui !

Pour en arriver à ce « collaborationnisme » - mot qui aurait fait bondir Proudhon autant que la chose, car il respectait également la langue et le prolétariat l'ouvriérisme a dû évoluer, mais le fond de son caractère, c'est-à-dire la haine de l'intellectualité, n'a pas changé. C'est ce qui lui a permis de se trouver en famille en famille spirituelle, si l'on peut dire - avec le bourgeoisisme, le jour où ils ne se sont plus regardés en chiens de faïence. Contre le prolétariat, le bourgeoisisme avait hérité, en arrivant à la puissance, des préjugés de droit divin suivant lesquels la classe des possesseurs est faite pour diriger, commander, flâner, jouir de tous les privilèges sociaux, de toutes les satisfactions de l'existence, tandis que la classe des dépossédés n'est faite que pour obéir, travailler, subir toutes les misères sociales et ne connaître que la souffrance. C'était la vieille mystique qui prétendait justifier l'omniscience et l'omnipotence des classes triomphantes par la violence et l'imposture. Au lieu de combattre ces préjugés et d'en montrer la sottise pour les faire disparaître, l'ouvriérisme les a fait siens. A la mystique bourgeoise, il a commencé par opposer une autre mystique, celle de l'omniscience et de l'omnipotence prolétariennes tout aussi sotte que l'autre. Opposition seulement apparente ; les deux mystiques étaient la même dans le fond et se confondraient quand bourgeoisisme et ouvriérisme se donneraient la main au lieu de se battre. L'« extrémisme » prolétarien deviendrait alors le bourgeoisisme à l'usage des prolétaires. Mais, jusque là, l'un était en place et ne voulait rien donner, l'autre voulait arriver et tout prendre ; l'un disait cyniquement : « J'y suis, j'y reste ; quels que soient les moyens », l'autre disait brutalement : « Ote-toi de là, que je m'y mette ! » Leur conjonction actuelle, qui a mis une sourdine à leur véhémence, changera le personnel gouvernemental, elle mettra l'atelier à côté du capital, elle ne changera rien aux abus sociaux et à leur immoralité.

En 1789, par la voix de Sieyès, la mystique bourgeoise disait : « Qu'est le Tiers-Etat ? - Tout ! » La Révolution, qui lui donna raison, servit à mettre au pouvoir une bourgeoisie qui répéta plus grossièrement les abus de l'aristocratie. (Voir Muflisme.) La mystique ouvriériste, impuissante à faire une Révolution pour laquelle des mains calleuses et des cerveaux frustes ne peuvent suffire, préfère traiter avec la mystique bourgeoise. Qu'on ne lui parle donc plus de révolution ; elle fait la sienne sans secousses. Mais elle est en train de remplacer une démocratie mal éduquée par une ochlocratie inéduquée, et il n'est pas certain qu'on ne verra pas alors, comme à Athènes, « les honnêtes gens obligés de se cacher pour s'instruire, de peur de paraître aspirer à la tyrannie ». (Plutarque.) Est-ce là ce qu'avaient rêvé et voulu préparer les initiateurs de l'Internationale Ouvrière ? Nous répondons résolument : non !

L'Internationale pensait qu'entre les deux mystiques, la bourgeoise et l'ouvriériste, il y avait le véritable esprit qui n'est d'aucune classe, la véritable science qui ne se sépare pas de la conscience, la véritable humanité qui doit naître de l'émancipation prolétarienne. L'ouvriérisme aveugle ne les distingue pas du faux esprit, de la fausse science, de la fausse humanité dont le bourgeoisisme a fait usage contre lui et qu'il a fait siens en s'associant à lui. Cette confusion est l'erreur de l'ouvriérisme, elle fait le malheur de ceux qui le suivent sans savoir où il les mène. Elle est aussi l'erreur de la bourgeoisie qui y persiste, y trouvant son intérêt ou ce qu'elle croit être tel, sans voir que le mensonge et la violence sur lesquels elle repose ne peuvent durer qu'un temps et lui réservent des lendemains cruels. Des rois, et leur entourage, ont tragiquement payé les sophistications de cette mystique. Elle leur avait fait croire que « l'hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît ». (Cahiers de Louis XIV enfant.) Ils n'étaient qu'à demi responsables des fautes qu'elle leur faisait commettre. De même, risquent de payer cher ces bourgeois au crâne bourré par l'enseignement de leur classe et enorgueillis de sa suprématie, qui répètent depuis cent ans des choses comme celles-ci : « Le communisme dont l'aspect essentiel est le partage égalitaire des biens et des fruits du travail - en doctrine tout au moins - est par définition le régime des voleurs, puisqu'il aboutirait à déposséder de leurs biens, c'est-à-dire des produits accumulés de leur travail, les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages, au profit des paresseux et des imprévoyants. » (« Un Français moyen » : Grande Revue.) Comment faire comprendre à un homme imprégné d'une telle mystique, même s'il est sincère, que les « voleurs » sont ceux qu'il appelle « les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages », tel, par exemple, ce roi du pétrole qui « gagne » vingt-cinq millions par semaine en accumulant le produit du travail de ses ouvriers dépossédés ? Mais ceux qui sont entièrement responsables, parce qu'ils savent parfaitement ce qu'ils disent et ce qu'ils font, ce sont ceux qui, après avoir sucé la mamelle aride de la misère, rugi avec les « damnés de la terre » et traîné le boulet des « forçats de la faim », passent de la mystique ouvriériste à la mystique bourgeoise et s'engagent dans la valetaille des rois de la finance, en attendant de s'asseoir à leur table. Ceux-là sont sans excuse ; ils sont les pires ennemis du prolétariat.

