vendredi 27 mars 2020

Le jardin des supplices Par Octave Mirbeau




« Il y a douze ans, ne sachant plus que faire et condamné par une série de malchances à la dure nécessité de me pendre ou de m'en aller jeter dans la Seine, je me présentai aux élections législatives – suprême ressource-, en un département où, d'ailleurs, je ne connaissais personne et n'avais jamais mis les pieds. »

« Je faillis même, un soir, dans une réunion publique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, en présence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j’eusse revendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu, à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer la république des ordures individuelles qui la déshonoraient. On se rua sur moi ; on me prit à la gorge ; on se passa, de poings en poings, ma personne soulevée et ballotante comme un paquet...Par bonheur, je me tirai de cet accès d'éloquence avec, seulement, une fluxion à la joue, trois côtes meurtries et six dents cassées. »

« -prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça s'est du vol.…Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est du commerce...Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa... »

« La vérité est que Mme G..., débarrassée du grossissement des réclames et de la poésie des légendes, réduite au strict caractère de son individualité mondaine, n'était qu'une très vieille dame, d'esprit vulgaire, d'éducation négligée, extrêmement vicieuse, par surcroit, et qui, ne pouvant plus cultiver la fleur du vice en son propre jardin , la cultivait en celui des autres, avec une impudeur tranquille, dont on ne savait pas ce qu'il convenait le mieux d'admirer, ou l'effronterie ou l'inconscience. »

« Tu as vu d'assez près la vie politique pour savoir qu'il existe un degré de puissance où l'homme le plus infâme se trouve protégé contre lui-même par ses propres infâmies, à plus forte raison contre les autres par celles des autres...Pour un homme d'état, il n'est qu'une chose irréparable : l'honnêteté ! L’honnêteté est inerte et stérile, elle ignore la mise en valeur des appétits et des ambitions, les seules énergies par quoi l'on fonde quelque chose de durable. La preuve, c'est cet imbécile de Favrot, le seul honnête homme du cabinet, et le seul aussi, dont la carrière politique soit, de l'aveu général, totalement et à jamais perdue ! C’est le dire, mon cher, que la campagne menée contre moi me laisse absolument indifférent... »

« En Chine, la vie est libre, heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pour nous, du moins… Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir… L’Europe et sa civilisation hypocrite, barbare, c’est le mensonge… Qu’y faites-vous autre chose que de mentir, de mentir à vous-même et aux autres, de mentir à tout ce que, dans le fond de votre âme, vous reconnaissez être la vérité ? … Vous êtes obligé de feindre un respect extérieur pour des personnes, des institutions que vous trouvez absurdes… Vous demeurez lâchement attaché à des conventions morales ou sociales que vous méprisez, que vous condamnez, que vous savez manquer de tout fondement… C’est cette contradiction permanente entre vos idées, vos désirs et toutes les formes mortes, tous les vains simulacres de votre civilisation, qui vous rend tristes, troublés, déséquilibrés… » 

« C’était vrai ! … j’avais beau me vanter d’être une intransigeante canaille, me croire supérieur à tous les préjugés moraux, j’écoutais encore, parfois, la voix du devoir et de l’honneur qui, à de certains moments de dépression nerveuse, montait des profondeurs troubles de ma conscience… »

mercredi 25 mars 2020

Le massacre des italiens - Aigues-Mortes , le 17 aout 1893


Le plus sanglant « pogrom » de l’histoire française contemporaine s’est déroulé le 17 août 1893 à Aigues-Mortes. Ce jour-là, des émeutes entre ouvriers ont provoqué la mort de huit d’entre eux et plus de cinquante blessés, tous italiens, massacrés par des français. Gérard Noiriel resitue cet évènement, qui a placé la France au ban des nations et a risqué de l’entraîner dans une guerre avec l’Italie, dans le contexte des mutations politiques et économiques de la fin du XIXe siècle. Il explique comment les discours officiels sur la fierté d’être français ont conduit les laissés-pour-compte de la République à s’acharner contre des étrangers et comment le patronat, les journalistes, les militaires, les juges et les politiciens ont acquitté les assassins et échappé à leurs responsabilités.

Il identifie trois mondes sociaux distincts :
  • La communauté des Aiguesmortais, dont il raconte l’origine, l’histoire, la composition et surtout les bouleversements économiques, sociaux et politiques qui l’ont touchée, comme toute la France, dans les années 1870-1880. La jeune Compagnie des salins du midi (CSM), créée en 1868, instaure des rapports de productions capitalistes : fin des usages ancestraux qui permettaient aux pauvres de chasser et pêcher sur les étangs, prise de contrôle des transports, ruinant un grand nombre d’intermédiaires et la pluriactivité, mais aussi développement de la vigne après la découverte que les ceps plantés dans le sable étaient épargnés par le phylloxéra. Aigues-Mortes devient une zone attractive pour les ouvriers agricoles. En 1893, le coeur de cette société est composé par les membres de la classe de nouveaux propriétaires, enrichis grâce à la vigne, évaluée à 150 famille environ.
  • Les saisonniers, essentiellement des « Ardéchois » (au sens large) et des « Piémontais » (au sens large également).
  • Les « trimards », « assemblage hétéroclite d’individus sans lien entre eux, si ce n’est qu’ils apparaissent comme les laissés-pour-compte du capitalisme, certains étant entraînés dans la spirale inexorable de la déchéance sociale ».

Chaque année, la CSM doit embaucher 1200 à 1300 ouvriers pour la récolte du sel et les vendanges, aux mois d’août et de septembre, provoquant une affluence de plus de 2000 personnes, ce qui provoque une augmentation de la population de 50%. La brigade locale de gendarmerie ne compte que quatre hommes. La ville ne possède aucun service d’eau potable. L’hôpital/hospice local compte un seul médecin, trois religieuses et deux employés.
Les ouvriers recrutés pour la récolte du sel restent deux semaines sur les chantiers. L’eau potable, rationnée par la CSM, leur est apportée à dos de mulet. Tandis que les opérations de levage sont payées au forfait, le battage est rémunéré au rendement et collectivement par équipes, en général italiennes. La CSM, cette année-là, a du compléter ses effectifs par des saisonniers occasionnels, en formant des équipes « mixtes ». Une première rixe éclate au matin du 16 août entre des « trimards » incapables de suivre la cadence et les Piémontais qui se considèrent pénalisés. Les trimards, chassés, plusieurs blessés, cherchent à rallier les Aiguesmortais à leur cause en faisant courir le bruit que des jeunes de la commune ont été tués. Les émeutes se poursuivent jusqu’au lendemain, rapportées en détail par l’auteur, en recoupant de nombreux témoignages. L’armée, appelée en renfort, n’arrivera qu’à 18 heures le 17 août. Le préfet du Gard, le maire, l’agent consulaire, le juge de paix, le juge d’instruction et le procureur de la République sont, eux, sur place et tentent de s’interposer.
La principale « leçon » que Gérard Noiriel tire de ce massacre est que « des individus n’ayant rien en commun, soumis à une concurrence de chaque instant et placés dans des conditions matérielles et climatiques totalement inhumaines, peuvent se livrer entre eux une guerre d’extermination pour peu qu’une étincelle mette le feu aux poudres ».  Au moment où se produisent ces évènements, le sociologue Émile Durkheim forge le concept de l’anomie : « lorsque les hommes n’ont plus aucun lien entre eux, ils sont capables de se livrer à des actes d’une totale inhumanité ».

Gérard Noiriel explique ensuite « comment l’ « identité nationale » a pu actionner le bras des assassins et légitimer leurs actes ». Il revient sur la formation précoce de l’État en France et sur l’émergence de la notion de nation, puis sa concrétisation par la IIIe République, en quête de légitimité, avec les lois scolaires de Jules Ferry, le « plan Freycinet » qui permet de connecter les bourgades les plus reculées grâce au réseau ferré secondaire, et la suppression de la censure qui permet de multiplier par 10 en trente ans le nombre de journaux vendus chaque jour. Le faits divers est utilisé pour activer l'identification des lecteurs, mobilisant, comme la tragédie antique, la terreur et la pitié, en mettant en scène trois personnages : la victime, le criminel et le justicier, pour créer une connivence sur le mode du « eux » et « nous », et légitimer une revendication, souvent de type sécuritaire. Le « nous Français » accélère brutalement l’intégration de toutes les couches de la population au sein d’un même espace public national, leur « francisation ». Dans ce processus, l’Italien est assimilé au personnage du « traitre au couteau », notamment après les « Vêpres marseillaises » qui ont vu s’affronter piémontais et autochtones, le 17 juin 1881, après que le drapeau français ait été sifflé au moment où les militaires français ont imposé leur protectorat à la Tunisie, au détriment de l’Italie. C’est le point de départ des discours mettant en cause ce qu’on appelle aujourd’hui le « communautarisme », et de l’ « anoblissement » de la rubrique faits divers en lui donnant une importance politique. Malgré les enquêtes démontrant l’harmonie entre les ouvriers français et italiens, la machine à fabriquer des « problèmes » est en marche. Bertillon fait de la démographie une « science patriotique ». Les fichiers, registres, formulaires se multiplient, où surgit une case « nationalité », contribuant à diffuser le « sentiment d’appartenance nationale » sous forme d’une identité latente.
« Un nouveau clivage apparaît au niveau international, opposant les pays d’émigration aux pays d’immigration. » La montée de la xénophobie anti-italienne entre 1881 et 1894 est liée aux tensions diplomatiques : à partir de 1882, l’Italie s’est alliée à l’Allemagne et à l’Autriche.

