jeudi 30 septembre 2021

Une minute quarante-neuf Par Riss

 "L’intelligence se mesure à la capacité d’adaptation à son environnement, dit-on. Mais si on s’accommode un peu trop d’une situation en espérant lâchement la voir évoluer d’elle-même sans rien faire soi-même, on risque de finir par l’accepter. À l’inverse, si on la refuse, il faut passer à l’action pour la combattre, et prendre le risque d’échouer. Les perdants ont toujours tort. Mais eux au moins ont essayé. Je préfère les perdants courageux aux malins collabos. Car l’intelligence peut devenir une habileté pour fuir les problèmes en les abandonnant à la responsabilité des autres. C’est intelligent. C’est malin. Mais c’est de la merde. Ils furent nombreux, de 1940 à 1944, les esprits brillants qui déployèrent leurs capacités intellectuelles pour traverser sans encombre cette époque dangereuse. Mais pour quoi faire ? Pour sauver leur peau en bouffant dans la gamelle des tyrans et en surplombant avec condescendance ces péripéties vulgaires qu’étaient la guerre et le nazisme. Artistes, politiciens et hommes de lettres qui étaient armés intellectuellement pour combattre firent le choix paresseux de s’avachir, d’abord dans le confort de l’indifférence, puis inexorablement dans la collaboration pure et simple."


mercredi 29 septembre 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LETTRES À UNE NOIRE

Au début de années 1960, Françoise Ega (1920-1976), martiniquaise installée à Marseille avec sa famille, enchaîne, pendant presque deux ans, les emplois de femme de ménage, pour comprendre et témoigner de l’exploitation que subissent les femmes qu’elle voit débarquer par centaines des Antilles pour être placées comme domestiques dans les demeures de familles bourgeoises et blanches. Le journal qu’elle tient pendant cette expérience, est enfin réédité, accompagné d’une précieuse préface d’Elsa Dorlin.

Différents récits d’employées l’interpellent, évoquant d’importantes amplitudes horaires, l’obligation de rembourser le prix du voyage, l’absence de couverture sociale, et l’incitent à « aller grossir les rangs de ce bétail humain », à être un « cobaye volontaire » pour en parler « en connaissance de cause ». « Ce sont mes lèvres qui l'ont murmuré, mais dans ma tête quelque chose criait : “Est-ce la traite qui recommence ? Mon dieu, dites-moi que j’exagère ! Mon dieu, dites à ces filles qui arrivent par pleins bateaux au Havre, à Cannes ou à Marseille, “Quo vadis ?“ Dites leur donc cela, pour donner la paix à mon âme ! »

À son tour, elle se confronte à « l’instinct de domination » des femmes européennes, qui se réveille lorsqu’elles trouvent « un élément à leur convenance ». Elle remarque des « les patrons sont toujours mieux que les patronnes ». Lorsqu’elle se présente pour une place de dactylographe, malgré son expérience, on lui répond que la place n’est plus libre mais qu’une connaissance cherche justement « des gens comme elle », c’est-à-dire une « négresse », les antillaises étant bien connues pour donner du rendement, « par atavisme ».
Elle raconte les humiliations : les lessives à faire au lavoir dans la cour, six étages plus bas, sans ascenseur, pour économiser la machine à laver et le chauffe-eau, les lourds tapis à secouer sur la terrasse quatre étages plus haut pour économiser l’aspirateur, les escabeaux qui disparaissent alors qu'il faut nettoyer les carreaux. Elle reconnaît sa chance de pouvoir retrouver son mari et ses enfants chaque jour, et de pouvoir rendre son son tablier à tout moment, n'étant pas tenu par le remboursement d’un voyage : « J'arrive facilement à secouer le joug moral que comporte ce sacré métier parce que j'ai un toit à moi, une famille à moi. Mais comme je comprends ces filles liées nuit et jour au service de ses sacrées dames. » Ainsi parvient-elle souvent, malgré la fatigue, à retrouver de la joie en préparant le repas dans son foyer.
Lorsqu’elle fait un remplacement, elle doit répondre au prénom de sa prédécesseuse, parce que madame « ne veut pas changer ses habitudes ».
Elle évoque aussi, constamment, la discipline qu'elle s'impose d’écrire pratiquement chaque jour, dans l'intention d'être publiée. Elle adresse ses tranches de vie à Carolina, écrivaine noire brésilienne dont le journal, racontant son quotidien dans une favela de São Paulo, venait de paraître.

L’analyse de ce texte, proposée par Elsa Dorlin en préface, l’éclaire comme description de cet « esclavage qui se poursuit à l’ombre d’un discours glorifiant l’universalisme républicain », « véritable phénoménologie de la domination ».

Tout autant récit intime que manifeste politique, ces lettres témoignent d’une continuité coloniale cachée et mettent à nu un racisme systémique, autant que ses mécanismes profonds.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


LETTRES À UNE NOIRE
Récit antillais
Françoise Ega
Préface d’Elsa Dorlin
296 pages – 18 euros
Éditions Lux – Montréal – Octobre 2021
luxediteur.com/catalogue/lettres-a-une-noire/
Première parution en 1976 aux éditions L‘Harmattan

Une culture du viol à la française. Par Valérie Rey-Robert

 "Dès l’âge de 4 ou 5 ans, les filles commencent à inhiber consciemment leur agressivité. Cela va conduire les enfants à rester dans le rôle attendu par le sexe auquel ils appartiennent. Lorsque les parents discutent avec leurs enfants ou racontent des histoires, ils évoquent davantage la tristesse avec leur fille et la colère avec leur fils61 . La colère est vue comme une qualité relativement positive pour un garçon ; on dira qu’il a du tempérament et ne se laisse pas faire, alors qu’une fille en colère sera vue comme hystérique et sachant peu se contrôler. La tristesse correspond davantage à une qualité féminine, plus faite de passivité."


"L’adhésion ou non à ces phrases montre l’hostilité envers les femmes de celui qui y répond :

–Très souvent les femmes flirtent avec les hommes dans le simple but de se moquer d’eux ou les blesser ;

–la plupart des femmes mentent juste pour aller de l’avant ;

–en général, il est plus sûr de ne pas faire confiance aux femmes ;

–je suis facilement irrité par les femmes ;–les femmes sont responsables de la plupart de mes problèmes ;

–je crois que la plupart des femmes ne disent pas la vérité ;

–parfois les femmes m’énervent par leur simple présence ;

–la plupart des femmes sont décevantes ;

–les femmes me traitent de manière injuste."


"Certaines personnes vont trouver des justifications à la violence (violence policière, violence en temps de guerre, châtiments corporels pour les enfants, violence envers les manifestants, torture pour faire avouer des terroristes, violence entre partenaires, etc.). Encore une fois, des chercheuses américaines ont mis un test au point afin d’établir l’acceptation de la violence générale et interpersonnelle, qui peut être définie comme suit :

–Les crimes violents devraient être punis violemment ;

–la peine de mort devrait faire partie de tous les codes pénaux ;

–tout prisonnier mérite d’être maltraité en prison ;

–toute nation doit avoir une armée forte et prête à attaquer en permanence ;

–une nation doit fabriquer des armes ;

–la guerre est souvent nécessaire ;

–punir physiquement les enfants quand ils le méritent en fera des adultes responsables et matures ;

–il est normal pour un partenaire de frapper l’autre en cas d’infidélité, s’il l’insulte ou le ridiculise ou flirte avec quelqu’un d’autre."


"La loi française sur le viol ou sur les agressions sexuelles ne comprend pas le mot « consentement », contrairement par exemple à la loi belge ou canadienne. Le consentement s’y définit plutôt par la négative en affirmant qu’il n’y a pas consentement s’il y a « violence, contrainte, menace ou surprise ». Mais comment définir le consentement, spécialement en matière sexuelle ? Comment s’en assurer ? Le mot consentement existe par exemple dans la loi pour définir les droits du patient. Le personnel soignant doit fournir au patient toutes les informations pour qu’il délivre un consentement libre et éclairé aux traitements qu’on lui propose. Le divorce par consentement mutuel exige que chacune des deux parties s’accorde sur le divorce et sur chacun de ses aspects. Là encore le consentement doit être libre et éclairé. Certaines féministes françaises demandent une évolution du code pénal afin que le mot consentement apparaisse dans la loi. Qu’est-ce que consentir ? La question ne va pas de soi. Consent-on par une formule verbale affirmative claire ? Est-ce qu’un signe de tête suffit ? Est-ce que ne rien dire vaut consentement ? Certains caricaturent les débats sur le sujet en affirmant qu’il faudra bientôt un consentement sur papier pour chaque acte, comme aux États-Unis, ce pays constituant pour certains l’épouvantail à agiter sur le sujet des violences sexuelles."


"L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu montrait que les femmes ne consentent pas à leur domination, mais que, comme toute classe dominée, elles sont dominées et oppressées, ce qui les empêche de comprendre totalement qu’elles sont opprimées : « Le maître croit et dit que l’âne aime la carotte. Mais l’âne ne possède pas de représentation d’une carotte sans bâton. Contrairement à son maître. Il ne partage donc pas les mêmes représentations. L’âne consent, tout en espérant la carotte, à ne pas être battu. On pourrait tout aussi bien appeler cela refus que consentement83 . » Elle montrait que les femmes subissent des limitations mentales. Elles sont à la fois liées à des contraintes matérielles (double journée de travail, sous-nutrition par rapport aux hommes, fatigue physique et mentale des soins aux enfants, désarmement en leur enlevant à la fois les outils et armes pour se défendre et en ne leur apprenant pas à le faire corporellement, entrave à l’utilisation de l’espace public, violences physiques et sexuelles) et à une limitation imposée de la connaissance de la société et des règles non dites régissant leurs rapports avec les hommes84 . Définir ce qu’est le consentement des femmes n’est donc pas chose aisée dans une société régie par la domination masculine."


mardi 28 septembre 2021

Une culture du viol à la française. Par Valérie Rey-Robert

 "Au travers de ces idées reçues, nos cultures entretiennent l’acceptation, l’excuse et même l’encouragement des violences sexuelles. Cette culture du viol se maintient et se transmet de génération en génération. Comme pour toute transmission, le poids de la tradition est un facteur particulièrement important. La reproduction des rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes favorise une surdétermination des genres. Certains considèrent cela comme une bonne chose, d’autres l’inverse. Ce qui reste évident, c’est que si ces schémas ont favorisé jusque-là les violences sexuelles au sein de nos sociétés, les reproduire à l’identique garantit également que ces violences perdureront. Interroger les genres ne relève pas de la lubie féministe ni de la théorie stérile. En ce qui concerne les violences sexuelles, comprendre les rôles masculins et féminins, les discriminations sexistes qu’implique leur dissymétrie, c’est aussi comprendre une part de l’origine des violences sexuelles, pourquoi elles sont si nombreuses et comment elles perdurent. Dans nos sociétés, dès le plus jeune âge, garçons et filles sont perçus et éduqués de façon très différente. Ils sont encouragés à adopter des comportements en adéquation avec leur sexe, c’est-à-dire en conformité avec des images stéréotypées, leur assignant entre autres des statuts préétablis de coupable ou de victime. Dès les premières années de la vie, cette différenciation s’accompagne de discriminations sexistes. Adultes, hommes et femmes sont fréquemment considérés ou représentés comme des adversaires sexuels et leurs relations perçues par essence conflictuelles. Nos sociétés ont tendance à légitimer et encourager la violence sous certaines conditions, à valoriser celle-ci essentiellement lorsqu’elle émane d’un homme. A contrario, elles véhiculent aussi une image de la femme souvent négative et une certaine hostilité à son encontre. La combinaison de tous ces facteurs favorise l’ancrage culturel des violences sexuelles, leur maintien et leurs reproductions dans le temps, quels que soient les moyens mis en place pour les dénoncer ou les combattre."