L'ouvriérisme est donc empêché par sa mystique de se diriger vers la vraie science libératrice qui engendrerait la vérité et la justice sociales. Il voit dans cette science une ennemie parce qu'il la confond avec la science de classe dont la bourgeoisie se sert contre le prolétariat. Il croit que, de la même façon qu'elle est aujourd'hui bourgeoise, elle deviendra subitement prolétarienne, pour se mettre à ses ordres, quand sonnera l'heure X ... de la Révolution. Il ne peut, pas plus que le bourgeoisisme, concevoir qu'elle soit au-dessus des classes et des partis, indifférente à leurs querelles et uniquement fidèle à la nature et à la vérité. Par la même raison, il se détourne de l'art. Sa mystique concorde avec celle du bourgeoisisme qui dit : « L'art est un luxe de l'humanité, et le propre du luxe est de coûter plus cher que le nécessaire ». (M. Crémieux. Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1929.) Comme le bourgeoisisme, il ignore l'art ou ne le voit que dans ce qui coûte cher. Cet état d'esprit se répercute sur l'instruction. Il accuse l'enseignement laïque, pour lequel luttèrent si ardemment les pionniers de l'Internationale, d'être aussi pernicieux, sinon plus, que l'enseignement congréganiste, et des instituteurs eux-mêmes écrivent que l'école laïque est « contre la classe ouvrière ». L'ouvriérisme avait-il la naïveté de croire que l'Etat, représentant d'une classe sociale triomphante, se soucierait de préparer dans ses écoles de petits révolutionnaires qui le bousculeraient un jour ? Plus encore que les autres erreurs de I'ouvriérisme, cette attitude en face de l'école montre la lamentable incohérence idéologique où il est plongé. Comment ne comprend-il pas de lui-même ce que Jean Guéhenno a écrit à ce sujet dans Europe, du 15 septemhre 1931 : « On demeure confondu quand ce sont, comme il arrive, des instituteurs eux-mêmes qui proclament que l'école laïque est contre la classe ouvrière. Comment ne pas répondre à ceux-là que l'école laïque, ce sont les instituteurs eux-mêmes ? Elle est et elle sera ce qu'ils voudront et ce qu'ils la feront. Personne n'a de plus hautes responsabilités. La cause du peuple est en leurs mains. Elle est remise à leur savoir, à leur courage, à leur indépendance, à leur dignité, à leur fidélité. Qu'ils se souviennent, comme le leur recommandait Péguy, qu'ils ne sont, ni à l'école, ni dans leur canton, les représentants d'un ministère, d'un gouvernement, d'un ordre établi et à maintenir, mais, si modestes qu'ils soient, des représentants de l'esprit et les propagandistes d'une méthode et d'une foi selon lesquelles tous les hommes doivent devenir les artisans de leur propre destinée. Qu'ils emploient toutes les forces de leur raison critique à faire reconnaître la vérité, et la « classe ouvrière » sera bien servie. »

C'est là la réponse qu'aurait faite la véritable Internationale à l'ouvriérisrne qui prétend la continuer, la réponse d'une Internationale qui voulait que l'émancipation des travailleurs fût l'œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle d'un Etat ou d'une Révolution providentiels. Mais cet ouvriérisme s'est détourné de l'esprit et de la méthode de l'Internationale ; il ne continue que l'ignorantisme prolétarien plus néfaste, dans tous les temps, aux prolétaires que celui de toutes les Eglises et de tous les Etats réunis. (Voir Instruction populaire. )

La mystique ouvriériste, qui n'attend rien que de la Révolution et prétend qu'elle seule changera en « or pur » ce qui était un « vil plomb », est aussi abracadabrante et dangereuse que toutes les fantasmagories messianiques et apocalyptiques fabriquées par les charlatans religieux. Une révolution ne vaut jamais que par ceux qui la font. Celle que l'ignorantisme ouvriériste attend, et qui doit nous transporter, comme sur un nuage d'opéra, de l'enfer dans le paradis, continue à faire des milliers d'êtres complètement illettrés, qui sont la proie de toutes les exploitations et de toutes les misères prolétariennes. Si l'on tirait les conséquences logiques de cet ignorantisme qui interdit aux prolétaires de s'instruire par les seuls moyens qui sont à leur disposition, pour ne pas « trahir leur classe », on aboutirait à ces constatations plutôt ahurissantes qui ressortiraient de la dernière statistique du Bureau International d'Education siégeant à Genève : la France serait un des pays les plus révolutionnaires puisque, sur 53 nations du monde entier, 17 seulement dépensent moins qu'elle pour l'instruction publique, mais elle serait encore moins révolutionnaire que le Bechouanaland, dans le Sud Africain, et que l'Italie fasciste dont les dépenses, pour l'instruction publique, sont encore moindres ! ...