Gérard Noiriel relate ensuite en détails, le déroulement de l’enquête et du procès. Alors que les crimes ont été commis sous les yeux de représentants de l’autorité, malgré des preuves accablantes et des aveux, les jurés de la cour d’assises d’Angoulême ont prononcé un acquittement général. Les responsabilités de la CSM, pour ses pressions sur les salaires, et de l’armée, arrivée en retard, sont écartées.
La presse nationale a fixé, dès le 19 août, « les grandes lignes du sens commun » en imposant un scénario mobilisant les stéréotypes élaborés antérieurement pour discréditer les Italiens : un point de vue nationaliste. Des émeutes anti-françaises ont éclaté à Rome, contre l’ambassade, et dans toute l’Italie, exacerbant « l’habitus national ». « L’ « intérêt de la France » étant en cause, le gouvernement veut absolument que le procès ait lieu le plus rapidement possible, et qu’il prouve que ce sont les Italiens qui ont commencé à agresser les Français lors de la rixe du 16 août. » Les archives du ministère de la Justice révèlent de multiples interventions du pouvoir central sur le parquet. Les ouvriers d’Aigues-Mortes ont retenu qu’ils avaient eu raison de chasser les Italiens, leur maire lui-même ayant légitimé ces violences par l’affiche qu’il avait fait placarder. Cependant, l’assasinat de Sadi Carnot le 24 juin 1894 par Sante Caserio par solidarité avec un anarchiste français changent la donne. Ceux qui se trouvent exclus du consensus républicain, renoncent à s’en prendre aux immigrés pour concentrer leurs attaques sur les représentants du pouvoir. Dans le même temps, la CSM mécanisant les opérations de levage, le massacre de 1893 va être réinterprété en fonction des nouveaux enjeux. La contestation se déplacera vers le vignoble et s’étendra à tout le Midi languedocien. Au printemps 1907, le ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau ordonnera une répression qui fera six morts et entraînera la mutinerie du régiment de Béziers. Le massacre des Italiens n’entrant pas dans ce schéma de crimes commis par l’armée contre les travailleurs, disparait de la mémoire collective ouvrière. Dans les années 1950, meurent les derniers témoins directs, puis le développement du tourisme et la politique du patrimoine vont renforcer le « processus d’occultation ». La principale fonction de la mémoire est de fabriquer du « nous », c’est-à-dire du consensus, oubliant les formes de domination passées.
Le massacre refait surface dans les années 1970, grâce au travail des historiens, puis dans la presse régional au moment de la commémoration du centenaire. L’évènement, désormais intégré dans « la grande histoire du racisme » (de façon complètement anachronique puisque le terme fut inventé en 1902 !), est repolitisé.


Remarquable travail qui ne se contente pas de restituer l'événement mais de déployer les multiples couches interprétatives et de démêler l’enchevêtrement des causalités à travers les différents discours officiels et médiatiques.



LE MASSACRE DES ITALIENS
Aigues-Mortes, le 17 août 1893
Gérard Noiriel
306 pages – 20 euros
Éditions Fayard – Paris – Janvier 2010

Soleil trompeur - Iter ou le fantasme de l'énergie illimitée


On n’entend peu parler d’Iter, projet démesuré en cours de construction près de Cadarache (Bouche-du-Rhône) auquel sont associés trente-cinq pays. En portant à 150 millions de degré un plasma de deutérium et de tritium, on obtiendrait une puissance de fusion dix fois supérieure à la puissance de chauffage apportée. Pourtant, comme le démontre Isabelle Bourboulon dans son enquête, il serait grandement contestable.

La conception d’Iter a été ratifiée en 2001, et le choix du site français validé en juin 2005, contre la proposition japonaise concurrente, avec la promesse d’une augmentation de participation financière de 15%.
Isabelle Bourboulon explique avec force détails le principe scientifique d’un réacteur de fusion, supposé engendrer une énergie colossale. Si le deutérium est abondant car présent dans l’eau de mer, les réserves mondiales de tritium sont de l’ordre de 25 kilos. Or un futur réacteur industriel (celui-ci n’est qu’expérimental !) en consommerait 100 à 200 kilos par an, produisant 30 000 tonnes de déchets radioactifs. Les techniques de confinement magnétique et de chauffage sont certes maîtrisées mais pas suffisamment pour atteindre le seuil nécessaire : la puissance dégagée par la fusion reste encore inférieure à celle qu’il faut fournir. Les descriptions de ce chantier pharaonique et les caractéristiques des installations impressionnent par leur démesure. Le tokamak par exemple, la chambre à vide prévue pour accueillir la réaction, pourra recevoir 840 m3 de plasma, soit dix fois plus que le plus grand tokamak actuellement en activité. Le système magnétique chargé de confiner le plasma, sera constitué de 10 000 tonnes de câbles supraconducteurs et concentrera une énergie de 50 milliards de joules. Le chantier serait entré dans sa seconde phase de construction et 65% des éléments et des systèmes indispensables à la production du premier plasma seraient finalisés.
En 2006, le coût de la construction de la machine était évalué à 4,57 milliards d’euros, son exploitation à 4,8 milliards et son démantèlement à l’horizon 2040 à un demi-milliard. Accumulant les retards et les dépassement de budget, difficiles à évaluer car plus de 90% des contributions des pays partenaires sont en nature, le coût total est estimé, à ce jour, à plus de 40 milliards d’euros, voire 65 selon l’estimation du sous-secrétaire scientifique du département américain à l’énergie. La plupart des contrats sont attribués à des consortium dans lesquels figurent en bonne place Vinci, Engie, Ferrovial, Airbus, Industeel,… Les petites entreprises locales de BTP sont souvent dans l’incapacité de postuler à des marchés de 150 à 500 millions d’euros et ont rarement la trésorerie pour attendre d’être payées deux ans plus tard. La sous-traitance et l’emploi d’ouvriers détachés sont généralisés.

Les techniques sont considérées comme des « absolus se suffisant à eux-mêmes et permettant de régler tous les problèmes », alors qu’elles ne forment que des « intermédiaires entre la communauté des humains et le monde ». « On ne « produit » pas de l’énergie, laquelle est constante au sein de l’univers, on ne fait que parvenir à la capter, avec des instruments et des moyens divers. » Le taux de retour énergétique désigne le ratio entre l’énergie dépensée et celle utilisable. Au début de l’exploitation pétrolière, une unité d’énergie permettait d’en récupérer cent. Avec les gaz et pétroles de schiste, une unité n’en rapporte que 4,5 mais avec Iter, le coût est extravagant : la communication se garde de donner le coût réel des 50 MW qui permettront d’en obtenir 500, d’autant qu'en réalité 300 à 400 MW sont nécessaire à l’ensemble des infrastructures, bien plus que les 50 annoncés, correspondant à la seule puissance de chauffage du plasma. Les promesses d’ « énergie illimitée de la fusion » sont des mensonges qui évitent d’affronter la nécessaire remise en cause de nos modes de vie. Le propre du « technodiscours » est de brouiller les limites entre le réel et le souhaité.
« La construction d’Iter a été décidée en dehors de tout processus démocratique. » Les citoyens français et européens n’ont jamais été consultés à propos du financement d’une expérience aussi controversée et les incertitudes scientifiques ont été minimisées par des discours propagandistes. Le processus de fusion produira d’énormes volumes de déchets radioactifs (parois de la cuve du réacteur et composants internes). Le site de Cadarache est situé à 5,8 km de la faille sismique de la Moyenne Durance, l’une des plus actives de la région provençale. La toxicité du tritium a été sous évaluée : gaz léger, il s’enflamme au contact de l’air, fuit à travers les métaux et entre dans la chaîne alimentaire sous forme d’eau tritiée, pouvant alors se fixer dans l’organisme où il pénètre dans l’ADN des cellules.