"Les enfants vont donc être éduqués de façon genrée afin qu’ils ne transgressent pas les normes admises pour leur sexe. Dès la naissance – et parfois même avant si l’on sait le sexe –, les parents projettent des attentes différentes sur le nouveau-né. Ainsi, alors que rien objectivement ne le justifie, la nouvelle-née est décrite comme plus petite, plus douce, plus fine et moins attentive que le nouveau-né . Les parents vont souvent attendre de leur fils qu’il soit indépendant, ambitieux et travailleur et de leur fille qu’elle soit gentille et attirante . Ainsi, les pères ont plus d’interactions physiques avec les bébés garçons et d’interactions vocales avec les bébés filles . Le moment de la marche est par exemple crucial ; on attend des garçons qu’ils tombent sans se plaindre et pleurer, alors qu’on l’acceptera des filles. Mais l’on s’inquiétera davantage si la fille s’éloigne et moins si c’est le garçon. Une étude  a analysé le comportement d’adultes face à la vidéo d’un bébé de 9 mois, tour à tour habillé de manière féminine et masculine, et mis face à un diable à ressort. Les réactions des adultes sont notées selon qu’ils croient avoir affaire à une fille ou à un garçon. Lorsqu’il s’agit d’un garçon, les adultes ont tendance à voir davantage de colère dans son attitude et à la valoriser. Lorsqu’ils pensent voir une fille, ils la décrivent comme plus peureuse. Les parents vont donc éduquer les enfants pour qu’ils collent à ces stéréotypes de genre en inhibant chez eux les traits de caractère n’y ressemblant pas et en valorisant ceux qui y correspondent. Les valeurs attendues pour un garçon sont évidemment valorisées dans notre société et correspondent davantage à l’idée qu’on se fait de la réussite par exemple. Si on attend d’une fille qu’elle soit par exemple attirante, cela signifie également qu’on dévalorisera les autres attitudes qu’elle pourrait avoir si celles-ci sont jugées comme ne correspondant pas à son genre. Ainsi l’agressivité, pourtant vantée comme la qualité pour être un bon leader, attitude hautement valorisée dans nos sociétés, sera fortement réprimée chez les filles. Bien évidemment, l’attitude souhaitée pour chaque sexe se répercute sur la façon dont les enfants se comportent. À force de dire et répéter que les garçons sont forts et que les filles sont faibles, ils finissent par adhérer à ces stéréotypes et à les reproduire. Cette manière d’éduquer les enfants de façon genrée les conduit très tôt à avoir des préjugés de genre. Une expérience menée avec des enfants entre 3 et 5 ans montrait qu’ils associaient déjà des qualités et des défauts différents en fonction du sexe."

" L’existence de ce système, le sexisme ambivalent, serait due au fait qu’il existe deux types de pouvoir71 : le pouvoir structurel et le pouvoir dyadique. Le premier désigne le fait que les hommes dominent les femmes au travers des institutions politiques, économiques, religieuses, sociales. Il renforce le sexisme hostile. Le pouvoir dyadique provient de la dépendance des hommes aux femmes pour la sexualité et la reproduction. Il engendrerait le sexisme bienveillant pour les obtenir. Les chercheurs ont mis au jour trois caractéristiques des relations entre les sexes qui, chacune, comportent à la fois du sexisme hostile et du sexisme bienveillant. La première est le paternalisme ; les femmes sont incapables de diriger et ont besoin de l’être par les hommes, fût-ce par la force (hostilité), mais elles ont aussi besoin d’être protégées (bienveillance). Le deuxième tient aux traits de caractère selon le sexe. Les hommes sont vus comme compétents et les femmes sociables. Le sexisme hostile désigne les hommes comme étant les seuls à posséder les qualités pour diriger ; le sexisme bienveillant vénère les femmes pour leurs qualités intrinsèques. La dernière caractéristique est l’hétérosexualité ; les femmes sont à la fois vues comme des séductrices qui vont perdre les hommes (hostilité), mais les hommes disent qu’ils ne trouveront leur bonheur qu’auprès d’une femme au sein d’un couple hétérosexuel (bienveillance). Le sexisme, c’est-à-dire le fait de considérer que les femmes ont une moindre valeur que les hommes et de les discriminer pour cela, a une implication claire dans l’instauration d’une culture du viol. Si nous accolons aux femmes des défauts tels que la fourberie, la méchanceté, la manipulation ou la sournoiserie, alors il n’est pas étonnant qu’une femme qui dit avoir été violée soit vue comme une menteuse. Lutter contre la culture du viol implique donc de lutter contre nos préjugés sexistes."

"Des tests ont été réalisés par des chercheurs américains afin d’étudier l’adhésion à ces croyances. A ainsi été constitué un corpus de phrases qui résume bien ce que sont les croyances antagonistes : 

– Une femme respectera un homme seulement si celui-ci lui impose sa volonté ; 

– certaines femmes sont tellement exigeantes sexuellement qu’il est impossible pour un homme de les satisfaire ; 

– dès le départ, un homme doit montrer à une femme qu’il commande sinon il finira par être un homme soumis ; 

– les femmes sont habituellement agréables jusqu’à ce qu’elles soient en couple avec un homme, puis elles montrent leur vraie personnalité ; 

– bien des hommes se vantent, mais ne sont pas de bons amants ; 

– une femme fréquente un homme avant tout pour profiter de lui ; 

– les hommes n’ont qu’une seule chose en tête : le sexe ; 

– les femmes sont rusées et manipulatrices lorsqu’elles souhaitent attirer un homme ; 

– un bon nombre de femmes semblent prendre plaisir à rabaisser les hommes ;

 – il est impossible pour un homme et une femme d’être simplement amis."


dimanche 26 septembre 2021

Une culture du viol à la française. Par Valérie Rey-Robert

 "La culture du viol est la manière dont une société se représente le viol, les victimes de viol et les violeurs à une époque donnée. Elle se définit par un ensemble de croyances, de mythes, d’idées reçues autour de ces trois items. On parle de « culture » car ces idées reçues imprègnent la société, se transmettent de génération en génération et évoluent au fil du temps. La culture du viol n’est pas la même selon les lieux puisqu’elle dépend fortement de la culture du pays dans laquelle elle naît. Au Japon, il a par exemple été créé des wagons de métro réservés aux femmes pour éviter qu’elles soient agressées sexuellement. C’est participer à la culture du viol puisque, avec cet acte, on considère qu’il vaut mieux isoler les femmes entre elles plutôt que de mettre en place les moyens, entre autres éducatifs mais aussi répressifs, pour imposer aux hommes d’arrêter. En Inde, lors d’un jugement pour viol, il peut être mentionné que la victime était divorcée36 : il existe dans ce pays un stigmate autour des femmes divorcées qui conduit donc à utiliser ce fait pour blâmer celles qui sont violées ; si elles étaient restées avec leur mari, cela ne leur serait pas arrivé."


"La culture du viol provoque invariablement plusieurs phénomènes comme la naturalisation du viol : le viol serait un phénomène immuable, inévitable contre lequel on ne peut quasi rien faire. Il y a des viols, il faut faire avec parce qu’ils sont inscrits dans « la nature masculine », que « les hommes sont comme cela ». Elle entraîne également la déculpabilisation des coupables. Les coupables de viol seront excusés de toutes les manières possibles parce qu’ils ne correspondent pas à l’image qu’on se fait d’un violeur, parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont insérés dans la société, parce qu’ils n’ont pas exercé de violences physiques. Les excuses, nous le verrons, sont aussi diverses qu’inattendues. Les victimes sont également culpabilisées. L’ensemble des violences sexuelles reste la seule infraction où l’on va avant tout chercher la responsabilité du côté de la victime. Imaginez que demain vous soyez agressé dans la rue et que l’on vous frappe. Imaginez qu’à la suite de cette agression on vous demande si vous n’avez pas trop approché votre visage du poing de l’agresseur, ce qui pourrait expliquer qu’il ait eu ce réflexe. Imaginez qu’on vous demande pourquoi vous ne portiez pas de masque, la vue de votre nez non protégé a pu pousser l’agresseur à le frapper ! Imaginez qu’on vous demande si votre attitude n’a pas contribué à laisser entendre que vous souhaitiez être frappé, ce visage souriant, ce torse bombé, n’était-ce pas une sorte de provocation pour l’agresseur ? Cela semble absurde ? Eh bien c’est très exactement ce qu’entendent la quasi-totalité des victimes de violences sexuelles et ce quel que soit leur âge. On questionnera leur vie sexuelle passée, leur tenue vestimentaire."