L'illogisme ouvriériste se constate dans toutes les formes de la vie et de l'action sociales. Après avoir déclaré que rien de bon ne peut sortir de la société bourgeoise et décidé que tout ce qui la compose doit être détruit, mais incapable de procéder à cette destruction de façon à produire ensuite ce qui sera bon, il demande à cette société de se détruire elle-même !.... Si décomposée qu'elle soit, elle n'est pas encore décidée à ce suicide. Cet illogisme est toute l'explication de l'impuissance ouvrière.

Il avait semblé un moment, à l'occasion de l'affaire Dreyfus, que l'ouvriérisme avait ouvert ses fenêtres à un air plus pur et les yeux à plus de lumière. Le contact des « intellectuels », raillés par les ignorantins et les chourineurs du nationalisme, qui avaient abandonné leur solitude studieuse, étaient descendus de leur « tour d'ivoire » et bravaient les assassins pour le seul amour de la justice et de la vérité, avait enflammé la générosité populaire d'un idéalisme puissant et l'avait arraché aux sophistications ouvriéristes. Il semblait qu'on allait enfin entrer dans les voies de l'Internationale et préparer des révolutionnaires pour faire la Révolution. Mais la lutte pour la justice et la vérité, trop décevante pour ceux qui n'avaient que des intérêts personnels à satisfaire, tourna sous l'influence politicienne à la lutte pour « l'assiette au beurre ». Le contact idéaliste de la pensée et du prolétariat fut bientôt fermé avec les portes des Universités populaires ; il ne resta que celui des appétits, dans les bars de vigilance où politiciens « intellectuels » et « manuels » lièrent ensemble les nombreux poils qu'ils avaient dans les mains. Cette rencontre éphémère de la vraie science avec les travailleurs n'en laissa pas moins, dans le syndicalisme ouvrier, un idéalisme qui dépassa l'ouvriérisme étroit et le fit se lever plus d'une fois pour les plus généreuses revendications humaines. Alors que tant de timorés et de satisfaits, pour qui la réhabilitation du capitaine Dreyfus avait mis fin à « l'affaire », étaient rentrés dans la carapace de leur égoïsme, le monde ouvrier persista à revendiquer une justice sociale qui n'existait pas plus qu'avant. Ce fut le temps particulièrement agité de l'antipatriotisme, de l'antimilitarisme, des affaires Ferrer et Aernoult soulevant des centaines de milliers de protestataires, des grands procès de presse où la liberté d'opinion fut défendue au grand jour de la cour d'assises, dans la rue et dans les journaux. On n'avait pas encore osé étrangler cette liberté en correctionnelle au moyen des « lois scélérates », empêcher ses manifestations sur la voie publique par des arrestations préventives de « manifestants présumés », et des journalistes républicains, qui n'étaient pas encore devenus des valets du fascisme, la défendaient avec l'indépendance de leur plume. Le véritable esprit de l'Internationale animait alors le prolétariat.

Mais, en 1914, l'ouvriérisme le plus maléfique l'emporta. Toute la pensée et toute l'action qui auraient pu faire alors de l'Internationale une réalité vivante et triomphante contre le crime social, furent entraînées dans le flot de sang et de boue de la guerre. En vingt-quatre heures, par son adhésion à « la mobilisation qui n'était pas la guerre », l'ouvriérisme anéantit tous les espoirs formés si péniblement depuis quarante-cinq ans. L'Internationale prolétarienne s'assassina elle-même, oubliant qu'elle n'avait pas de patries à défendre mais une Internationale capitaliste à renverser. Pendant quatre ans, les prolétaires, au lieu de s'unir contre l'ennemi commun, s'entr'égorgèrent sur tous les continents. Pendant quatre ans, Français et Allemands se poursuivirent dans les cinq parties du monde, sur terre, sur mer et dans les airs, alors qu'à leur commune frontière, en bombardant le bassin minier de Briey que leurs gouvernements leur faisaient épargner, ils auraient fait cesser la guerre au bout de six mois, de l'aveu même de ceux qui les faisaient se battre !....

Les sinistres pourvoyeurs et profiteurs d'une guerre qui, pour eux, finit trop tôt, n'avaient-ils pas trouvé les meilleurs recruteurs de chair à canon parmi les farouches contempteurs des « intellectuels » ? ... Ah ! ils étaient loin d'être des « intellectuels » ceux qui arborèrent un chapeau neuf, le 1er août 1914, pour aller prendre les ordres du gouvernement puis venir dire aux prolétaires : « Allez à la frontière où nous vous rejoindrons demain !....» Ceux qu'ils rejoignirent le lendemain, ce furent les académiciens qui disaient de leur côté, avec des mouvements de menton : « Allez, enfants de la Patrie !....» Ce fut à Bordeaux qu'ils allèrent tous, dans les tranchées du « Chapon Fin », pour aider gouvernants et patrons à avoir la peau des prolétaires « patriotisés », des nouveaux « Soldats de l'an II », des éternelles dupes livrées au sacrifice par les mauvais bergers du prolétariat quand ceux de la bourgeoisie n'y suffisent plus ... Paix à ceux qui ont reconnu leur faute, qui, après, ont su au moins se taire et reprendre leur place dans les véritables rangs prolétariens. Mais il y a les autres qui continuent et qui plastronnent, encouragés par le désarroi de leurs victimes désemparées, dont la rage insensée ne sait s'exercer que contre elles-mêmes, comme pour achever l'œuvre infernale de la guerre. Ceux-là -- dont la besogne a été encore plus ignoble que celle des bourgeois, car les bourgeois avaient, eux, un intérêt dans la guerre et ne se trahissaient pas eux-mêmes en y envoyant les prolétaires -- ceux-là poursuivent, depuis qu'est intervenue ce qu'on appelle « la paix », la besogne anti-prolétarienne au sein même du prolétariat par leur « collaborationnisme » dressé contre la Révolution.