La conclusion d’Isabelle Bourboulon est sans appel : «  la fusion nucléaire, dont Iter n’est qu’une première étape expérimentale, est définitivement trop chère par rapport à l’efficacité attendue sur le plan de la réduction des émissions. » Plutôt que de « se résigner à financer à fonds (probablement) perdus une entreprise irréaliste », elle propose d’affecter cet argent au développement de l’efficacité énergétique (rénovation thermique, technologie de stockage,…) et des énergies renouvelables. Son enquête, fort sérieuse, fournit des informations essentiels pour la compréhension de ce projet en particulier et des enjeux des politiques énergétiques en général.




SOLEIL TROMPEUR
ITER ou le fantasme de l’énergie illimitée
Isabelle Bourboulon
Préface de Michèle Rivasi
162 pages – 12 euros
Éditions Les Petits matins – Paris – Janvier 2020

L'Utopistique ou les choix politiques du XXI° siècles


Anticipant la crise du capitalisme, Immanuel Wallerstein, à partir de son analyse du système-monde, dégage la perspective d’un avenir alternatif sur une base éthique, à l’occasion de la prochaine « bifurcation systémique ». Alors que « les utopies ont des fonctions essentiellement religieuses », fécondes en illusions et, inévitablement, en désillusions, l’utopistique est une évaluation rationnelle des alternatives historiques.

« Le facteur causal primordial de la crise systémique dans laquelle nous sommes désormais entrés » est la perte de légitimité du système actuel : ceux qui semblent mal s’en sortir à court terme acceptent de moins en moins le processus de mode de décision et semblent ne plus être persuadés que la structure du système leur permettra de mieux s’en tirer à long terme. Le « conservatisme de l’honnête homme » conseille la patience à ceux qui sont particulièrement déshérités. Les changements de régime étatique, depuis l’apparition du système-monde moderne au XVIe siècle, lequel opère selon la logique capitaliste, se sont déroulés à l’intérieur de celui-ci, sans véritablement l’affecter. Les différentes révolutions ont cependant constitué des événements majeurs dans la mesure elles ont modifié des paramètres importants de son fonctionnement global mais sans jamais transformer la structure sociale et le fonctionnement sous-jacent de l’État.
Un système possède des frontières, mouvantes, des règles, évolutives, des mécanismes internes, autocorrecteurs, qui le ramènent vers le point d’équilibre. Les révolutions française et russe, comme toutes les autres, se sont produites « à l’intérieur du cycle de vie normal et continu de l’économie-monde capitaliste ». Écarts relativement importants par rapport au rythme cyclique attendu, elles n’ont entraîné que des modifications à moyen terme d’une faible ampleur, mais aussi des changements majeurs dans la géoculture du système-monde, à long terme.
L’adoption des revendications fondamentales (opposition au privilège héréditaire, égalité morale et juridique pour tous, citoyenneté) de la Révolution française, donna naissance à des espoirs populaires. Pour contenir les aspirations en cas d’insurrection populaire, les conservateurs misaient sur « un renforcement de l’autorité des institutions traditionnelles et des chefs symboliques », tandis que les libéraux préconisaient de concéder la reconnaissance des principes théoriques mais de gérer le changement pour que cette mise en oeuvre soit progressive, graduelle et surtout ne nuise pas aux situations acquises des dynasties familiales et des groupes influents au pouvoir.
La révolution mondiale de 1848 vit l’émergence d’une troisième idéologie, le socialisme, capable de mobiliser les travailleurs industriels urbanisés et les nations et nationalités opprimées, de menacer ceux qui détenaient le pouvoir. Ses partisans allaient se diviser sur la tactique à employer : conquérir le pouvoir par les urnes (plus proche des libéraux) ou par l’insurrection planifiée. Un accord tacite entre conservateurs et libéraux s’imposa. « Le centrisme libéral est devenu l’idéologie dominante sur le plan mondial et cela précisément parce que les programmes aussi bien des conservateurs que des socialistes sont devenus des sous-variantes du thème libéral sous-jacent de la gestion graduelle des réformes. » La pression populaire désormais impossible à déligitimer, a été contenue par d’importantes concessions comme le suffrage, finissant par devenir universel, et une redistribution économique partielle, l’État providence. Cependant le « compromis de la citoyenneté » a servi à apaiser les couches les plus dangereuses, les classes ouvrières des pays du Centre, en les incluant, tout en continuant à exclure du partage de la plus-value comme de le prise de décision politique, la grande majorité des populations du monde. Le nationalisme et la racisme justifiait l’impérialisme, le sexisme enfermait la femme au foyer. La Révolution russe a ensuite amélioré le pouvoir de négociation des classes ouvrières paneuropéennes et montré qu’un pays extraeuropéen pouvait réussir à briser les liens de la domination européenne et prétendre à l’industrialisation et à la puissance militaire. La révolution mondiale de 1968 a joué un rôle comparable à celle de 1848 en terme d’impact sur la géoculture, conduisant à une disqualification définitive du libéralisme. Le monde est alors revenu à une division idéologique trimodale, le conservatisme traditionnel étant rebaptisé néolibéralisme. La perte de la confiance dans la capacité des structures étatiques à améliorer le bien-être commun, se transformant en sentiment antiétatique, a sapé l’un des piliers essentiels du système-monde moderne, le système des États, sans lequel l’accumulation incessante du capital devient impossible. Cette période de crise du système s’apparente à une transition vers un autre système-monde ou une pluralité d’autres systèmes-monde. L’action individuelle ou collective peut produire un impact beaucoup plus fort sur la structuration du monde qu’au cours de la vie stable et continue d’un système historique. Les conflits ethniques sont aussi le résultat de cette délégitimisation de l’État, plus que des querelles antiques et inexpiables qui sont surtout des mythes contemporains. La délégitimisation de l’idéologie du progrès, avec l’épuisement des conditions de viabilité planétaire, l’immigration individuelle*, vont contribuer également à l’émergence de situations chaotiques, propre aux périodes de bifurcation.

Après cet exposé, reprenant des idées déjà développées dans 
COMPRENDRE LE MONDE - Introduction à l’analyse des systèmes-mondes par exemple, Immanuel Wallerstein s’attache à évaluer différents systèmes historiques alternatifs possibles. Il recense essentiellement quelques grands principes généraux de fonctionnement, comme la « mise en place au coeur du système d’unités décentralisées fonctionnant à des fins non lucratives en tant que mode de production sous-jacent de l’ensemble », le placement en dehors du ressort de la marchandisation de l’accès à l’éducation, aux services de santé et à un revenu décent pour tous, l’émergence d’institutions véritablement démocratiques. L’enjeu est de savoir si nous allons nous contenter d’un autre système historique du même genre, « où le privilège règne et la démocratie et l’égalité passeront loin derrière » ou si nous souhaitons « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité transhumer dans une direction opposée ». Les « tenants du privilège » n’abandonneront pas celui-ci sans lutte, « sur simple appel à un quelconque sens de la responsabilité éthique », mais chercheront à le maintenir. « Il est vraisemblable qu’ils tenteront de mettre en oeuvre le principe lampédusien – tout changer (ou faire semblant de le faire) afin que rien ne change en fait (bien qu’on ait tout à fait l’impression du contraire). »

L’analyse que livre ici Immanuel Wallerstein de l’actuelle crise du capitalisme mérite d’être parcourue car elle dévoile une opportunité historique d’en finir avec l’impuissance des mouvements des opprimés.



* Cette partie mériterait quelques éclaircissements, la menace décrite rappelant ce que d’autres nomment ailleurs « grand remplacement ».