"Il existe plusieurs idées reçues très courantes en matière de violences sexuelles. Les victimes sont accusées de mentir ou d’exagérer ce qu’il s’est réellement passé : près d’un quart des Français pense qu’il y a beaucoup de plaintes pour des viols qui, dans les faits, n’en sont pas vraiment. Cela correspond à l’idée sexiste et misogyne que les femmes sont un peu hystériques, réagissent trop vite et mal et qu’il ne faut donc pas trop faire confiance à ce qu’elles peuvent dire. 13 % des Français continuent à penser que seules les femmes peuvent être violées et non un homme. L’idée est qu’un homme, un « vrai » (même si cela ne veut strictement rien dire), sait forcément se battre, n’a peur de rien et n’est pas sujet à la peur ou à la menace. Court aussi l’idée que certaines femmes cherchent à être violées : près de 20 % des Français considèrent qu’une femme qui dit non pense en fait le contraire. On continue de croire que le viol est une affaire de pulsions irrépressibles : presque un tiers des Français pensent que si les hommes sont plus à même de commettre des viols, c’est à cause de la testostérone qui peut rendre leur sexualité incontrôlable. Il perdure une méconnaissance des situations les plus répandues en matière de viol. Il reste commun de penser que dans la majorité des cas le violeur est inconnu de la victime et opère la nuit dans un lieu public : 15 % des Français pensent que les violences sexuelles sont rares dans un cadre familial. Enfin, on persiste à penser qu’il n’y a pas beaucoup de viols ; ainsi, 65 % des Français en sous-estiment le nombre."


"Différentes raisons, évidemment inconscientes, expliquent les idées reçues sur le viol. Cela protège la société, et en particulier les hommes, de minimiser l’importance des crimes sexuels. Elles servent également la théorie du « monde juste48 » dans lequel les mauvaises choses arrivent aux mauvaises personnes et les bonnes aux bonnes personnes. Dire que seule une femme qui « se conduit mal » peut être violée va renforcer l’idée qu’il ne peut rien arriver à celles qui « se conduisent bien ». C’est une théorie due à la propre vulnérabilité de celui ou celle qui l’applique ; si le viol arrive à une bonne personne, comme j’en suis une également, alors cela peut m’arriver. Les mythes servent donc à dire que les personnes violées ont mérité ce qui leur arrive. Enfin, les idées reçues sur le viol servent à contrôler par la peur toutes les femmes. En leur inculquant que les femmes qui « se conduisent mal » (ce qui veut tout et rien dire mais passe par un contrôle des vêtements, des heures de sortie, des personnes fréquentées, de l’attitude, etc.) risquent le viol, on bride la liberté de toutes les femmes, qui, pensant ainsi éviter d’être violées, vont limiter leur marge d’action."




Un culture du viol à la française par Valérie Rey-Robert

 "Les sociétés matriarcales n’ont jamais existé1 . » Le « matriarcat » est souvent confondu avec les sociétés matrilinéaires (la filiation se fait par la lignée maternelle) ou matrilocales (la famille réside dans le lieu de naissance de la famille de la femme). Chez les féministes, le mot « patriarcat » n’apparaît pas avant les années 1970. La sociologue Christine Delphy, l’une des fondatrices du Mouvement de libération des femmes (MLF), souligne que ce sont les premières à l’avoir assigné à la seule place où il devait être : sur la scène politique2 . La première théorisation du système fut proposée par l’Américaine Kate Millett dans La Politique du mâle en 1970. L’utilisation du terme patriarcat vient avec la découverte que l’oppression des femmes « fait système3 », c’est-à-dire que les discriminations vécues par les femmes ne sont pas naturelles, individuelles, mais globales et systémiques. Il faut comprendre qu’en 1970 la domination masculine était considérée comme normale, naturelle, quasiment un fait biologique dû aux différences entre hommes et femmes. « Il faut donc à l’oppression d’autres rouages que la seule force : il lui faut le secours de l’idéologie4 . »"

"La philosophe Olivia Gazalé6 . » détermine six axes qui définissent la domination masculine : la confiscation de la parenté, l’appropriation des femmes, la diabolisation du sexe féminin, la justification de la violence par la culpabilité féminine, la légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine, et le partage de l’espace et la division sexuelle du travail."

"Dans un cas comme dans l’autre, on se fie à une caractéristique d’un individu pour le discriminer ; si on discrimine un homme pour l’unique fait qu’il est noir, en lui refusant un emploi par exemple, c’est du racisme. Si on discrimine une femme pour la simple raison qu’elle est femme, c’est du sexisme. Bien évidemment racisme et sexisme se combinent, et une femme noire, par exemple, peut subir une double discrimination, raciste et sexiste. Cela peut sembler évident aux lecteurs et lectrices, mais il y a cinquante ans cela n’allait pas du tout de soi. Refuser d’embaucher une femme et lui préférer un homme semblait normal, naturel, et il n’y avait aucun mot pour désigner cette discrimination. Le terme arrive ensuite en France, où il est rapidement utilisé, par exemple par Simone de Beauvoir dans la revue Les Temps modernes en 1973. Le sexisme désigne donc les attitudes discriminatoires envers les femmes au sein du système que constitue le patriarcat, mais également l’idée que les hommes sont supérieurs aux femmes. Puisque nous avons vu que le patriarcat est un système dans lequel les femmes sont discriminées, il n’existe donc pas de sexisme anti-hommes. On peut évidemment discriminer un homme en raison de son sexe, mais on ne peut qualifier cette attitude de sexiste, puisque cette discrimination n’a rien de structurel, de systémique."


"Il existe dans notre culture de très nombreux et constants exemples de la supposée duplicité féminine. Les femmes sont souvent présentées comme des êtres fourbes, par qui arrive le malheur des hommes. L’exemple le plus connu est bien évidemment Ève qui a cédé à la tentation du serpent et poussé Adam à manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, entraînant leur expulsion du paradis."


"Odon de Cluny, moine bénédictin du Xe siècle, déclara ainsi : « La beauté de ce corps ne réside que dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur donnerait la nausée… Alors que, pas même du bout des doigts, nous ne souffrons de toucher un crachat ou une fiente, comment pouvons-nous désirer embrasser ce sac de fiente14 ? »"


"Cette misogynie se retrouve également dans les discours médicaux de Galien à Ambroise Paré, en passant par Aristote, qui feront des femmes des êtres lascifs à cause de leurs organes génitaux qui, selon eux, parce qu’ils sont internes, sont enflammés par la chaleur du corps et des flux qu’elles sécrètent."


"Le premier speak-out, où elles parlent publiquement de violences sexuelles, est organisé par le groupe Les Féministes radicales de New York et a lieu le 24 janvier 1971. Paraissent plusieurs livres fondateurs dans la compréhension de ce qu’est le viol. Dans Against Our Will: Men, Women, and Rape, Susan Brownmiller démontre ensuite que les violences sexuelles ont été vues comme un moyen de contrôle des femmes en s’assurant par le viol ou la menace de viol de les garder sous le contrôle des hommes : le viol est « un processus conscient d’intimidation par lequel tous les hommes maintiennent toutes les femmes dans la peur22 ». Le livre fut très mal accueilli tant la thèse semblait scandaleuse à une époque où l’on pensait le viol comme extrêmement rare. "


"Selon la journaliste Libby Brooks28 , les mouvements de type SlutWalk ont contribué à faire sortir le terme de la sphère militante et universitaire pour gagner le grand public. La SlutWalk, ou « marche des salopes », est une marche de protestation née en avril 2011 à Toronto au Canada après qu’un officier de police a dit que pour éviter d’être violée il faut éviter de « s’habiller comme une salope ». La SlutWalk est donc une marche de protestation où les femmes se réapproprient le stigmate, en s’habillant exactement comme elles le souhaitent. Le message des marches est éloquent : « Ne nous dites pas comment nous comporter, dites-leur de ne pas violer. » Il signifie qu’il ne faut pas culpabiliser les victimes (victim blaming) ou être agressif et oppressif envers celles dont on juge le comportement sexuel hors norme (slut shaming). Le mouvement s’est rapidement répandu dans différents pays du monde. Selon la sociologue Nickie D. Phillips29 , ce sont surtout quatre événements qui vont populariser davantage le terme aux États-Unis puis dans le monde entier, y compris en France au cours de l’année 2013. En janvier 2012, Daisy Coleman, âgée de 14 ans, et sa meilleure amie Paige Parkhurst, 13 ans, sont violées par des lycéens à Maryville, dans le Missouri, aux États-Unis. Si le violeur de Paige a bien été condamné par un tribunal pour mineurs, il n’en est pas de même pour celui de Daisy. Après le viol, c’est sa mère qui la retrouve dehors, par terre, dans un froid glacial de janvier, à demi nue. Elle gisait là depuis trois heures. Elle ne se souvient de rien sinon d’avoir bu un verre avec des amis. L’examen médical prouve la trace d’un viol ; l’auteur Matthew Barnett, joueur de football de 17 ans, admet le rapport sexuel alors que la jeune fille était ivre, rapport qu’il dit consenti, et son ami Jordan Zech avoue avoir filmé la scène. Le violeur est le petit-fils d’un ancien député républicain, ami du procureur chargé de l’affaire. Les charges furent abandonnées à la surprise du médecin qui avait examiné Daisy. Pendant ce temps, les jeunes filles étaient harcelées et insultées, la mère de Daisy perdit son travail et leur maison fut incendiée. Le groupe activiste Anonymous décide alors de rendre publique l’affaire, diffuse le nom du violeur et ordonne la réouverture d’une enquête. Les médias s’emparent de l’affaire et le gouverneur adjoint demande officiellement la réouverture du dossier devant un grand jury. En 2014, Matthew Barnett est finalement condamné à deux ans de prison avec sursis pour mise en danger de la vie d’une mineure. Il ne sera pas accusé de viol. Plus de dix jeunes filles ont indiqué depuis avoir été violées par Matthew Barnett et ses amis ; aucune enquête n’a été lancée à ce sujet. La violence sur les réseaux sociaux et dans « la vraie vie » exercée à l’encontre de Daisy Coleman et de sa famille, le soutien aux violeurs et l’impunité dont ils bénéficiaient furent, pour de nombreux médias internationaux, la révélation d’une culture du viol."