Ah ! on est loin, aujourd'hui, de cet ouvriérisme grossier, brutal, gueulard, affectant la vulgarité sinon la crapule, et considérant comme du bourgeoisisme l'usage du savon et de la brosse à dents ! Le nouveau est pire, car si le premier était ignorant, le second est exploiteur. Il s'est installé dans la curée de la guerre où il a retrouvé, établis ministres, les anciens « intellectuels-traîtres » qu'il avait vomis. A leur exemple, il s'est laissé rogner les griffes et rosir les ongles par la manucure de l'institut de beauté. Il a remplacé par des dents en or les chicots qui empuantissaient sa bouche. Il figure en smoking dans les galas officiels, avec son ancienne compagne devenue « madame » et qui a appris à se décolleter en vieillissant. Il boit le champagne avec de vétustes préfets qui ont fait massacrer les travailleurs dans tous les Fourmies de la République. Il dîne avec les augures de la Société des Nations et il soupe avec les rastaquouères tatoués de Deauville et de Nice. Il méprise plus que jamais les vrais « intellectuels » qui sont des hommes de pensée, de travail, de désintéressement, et sont parfois réduits à ouvrir la portière de son auto sur le boulevard mais il flirte et il combine avec les fripons de la « confrérie des puissants » ; il est aussi illettré et il apprend à être aussi mufle qu'eux. Lui aussi demeure comme eux « un être puant sorti du pet d'un âne ». (Voir Muflisme).

Il avait fait « l'union sacrée » avec le Capital, l'Eglise, le Gouvernement, avec toutes les forces de réaction sociale ; il avait prodigué lui-même le « bourrage de crâne » ; il avait dénoncé furieusement les « défaitistes » ; tout cela, avait-il dit, pour avoir le droit, la guerre finie, de « parler au nom du prolétariat », quand le sang de millions des siens aurait rougi le sol des patries. Il n'a parlé et il ne parle qu'au nom d'une nouvelle classe qui sacrifie, dans la paix comme dans la guerre, le véritable prolétariat. Celui-ci n'a échappé à la mitraille que pour rentrer dans la géhenne du salariat. Non seulement on ne dit rien pour lui, mais on travaille contre lui. S'il proteste, on lui rit au nez ; s'il insiste, on le cogne. Sur les charniers où pourrissent ses pauvres dupes, a poussé cette fleur de l'ouvriérisme « collaborationniste » : un Quatrième Etat engraissé dans la guerre, richement appointé à Genève et ailleurs, représenté dans les Conseils d'Administration des entreprises capitalistes et qui, peu à peu, prend place à côté de l'aristocratie républicaine sans avoir besoin de faire son 1789.

Ce quatrième Etat est la nouvelle classe moyenne qui succède à celle des petits industriels, des petits commerçants, des petits patrons, des petits rentiers, prolétarisés par les grandes usines, les grands magasins, les fabrications mécaniques interchangeables qui ont tué les métiers, et l'inflation monétaire qui a mis le franc à quatre sous. C'est la classe des fonctionnaires de tous ordres, des ouvriers spécialisés, de tous ceux à qui leur travail rapporte de hauts salaires dans des professions privilégiées. Pour cette classe, non seulement il ne s'agit plus de faire la Révolution, mais ceux qui parlent encore de cette chose archaïque, ou seulement d'action directe, sont des énergumènes et des bandits. Il n'est plus question d'exproprier les capitalistes, d'abolir le salariat, de jeter bas la société bourgeoise et tous ses organismes dévorateurs, d'établir l'Internationale Ouvrière pour en faire « le genre humain » ! Il s'agit de se faire la meilleure place possible, à côté de la bourgeoisie, contre le véritable prolétariat plus nombreux et plus misérable que jamais.