L’UTOPISTIQUE OU LES CHOIX POLITIQUES AU XXIe SIÈCLE
Immanuel Wallerstein
Traduit de l’américain par Patrick Hutchinson
146 pages – 14 euros
Éditions de L’Aube – Collection « Intervention » – La Tour d’Aigues – Mars 2000


samedi 21 mars 2020

Les mains sales Par Jean-Paul Sartre




Jessica à Hugo :

« A six ans tu portais un col dur, ca devait racler ton cou de poulet et puis tout un habit de velours avec une lavallière. Quel beau petit homme, quel enfant sage ! Ce sont les enfants sages , madame qui font les révolutions les plus terribles. Ils ne disent rien, ils ne se cachent pas sous la table, ils ne mangent qu'un bonbon à la fois., mais plus tard ils le font payer cher à la société. Méfiez vous des enfants sages ! »

Hoederer à Hugo :

« Parfaitement. Aujourd'hui, c'est le meilleur moyen. Comme tu tiens à ta pureté mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains!Et bien, reste pur ! A qui cela servira-t-il et pourquoi viens tu parmi nous ? La pureté est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile., serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j'ai les mains sales. Jusqu'aux coudes. Je les ai plongé dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est ce que tu t'imagines qu'on peut gouverner innocemment ? »







mercredi 18 mars 2020

Les enseignements du mythe Bolchévik issu du livre de Alexander Berckman partie 2


En outre, le parti communiste a exploité toutes les revendications populaires du moment : mettre fin à la guerre, accorder tout pouvoir au prolétariat révolutionnaire , donner la terre aux paysans. Cette attitude qu'ont adoptée les bolchéviks a eu un effet psychologique considérable pour hâter et stimuler la révolution.
Cette dernière était un processus organique qui découlait avec une force élémentaire des besoins mêmes du peuple, d'un mélange complexe de circonstances qui déterminait leur existence. La révolution a suivi d’instinct la voie tracée par la grande explosion populaire, qui reflétait de façon naturelle les tendances anarchistes. Elle a détruit l'ancien mécanisme d'état et a proclamé le principe de la fédération des Soviets dans la vie politique. Elle a recouru à la méthode de l'expropriation directe pour abolir la propriété privée capitaliste. Dans le domaine de la reconstruction économique, la révolution a mis en place des comités dans les ateliers et dans les usines afin de gérer la production . Des comités du logement s'occupaient de l'affectation appropriée des pièces d'habitation.
Il allait de soi que le seul développement juste et salutaire – qui pouvait sauver la Russie de ses ennemis de l'extérieur , la libérer de ses conflits internes, étendre et approfondir la révolution elle-même – dépendait de l'initiative créatrice émanant directement des masses laborieuses. Seuls ceux qui avaient supporté les plus lourds fardeaux pendant des siècles pouvaient, par un effort conscient et systématique , ouvrir la voie à une nouvelle société régénérée.
Cependant, cette conception était irréconciliablement en conflit avec l'esprit du marxisme tel que l’interprétaient les bolchéviks , et tout particulièrement compte tenu de la conception autoritaire que s'en faisait Lénine.
Formés pendant des années à leur doctrine « clandestine » singulière , dans laquelle la foi fervente dans la révolution sociale s'unissait étrangement à leur foi non moins fanatique dans la centralisation de l'état, les bolchéviks ont mis au point un système de tactiques entièrement nouveau Ce système faisait le constat que la préparation et l'accomplissement de la révolution sociale nécessitaient l'organisation d'une équipe sociale de conspirateurs , composée exclusivement de théoriciens du mouvement, investis de pouvoirs dictatoriaux dans le but de clarifier et de parfaire par avance, par leurs propres moyens conspirationnels , la conscience de classe du prolétariat.
La caractéristique fondamentale de la psychologie bolchévique est la méfiance à l'égard des masses. Livré à lui-même, le peuple – selon les bolchéviks- ne peut s'élever qu'à la conscience d'un réformateur médiocre. Les masses doivent être libérées par la force. Pour les éduquer à la liberté , il ne faut pas hésiter à employer la contrainte et la violence. La route qui mène vers la liberté a donc été abandonnée.
Comme l'écrivait Boukharine, un des plus éminents théoriciens communistes, « la contrainte prolétarienne sous toutes ses formes , à commencer par l’exécution sommaire pour finir par le travail obligatoire , est, aussi paradoxal que cela puisse sembler, un moyen de refaçonner le matériau de l'époque capitaliste en une humanité communiste ».
Déjà dans les premiers jours de la révolution, au début de 1918, lorsque Lénine a annoncé au monde son programme socio-économique dans ses moindres détails, les rôles du peuple et du parti dans la reconstruction révolutionnaire étaient strictement séparés et définitivement assignés . D'un côté , un troupeau socialiste d'une soumission absolue, un peuple muet ; de l'autre , un parti politique omniscient qui contrôle tout. Ce qui reste impénétrable à tout un chacun est pour lui un livre ouvert. Il n'existe qu'une source de vérité indiscutable : l'état. Mais l'état communiste , dans sa nature et sa pratique , est la dictature de son comité central. Chaque citoyen doit d'abord et avant tout être le serviteur de l'état , un fonctionnaire obéissant qui exécute la volonté du maitre sans poser de questions.Toute libre initiative , qu'elle soit individuelle ou collective, est éliminée de la vision de l'état. Le soviets du peuple sont transformés en sections du parti dirigeant, les institutions soviétiques deviennent des bureaux de simples transmetteurs de la volonté du centre vers la périphérie. Tout ce qui exprime l'activité de l'état doit être visé du sceau d'approbation du communisme tel que l'interprète la faction au pouvoir. Tout le reste est considéré superflu. , inutile et dangereux.
En déclarant , « L'état, c'est moi », la dictature bolchévique a assumé l'entière responsabilité de la révolution dans toutes ses implications historiques et éthiques.
Ayant paralysé les efforts constructifs du peuple, le parti communiste ne pouvait désormais compter que sur sa propre initiative. Par quels moyens alors la dictature bolchévique espérait-elle utiliser au mieux les ressources de la révolution sociale?Quelle voie a-t-elle choisi, non seulement pour soumettre machinalement les masses à son autorité , mais pour les éduquer, , leur inspirer les idées socialistes avancées et stimuler en elles – épuisées qu'elles étaient par une longue guerre la ruine économique et la loi policière- une nouvelle foi dans la reconstruction socialiste ? Par quoi allait-elle remplacer l'enthousiasme révolutionnaire qui auparavant brûlait avec une telle intensité ?
Deux choses ont englobé le début et la fin des activités constructives de la dictature bolchévique 1/ la théorie de l'état communiste 2/ le terrorisme.
Dans ses discours sur le programme communiste, dans les discussions aux conférences et aux congrès, et dans son célèbre pamphlet sur « la maladie infantile du communisme » ( le gauchisme) , Lénine a progressivement forgé cette doctrine singulière de l'état communiste destinée à jouer le rôle dominant dans l'attitude du parti et à déterminer toutes les mesures que les bolchéviks prendraient par la suite dans le domaine de la politique concrète. C'est la doctrine d'une route politique en zigzag faite de répits et d'hommages de compromis et d'accords , de replis profitables , de retraits, de reddition avantageuses- une théorie parfaitement classique du compromis.
Le compromis et le marchandage , pour lesquels les bolchéviks avaient si impitoyablement et justement dénoncés et stigmatisés toutes les autres factions du socialisme d'état , sont devenus l'étoile de Béthléem indiquant la voie de la reconstruction révolutionnaire . Naturellement, de telles méthodes ne pouvaient manquer de mener dans le marécage de la conformation , de l'hypocrisie et de l'absence de principes.
La paix de Brest-Litovsk ; la politique agraire et ses changements spasmodiques, de la classe la plus pauvre de la paysannerie au paysan qui exploite ; l'attitude perplexe envers les syndicats ; la politique intermittente concernant les experts techniques, qui balance en théorie et en pratique entre la direction collégiale des industries et le « pouvoir à un seul homme », les appels anxieux au capitalisme de l'Europe de 'l'ouest par dessus les têtes des prolétaires du pays et de l'étranger, et enfin le rétablissement récent, inconsistant et zigzaguant, mais incontestable et certain, de la bourgeoisie abolie , tesl est le système du bolchevisme. Un système d'une impudence sans précédent pratiquée sur une échelle monstre , une politique de double jeu scandaleux dans lequel la main gauche du parti communiste ignore sciemment , et même refuse par principe , ce que fait la main droite : quand, par exemple, on proclame que le problème crucial du moment est la lutte contre la petite bourgeoisie ( et, incidemment , selon la phraséologie bolchévique stéréotypée , contre les éléments anarchistes ), tandis que par ailleurs on vote de nouveaux décrets qui mettent en place les conditions techno-économiques et psychologiques nécessaires à la restauration et au renforcement de cette même bourgeoisie , telle est la politique bolchévique qui représentera à tout jamais un monument de ce qui est foncièrement faux, foncièrement contradictoire , et qui ne s'intéresse qu'à maintenir la politique opportuniste de la dictature du parti communiste.
Aussi haut et fort que cette dictature puisse se vanter du grand succès de ses méthodes politiques, il n'en reste pas moins le fait tragique que les blessures les plus terribles et les plus incurables de la révolution ont été infligées par la dictature communiste elle-même.