vendredi 24 septembre 2021

Retour de l'URSS par André Gide Appendice VIII

 LES BESPRIZORNIS 

J'espérais bien ne plus voir de besprizornis (Enfants abandonnés). De quoi vivent les besprizornis: Je ne sais. Mais ce que je sais, c'est que, s'ils ont de quoi s'acheter un morceau de pain, ils le dévorent. La plupart sont joyeux malgré tout; mais certains semblent près de défaillir. Nous causons avec plusieurs d'entre eux; nous gagnons leur confiance. Ils finissent par nous montrer l'endroit où souvent ils dorment quand le temps n'est pas assez beau pour coucher dehors: c'est près de la place où se dresse une statue de Lénine, sous le beau portique qui domine le quai d'embarquement. A gauche, lorsque l'on descend vers la mer, dans une sorte de renfoncement du portique, une petite porte de bois, que l'on ne pousse pas, mais que l'on tire à soi—comme je fais certain matin, alors qu'il ne passe pas trop de monde, car je crains de révéler leur cachette et de les en faire déloger—et je suis devant un réduit, grand comme une alcôve, sans autre ouverture, où, pelotonné comme un chat, sur un sac, je vois un petit être famélique dormir. Je referme la porte sur son sommeil. Un matin, les besprizornis que nous connaissons sont invisibles (d'ordinaire ils rôdent à l'entour du grand jardin public). Puis l'un d'eux, que nous retrouvons pourtant, m'apprend que la police a fait une rafle et que tous les autres sont coffrés. Deux de mes compagnons ont du reste assisté à la rafle. Le milicien qu'ils interrogent leur dit qu'on va les confier à une institution d'Etat. Le lendemain, tous sont de nouveau là. Que s'est-il passé? «On n'a pas voulu de nous», disent les gosses. Ne serait-ce pas plutôt eux qui ne veulent pas se soumettre au peu de discipline imposée? Se sont-ils enfuis de nouveau? Il serait facile à la police de les reprendre. Il semble qu'ils devraient être heureux de se voir tirés de misère. Préfèrent-ils à ce qu'on leur offre, la misère avec la liberté? J'en vis un tout petit, de 8 ans à peine, qu'emmenaient deux agents en civil. Ils s'étaient mis à deux, car le petit se débattait comme un gibier; il sanglotait, hurlait, trépignait, cherchait à mordre... Près d'une heure après, repassant presque au même endroit, j'ai revu le même enfant, calmé. Il était assis sur le trottoir. Un seul des deux agents restait debout près de lui et lui parlait. Le petit ne cherchait plus à fuir. II souriait à l'agent. Un grand camion vint, s'arrêta; l'agent aida l'enfant à y monter, pour l'emmener où? Je ne sais. Et si je raconte ce menu fait, c'est que peu de choses en U.R.S.S. m'ont ému comme le comportement de cet homme envers cet enfant: la douceur persuasive de sa voix (ah! que j'aurais voulu comprendre ce qu'il lui disait) tout ce qu'il savait mettre d'affection dans son sourire, la caressante tendresse de son étreinte lorsqu'il le souleva dans ses bras... Je songeais au Moujik Mareï de Dostoïewski—et qu'il valait la peine de venir en U.R.S.S. pour voir cela

jeudi 23 septembre 2021

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

DU SANG SUR LA LUNE

Cinquième et ultime opus de son « Cycle des bas-fonds », ce récit autobiographique revient sur les jeunes années de Jim Tully (1891-1947), depuis ses cinq années de séjour à l’orphelinat St. Joseph jusqu’à sa décision de raccrocher les gants pour devenir écrivain. Il dresse de vivants portraits des personnes qu’il côtoie et rencontre, non pas « comme un entomologiste étudie un insecte au bout d'une épingle » : « J'étais l'un d’eux. Je le suis toujours. Je peux sentir l'amertume de leur vie dans le pain que je mange aujourd’hui. »

Dès sa sortie de l’institution, il travaille pendant dix-huit mois chez Boroff, « un fermier cinglé », « un menteur, un tricheur et un quasi meurtrier », qui l’oblige à faire les foins sans chaussures. Son grand-père, Hughie Tully, imposante figure familiale, jamais avare d’anecdotes, lui append « l’art de raconter des histoires dans les bars » et le marque profondément, notamment par ses conseils : « Alors, crois-moi, mon gars, crois-moi jusqu’à ta mort : travaille jamais d’tes mains, même si tu crèves d’faim. Crever d’faim ou travailler d’ses mains, y a pas d’différence. » Aussi décide-t-il de « tailler la route » et, rapidement, assimile le jargon, les us et coutumes des vagabonds. Il apprend le pire « trop précocement » et devient « savant dans un tas de domaines qui n’en valaient pas la peine ». Pendant sept ans, il mène « une vie d’errance, toujours en partance ou à destination de Chicago, le moyeu de la roue du hobo. »
Il parcourt « plus d’trois mille bornes sur les essieux d’un train » pour rencontrer Chlorine, après que Coffee Sam, « un artiste de l’arnaque à la monnaie » dont seul la moitié des revenus provenait de la vente du café et des sandwichs, lui ait dit qu’elle était la plus belle femme qu’il ait jamais vue. Elle était « la reine des dynamiteuses » au saloon de Paddy Croan, c'est à dire qu'elle percevait cinquante pour cent de l'argent qu'elle arrivait à faire débourser aux consommateurs.
Il côtoie aussi le Grand Slavinsky, l'empereur de la magie, et apprend de Joe Gans les fondamentaux de l’art pugilistique. Jim Tully déroule ainsi une impressionnante galerie des personnages, attachants ou déroutants : une poignée de prostitués, un bourreau, de nombreux compagnons de route, Moses et Scotty, deux yeggs vieillissant, Josiah Flynt qui le convainc d’arrêter de vagabonder.
« Déterminé à quitter la route, je fis plusieurs tentatives – souvent en vain. Pendant des semaines, je vécus dans une sorte de transe. Le démon du voyage est une fièvre qui brûle jusqu’au plus profond de l’âme. » Après sept ans de voyage, il décide de devenir chaînier pendant quelques mois, pour se fixer, spécialisé dans les maillons biseautés, expérience qu’il raconte longuement, puis, lucide sur sa haine du labeur physique, qu’il partage avec son grand-père, il essaie de s’en sortir par la boxe, commençant même à se faire un nom sur les rings, tout en fréquentant une bibliothèque, où la responsable, Elva, l’encourage à écrire : « Je pense que vous y arriverez, dit-elle calmement. Vos émotions sont en constante ébullition. Vous devez les contrôler. Vous aurez besoin de perspective, de détachement. »

« En me repenchant sur mes vingt premières années, je n'étais fier que d'une chose : l’inflexible détermination avec laquelle j'avais laissé le trimard derrière moi. Je n'avais aucune des illusions habituelles de la jeunesse. Je savais que je ne serais jamais président des États-Unis. Des deux côtés de ma famille, je descendais d'ivrognes barbares pétris de superstition et aussi illettrés que des oies. Les vastes royaumes de la connaissance et de la beauté m’étaient fermés. »
 Alors que le nom de Jack London s’impose partout, il considère pouvoir mieux parler de la route que lui, y ayant passé plus de temps, aussi décide-t-il de tenter sa chance : « J’écrirai ou j’crèverai de faim ! ». Dix ans plus tard, son premier livre était publié. On ne peut que le féliciter de cette résolution. Son récit autobiographie tient autant de la littérature que du matériel sociologique : des tranches de vie à l’état brut.


Ernest London
Le bibliothécaire-armurier


DU SANG SUR LA LUNE
Jim Tully
Préface et traduction de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp
432 pages – 22 euros
Éditions du Sonneur – Paris – Septembre 2021
www.editionsdusonneur.com/livre/du-sang-sur-la-lune/
Titre original : Blood of the Moon

BIBLIOTHÈQUE FAHRENHEIT 451

 

LA MÉLANCOLIE DE LA NASSE

Xavier Calais est un habitué des manifestations. Avec nostalgie, il songe à celles, sauvages et nocturnes, au cours desquelles des Porsche pouvait être incendiées : « Il me semblait n'avoir jamais vu de ma vie plus beau feu de camp. » Regrettant que les cortèges tournent désormais littéralement en rond, chargés parfois avant même de partir, tout au moins sévèrement encadrés, que tout soit devenu « trop prévisible ». « La nasse n’était-elle pas devenue la métaphore de notre condition humaine ? »

« J'avais soif d'aventure, d'imprévus, de poésie, mais je n'oubliais pas pour autant que je vivais à Rennes, dans cette ville autrefois rock, qui avait vendu son âme à la French Tech, tout ça pour faire rayonner une attractivité de pacotille. » Ce jour-là, il est embarqué en garde à vue, expérience qu’il raconte non sans humour : l’absurdité de la situation et l’absence totale de charges pesant contre lui, l’autorisant à adopter un certain détachement et un sens de la dérision discret mais redoutable.

Témoignage touchant qui ne fera que confirmer pour beaucoup, sur un mode littéraire assumé, que la rue est bel et bien devenue une impasse.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

 

LA MÉLANCOLIE DE LA NASSE
Xavier Calais
74 pages – 7 euros
Éditions du commun – Rennes – Septembre 2021
www.editionsducommun.org/


mercredi 22 septembre 2021

Retour de l URSS. Par André Gide. Appendice IV

 LA LUTTE ANTI-RELIGIEUSE 

Je n'ai pas vu les musées anti-religieux de Moscou; mais j'ai visité celui de Léningrad, dans la cathédrale de Saint-Isaac, dont le dôme d'or reluit exquisement sur la cité. L'aspect extérieur de la cathédrale, est très beau; l'intérieur est affreux. Les grandes peintures pieuses qui y ont été conservées peuvent servir de tremplin au blasphème: elles sont hideuses vraiment. Le musée lui-même est beaucoup moins impertinent que je n'aurais pu craindre. Il s'agissait d'y opposer au mythe religieux, la science. Des cicerones se chargent d'aider les esprits paresseux que les divers instruments d'optique, les tableaux astronomiques, ou d'histoire naturelle, ou anatomiques, ou de statistique, ne suffiraient pas à convaincre. Cela reste décent et pas trop attentatoire. C'est du Reclus et du Flammarion plutôt que du Léo Taxil. Les popes par exemple en prennent un bon coup. Mais il m'était arrivé, quelques jours auparavant, de rencontrer, aux environs de Léningrad, sur la route qui mène à Péterhof, un pope, un vrai. Sa vue seule était plus éloquente que tous les musées antireligieux de l'U.R.S.S.. Je ne me chargerai pas de le décrire. Monstrueux, abject et ridicule, il semblait inventé par le bolchevisme comme un épouvantail pour mettre en fuite à jamais les sentiments pieux des villages. Par contre je ne puis oublier l'admirable figure du moine gardien de la très belle église que nous visitâmes peu avant d'arriver à X... Quelle dignité dans son allure! Quelle noblesse dans les traits de son visage! Quelle fierté triste et résignée! Pas une parole, pas un signe de lui à nous; pas un échange de regards. Et je songeais, en le contemplant sans qu'il s'en doutât, au «tradebat autem» de l'Evangile, où Bossuet prenait élan pour un magnifique essor oratoire. Le musée archéologique de Chersonèse, aux environs de Sébastopol est, lui aussi, installé dans une église. Les peintures murales y ont été respectées, sans doute en raison de leur provocante laideur. Des pancartes explicatives y sont jointes. Au-dessous d'une effigie du Christ, on peut lire: «Personnage légendaire qui n'a jamais existé». * * * * *