Car ce Quatrième Etat favorisé ne se compose guère que du quinze pour cent des travailleurs. Il y a, en dehors de lui, rejeté par son « collaborationnisme », livré à toutes les incertitudes et à toutes les misères, le quatre-vingt-cinq pour cent de manœuvres, d'hommes de peine, de femmes de ménage, de garçons et de filles de ferme, de trimardeurs, de clochards, d'épaves de tous genres réduites à des professions indéfinies trop souvent voisines du vagabondage, de la prostitution et de la friponnerie qui n'est pas honorable et protégée ne s'exerçant que dans une sphère miteuse. Tout ce prolétariat inférieur qu'accablent les travaux meurtriers, la dureté patronale, les sous-salaires, le chômage, les accidents, la maladie, n'a aucune possibilité de se stabiliser dans une situation permettant d'avoir un foyer, une compagne, des enfants, une vie familiale reposante, des plaisirs sains et la perspective rassurante d'une vieillesse à l'abri du besoin. Pour ce prolétariat sacrifié, l'ouvriérisme « collaborationniste », arrondi dans sa bedaine et installé dans le muflisme, ne fait rien. Il ne connaît plus cette solidarité « favorable aux petits, aux faibles, aux déshérités, puisqu'elle leur assure la préoccupation et la collaboration des autres, mais défavorable aux forts, aux sages, aux avancés, puisqu'elle exige d'eux qu'ils se mettent au service des autres. » (Fulliquet : Précis de dogmatique). Cet ouvriérisme est aujourd'hui parmi les « forts », les « sages », les « avancés », parmi les mufles. Aussi, faut-il voir avec quel mépris il regarde les pauvres « espèces inférieures », de quelle façon sa valetaille plumitive traite ces « étranges individus.... pauvres hères à mine patibulaire de clochards... bicots dépenaillés et sordides.... asiatiques de race incertaine qu'on rencontre sur les quais, le regard mauvais, et que recrutent les grands patrons des ports comme briseurs de grèves.... déchets lamentables de pauvre humanité ... etc. » Ne sont-elles pas significatives ces appréciations d'un ouvriérisme parvenu le plus souvent grâce aux filouteries politiciennes ou dans des fonctions de chiens de garde du patronat, et qui se permet de suspecter les intentions des « intellectuels » à l'égard des prolétaires ? ...

Redisons-le, c'est nécessaire : ce ne sont pas des « intellectuels » qui travaillent dans les usines de guerre et les distilleries, transportent canons, munitions et alcools sur terre, sur mer et dans les airs, fournissent l'inépuisable armée des « jaunes » briseurs de grèves qui ne viennent pas d'Asie, des mouchards de chantiers, d'ateliers et de bureaux, des concierges, des garde-chasse, des gardechiourme, des chaouchs, des gabelous, des policiers, des gendarmes, des engagés et rengagés « civilisateurs » des peuples coloniaux, des exploiteurs des nourrissons et des pupilles de l'Assistance Publique, des mastroquets, des patrons et des pourvoyeurs des maisons de tolérance, etc... M. Philibert et Mme Tellier sont rarement des bacheliers, bien que leurs amis politiciens leur fassent volontiers donner les palmes académiques ou la Légion d'honneur ainsi qu'aux tenanciers des grands lupanars où s'ébatttent « l'élite du rebut et le rebut de l'élite » (M.-G. Michel).

L'ouvriérisme, définitivement lié aujourd'hui aux politiciens par le pacte de sang, a fait de l'Internationale trois ou quatre tronçons qui ont chacun ses papes, ses cardinaux, ses évêques, ses curés, ses sacristains, ses enfants de chœur et ses ouailles sur le dos desquelles toute cette hiérarchie parasitaire se dispute et s'excommunie. Par le syndicat qui « devait se suffire à lui-même », être l'alpha et l'oméga de l'activité ouvrière et réaliser, par conséquent, pour le prolétariat, tout ce que celui-ci devait refuser à l'Etat corrupteur des consciences et producteur de traîtres, l'ouvriérisme devait tout résoudre, tout créer : il n'a rien su mettre debout. Il n'a su faire, dans les syndicats, qu'une politique boutiquière, mesquinement réduite à des questions corporatives locales, le plus souvent en contradiction avec la politique des syndicats voisins. Entravant le recrutement, divisant les travailleurs en partis hostiles, fermant ouvertement ou sournoisement l'organisation ouvrière au plus grand nombre des prolétaires, cette politique en est arrivée, par des scissions, des exclusives, des interdits dignes de conciles ecclésiastiques, à faire des travailleurs des frères ennemis divisés en vingt chapelles, plus occupés à s'entredéchirer qu'à mener la lutte contre le patronat, et s'appuyant, en dernière analyse, sur le patronat pour faire échec à leurs adversaires ouvriers. Lisez l'histoire du travail à travers les siècles, celle des luttes ouvrières en tous les temps ; sous des aspects différents, déterminés par des conditions économiques et sociales différentes, ce sont toujours les mêmes divisions, les mêmes querelles, les mêmes haines fratricides dues à l'ignorance et à l'inconscience du prolétariat qui ont entravé son émancipation. Trompé par ses mauvais bergers, saoulé du vin frelaté d'une blagologie qui le livre à des abstractions et l'empêche d'acquérir une notion exacte des choses, il est aussi désarmé aujourd'hui devant ses maîtres que l'esclave antique, le serf du moyen âge, le vilain d'avant 1789. C'est toujours dans ses rangs que ses dominateurs recrutent les sergents du guet qui le rossent, les soldats qui le canardent, et il marche aussi dévotement, aussi bénévolement pour les guerres du Droit et de la Civilisation qu'il marchait au moyen âge pour les Croisades, lorsque ses maîtres, le voyant trop encombrant et trop remuant, décident de pratiquer dans ses rangs les « saignées régénératrices ».

