Le
terme « concurrence » étant employé à la fois par les
économistes bourgeois et les individualistes anarchistes, il est de
toute nécessité de bien définir ce que ces derniers entendent par
« concurrence » ― d'autant plus
qu'ils considèrent la liberté de l'exercer comme l'un des
principaux facteurs de la sculpture de la personnalité, du
développement de l'être individuel.
Pour
les bourgeois, pas de doute, ce qu'ils entendent par « concurrence
», c'est une course effrénée vers la richesse, c'est l'écrasement,
l'annihilation de tout ce qui fait ombrage aux situations acquises ou
volées par les gros privilégiés de l'ordre social, par les
monopoleurs ou accapareurs d'envergure, dans tous les domaines de
l'activité productrice. Il ne s'agit pas, pour eux, d'affirmation de
la valeur éthique ou créatrice de l'unité individuelle,
d'amélioration de l'aspect ou de la qualité du produit, ―
mais bien d'un combat, le
plus souvent déloyal, entre détenteurs de capitaux-espèces ou
outils, entre capitaines d'industrie, combats où vainqueurs et
vaincus se servent de l'exploitation des travailleurs pour se livrer
bataille. C'est une lutte brutale, farouche, une curée, aucunement
un moyen de sélection des plus aptes. Au point de vue où se situent
les individualistes anarchistes, ils font de la concurrence un
synonyme d'émulation, de stimulant. Se basant sur la connaissance de
la nature humaine en général, de l'être humain, en particulier ―
l'être humain tel qu'il
est et non pas une créature de rêve ou une chimère livresque ―
ils considèrent la
concurrence comme un aiguillon destiné à maintenir en éveil
constant la pensée et l'activité individuelles, trop ordinairement
portées vers l'indolence ou le sommeil. Mais leur thèse de la
concurrence se conçoit, bien entendu, étant inconnues ou abolies la
domination de l'homme par l'homme, ou vice-versa. Par I' expression «
liberté de concurrence », les individualistes anarchistes entendent
donc la possibilité absolue d'affirmation ou de manifestation de
l'individu, dans tous les domaines et dans toutes les circonstances ;
autrement dit, la faculté pleine et entière pour tout être humain,
associé ou isolé, dé présentation, de diffusion,
d'expérimentation, de mise en pratique de toutes conceptions,
méthodes ― de
tous procédés visant ou poursuivant un but analogue ou différent ;
ceci, sans avoir a redouter une réglementation ou intervention
restrictive ou limitative quelconque s'exerçant au profit d'un État,
d'un gouvernement, d'une administration, d'une unité humaine
quelconque.
Dans
la sphère économique, les individualistes entendent spécialement
par « liberté de concurrence » la faculté pleine et entière pour
le producteur, associé ou isolé, de déterminer, à son gré, son
effort individuel ; c'est-à-dire de mettre en oeuvre toutes ses
ressources d'ingéniosité et de savoir-faire, de faire appel à
toutes ses capacités de création ou d'initiative personnelle ―
sans avoir à se heurter à une réglementation qui limite ou
restreigne la confection ou les conditions de sa production.
Les
individualistes anarchistes revendiquent, pour le consommateur
associé ou isolé, la faculté pleine et entière de comparaison, de
choix, de refus, aussi bien en ce qui concerne les utilités de
première nécessité qui lui sont offertes ou proposées, que les
produits de qualité supérieure ou de confection raffinée. Tout
cela sans être exposé à être limité, restreint par une
réglementation ou une intervention d'aucun ordre, s'exerçant en
faveur de qui que ce soit, institution ou personne. Les
individualistes soutiennent cette thèse que toute entrave à cette
faculté ou « liberté » a pour résultat d'accroître
l'uniformité. Qui dit uniformité, dit stagnation, soit recul,
régression, rétrogradation. Dans tout milieu d'où est exclue la
concurrence : d'artisan en évolution vers l'artiste, le producteur
rétrograde vers le manoeuvre, en involution lui-même vers
l'automate ― d'appréciateur
en évolution vers l'artiste, lui aussi, ou l'amateur, le
consommateur involue vers l'absorbeur, le gobeur, le bâfreur.
Dans
toutes les sphères de la pensée ou de l'activité humaine,
l'absence de concurrence produit l'involution de l'oeuvre d'art ou du
distinct vers le grossier ou le
grégaire,
du différencié vers l'aggloméré, du conscient vers l'inconscient.
La preuve évidente de la vérité de la thèse énoncée ci-dessus
ne nous est-elle pas fournie par les résultats de la période que
nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques
monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade
actuel de l'évolution historique est remarquable. En effet, par
l'existence d'une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir
de la même façon d'un bout du monde à l'autre, de se loger en des
habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le
phénomène caractéristique du moment actuel, c'est une humanité en
voie de penser d'une même manière sur tous les sujets, d'accepter
une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne
réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les
tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les
initiateurs deviendront une exception, une anormalité. La
concentration de la production manufacturée entre les mains d'un
petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les
usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série,
la conscription et les armées permanentes font rétrograder l'unité
humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à
dictature.
Plus
se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations
sociales ou des États sur la gestion de la production ―
et plus s'accélérera l'involution de l'ouvrier vers l'homme
machine, de plus en plus incapable d'un travail autre que la conduite
ou la surveillance d'un mécanisme automatique, produisant toujours
la même pièce, la même parcelle d'objet.
Il
n'y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où
l'entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est
une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés,
accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n'ont rien
de commun avec le développement ou la sculpture de l'individualité
humaine. L'« état de guerre » abaisse l'humain au degré de sous
hommes, d'objet animé réquisitionnable à merci dans son être et
dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou
de protestation contre la situation qui lui est imposée.
C'est,
comme on voit, tout le contraire de « l'état de concurrence ».
L'exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est
consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a
surpopulation, l'émulation est illusoire. Ce qui se passe
actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence
possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un
combat aveugle où la valeur éthique de l'individu et la perfection
du produit passent à l'arrière-plan. Et ce sont fréquemment les
mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes
moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein
d'une médiocratie surabondante.
Ici
encore, le dessein de l'individualiste anarchiste ressort avec toute
clarté : le développement de l'unité humaine ―
associée, ou isolée ― porté
à son maximum, de l'unité humaine et non d'une élite de
privilégiés d'une espèce ou d'une autre.
Voilà,
pourquoi les individualistes ne séparent pas l'exercice de la
concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou
associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune
réserve, des occasions d'apprendre, de connaître, de se
perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de
déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence
possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de
culture, et le fermier propriétaire d'instruments aratoires
perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à
celui-là.
Tout
état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au
moins à l'être individuel l'égalité au point de départ (et, dans
certaines circonstances, le rétablissement de cette égalité en
cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.
Sans
la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à
effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours
plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée,
originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la «
dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et
naturellement, vers l'uniformité, la stagnation, le conformisme.
―
E. ARMAND.
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