Je doute que l'U.R.S.S. ait été bien habile dans la conduite de cette guerre d'anti-religion. Il était loisible aux marxistes de ne s'attacher ici qu'à l'histoire, et, niant la divinité du Christ et jusqu'à son existence si l'on veut, rejetant les dogmes de l'Eglise, discréditant la Révélation, de considérer tout humainement et critiquement un enseignement qui, tout de même, apportait au monde une espérance nouvelle et le plus extraordinaire ferment révolutionnaire qui se pût alors. Il était loisible de dire en quoi l'Eglise même l'avait trahi; en quoi cette doctrine émancipatrice de l'Evangile pouvait, avec la connivence de l'Eglise hélas! prêter aux pires abus du pouvoir. Tout valait mieux que de passer sous silence, de nier. L'on ne peut faire que ceci n'ait point été, et l'ignorance où l'on maintient à ce sujet les peuples de l'U.R.S.S. les laisse sans défense critique et non vaccinés contre une épidémie mystique toujours à craindre. Il y a plus, et j'ai présenté d'abord ma critique par son côté le plus étroit, le pratique. L'ignorance, le déni de l'Evangile et de tout ce qui en a découlé, ne va point sans appauvrir l'humanité, la culture, d'une très lamentable façon. Je ne voudrais point que l'on me suspectât ici et flairât quelque relent d'une éducation et d'une conviction premières. Je parlerais de même à l'égard des mythes grecs que je crois, eux aussi, d'un enseignement profond, permanent. Il me paraît absurde de croire à eux; mais également absurde de ne point reconnaître la part de vérité qui s'y joue et de penser que l'on peut s'acquitter envers eux avec un sourire et un haussement d'épaules. Quant à l'arrêt que la religion peut apporter au développement de l'esprit, quant au pli qu'y peut imprimer la croyance, je les connais de reste et pense qu'il était bon de libérer de tout cela l'homme nouveau. J'admets aussi que la superstition, le pope aidant, entretint dans les campagnes et partout (j'ai visité les appartements de la Tzarine), une crasse morale effroyable, et comprends qu'on ait éprouvé le besoin de vidanger une bonne fois tout cela; mais... Les Allemands usent d'une image excellente et dont je cherche vainement un équivalent en français pour exprimer ce que j'ai quelque mal à dire: on a jeté l'enfant avec l'eau du bain. Effet du non-discernement et aussi d'une hâte trop grande. Et que l'eau du bain fût sale et puante, il se peut et je n'ai aucun mal à m'en convaincre; tellement sale même que l'on n'a plus tenu compte de l'enfant; l'on a tout jeté d'un coup sans contrôle. Et si maintenant j'entends dire que, par esprit d'accommodement, par tolérance, l'on refond des cloches, j'ai grand peur que ceci ne soit un commencement, que la baignoire ne s'emplisse à nouveau d'eau sale... l'enfant absent.


Retour de l URSS. Par André Gide. Appendice III

 DISCOURS AUX GENS DE LETTRES DE LÉNINGRAD (2 juillet 1936) ** ** ** ** **

 Le charme, la beauté, l'éloquence historique de Léningrad m'ont aussitôt séduit. Certes, Moscou présentait pour mon coeur et pour mon esprit un intérêt extrême et l'avenir (glorieux) de l'U.R.S.S. s'y dessine avec puissance. Mais tandis qu'à Moscou je ne voyais se lever d'autres souvenirs historiques que de conquête napoléonnienne, vain effort suivi tout aussitôt de désastre, à Léningrad maints édifices me rappellent ce qu'ont pu avoir de plus cordial et de plus fécondant les relations intellectuelles entre la Russie et la France. Je me plais à voir, dans ces relations du passé, dans cette émulation spirituelle de tout ce que la culture présentait alors de plus généreux, de plus universel, de plus neuf et de plus hardi, une sorte d'annonce, de préparation et d'inconsciente promesse; oui, promesse de ce que doit réaliser de nos jours l'internationalisme révolutionnaire. Ce qu'il y a pourtant lieu de remarquer c'est que les relations du passé restaient personnelles, de grand esprit à (grand) monarque, ou de grands esprits entre eux. Aujourd'hui les relations qui s'établissent et auxquelles nous travaillons sont bien autrement profondes; elles entraînent l'assentiment des peuples mêmes et confondent dans un même embrassement et indistinctement les intellectuels et les ouvriers de tous genres, ce qui ne s'était, jusqu'à présent, jamais vu. De sorte que ce n'est pas en mon nom propre que je parle, mais qu'en vous redisant ici mon amour pour l'U.R.S.S. j'exprime aussi le sentiment d'une immense masse laborieuse française. Si ma présence parmi vous, et celle de mes compagnons, vient apporter de nouvelles possibilités de commerce intellectuel, je m'en réjouis de tout coeur. Je me suis toujours élévé contre cette barrière de races que certains nationalistes prétendent infranchissable et qui, à les en croire, empêcherait à tout jamais les divers peuples de s'entendre, qui tout à la fois rendrait incommunicable leur esprit, impénétrable cet esprit à l'esprit d'autrui. J'ai plaisir à vous dire ici que, depuis mon adolescence, je me suis senti à l'égard de ce que l'on nous signalait alors comme les mystères incompréhensibles de l'âme slave, dans des dispositions particulièrement fraternelles, au point de me sentir en communion étroite avec les grands auteurs de votre littérature que j'ai appris à connaître et à aimer dès le sortir des bancs du lycée. Gogol, Tourgueniev, Dostoïewski, Pouchkine, Tolstoï, puis, plus tard Sologoub, Chtchédrine, Tchékov, Gorki, pour ne nommer ici que des morts, avec quelle passion je les ai lus et je puis dire: avec quelle reconnaissance, car ils m'apportaient, avec un art des plus particuliers, les plus surprenantes révélations sur l'homme en général, et sur moi-même, prospectant des régions de l'âme que les autres littératures avaient laissées inexplorées, me semblait-il, et s'emparant tout d'un coup, avec délicatesse, avec force et avec cette indiscrétion que permet l'amour, du plus profond de l'être, dans ce qu'il a de plus spécial et de plus authentiquement humain à la fois. J'ai travaillé de mon mieux et constamment à faire connaître en France et à faire aimer la littérature russe du passé et celle de l'U.R.S.S. actuelle. Nous sommes souvent mal renseignés et, d'un peuple à l'autre, nous pouvons commettre de graves erreurs, des omissions très regrettables; mais notre curiosité est ardente, celle des camarades qui sont venus nous rejoindre Pierre Herbart et moi, celle de Jef Last, celle de Schiffrin, de Dabit et de Guilloux, dont deux sont membres du parti, et qui, tout autant que moi, souhaitent que notre voyage en U.R.S.S. nous éclaire et nous permette d'éclairer mieux à notre retour le public français, extraordinairement avide et curieux aujourd'hui de tout ce que l'U.R.S.S. doit apporter de neuf à notre vieux monde. La sympathie que vous voulez bien nous témoigner ici m'y encourage et j'ai plaisir à vous en exprimer, au nom de beaucoup de ceux qui sont restés en France, notre cordiale reconnaissance.

Retour de l'URSS par André Gide Appendice II

 II 

DISCOURS AUX ÉTUDIANTS DE MOSCOU (27 juin 1936) 