L'ouvriérisme, qui ne voulait rien faire que par lui-même, n'a su mettre debout ni les maisons du peuple où les travailleurs auraient été chez eux, libérés de la tutelle de municipalités plus ou moins hostiles, ni les organisations qu'elles auraient comportées pour réaliser les vues éducatrices de l'Internationale : ateliers d'apprentissage, salles d'études, laboratoires, consultations d'hygiène, de puériculture, de prophylaxie des maladies sociales, bibliothèques, salles de conférences, d'expositions, de concerts, théâtres, terrains de jeux, etc.. où ces travailleurs auraient pu s'instruire et se distraire par eux-mêmes et par des collaborations dévouées, librement offertes et choisies sans que des tractations politiciennes en vinssent souiller les moyens et le but. Ces collaborations, la classe ouvrière les aurait trouvées parmi ces « intellectuels » qui disent avec Kropotkine : « Si nous avons pu nous instruire et développer nos facultés, si nous avons accès aux jouissances intellectuelles, si nous vivons dans des conditions matérielles pas trop mauvaises, c'est parce que nous avons profité, par le hasard de notre naissance, de l'exploitation à laquelle sont sujets les travailleurs : lutter pour leur émancipation, c'est pour nous un devoir, une dette sacrée que nous devons payer. » Ceux-là qui, depuis Socrate jusqu'à Romain Rolland, ont apporté au monde la vraie science et ont été sa véritable conscience, ont toujours tout donné et n'ont jamais rien demandé. Nous affirmons au prolétariat qu'ils sont nombreux et ne demandent qu'à venir à lui pour échapper à la sottise bourgeoise.

L'ouvriérisme répondra pour expliquer sa carence : « Où vouliez-vous qu'on prît l'argent pour réaliser tout ce que vous dites ? » Nous ne voudrions pas répliquer en citant le nombre de milliards dont les travailleurs ont, depuis cinquante ans, enrichi leurs empoisonneurs, et particulièrement le « mastroquet » démoralisateur, bien qu'il soit d'après certain ministre « le rempart de la dignité nationale » !... Mais, pourtant !... que n'aurait-on pas pu faire avec tous ces milliards, avec seulement la moitié de ces milliards, si l'ouvriérisme avait guidé les travailleurs, comme il le prétendait, dans les véritables voies de leur émancipation ? Mais allez dire cela aux flagorneurs de la vanité ouvrière aussi sotte que les autres vanités ; allez le dire aux arsouilles qui pérorent dans le « salon du pauvre » et lui montrent la société future dans l'arc-en-ciel des apéritifs ; allez le dire aux politiciens syndicalistes tout aussi intéressés que les patrons à tenir les travailleurs dans l'abrutissement, et qui devraient commencer par s'instruire eux-mêmes pour ne pas voir crever dans l'aventure la baudruche de leur prestige démagogique !

Non seulement l'ouvriérisme n'a pas appris au prolétariat à lîre lucidement, sainement, non seulement il ne le détourne pas des spectacles et des distractions qui faussent sa sentimentalité, endurcissent sa sensibilité, vicient la raison, et de l'abus des sports que le patronat encourage si volontiers parce qu'ils « empêchent de penser ! » mais il ne sait même pas lui apprendre à profiter des maigres avantages que le droit bourgeois met à sa disposition avec les lois sociales. Car on veut bien ne pas toujours tirer sur la bête sans lui permettre de souffler un peu ; mais c'est la bête qui refuse de souffler en raison du fameux principe : « Tout ou rien ! » Et le prolétariat qui reste illettré pour ne pas être tenté de « trahir sa classe », ignore l'usage des lois de protection de l'enfant, de la femme, du travail, les lois d'assistance et d'hygiène, etc... Victimes d'accidents du travail, les ouvriers sont de plus victimes d'agents d'affaires qui les grugent en exploitant leur ignorance. Ne les voit-on pas demander eux-mêmes des dérogations aux lois qui les protègent et, par exemple, se mettre en grève pour obliger l'inspection du travail à les laisser travailler plus de huit heures ? Les lois sur les métiers insalubres et sur le travail de nuit ne sont pas moins inopérantes. De plus en plus, dans les banques, les ateliers des grands magasins, on travaille dans des sous-sol, sans air et sans lumière naturelle. Le travail de nuit est imposé dans des verreries à des enfants qui n'ont pas même douze ans. Dans la couture, ce travail de nuit est constant. On tient en échec l'inspection du travail en cachant les apprentis trop jeunes quand un inspecteur se présente. Il arrive qu'on en oublie dans des placards où on les retrouve asphyxiés. Ouvriers et ouvrières se font les complices des patrons. Entre le surmenage et le chômage il n'y a pas place pour le travail normal que les travailleurs « conscients et organisés » devraient savoir exiger, comme ils devraient savoir exiger des salaires normaux, pour échapper à la pratique humiliante du « pourboire » qui se répand de plus en plus.