Engels a dit il y a longtemps que le prolétariat n'a pas besoin de l'état pour protéger la liberté, mais qu'il a besoin de lui écraser ses adversaires, et que, le jour où il sera possible de parler de liberté, il n'y aura plus de gouvernement. Non seulement les bolchéviks ont adopté cette maxime comme axiome sociopolitique durant « la période de transition » , mais ils l'ont appliquée à l'échelle universelle.
Le terrorisme a toujours été l'ultima ratio d'un gouvernement inquiet pour son existence. Le terrorisme représente une tentation en raison de ses formidables possibilités. Il offre en quelque sorte mécanique dans les situations désespérées . Sur le plan psychologique , il est présenté comme un moyen d'autodéfense , comme l'a nécessité de se dédouaner de toute responsabilité pour mieux frapper l'ennemi.
Mais, inévitablement, les principes du terrorisme rebondissent en portant un coup fatal à la liberté et à la révolution. Le pouvoir absolu corrompt et anéantit ses partisans pas moins que ses adversaires. Un peuple qui ne connait pas la liberté s'habitue à la dictature. En combattant le despotisme et la contre-révolution, le terrorisme devient lui-même une école efficace de l'un comme de l'autre.

Une fois engagé sur la voie du terrorisme , l'état se coupe nécessairement du peuple. Il doit réduire au minimum le cercle des personnes investies de pouvoirs extraordinaires , au nom de la sécurité de l'état. Et apparaît alors ce qu'on peut appeler la panique de l'autorité. Le dictateur, le despote, est toujours lâche. Il soupçonne partout la trahison. Et plus il est terrifié , plus se déchaîne son imagination affolée, incapable de distinguer le danger réel de celui qu'il fantasme. Il sème à la volée le mécontentement, l'antagonisme et la haine. Une fois qu'il a choisi cette voie, l'état est condamné à la suivre jusqu'au bout.
Le peuple russe est resté silencieux , et son nom – sous le couvert d'un combat à mort contre la contre-révolution – le gouvernement a déclaré une guerre implacable contre tous les adversaires du parti communiste. Tout ce qui subsistait de liberté a été arraché à la racine . La liberté de pensée, de la presse, et de rassemblement public, l'autodétermination des ouvriers et des syndicats , la liberté du travail , tout a été déclaré n'être que non-sens , absurdité doctrinaire , « préjugés bourgeois » ou intrigues de la contre-révolution renaissante.
Telle a été la réponse bolchévique à l'enthousiasme révolutionnaire et à la foi profonde qui ont inspiré les masses au début de la lutte remarquable qu'elles ont menée pour la liberté et la justice - une réponse qui s'est exprimée dans une politique de compromis à l'étranger et de terrorisme à l'intérieur du pays.
Ecarté de la participation directe du travail constructif de la révolution, harcelé à chaque pas, victime de la bienveillance et du contrôle constants du parti, le prolétariat s'est habitué à considérer la révolution et son devenir comme l'affaire personnelle des communistes. C'est en vain que les bolchéviques ont désigné la guerre mondiale comme étant la cause de l'effondrement économique de la Russie , en vain ils l'ont imputé au blocus et aux attaques de la contre-révolution armée. Ce n'est pas là que se trouvaient les causes réelles de l'effondrement et de la débâcle.
Aucun blocus, aucune guerre contre la réaction étrangère n'aurait pu abattre ou vaincre le peuple révolutionnaire dont l’héroïsme sans précédent, l'esprit de sacrifice et la persévérance ont eu raison de tous ses ennemis extérieurs. Au contraire la guerre civile a véritablement aidé les bolchéviks. Elle a servi à garder vivant l'enthousiasme populaire et a entretenu l'espoir que, avec la fin de la guerre, le Parti au pouvoir mettrait en application les nouveaux principes révolutionnaires et assurerait au peuple la jouissance des fruits de la révolution. Les masses attendaient avec impatience la possibilité de profiter de la liberté sociale et économique à laquelle elles aspiraient tant. Aussi paradoxal que cela puisse sembler , la dictature communiste n'avait pas de meilleure allié , pour ce qui est de renforcer et de prolonger son maintien au pouvoir , que les forces réactionnaires qui la combattaient.
Ce n'est que la fin des guerres qui a permis de voir pleinement le découragement économique et psychologique dans lequel la politique despotique aveugle de la dictature avait plongé la Russie. Il est dès lors devenu évident que le plus grand danger pour la révolution ne se situait pas à l'extérieur , mais à l'intérieur du pays - un danger qui résultait de la nature même des dispositions sociales et économiques qui caractérisent le système bolchévik.
Ses caractéristiques distinctives – les antagonismes sociaux qui lui sont inhérents – ne sont abolies officiellement en République soviétique. En réalité, ces antagonismes existent et sont profondément enracinés. L'exploitation de la main d'oeuvre, l'asservissement des ouvriers et des paysans, l'élimination du citoyen en tant qu'être humain et personnalité , et sa transformation en une partie microscopique du mécanisme économique universel appartenant au gouvernement, la création de groupes privilégiés que favorise l'état , le système du service du travail et ses organes punitifs, voilà quelles sont les caractéristiques du bolchevisme.
Le bolchevisme, avec sa dictature du parti et son communisme d'état , n'est pas et ne pourra jamais devenir le tremplin d'une société communiste libre et non autoritaire étant donné que l'essence et la nature même du communisme gouvernemental excluent une telle évolution. La centralisation économique et politique, la gouvernementation et la bureaucratisation de toutes les sphères de l'activité et de tous les efforts , la militarisation inévitable et la dégradation de l'esprit humain détruisent automatiquement tout embryon de vie nouvelle et annihilent toute impulsion en vue d'un travail créatif et constructif.
La lutte historique des masses laborieuses pour la liberté se poursuit nécessairement et inévitablement en dehors de la sphère d'influence du gouvernement. La lutte contre l'oppression – politique, économique et social- contre l'exploitation de l'homme par l'homme , ou de l'individu par le gouvernement , est toujours simultanément une lutte contre le gouvernement en tant que tel. L'état politique , quelle que soit la forme qu'il prenne , et l'effort révolutionnaire constructif sont inconciliables . Ils s'excluent mutuellement. Toute révolution au cours de son évolution est confrontée à cette alternative : construire librement , indépendamment et en dépit du gouvernement , ou choisir le gouvernement avec toutes les restrictions et la stagnation que cela implique. La voie de la révolution sociale , de l’autonomie constructive des masses organisées et conscientes , va dans le sens d'un non-gouvernement , autrement dit de l'anarchie. Ce n'est ni l'état ni le gouvernement , mais la reconstruction sociale systématique et coordonnée par les travailleurs qui est nécessaire pour construire une nouvelle société. Ce n'est pas l'état et ses méthodes policières , mais la coopération solidaire de tous les éléments qui travaillent - le prolétariat , la paysannerie, l'intelligentsia révolutionnaire - , s'aidant mutuellement au travers d'associations volontaires, qui émancipera de la superstition étatique et permettra le passage de l'ancienne civilisation abolie à un communisme libre. Ce n'est pas sur l'ordre de quelque autorité centrale, mais de façon organique, à partir de la vie même , que doit croître la fédération étroitement soudée à des associations industrielles, agraires et autres , unies toutes ensembles ; ce sont les travailleurs eux-mêmes qui doivent les organiser et les gérer , et c'est alors – et alors seulement – que la profonde aspiration des masses laborieuses à la régénération sociale aura une base saine et solide. Seule une telle organisation du bien commun pourra faire une place à la nouvelle humanité , réellement libre et créative, et sera le seuil réel vers un communisme anarchiste non gouvernemental.
Nous sommes à la veille des transformations sociales gigantesques. Les anciennes formes de vie se brisent et se désagrègent. De nouveaux éléments voient le jour et cherchent à s'exprimer d'une manière adéquate. Les piliers de la civilisation actuelle s'effondrent. Les principes de la propriété privée , la conception de la personne humaine , de la vie sociale et de la liberté sont en train d'être réévaluées. Le bolchevisme est venu au monde comme un symbole révolutionnaire, la promesse de jour meilleur. Pour des millions de déshérités et d'asservis, il est devenu la nouvelle religion, le flambeau du statut social. Mais le bolchevisme a échoué , de façon totale et absolue. Tout comme le christianisme , espoir jadis des invisibles , a chassé le christ et son esprit d'église. , le bolchevisme a crucifié la révolution russe , trahi le peuple, et cherche à présent à duper d'autres millions d'êtres avec son baiser de judas.
Il est impératif de démasquer la grande illusion, qui sinon pourrait conduire les travailleurs de l'ouest dans le même abîme que leurs frères russes. Il incombe à ceux qui ont vu par- delà le mythe d'en expliquer la véritable nature , de dévoiler la menace sociale qui se cache derrière – le jésuitisme rouge qui renverrait le monde à des temps obscurs et à l'inquisition.
Le bolchevisme est du passé . L'avenir appartient à l'homme et à sa liberté.