Camarades, — représentants de la jeunesse soviétique je voudrais que vous compreniez pourquoi mon émotion est si vive de me trouver aujourd'hui parmi vous. Il est nécessaire pour cela, que je vous parle un peu de moi. La sympathie que vous me témoignez m'y engage. Cette sympathie, je crois que je la mérite un peu; et je crois qu'il n'est pas trop outrecuidant de le penser et de le dire. Mon mérite est d'avoir su vous attendre. J'ai attendu longtemps, mais avec confiance, avec cette certitude que vous viendriez un jour. A présent vous êtes là et votre accueil compense amplement le long silence, la solitude et l'incompréhension parmi laquelle j'ai vécu d'abord. Oui, vraiment, je considère votre sympathie comme la vraie récompense. Lorsque, à Paris, prit naissance la Revue Commune sous la direction et grâce à l'initiative hardie du camarade Louis Aragon, celui-ci eut l'idée d'ouvrir une enquête. Il demandait à chaque écrivain de France: Pour qui écrivez-vous? Je n'ai pas répondu à cette enquête et j'ai expliqué à Aragon pourquoi je n'y répondais pas. C'est que je ne pouvais, sans quelque apparence de prétention, dire, ce qui pourtant était la vérité: j'ai toujours écrit pour ceux qui viendront. Les applaudissements, je ne m'en souciais guère; ils n'eussent pu me venir que de cette classe bourgeoise dont j'étais sorti moi-même et dont, il est vrai, je faisais encore partie, mais que je tenais en grand mépris, précisément parce que je la connaissais bien, et contre laquelle tout ce que je sentais en moi de meilleur se soulevait. Comme j'étais de mauvaise santé et ne pouvais espérer vivre longtemps, j'acceptais de quitter cette terre sans avoir connu le succès. Je me considérais volontiers comme un auteur posthume, un de ceux dont j'enviais la pure gloire, qui sont morts à peu près ignorés, qui n'ont écrit que pour l'avenir, comme avaient fait Stendhal, Baudelaire, Keats, ou Rimbaud. J'allais me répétant: ceux à qui mes livres s'adressent ne sont pas encore nés, et j'avais cette impression douloureuse mais exaltante de parler dans le désert. On parle fort bien dans le désert, alors qu'aucun écho ne risque de déformer le son de la voix; alors qu'on n'a pas à se préoccuper du retentissement de ses paroles et que rien d'autre ne les incline qu'un souci de sincérité. Et il est à remarquer que, lorsque le goût du public est faussé, lorsque la convention a pris le pas sur la vérité, cette sincérité même passe pour de l'affectation. Oui, je passais pour un auteur affecté. On me le faisait sentir en ne me lisant pas. L'exemple des grands écrivains que j'ai cités, que j'admirais entre tous, me rassurait. J'acceptais de n'avoir de mon vivant aucun succès, fermement convaincu que l'avenir me réservait une revanche. J'ai conservé, comme d'autres gardent un palmarès, la feuille de vente de mes Nourritures Terrestres. En vingt ans, (1897-1917), il y avait eu exactement cinq cents acheteurs. Le livre avait passé inaperçu du public et de la critique. On n'avait écrit sur lui aucun article; ou, plus exactement, il n'avait paru rien que deux articles d'amis. Ce que j'en dis n'a du reste de l'intérêt qu'en raison de l'extraordinaire succès que devait connaître ce livre plus tard et de l'influence qu'il exerce sur la jeune génération d'aujourd'hui. Et ce ne fut pas seulement là l'histoire de mes Nourritures Terrestres. En général, l'insuccès premier de chacun de mes livres fut en raison directe de sa valeur et de sa nouveauté. Je ne veux point tirer de ceci cette conclusion qui serait nettement paradoxale: que seuls des livres médiocres peuvent espérer un triomphe immédiat. Non; là n'est certes pas ma pensée. Je veux simplement dire que la valeur profonde d'un livre, d'une oeuvre d'art, n'est pas toujours aussitôt reconnue. Aussi bien, l'oeuvre d'art ne s'adresse-t-elle pas seulement au présent. Les seules oeuvres vraiment valeureuses sont des messages qui souvent ne sont bien compris que plus tard, et l'oeuvre qui répond uniquement et trop parfaitement à un besoin immédiat risque de paraître bientôt totalement insignifiante. Jeunes gens de la Russie nouvelle, vous comprenez maintenant pourquoi je vous adressais si joyeusement mes Nouvelles Nourritures; c'est que vous portez en vous l'avenir. L'avenir ne viendra pas du dehors; l'avenir est en vous. Et non point seulement l'avenir de l'U.R.S.S., car de l'avenir de l'U.R.S.S. dépendront les destins du reste du monde. L'avenir, c'est vous qui le ferez. Prenez garde. Restez vigilants. Sur vous pèsent des responsabilités redoutables. Ne vous reposez pas sur les triomphes que vos camarades aînés ont généreusement payé de leurs efforts et de leur sang. Le ciel a été débarrassé par eux d'un amoncellement de nuées qui assombrissent encore bien des pays de ce monde. Ne demeurez pas inactifs. N'oubliez pas que nos regards, du fond de l'Occident, restent fixés sur vous, pleins d'amour, d'attente et d'immense espoir.

Retour de l'URSS par André Gide Appendice I

 DISCOURS PRONONCÉ SUR LA PLACE ROUGE A MOSCOU POUR LES FUNÉRAILLES DE MAXIME GORKI (20 juin 1936) 

La mort de Maxime Gorki n'assombrit pas seulement les Etats Soviétiques, mais le monde entier. Cette grande voix du peuple russe, que Gorki nous faisait entendre, a trouvé des échos dans les pays les plus lointains. Aussi n'ai-je pas à exprimer ici seulement ma douleur personnelle, mais celle des lettres françaises, celle de la culture européenne, de la culture de tout l'univers. La culture est demeurée longtemps l'apanage d'une classe privilégiée. Pour être cultivé, il fallait des loisirs: une classe de gens peinait pour permettre à un très petit nombre de jouir de la vie, de s'instruire, et le jardin de la culture, des belles-lettres et des arts, restait une propriété privée où seuls pouvaient avoir accès non les plus intelligents, les plus aptes, mais ceux qui, depuis leur enfance, s'étaient trouvés à l'abri du besoin. Sans doute pouvait-on constater que l'intelligence n'accompagnait pas nécessairement la richesse: dans la littérature française, un Molière, un Diderot, un Rousseau sortaient du peuple; mais leurs lecteurs restaient des gens de loisir. Lorsque la Grande Révolution d'Octobre a soulevé les masses profondes des peuples russes, on a dit en Occident, on a répété, et même l'on a cru que cette grande vague de fond allait submerger la culture. Dès qu'elle cessait d'être un privilège, la culture n'était-elle pas en danger? C'est en réponse à cette question que des écrivains de tous les pays se sont groupés dans le sentiment très net d'un devoir urgent: oui la culture est menacée; mais le péril pour elle n'est nullement du côté des forces révolutionnaires et libératrices; il vient au contraire des partis qui tentent de subjuguer ces forces, de les briser, de mettre l'esprit même sous le boisseau. Ce qui menace la culture ce sont les fascismes, les nationalismes étroits et artificiels qui n'ont rien de commun avec le vrai patriotisme, l'amour profond de son pays. Ce qui menace la culture c'est la guerre à laquelle fatalement, nécessairement, ces nationalismes haineux conduisent. Je devais présider la conférence internationale pour la défense de la culture qui se tient présentement à Londres. Les fâcheuses nouvelles de la santé de Maxime Gorki m'ont appelé précipitamment à Moscou. Sur cette Place Rouge qui déjà put voir tant d'événements glorieux et tragiques, devant ce mausolée de Lénine vers qui tant de regards sont fixés, je tiens à déclarer hautement, au nom des écrivains assemblés à Londres et en mon nom: c'est aux grandes forces internationales révolutionnaires qu'incombent le soin, le devoir de défendre, de protéger et d'illustrer à neuf la culture. Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'U.R.S.S.. Nous la défendrons. De même que, par-dessus les intérêts particuliers de chaque peuple, un grand besoin commun fait communier entre elles les classes prolétariennes de tous les pays, par-dessus chaque littérature nationale s'épanouit une culture faite de ce qu'il y a de vraiment vivant et d'humain dans les littératures particulières de chaque pays: «Nationale dans la forme, socialiste dans le fond» ainsi que le disait Staline. J'ai souvent écrit que c'est en étant le plus particulier qu'un écrivain atteint l'intérêt le plus général, parce que c'est en se montrant le plus personnel qu'il se révèle, par là même, le plus humain. Aucun écrivain russe n'a été plus russe que Maxime Gorki. Aucun écrivain russe n'a été plus universellement écouté. J'ai assisté hier au défilé du peuple devant le catafalque de Gorki. Je ne pouvais me lasser de contempler cette quantité de femmes, d'enfants, de travailleurs de toute sorte, dont Maxime Gorki avait été le porte-parole et l'ami. Je songeais avec tristesse que ces mêmes gens, dans tout autre pays que l'U.R.S.S., étaient de ceux à qui l'on aurait interdit l'accès de cette salle; ceux qui précisément, devant les jardins de la culture, se heurtent à un terrible: «Défense d'entrer, propriété privée.» Et les larmes me montaient aux yeux en songeant que ce qui leur paraissait, à eux, si naturel déjà, me paraissait, à moi l'Occidental, encore si extraordinaire. Et je pensais qu'il y avait là, en U.R.S.S., une nouveauté très surprenante: jusqu'à présent, dans tous les pays du monde, l'écrivain de valeur a presque toujours été, plus ou moins, un révolutionnaire, un combattant. D'une manière plus ou moins consciente et plus ou moins voilée, il pensait, il écrivait, à l'encontre de quelque chose. Il se refusait d'approuver. Il apportait dans les esprits et dans lescoeurs un ferment d'insubordination, de révolte. Les gens assis, les pouvoirs, les autorités, la tradition, s'ils eussent été plus clairvoyants, n'auraient pas hésité à le désigner comme l'ennemi. Aujourd'hui, en U.R.S.S., pour la première fois, la question se pose d'une façon très différente: en étant révolutionnaire l'écrivain n'est plus un opposant. Tout au contraire, il répond au voeu du grand nombre, du peuple entier, et, ce qui est le plus admirable: de ses dirigeants. De sorte qu'il y a comme un évanouissement de ce problème, ou plutôt une transposition si nouvelle que l'esprit en reste d'abord déconcerté. Et ce ne sera pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. et de ces journées prodigieuses qui continuent d'ébranler notre vieux monde—que d'avoir, dans un ciel neuf, fait lever, avec des étoiles nouvelles, de nouveaux problèmes, jusqu'à ce jour insoupçonnés. Maxime Gorki aura eu cette destinée singulière et glorieuse de rattacher au passé ce nouveau monde et de le lier à l'avenir. Il a connu l'oppression d'avant-hier, la lutte tragique d'hier; il a puissamment aidé au triomphe calme et rayonnant d'aujourd'hui. Il a prêté sa voix à ceux qui n'avaient pas encore pu se faire entendre; à ceux qui, grâce à lui, seront désormais écoutés. Désormais Maxime Gorki appartient à l'histoire. Il prend sa place auprès des plus grands.

Retour de l'URSS par André Gide Partie III

 

IV

 

Dans cette usine de raffinerie de pétrole, aux environs de Soukhoum, où tout nous paraît si remarquable: le réfectoire, les logements des ouvriers, leur club (quant à l'usine même, je n'y entends rien et admire de confiance) nous nous approchons du «Journal Mural», affiché selon l'usage dans une salle de club. Nous n'avons pas le temps de lire tous les articles, mais, à la rubrique «Secours rouge» où, en principe, se trouvent les renseignements étrangers, nous nous étonnons de ne voir aucune allusion à l'Espagne dont les nouvelles depuis quelques jours ne laissent pas de nous inquiéter. Nous ne cachons pas notre surprise un peu attristée. Il s'ensuit une légère gêne. On nous remercie de la remarque: il en sera certainement tenu compte.

Le même soir, banquet. Toasts nombreux selon l'usage. Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun des convives, Jef Last se lève et, en russe, propose de vider un verre au triomphe du Front rouge espagnol. On applaudit chaleureusement, encore qu'avec une certaine gêne, nous semble-t-il; et aussitôt, comme en réponse: toast à Staline. A mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d'Allemagne, de Yougoslavie, de Hongrie... On applaudit, avec un enthousiasme franc cette fois; on trinque, on boit. Puis, de nouveau, sitôt après: toast à Staline. C'est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l'on savait quelle attitude avoir. Pour ce qui est des troubles et de la lutte en Espagne, l'opinion générale et particulière attendait les directions de la Pravda qui ne s'était pas encore prononcée. On n'osait pas se risquer avant de savoir ce qu'il fallait penser. Ce n'est que quelques jours plus tard (nous étions arrivés à Sébastopol) qu'une immense vague de sympathie, partie de la Place Rouge, vint déferler dans les journaux, et que, partout, des souscriptions volontaires pour le secours aux gouvernementaux s'organisèrent.