La crise économique, qui préoccupe actuellement le monde, en raison surtout du nombre de chômeurs qui en sont victimes dans la classe ouvrière, a fourni l'occasion de faire les constatations suivantes : à Paris, pendant que des ouvriers boulangers travaillent de 11 à 14 heures par jour, sans avoir de repos hebdomadaire, et gagnent des salaires quotidiens qui vont jusqu'à cent trente francs, huit cents autres ouvriers sont en chômage permanent ou ne travaillent que quelques jours par mois. Le chômage serait supprimé dans la boulangerie parisienne si les lois des huit heures et du repos hebdomadaire étaient respectées (L'oeuvre, 29 novembre 1931.) Voilà, entre nombre d'autres, un exemple caractéristique de ce que produit le « collaborationnisme » substitué à la lutte pour la suppression du Patronat et du Salariat, fondement de la C. G. T. C'est l'accord de l'égoïsme ouvriériste, avec le muflisme patronal et la complicité gouvernementale, contre le véritable prolétariat.

La solidarité ouvrière est brisée par l'égoïsme personnel. Pour un salaire un peu plus élevé, avec une inconscience stupéfiante, on se fait mouchard de ses camarades. Les « fortes têtes », ceux qui « rouspètent » contre une trop dure exploitation, ceux qui protestent pour les autres, sont rejetés des ateliers, révoqués des administrations. On dit volontiers : « Ils n'avaient qu'à se taire ! » et on les abandonne. La femme a encore sa place à conquérir dans nombre de corporations où elle fait le travail de l'homme. Le fameux principe : « A travail égal, salaire égal » est combattu par les ouvriers eux-mêmes, railleurs et hostiles devant « l'égalité des sexes ». Hostilité aussi, et qui prend parfois des formes aiguës, contre les travailleurs étrangers accusés de venir « manger le pain des nationaux », comme on accuse encore la machine de raréfier et de supprimer le travail humain. Toutes sortes de routines étroites, de préjugés odieux, sont ainsi entretenus par l'esprit ouvriériste à l'encontre des expériences contraires, des démentis apportés par les faits. La machine n'a-t-elle pas multiplié le travail humain au lieu de l'alléger comme elle aurait dû le faire normalement, et l'ouvrier étranger n'est-il pas fondé à chercher du travail partout où il peut en trouver ? Mais, comme toujours, l'ignorance ouvriériste s'en prend aux effets et non aux causes. Il est plus facile de briser une machine que d'en collectiviser la propriété et d'en rendre le travail bienfaisant pour tous. Il est plus facile de s'en prendre aux malheureux étrangers, aux « bicots dépenaillés et sordides, aux asiatiques de race incertaine », que de s'opposer à leur recrutement par des négriers au service d'un patronat toujours en quête d'une maind'oeuvre travaillant à des salaires inférieurs et qui les abandonne à tous les excès de la xénophobie ouvriériste, complice de l'abrutissement nationaliste, quand il n'a plus besoin d'eux. Et il est aussi, hélas ! plus facile de soulager sa colère, de venger son impuissance, sur le compagnon de chaîne plus faible, plus désarmé, la femme, l'enfant, le manœuvre, l'apprenti, le cheval, le chien, que sur le véritable responsable : le Maître ! Est-ce ainsi que l'ouvriérisme entend « l'union des prolétaires de tous les pays » et l'Internationale qui « sera le genre humain » ?

Voilà l'œuvre lamentable de l'ouvriérisme : la faillite de l'Internationale Ouvrière. Nous n'insistons pas davantage ; le tableau nous paraît suffisant pour montrer que tout est à refaire, tout à recommencer. On parle beaucoup, aujourd'hui, de recomposer l'unité ouvrière ; on écrit à ce sujet dans quantité de journaux, on palabre dans toutes sortes de congrès et de meetings ; on ne fait que troubler davantage ce qui n'était déjà que trop trouble, et seule la faconde intarissable des bavards, qui ont pris des politiciens l'habitude de s'enguirlander à la façon des héros d'Homère, y trouve matière à satisfaction .. L' ouvriérisme méprise avec juste raison la terminologie bourgeoise, mais il en a fait une autre qui n'est pas plus claire. Aussi sûrement qu'avec le catéchisme, on abrutit les pauvres syndiqués avec des expressions auxquelles ils ne comprennent goutte et dont l'interprétation alimente durant des mois et des années, les disputes de leurs directeurs de conscience. C'est ainsi qu'on leur parle de la « politisation des grèves » ou de la « radicalisation des masses », quand ce n'est pas la « radicalisation des grèves » ou la « politisation des masses ». Tout cela est aussi clair pour eux que les histoires de la Colombe du Paraclet ou de l'Immaculée Conception. La seule Unité possible et féconde ne pourra être que dans une véritable Internationale, celle de tous les prolétaires de tous les pays et de tous les sexes, unis pour leur émancipation intégrale et non pour la constitution d'un quatrième ou d'un cinquième Etat aussi fourbe et aussi exploiteur que les autres. La première opération à faire est de bannir des méthodes prolétariennes l'ouvriérisme actuel qui est la plus épouvantable des pestes, pour lui substituer une action ouvrière inspirée de ceux qui avaient compris, il y a soixante ans, que la révolution des bras ne peut se faire sans celle des cerveaux et des coeurs, et que l'émancipation des travailleurs ne peut se dissocier de l'Internationale du « genre humain » dressée au-dessus de toutes les dictatures de races, de nations ou de classes.