Les enseignements du mythe Bolchévik issu du livre de Alexander Berckman partie 1


J'avais prévu de prendre des extraits de cette partie de texte mais au vu des morceaux que j'aurais du enlever, je me suis dit qu'il fallait vraiment tout mettre pour comprendre sa pensée sans la déformer.

I   Mes attitudes et réactions personnelles

Depuis ma prime jeunesse; la révolution – la révolution sociale- a été le grand espoir et le but de ma vie. Elle représentait pour moi le messie qui viendrait délivrer le monde de la brutalité, de l'injustice et du mal, et ouvrirait la voie à une humanité régénérée basée sur la fraternité , vivant en paix dans la liberté et la beauté.
Je peux dire sans exagération que le plus beau jour de ma vie je l'ai passée dans une cellule de prison – le jour où les premières nouvelles de la révolution d'Octobre et de la victoire des bolchéviks me sont parvenue au pénitencier fédéral d'Atlanta. La nuit de mon cachot était illuminée par la gloire de ce grand rêve qui devenait réalité. Les barreaux d'acier avaient fondu , les murs de pierre disparus et je marchais sur la toison d'or de l'idéal sur le point de se réaliser. Dans les semaines et les mois d'anxiété qui ont suivi , j'ai vécu dans un état d'ébullition où se mêlaient l'espoir et la crainte – craintes que les réactionnaires n'écrasent la révolution, espoir de rejoindre la terre promise.
Enfin est arrivé le jour tant attendu, et je me suis retrouvé en Russie soviétique. Je débordais d'enthousiasme pour la révolution , j'étais plein d'admiration pour les bolchéviks et rempli de joie à l'idée du travail utile qui m'attendait au milieu de l’héroïque peuple russe.
Je savais que les bolchéviks étaient marxistes et croyaient en un état centralisé que moi, anarchiste, je rejette par principe. Mais je plaçais la révolution au-dessus des théories , ce qui était le cas également , me semblait-il des bolchéviks . Bien que marxistes, ils avaient contribué à faire advenir une révolution qui était totalement non marxiste , qui même défiait le dogme et la prophétie marxiste. Fervents défenseurs du parlementarisme , ils le répudiaient dans leur pratique. Après avoir persisté à réclamer, la convocation d'une assemblée constituante , ils l'ont dissoute sans cérémonie quand la vie a révélé qu'elle était inadéquate. Ils ont abandonné leur politique agraire pour adopter celle des socialistes-révolutionnaires afin de répondre aux besoins des paysans . Ils ont résolument appliqué les méthodes et les tactiques anarchistes lorsque la situation l'exigeait. Bref, en pratique, les bolchéviks semblaient être un parti profondément révolutionnaire dont le seul but était le succès de la révolution , un parti qui possédait le courage moral et l'intégrité de subordonner ses théories au bien-être général.
Lénine n'avait-il pas souvent affirmé que lui-même et ses partisans étaient au fond des anarchistes, que le pouvoir politique n'était pour eux qu'un moyen temporaire de mettre en œuvre la révolution ? L'état devait mourir progressivement , disparaître, comme Engels, l'avait enseigné car ses fonctions deviendraient inutiles et obsolètes.
J'ai donc accepté les bolchéviks comme l'avant-garde sincère et intrépide de l'émancipation sociale de l'homme. J'aspirais avec ferveur à travailler avec eux , à participer au combat contre les ennemis de la révolution et à aider le peuple à en récolter les fruits.
C'est dans cet état d'esprit que je suis venu en Russie. Comme je l'avais déclaré avec tant de passion à notre première réunion d'accueil à la frontière russe, j'étais prêt à ignorer toutes les différences théoriques d'opinion. Je venais pour travailler , pâs pour discuter, Pour apprendre, pas pour donner des leçons. Pour apprendre et pour aider.
J'ai en effet appris , et j'ai essayé d'aider. J'ai appris au jour le jour , durant de longues semaines et de longs mois , dans différentes régions du pays. Mais ce que j'ai vu et appris contrastait de manière si flagrante avec mes espoirs et mes attentes que ma confiance dans les bolchéviks en a été ébranlée dans ses fondements mêmes. Non que je m'étais attendu à trouver en Russie un eldorado du prolétariat. Loin de là. Je savais que le travail en période révolutionnaire était gigantesque , et les difficultés à surmonter énormes. La Russie était assiégée sur de multiples fronts : la contre révolution sévissait à l'extérieur comme à l'intérieur, le blocus affamait le pays et empêchait même d'apporter une aide médicale aux femmes et aux enfants malades. Le peuple était exténué par une longue guerre et par la guerre civile , l'industrie était désorganisée , les lignes de chemin de fer hors d'usage. . Je me rendais compte pleinement du désastre de la situation de la Russie, qui versait ses dernières gouttes de sang sur l'autel de la révolution , pendant que le reste du monde assistait au spectacle en témoin passif et que les puissances alliées participaient à la mort et à la destruction.
Je voyais l’héroïsme désespérée du peuple et les efforts presque surhumains que faisaient les bolchéviks. Très proches d'eux, dans la mesure où j'entretenais des liens d'amitié personnelle avec les dirigeants communistes , je partageais leurs intérêts et leurs espoirs, je les assistais dans leur tâche, et j'étais inspiré par leur dévouement désintéressé et leur entière concentration mise au service de la révolution. Le manque de sympathie de la part des autres éléments révolutionnaires me remplissait de tristesse, voire de colère. Je m'agaçais des critiques contre les bolchéviks à un moment où ils étaient assaillis par de puissants ennemis. Je n'acceptais pas le refus de les soutenir , que je condamnais comme étant criminel et j'employais toutes mes forces à faire en sorte qu'il y ait une meilleure compréhension et coopération entre les différentes factions révolutionnaires qui s'opposaient.
Ma proximité avec les blochéviks , ma franche partialité en leur faveur, exaspérait mes amis et éloignait mes plus proches camarades . Mais ma foi dans les communistes et leur intégrité n'en était pas ébranlée. Elle était même la preuve contre toute évidence de mes propres sentiments et de mon jugement , de mes impressions et de mon expérience.
La vie, la réalité, remettait continuellement ma foi en question. Partout je voyais l'inégalité et l'injustice, l'humanité piétinée dans la poussière , l'exigence présumée dissimuler la trahison, la duperie et l'oppression. Je voyais le parti au pouvoir réprimer les élans vitaux de la révolution , décourager l'initiative populaire et l »autonomie si essentielles à son développement. Néanmoins, je m'accrochais à ma foi. Obstinément, j'entretenais l'espoir que derrière les principes erronés et les tactiques fallacieuses , derrière la bureaucratie gouvernementale et l'autocratie du parti, couvait le désir d'idéalisme qui repousseraient les nuages noirs du despotisme dès que le gouvernement soviétique serait à l'abri de l'ingérence des alliés et de la contre-révolution. Cette lueur d'idéalisme excuserait à mes yeux toutes les fautes et erreurs., l'incompétence monstrueuse , l'incroyable corruption, et jusqu'aux crimes commis au nom de la révolution.
Pendant dix-huit mois, des mois d'angoisse et d'expérience déchirante, je me suis accroché à cet espoir. Et jour après jour ma conviction n'a cessé de se renforcer que le bolchevisme se révélait fatal aux meilleurs intérêts de la révolution, que le pouvoir politique était devenu le seul objectif du parti dominant, et que l'état, avec son communisme de caserne, était aussi asservissant que destructeur.Je voyais les bolchéviks gagner de la vitesse de manière constante sur la pente de la tyrannie , la dictature du parti devenir l'absolutisme irresponsable de quelques suzerains, les apôtres de la liberté se transformer en bourreaux du peuple.
Chaque jour les preuves accablantes s'accumulaient. Je voyais la tragédie nécessité révolutionnaire institutionnalisée en terreur irresponsable , le sang de milliers d'être versé sans raison ni retenue. Je voyais la lutte des classes , terminée depuis longtemps, devenir une guerre de vengeance et d'extermination. Je voyais les idéaux d'hier trahis , le sens de la révolution perverti , son essence caricaturé en réaction. Je voyais les ouvriers abattus, la totalité du pays réduit au silence par la dictature du parti et sa brutalité organisée. Je voyais des villages entiers dévastés par l'artillerie Bolchevique. Je voyais les prisons remplies -non pas de contre-révolutionnaires mais d'ouvriers et de paysans , d'intellectuels prolétaires , de femmes et d'enfants affamés. Je voyais les éléments révolutionnaires persécutés, l'esprit d'octobre crucifié sur le Golgotha de l'état communiste tout-puissant.
Et pourtant, je n'admettais pas l'effroyable vérité. Je conservais malgré tout l'espoir que les bolchéviks , bien que dans une erreur absolue en termes de principes et de pratiques , s'accrochent encore fermement à quelques lambeaux de la bannière révolutionnaire. « L'ingérence des alliés », « le blocus et la guerre civile », « la nécessité d'une phase de transition », telles étaient les raisons que j'invoquais pour apaiser ma conscience outragée. Une fois la période critique passée, la main du despotisme et de la terreur serait abolie – et ma confiance , si durement éprouvée, justifiée.
Finalement les fronts ont été liquidés, la guerre civile a pris fin et le pays a retrouvé la paix. Cependant, la politique communiste n'a pas changé. Au contraire, la répression est devenue plus fanatique, la terreur rouge a tourné à l'orgie , la force aveugle de l'état a répandu impitoyablement la mort et la dévastation. Le pays gémissait sous le joug insupportable de la dictature du parti. Mais aucun répit ne serait accordé. . Puis est venue Kronstadt dont les échos ont aussitôt retenti dans l'ensemble du pays. Pendant des années le peuple avait souffert d'une misère indescriptible , des privations et de la faim. Au nom de la révolution , il était prêt à endurer et à souffrir . Il ne réclamait pas du pain. Seulement un souffle de vie, de liberté.
Kronstadt aurait pu facilement tourné ses canons contre Pétrograd et chasser les maîtres bolchéviques qui étaient affolés et sur le point de prendre la fuite. Un coup décisif porté par les marins et Pétrograd aurait été à eux , ainsi que Moscou. Le pays tout entier était prêt à les suivre. Jamais encore les bolchéviks n'avaient été aussi prêts d'être anéantis. Seulement Kronstadt, comme le reste de la Russie, n'avait pas l'intention de faire la guerre à la république soviétique. Elle ne voulait pas que coule le sang, elle ne tirerait pas la première. Kronstadt demandait uniquement des élections justes, des soviets libérés de la domination communiste. Elle proclamait les slogans d'octobre et ravivait le véritable esprit de la révolution.
Kronstadt a été écrasée aussi impitoyablement que Thiers et Galliffet ont massacré les communards à Paris – et en même temps que Kronstadt le pays tout entier et son dernier espoir. Ainsi que ma foi dans les bolchéviks. Ce jour là, j'ai finalement , et irrévocablement , rompu avec les communistes. Il était devenu clair pour moi que jamais, en aucune circonstance , je ne pourrai accepter cette dégradation de la personne humaine et de la liberté , ce chauvinisme de parti et cet absolutisme d'état qui étaient devenus l'essence de la dictature communiste. J'ai enfin compris que l’idéalisme bolchévik n'était qu'un mythe , une illusion dangereuse, fatale à la liberté et au progrès.