 

* * * * *

 

Dans le bureau de cette usine, un grand tableau symbolique nous avait frappés; on y voyait, au centre, Staline en train de parler; répartis à sa droite et à sa gauche, les membres du gouvernement applaudir.

 

* * * * *

 

L'effigie de Staline se rencontre partout, son nom est sur toutes les bouches, sa louange revient immanquablement dans tous les discours. Particulièrement en Géorgie, je n'ai pu entrer dans une chambre habitée, fût-ce la plus humble, la plus sordide, sans y remarquer un portrait de Staline accroché au mur, à l'endroit sans doute où se trouvait autrefois l'icone. Adoration, amour ou crainte, je ne sais; toujours et partout il est là.

* * * * *

 

Sur la route de Tiflis à Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J'ai pensé qu'il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à l'accueil de l'U.R.S.S. où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés. Je ne trouverai jamais meilleure occasion. Je fais arrêter l'auto devant la poste et tends le texte d'une dépêche. Elle dit à peu près: «En passant à Gori au cours de notre merveilleux voyage, j'éprouve le besoin cordial de vous adresser...» Mais ici, le traducteur s'arrête: Je ne puis point parler ainsi. Le «vous» ne suffit point, lorsque ce «vous», c'est Staline. Cela n'est point décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste certaine stupeur, on se consulte. On me propose: «Vous, chef des travailleurs», ou «maître des peuples» ou... je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à faire. On n'acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s'agit d'une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance. Et comme déjà j'avais pu constater de semblables retouches et «mises au point» dans les traductions de diverses allocutions que j'avais été amené à prononcer en U.R.S.S., je déclarai aussitôt que je ne reconnaîtrais comme mien aucun texte de moi paru en russe durant mon séjour et que je le dirais. Voici qui est fait.

Oh! Parbleu, je ne veux voir dans ces menus travestissements, le plus souvent involontaires, aucune malignité: bien plutôt le désir d'aider quelqu'un qui n'est pas au courant des usages et qui certainement ne peut demander mieux que de s'y plier, d'y conformer ses expressions et sa pensée.

 

* * * * *

 

Staline, dans l'établissement du premier et du second plan quinquennal, fait preuve d'une telle sagesse, d'une si intelligente souplesse dans les modifications successives qu'il a cru devoir y apporter, que l'on en vient à se demander si plus de constance était possible; si ce progressif détachement de la première ligne, cet écartement du Léninisme, n'était pas nécessaire; si plus d'entêtement n'exigeait pas du peuple un effort surhumain. De toute manière il y a déboire. Si ce n'est pas Staline, alors c'est l'homme, l'être humain, qui déçoit. Ce qu'on tentait, que l'on voulait, que l'on se croyait tout près d'obtenir, après tant de luttes, tant de sang versé, tant de larmes, c'était donc «au-dessus des forces humaines»? Faut-il attendre encore, résigner, ou reporter à plus loin ses espoirs? Voilà ce qu'en U.R.S.S. on se demande avec angoisse. Et que cette question vous effleure, c'est déjà trop.

Après tant de mois d'efforts, tant d'années, on était en droit de se demander: vont-ils enfin pouvoir relever un peu la tête? —Les fronts n'ont jamais été plus courbés.

* * * * *

 

Qu'il y ait divergence de l'idéal premier, voici qui ne peut être mis en doute. Mais devrons-nous mettre en doute, du même coup, que ce que l'on voulait d'abord fût aussitôt possible. Y a-t-il faillite? ou opportune et indiscutable accommodation à d'imprévues difficultés?

Ce passage de la «mystique» à la «politique» entraîne-t-il fatalement une dégradation? Car il ne s'agit plus ici de théorie; on est dans le domaine pratique; il faut compter avec le menschliches, allzumenschliches— et compter avec l'ennemi.

Quantité de résolutions de Staline sont prises, et ces derniers temps presque toutes, en fonction de l'Allemagne et dictées par la peur qu'on en a. Cette restauration progressive de la famille, de la propriété privée, de l'héritage trouvent une valable explication: il importe de donner au citoyen soviétique le sentiment qu'il a quelque bien personnel à défendre. Mais c'est ainsi que, progressivement, l'impulsion première s'engourdit, se perd, que le regard cesse de se diriger à l'avant. Et l'on me dira que cela est nécessaire, urgent, car une attaque de flanc risque de ruiner l'entreprise. Mais d'accommodement en accommodement, l'entreprise se compromet.

Une autre crainte, celle du « trotzkisme» et de ce qu'on appelle aujourd'hui là-bas: l'esprit de contre-révolution. Car certains se refusent à penser que cette transigeance fût nécessaire; tous ces accommodements leur paraissent autant de défaites. Que la déviation des directives premières trouve des explications, des excuses, il se peut: cette déviation seule importe à leurs yeux. Mais, aujourd'hui c'est l'esprit de soumission, le conformisme, qu'on exige. Seront considérés comme «trotzkistes» tous ceux qui ne se déclarent pas satisfaits. De sorte que l'on vient à se demander si Lénine lui-même reviendrait-il sur la terre aujourd'hui?...

 

* * * * *

 

Que Staline ait toujours raison, cela revient à dire : que Staline a raison de tout.

 

* * * * *

 

Dictature de prolétariat nous promettait-on. Nous sommes loin de compte. Oui: dictature, évidemment; mais celle d'un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe de ne point se leurrer, et force est de reconnaitre tout net: ce n'est point là ce qu'on voulait. Un pas de plus et nous dirons même: c'est exactement ceci que l'on ne voulait pas.

 

* * * * *

Supprimer l'opposition dans un Etat, ou même simplement l'empêcher de se prononcer, de se produire, c'est chose extrêmement grave: l'invitation au terrorisme. Si tous les citoyens d'un Etat pensaient de même, ce serait sans aucun doute plus commode pour les gouvernants. Mais, devant cet appauvrissement, qui donc oserait encore parler de «culture»? Sans contrepoids, comment l'esprit ne verserait-il pas tout dans un sens? C'est, je pense, une grande sagesse d'écouter les partis adverses; de les soigner même au besoin, tout en les empêchant de nuire: les combattre, mais non les supprimer. Supprimer l'opposition... il est sans doute heureux que Staline y parvienne si mal.

«L'humanité n'est pas simple, il faut en prendre son parti; et toute tentative de simplification, d'unification, de réduction par le dehors sera toujours odieuse, ruineuse et sinistrement bouffonne. Car l'embêtement pour Athalie, c'est que c'est toujours Eliacin, l'embêtant pour Hérode, c'est que c'est toujours la Sainte Famille qui échappe», — écrivais-je en 1910.

 

V

 

J'écrivais avant d'aller en U.R.S.S.:

Je crois que la valeur d'un écrivain est liée à la force révolutionnaire qui l'anime, ou plus exactement (car je ne suis pas si fou que de ne reconnaître de valeur artistique qu'aux écrivains de gauche): à sa force d'opposition. Cette force existe aussi bien chez Bossuet, Chateaubriand, ou, de nos jours, Claudel, que chez Molière, Voltaire, Hugo et tant d'autres. Dans notre forme de société, un grand écrivain, un grand artiste, est essentiellement anticonformiste. Il navigue à contrecourant. Cela était vrai pour Dante, pour Cervantes, pour Ibsen, pour Gogol... Cela cesse d'être vrai, semble-t-il pour Shakespeare et ses contemporains, dont John Addington Symonds dit excellemment: What made the playwrights of that epoch so great... was that they (the authors) lived and wrote in fullest sympathy with the whole people («Ce qui fit que l'art dramatique de cette époque s'éleva si haut... c'est que les auteurs vivaient alors et écrivaient en complète sympathie avec tout le peuple.»)

Voilà ce que je me demandais avant d'aller en U.R.S.S..

 

* * * * *

 

—«Vous comprenez, m'expliqua X..., ce n'était plus du tout cela que le public réclamait; plus du tout cela que nous voulons aujourd'hui. Il avait donné précédemment un ballet très remarquable et très remarqué. («Il», c'était Chestakovitch, dont certains me parlaient avec cette sorte d'éloges que l'on n'accorde qu'aux génies.) Mais que voulez-vous que le peuple fasse d'un opéra dont, en sortant, il ne peut fredonner aucun air?» (Quoi! c'est donc là qu'ils en étaient! Et pourtant X..., artiste lui-même, et fort cultivé, ne m'avait tenu jusqu'alors que des propos intelligents.)

»Ce qu'il nous faut aujourd'hui, ce sont des oeuvres que tout le monde puisse comprendre, et tout de suite. Si Chestakovitch ne le sent pas de lui-même, on le lui fera bien sentir en ne l'écoutant même plus.»

Je protestai que les oeuvres parfois les plus belles, et même celles qui sont appelées à devenir les plus populaires, ont pu n'être goûtées d'abord que par un très petit nombre de gens; que Beethoven lui-même... Et, lui tendant un livre que précisément j'avais sur moi: Tenez, lisez ceci:

«In Berlin gab ich auch (c'est Beethoven qui parle), vor mehreren Jahren ein Konzert, ich grif mich an und glaubte, was Reicht's zu leisten, und hof te auf einen tüchtigen Beifall; aber siehe da, als ich meine höchste Begeisterung ausgesprochen hatte, kein geringstes Zeichen des Beifalls ertönte.» (Moi aussi, il y a plusieurs années, j'ai donné un concert à Berlin. Je m'y suis livré tout entier, et je pensais être arrivé vraiment à quelque chose ; j'escomptais donc un réel succès. Mais voyez: lorsque j'avais réalisé le meilleur de mon inspiration—pas le plus léger signe d'approbation.

X... m'accorda qu'en U.R.S.S. un Beethoven aurait eu bien du mal à se relever d'un tel insuccès. «Voyez-vous, continua-t-il, un artiste, chez nous, a d'abord à être dans la ligne. Les plus beaux dons, sinon, seront considérés comme du «formalisme». Oui, c'est le mot que nous avons trouvé pour désigner tout ce que nous ne nous soucions pas de voir ou d'entendre. Nous voulons créer un art nouveau, digne du grand peuple que nous sommes. L'art, aujourd'hui, doit être populaire, ou n'être pas.»