- Edouard ROTHEN.

OUVRIER n. m. (du latin operarius) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Celui qui, moyennant un salaire se livre à un travail manuel. Telle est la définition donnée par le dictionnaire.

C'est aussi celle que donna M. Raymond Poincaré, lorsqu'il fut chargé par l'Académie française de définir le mot ouvrier. Ici, nous voyons plus large que l'Académie et le Larousse.

Pour nous, l'ouvrier est non seulement un homme qui, dans la Société actuelle, est obligé de louer sa force-travail pour un salaire, souvent dérisoire d'ailleurs, mais l'individu : homme ou femme qui appartient à la partie de la Société - la plus nombreuse - qui est exploitée économiquement, asservie politiquement et brimée socialement.

Par ouvrier, nous entendons désigner aussi bien le travailleur de l'usine, que le prolétaire des champs, l'employé du bureau, du magasin, le technicien, l'artisan, le savant, tous ceux qui, en un mot, composent la classe laborieuse, tous ceux, pour parler net, qui vivent exclusivement de leur travail personnel, sans exploiter personne, de quelque façon que ce soit et qui, réunis, constituent réellement la classe ouvrière, le prolétariat, par opposition à tous ceux qui ne vivent pas exclusivement du produit de leur effort personnel et forment, par contraste évident, la classe bourgeoise et capitaliste.

Qu'ils le veuillent ou non, tous les ouvriers de la pensée et des bras, également exploités, forment bien une classe. La concordance de leurs intérêts en fait des « associés », la communauté de leurs aspirations les unit et leur libération dépend de leur action conjuguée contre l'adversaire commun.

Cette concordance d'intérêts et cette communauté d'aspirations les ont poussés à s'organiser dans des groupements distincts, au début, dont la réunion est cependant depuis longtemps commencée et se poursuivra jusqu'à la fusion complète, qui sera réalisée, sous la pression des nécessités, par une sorte de synthèse de toutes les forces du travail, exploitées par une infime minorité privilégiée. Et le temps n'est pas éloigné où la réunion de toutes les forces de la main-d'œuvre, de la technique et de la science, asservies au Capitalisme de mille façons, sera un fait accompli.

Les grandes organisations syndicales qui groupent : par métier, par industrie, par localité, par région, par nation et, par voie de fédération, tous les ouvriers et employés, de tous les pays, pour défendre leurs intérêts de toutes sortes contre les forces capitalistes de même nature, fondent dans un même et énorme creuset toutes les revendications économiques, politiques et sociales de la plus grande partie de l'Humanité ; elles tendent, chaque jour davantage, à réaliser cette synthèse de classe des forces qui assurent la vie sous toutes ses formes et perpétuent les sociétés.

Aujourd'hui, plus que jamais, le qualificatif « d'ouvrier » ne s'applique plus seulement à l'homme qui œuvre manuellement, mais à tous ceux qui vivent de leur travail.

Ceci implique, à mon avis, que le mot ouvrier doit être élargi dans sa signification, l'étymologie et la racine dûssent-elles en souffrir. Sous sa désignation doivent se confondre tous les travailleurs dont l'effort est utile à la collectivité.

Pour ma part, j'estime que, socialement, le mot travailleur, avec la signification précise que je lui donne ci-dessus, est infiniment plus complet, plus adéquat, plus conforme à la réalité moderne.

Son emploi, de plus en plus grand, permet de faire disparaître les cloisons étanches qui existent notamment entre « manuels » et intellectuels ; de détruire l'esprit de « caste » , de « corps » et de « métier », savamment entretenu par les adversaires de classe et tous leurs auxilaires.

Je trouve, en effet que les mots : « manuels » et « intellectuels » sont socialement, et même pratiquement, vides de sens.

En quoi l'ouvrier qui exécute un travail manuel est-il moins intellectuel que l'homme qui écrit, peint ou dessine ? Dans les deux cas, n'est-ce pas la main qui exécute ou trace ce que le cerveau a conçu ? Pourquoi y aurait-il moins d' « intellectualité » dans le travail effectué à l'aide d'un outil que dans celui qui est accompli à l'aide d'une plume, d'un pinceau, d'un crayon ?

Il y en a souvent plus. Et sans chercher à définir une supériorité impossible et au surplus, inutile, entre les différentes productions humaines, il est préférable de dire que l'intellectualité s'exerce ici ou là, de façon différente et suivant les aptitudes particulières de chacun.

Le manuel est aussi un intellectuel et l'intellectuel est également un manuel ; les deux sont des ouvriers, des travailleurs, dont les activités, différentes et complémentaires l'une de l'autre, concourent également à la vie sociale.

Le jour où les « manuels » d'une part, et les « intellectuels », d'autre part, auront compris cela, leur union sera définitivement scellée et leur commune libération sera proche.

- Pierre BESNARD.