II la dictature communiste et la révolution russe

La révolution d'octobre n'était pas le fruit du marxisme traditionnel. La Russie ne ressemblait que peu à un pays dans lequel , selon Marx, « la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats... »

En Russie, 'l'enveloppe » a éclaté de façon inattendue. Elle a éclaté à un stade de faible développement technique et industriel , alors que la centralisation de la production avait peu progressé. La Russie était un pays où le système des transports était mal organisé, où la bourgeoisie était insignifiante et le prolétariat faible, mais qui possédait une population paysanne numériquement forte et socialement importante. C'était un pays où, semblait-il, on ne pouvait parler d'un « antagonisme irréconciliable entre les forces laborieuses industrielles grandissantes et un système capitaliste en pleine maturité. »
Néanmoins, en 1917, un concours de circonstance a a provoqué, particulièrement en Russie, une situation exceptionnelle qui a eu pour conséquence l'effondrement catastrophique de tout le système industriel . Lénine l'a écrit à ce moment-là avec justesse : « Il était facile de commencer la révolution dans la situation particulièrement unique de 1917. »
Ces conditions particulièrement favorables étaient les suivantes :
  1. la possibilité de de faire fusionner les slogans de la révolution sociale et la demande populaire de mettre un terme à la guerre mondiale impérialiste qui avait grandement épuisé et mécontenté les masses
  2. l'occasion de rester, au moins pendant une certaine période , en dehors de la sphère d'influence des groupes européens capitalistes qui poursuivaient la guerre
  3. la possibilité de commencer , même durant ce bref répit, le travail d'organisation interne et de préparer les bases de la reconstruction révolutionnaire
  4. la position extrêmement avantageuse de la Russie , dans le cas d'une nouvelle agression de l'impérialisme de l'Europe de l'ouest , en raison de son vaste territoire et de l'influence des moyens de communication
  5. les avantages d'un tel facteur dans l'éventualité d'une guerre civile
  6. la possibilité de satisfaire presque immédiatement les revendications des paysans sur les terres, en dépit du fait que le point de vue essentiellement démocratique de la population agricole différait totalement du programme socialiste du « parti du prolétariat » qui s'était emparé des rênes du gouvernement.

De plus, la Russie révolutionnaire bénéficiait déjà d'une grande expérience – celle de 1905, lorsque l'autocratie tsariste avait réussi à écraser la révolution pour la raison même que celle ci tendait à être exclusivement politique et ne pouvait par conséquent ni soulever les paysans, ni même inspirer une grande partie du prolétariat.
La guerre mondiale, en révélant la faillite complète du gouvernement constitutionnel, a servi à préparer et à accélérer un plus grand mouvement de masse, un mouvement qui , en vertu de son essence même, ne pouvait donner lieu qu'à une révolution sociale.
En anticipant les mesures du gouvernement, souvent même en les bravant, les masses révolutionnaires, de leur propre initiative, ont commencé à mettre en pratique leurs idéaux sociaux bien avant les journées d'Octobre. Elles ont pris possession de la terre , des usines, des mines, des fabriques et des outils de production.Elles se sont débarrassées des représentants du gouvernement et autorités les plus détestés et les plus dangereux. Dans leur immense explosion révolutionnaire, elles ont détruit toute forme d'oppression politique et économique. Dans la Russie profonde, les processus de révolution sociale ont été mis en œuvre de façon intensive avant même le changement qui a résulté des journées d'octobre n'ait eu lieu à Pétrograd et à Moscou.
Le parti communiste , qui aspirait à la dictature, a évalué correctement la situation dès le début . En jetant par dessus bord les aspects démocratiques de son programme, il a programmé les slogans de la révolution sociale de manière à prendre le contrôle du mouvement des masses. A mesure qu'évoluait la révolution, es bolchéviks on t donné une forme concrète à certains principes et à certaines méthodes fondamentales du communisme anarchiste, par exemple, la suppression du régime parlementaire, l'expropriation de la bourgeoisie, les tactiques d'action directe, la saisie des moyens de production, la mise en place du système des conseils ouvriers et de paysans.( Soviets)

mardi 17 mars 2020

La déception




chapitre de conclusion de l'ouvrage :
« Le mythe des Bolchéviks » d'Alexandre Berckman