—Vous contraindrez tous vos artistes au conformisme, lui dis-je, et les meilleurs, ceux qui ne consentiront pas à avilir leur art ou seulement à le courber, vous les réduirez au silence. La culture que vous prétendez servir, illustrer, défendre, vous honnira.

Alors, il protesta que je raisonnais en bourgeois. Que, pour sa part, il était bien convaincu que le marxisme qui, dans tant d'autres domaines, avait déjà produit de si grandes choses, saurait aussi produire des oeuvres d'art. Il ajouta que ce qui retenait ces nouvelles oeuvres de surgir, c'est l'importance qu'on accordait encore aux oeuvres d'un passé révolu.

Il parlait à voix de plus en plus haute; il semblait faire un cours ou réciter une leçon. Ceci se passait dans le hall de l'hôtel de Sotchi. Je le quittai sans plus lui répondre. Mais, quelques instants plus tard, il vint me retrouver dans ma chambre et, à voix basse cette fois: -

Oh! Parbleu! Je sais bien... Mais on nous écoutait tout à l'heure et... mon exposition doit ouvrir bientôt.

X... est peintre, et devait présenter au public ses dernières toiles.

 

* * * * *

 

Quand nous arrivâmes en U.R.S.S., l'opinion était mal ressuyée de la grande querelle du Formalisme. Je cherchai à comprendre ce que l'on entendait par ce mot et voici ce qu'il me sembla: tombait sous l'accusation de formalisme, tout artiste coupable d'accorder moins d'intérêt au fond qu'à la forme. Ajoutons aussitôt que n'est jugé digne d'intérêt (ou plus exactement n'est toléré) le fond que lorsque incliné dans un certain sens. L'oeuvre d'art sera jugée formaliste, dès que pas inclinée du tout et n'ayant par conséquent plus de «sens» (et je joue ici sur le mot). Je ne puis, je l'avoue, écrire ces mots «forme» et «fond» sans sourire. Mais il sied plutôt de pleurer lorsqu'on voit que cette absurde distinction va déterminer la critique. Que cela fût politiquement utile, il se peut; mais ne parlez plus ici de culture. Celle-ci se trouve en péril dès que la critique n'est plus librement exercée.

En U.R.S.S., pour belle que puisse être une oeuvre, si elle n'est pas dans la ligne, elle est honnie. La beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être un artiste, s'il ne travaille pas dans la ligne l'attention se détourne, est détournée de lui: ce que l'on demande à l'artiste, à l'écrivain, c'est d'être conforme; et tout le reste lui sera donné par-dessus.

 

* * * * *

J'ai pu voir à Tiflis une exposition de peintures modernes, dont il serait peut-être charitable de ne point parler. Mais, après tout, ces artistes avaient atteint leur but, qui est d'édifier (ici par l'image), de convaincre, de rallier (des épisodes de la vie de Staline servant de thème à ces illustrations). Ah! Certes, ceux-là n'étaient pas des «formalistes»! Le malheur, c'est qu'ils n'étaient pas des peintres non plus. Ils me faisaient souvenir qu'Apollon, pour servir Admète, avait dû éteindre tous ses rayons, et du coup n'avait plus rien fait qui vaille— ou du moins qui nous importât. Mais, comme l'U.R.S.S., non plus avant qu'après la révolution, n'a jamais excellé dans les arts plastiques, mieux vaut s'en tenir à la littérature.

«Dans le temps de ma jeunesse, me disait X..., l'on nous recommandait tels livres, l'on nous déconseillait tels autres; et naturellement c'est vers ces derniers que notre attention se portait. La grande différence, aujourd'hui, c'est que les jeunes ne lisent plus que ce qu'on leur recommande de lire, qu'ils ne désirent même plus lire autre chose.»

C'est ainsi que Dostoïewski, par exemple, ne trouve guère plus de lecteurs, sans qu'on puisse exactement dire si la jeunesse se détourne de lui, ou si l'on a détourné de lui la jeunesse—tant les cerveaux sont façonnés.

S'il doit répondre à un mot d'ordre, l'esprit peut bien sentir du moins qu'il n'est pas libre. Mais s'il est ainsi préformé qu'il n'attende même plus le mot d'ordre pour y répondre, l'esprit perd jusqu'à la conscience de son asservissement. Je crois que l'on étonnerait beaucoup de jeunes soviétiques, et qu'ils protesteraient, si l'on venait leur dire qu'ils ne pensent pas librement.

Et comme il advient toujours que nous ne reconnaissons qu'après les avoir perdus, la valeur de certains avantages, rien de tel qu'un séjour en U.R.S.S. (ou en Allemagne, il va sans dire) pour nous aider à apprécier l'inappréciable liberté de pensée dont nous jouissons encore en France, et dont nous abusons parfois.

A Léningrad, l'on m'avait demandé de préparer un petit discours à l'usage d'une assemblée de littérateurs et d'étudiants. Je n'étais en U.R.S.S. que depuis huit jours et cherchais à prendre le la. Je soumis donc à X... et à Y... mon texte. L'on me fit aussitôt comprendre que ce texte n'était ni dans la ligne, ni dans la note et que ce que je m'apprêtais à dire paraîtrait fort malséant. Eh parbleu! je m'en rendis nettement compte moi-même, par la suite. Du reste, ce discours, je n'eus pas l'occasion de le prononcer. Le voici :

«L'on m'a souvent demandé mon opinion sur la littérature actuelle de l'U.R.S.S. Je voudrais expliquer pourquoi j'ai refusé de me prononcer. Cela me permettra, du même coup, de préciser certain point du discours que j'ai lu sur la Place Rouge, au jour solennel des funérailles de Gorki. J'y parlais de «nouveaux problèmes» soulevés par le triomphe même des républiques soviétiques, problèmes dont je disais que ce ne serait pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. de les avoir fait naître à l'histoire et proposés à notre méditation. Comme l'avenir de la culture me semble étroitement lié à la solution qui pourra leur être donnée, il ne me parait pas inutile d'y revenir et d'apporter ici quelques précisions.

 

** ** ** ** **

 

»Le grand nombre, et même composé des éléments les meilleurs, n'applaudit jamais à ce qu'il y a de neuf, de virtuel, de déconcerté et de déconcertant, dans une oeuvre; mais seulement à ce qu'il y peut déjà reconnaître, c'est-à-dire la banalité. Tout comme il y avait des banalités bourgeoises, il y a des banalités révolutionnaires; il importe de s'en convaincre. Il importe de se persuader que ce qu'elle apporte de conforme à une doctrine, fût-elle la plus saine et la mieux établie, n'est jamais ce qui fait la valeur profonde d'une oeuvre d'art, ni ce qui lui permettra de durer; mais bien ce qu'elle apportera d'interrogations nouvelles, prévenant celles de l'avenir; et de réponses à des questions non encore posées. Je crains fort que quantité d'oeuvres, toutes imprégnées d'un pur esprit marxiste, à quoi elles doivent leur succès d'aujourd'hui, ne dégagent bientôt, au nez de ceux qui viendront, une insupportable odeur de clinique; et je crois que les oeuvres les plus valeureuses seront celles seules qui auront su se délivrer dé ces préoccupations-là.

»Du moment que la révolution triomphe, et s'instaure, et s'établit, l'art court un terrible danger, un danger presque aussi grand que celui que lui font courir les pires oppressions des fascismes: celui d'une orthodoxie. L'art qui se soumet à une orthodoxie, fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le conformisme. Ce que la révolution triomphante peut et doit offrir à l'artiste, c'est avant tout la liberté. Sans elle, l'art perd signification et valeur.

»Walt Whitman à l'occasion de la mort du président Lincoln, écrivit un de ses plus beaux chants. Mais si ce libre chant eût été contraint, si Whitman avait été forcé de l'écrire par ordre et conformément à un canon admis, ce thrène aurait perdu sa vertu, sa beauté; ou plutôt Whitman n'aurait pas pu l'écrire.

»Et comme, tout naturellement, l'assentiment du plus grand nombre, les applaudissements, le succès, les faveurs, vont à ce que le public peut aussitôt reconnaître et approuver, c'est-à-dire au conformisme, je me demande avec inquiétude si, peut-être, dans l'U.R.S.S. glorieuse d'aujourd'hui, ne végète pas, ignoré de la foule, quelque Baudelaire, quelque Keats ou quelque Rimbaud qui, en raison même de sa valeur, a du mal à se faire entendre. Et c'est pourtant celui-là entre tous qui m'importe, car ce sont les dédaignés de d'abord, les Rimbaud, les Keats, les Baudelaire les Stendhal même, qui paraîtront demain les plus grands.

 

VI

 

Sébastopol, dernière étape de notre voyage. Sans doute, il est en U.R.S.S. des villes plus intéressantes ou plus belles, mais nulle part encore je n'avais aussi bien senti combien je resterais épris. Je retrouvais à Sébastopol, moins préservée, moins choisie qu'à Soukhoum ou Sotchi, la société, la vie russe entière, avec ses manques, ses défauts, ses souffrances, hélas! à côté de ses triomphes, de ses réussites qui permettent ou promettent à l'homme plus de bonheur. Et, suivant les jours, la lumière adoucissait l'ombre, ou au contraire l'épaississait. Mais, autant que le plus lumineux, ce que je pouvais voir ici de plus sombre, tout m'attachait, et douloureusement parfois, à cette terre, à ces peuples unis, à ce climat nouveau qui favorisait l'avenir et où l'inespéré pouvait éclore... C'est tout cela que je devais quitter.

Et déjà commençait à m'étreindre une angoisse encore inconnue: de retour à Paris que saurais-je dire? Comment répondre aux questions que je pressentais ? L'on attendait de moi certainement des jugements tout d'une pièce. Comment expliquer que, tour à tour, en U.R.S.S., j'avais eu (moralement) si chaud, et si froid? En déclarant à nouveau mon amour allais-je devoir cacher mes réserves et mentir en approuvant tout? Non; je sens trop qu'en agissant ainsi je desservirais à la fois l'U.R.S.S. même et la cause qu'elle représente à nos yeux. Mais ce serait une très grave erreur d'attacher l'une à l'autre trop étroitement de sorte que la cause puisse être tenue pour responsable de ce qu'en U.R.S.S. nous déplorons.

 

* * * * *

 

L'aide que l'U.R.S.S. vient d'apporter à l'Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L'U.R.S.S. n'a pas fini de nous instruire et de nous étonner.