Préface

Diverses circonstances ont retardé la parution de mon travail sur la Russie. Mais bien qu'il traite de conditions qui datent d'il y a deux ans , le livre décrit aussi bien la Russie actuelle que celle qu'elle était alors.
Le mythe bolchévik couvre la parole communiste militaire et de la « Nep » qui lui a succédé – la nouvelle politique économique instaurée par Lénine en 1921. La Nep a été maintenue depuis par la force , qu'elles qu'aient pu être les modifications apportées à son application, tantôt avec hésitation, tantôt avec une intensité énergique. La prétendue Nep n'est rien d'autre que l'introduction du capitalisme en Russie , à la fois étatique et privé qui implique de faire des concessions aux capitalistes étrangers, de louer des usines et même des industries entières à des particuliers ou à des entreprises. En bref, un capitalisme renouvelé , mélange de monopole d'état et d'économie privée.
%is à parts quelques changements mineurs , plus apparents que réels – portés aux nues par certaines délégations syndicales et d'autres visiteurs naïfs qui connaissent mal la situation en Russie – les conditions actuelles sont pour l'essentiel telles que je les ai décrites dans mon ouvrage.
Vues de l'extérieur , certaines grandes villes , comme Pétrograd et Moscou, ont connu quelques améliorations . Les grandes artères sont plus propres , certains bâtiments ont été rénovés , les tramways et l'équipement électrique sont plus satisfaisants et plus fiables. La vie est mieux réglementée et semble plus normale comparée à la situation de complète désorganisation et de chaos des années 1920-1921. ,
Mais l'existence quotidienne réelle du peuple n'est en rien conditionnée par ces transformations superficielles , pas plus que celles ci ne sont en aucun cas symboliques de l'essence et de la nature véritables du régime bolchévik.
Pour comprendre la véritable essence d'un pays, il faut l'étudier en profondeur, dans les réseaux de l'existence sans ornement tels que les ont façonnés et les reflètent les conditions politiques , économiques et culturelles.
Dans le domaine de la vie politique , la dictature communiste demeure dans le statu quo des années précédentes. En réalité, l'esprit de despotisme gouvernemental s'est intensifié, on s'est pour ainsi dire habitué aux pouvoirs en place en Russie. Il est plus systématique , plus organisé, bien que nettement moins moins justifié que dans les années 1919-1921. C'était alors l'époque de l'invasion étrangère , du blocus et de la guerre civile. A ce moment-là , les bolchéviks n'arrêtaient pas de promettre solennellement que la politique de terreur et de persécution cesserait dès que la Russie serait à l'abri de toute intervention ou attaque militaire. C'est grâce à la force de ces promesses et de ces espoirs que les grandes masses russes , tout comme la plupart des éléments révolutionnaires , ont continué à collaborer avec le gouvernement soviétique , dans l'espoir qu'en unissant leurs efforts ils sauveraient la révolution de ses ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.
Puis est venu le temps où les puissances étrangères sont renoncé à leurs tentatives d'ingérence , le blocus a été levé et c'en a été fini des fronts avec la défaite finale des armées de Wrangel. La guerre civile a pris fin, mais la politique de terreur et de répression menée par les bolchéviks a continué , et même empiré. Déçues dans leurs attentes, les masses populaires sont devenues encore plus aigries contre le gouvernement communiste. Progressivement, le mécontentement s'est manifesté de façon active dans diverses partiers du pays – dans l'est, au sud, en Sibérie – pour culminer finalement dans le soulèvement des marins des soldats et des ouvriers de Kronstadt. Lénine s'est vu obliger de faire des concessions . Il avait le choix de donner au peuple soit la liberté , soit...le capitalisme. Il a opté pour ce dernier , et la NEP a vu le jour.
La dictature d'une petite poignée de dirigeants de communistes – le cercle intérieur du comité exécutif du parti communiste – s'est maintenue. Car les bolchéviks craignaient d'accorder la liberté au peuple, étant donné qu'elle pourrait mettre en danger le monopole exclusif qu'ils avaient de l'état . La devise de Lénine et de son parti était : « Nous concéderons tout , excepté la moindre parcelle de notre pouvoir. » La dictature actuellement aux mains du triumvirat (Staline, Zinoviev, Kamenev) est aussi absolue qu'elle l'était du temps de Lénine.
En effet, la dictature s'est généralisée et est devenue plus systématique en raison des conditions plus normales et plus stables que connait le pays. La main toute-puissante de la dictature a même atteint désormais les sommets du parti en faisant disparaître Trotski , en étouffant le groupe syndical et en bannissant toute l'aile gauche du parti communiste d'Ukraine. Toute expression d'une opinion politique indépendante, toute tentative de critique sont réprimées sans pitié. Les redoutables prisons « intérieures » (spéciales) de la Tchéka , les anciennes prisons du tsar et les nouvelles « maisons de privation de liberté » sont surpeuplés. Le nord glacé de la Sibérie, les déserts du Turkistan , les cachots d'Arkhangelsk et de Solovetski et les camps de concentration renferment des milliers de prisonniers politiques, d'intellectuels et d'ouvriers arrêtés pour avoir oser faire grève, de paysans qui protestent contre les charges insupportables , de non affilié au parti soupçonné de manque de fiabilité politique. Dans la collection de documents russes en ma possession , certains délivrés aux détenus par la Tchéka stipulent qu'ils ont été arrêtés pour cause d' »appartenance au parti socialiste sioniste. » Ce que signifie une telle « accusation » est des plus explicite lorsqu'on considère que le parti socialiste sioniste ne demande rien de plus «  révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » que le respect dans les faits de la constitution soviétique.
Les bolchéviks osent encore prétendre que seuls sont persécutés en Russie ceux qui prennent les armes contre le gouvernement soviétique ou qui sont activement engagés dans des complots contre-révolutionnaires.
Il suffit pour caractériser la situation actuelle en Russie de souligner le fait que pas une seule publication politique ne peut exister dans le pays, à l'exception des journaux et magazines communistes orthodoxes. La simple possession d'une publication révolutionnaire non communiste éditée à l'étranger est punissable emprisonnement et d'exil.
C'est profondément méconnaître la situation que d'appeler la Russie une dictature du prolétariat, car les ouvriers sont plus asservis et exploités politiquement en Russie que dans toute autre pays. Tout comme de dire que la dictature est celle du parti communiste, étant donné que les membres ordinaires de celui-ci sont entièrement soumis au Kremlin comme l'est le reste de la population. La Russie d'aujourd'hui , comme au temps de Lénine, est une dictature imposée par une petite clique , connus sous le nom de « bureau politique » du comité exécutif du parti, au sein duquel Staline, Zinoviev et Kamenev sont les seuls et uniques maîtres du destin de la Russie tout entière et de ses cent millions d'habitants.
La politique de la terreur a totalement réprimé toute possibilité de s'exprimer librement. Elle a étouffé les Soviets qui étaient la voix qui exprimait les besoins du peuple et ses aspirations. Elle a transformé les organisations syndicales en bureaux exécutifs communistes qui appliquent docilement les ordres du gouvernement.
Dans la vie sociale et culturelle du pays, tout comme dans les domaines industriels et économiques, la dictature a pour effet une récession et une stagnation inévitables. L'évolution industrielle moderne ne peut aller de pair avec un despotisme absolu. Un relatif minimum de liberté, de sécurité personnelle, et le droit d'exercer ses propres initiatives et ses énergies créatives, sont les conditions préalables au progrès économique. Seul un changement des plus radical de la nature de la dictature communiste – de fait, son abolition – pourra sortir la Russie du marécage de la tyrannie et de la misère.
L'apogée de la tragédie est que le socialisme bolchévik , empêtré dans ses antithèses logiques, ne peut rien donner de mieux au monde aujourd'hui – sept ans après la révolution – que l'intensification des maux du système même dont les antagonismes ont produit le socialisme.

jeudi 12 mars 2020

Préface du N°133 de L'action Française





« L'Action Française s'adresse au patriotisme, quand il est conscient, réfléchi et rationnel.
Fondé en 1899, en pleine crise politique, militaire et religieuse, l'Action Française s'inspirait du sentiment nationaliste ; son œuvre propre fut de soumettre ce sentiment à une discipline sérieuse.
« Un vrai nationaliste, posa-t-elle en principe, place la Patrie avant tout ; il conçoit donc, il traite donc, il résout donc toutes les questions politiques pendantes dans leur rapport avec l'intéret national ;
« avec l'interet national, et non avec ces caprices de sentiment ;
« avec l'intéret national, et non avec ses goûts ou ses dégoûts, ses penchants ou ses répugnances ;
« avec l'intéret national, et non avec sa paresse d'esprit, ou ses claculs privés, ou ses intérets personnels.

En se pliant à cette règle, l'Action Française fut contrainte de reconnaître la rigoureuse nécessité de la Monarchie dans la France contemporaine.
Etant donné la volonté de conserver la France et de mettre par-dessus tout cette volonté de salut, il faut conclure à la Monarchie : l'examen détaillé de la situation démontre en effet qu'une renaissance française ne saurait avoir lieuqu'à cette condition.
Si la Restauration de la Monarchie paraît difficile, cela ne prouve qu'une chose : la difficulté d'une Renaissance française.
Si l'on veut celle-ci, il faut aussi vouloir celle-là. L'Action Française voulait ceci et cela, elle devint donc royaliste. Chaun de ses numéros tendit à faire des royalistes.
Les anciens royalistes eurent du plaisir à se voir confirmer, par des raisons souvent nouvelles, dans leur tradition et leur foi. Mais l'Action Française visa plus particulièrement ces patriotes qui sont tous enlisés encore dans le vieux préjugé démocratique, révolutionnaire et républicain : elle dissipe ce préjugé anarchiste, et , du patriotisme rendu plus conscient, elle exprime et fait apparaître le royalisme qui s'y trouvait implicitement contenu. Beaucoup de républicains ont été ramenés ainsi à la royauté. Bien d'autres y viendront si l'Action Fraçaise est mise en état de les atteindre et de les enseigner.
Au nom des résultats acquis, en vue des résultats possibles, l'Action Française demande à tous les royalistes, anciens ou nouveaux, un concours ardent, dévoué, incessant. »