dimanche 29 juillet 2018

CONCURRENCE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure



Le terme « concurrence » étant employé à la fois par les économistes bourgeois et les individualistes anarchistes, il est de toute nécessité de bien définir ce que ces derniers entendent par « concurrence » d'autant plus qu'ils considèrent la liberté de l'exercer comme l'un des principaux facteurs de la sculpture de la personnalité, du développement de l'être individuel.
Pour les bourgeois, pas de doute, ce qu'ils entendent par « concurrence », c'est une course effrénée vers la richesse, c'est l'écrasement, l'annihilation de tout ce qui fait ombrage aux situations acquises ou volées par les gros privilégiés de l'ordre social, par les monopoleurs ou accapareurs d'envergure, dans tous les domaines de l'activité productrice. Il ne s'agit pas, pour eux, d'affirmation de la valeur éthique ou créatrice de l'unité individuelle, d'amélioration de l'aspect ou de la qualité du produit, mais bien d'un combat, le plus souvent déloyal, entre détenteurs de capitaux-espèces ou outils, entre capitaines d'industrie, combats où vainqueurs et vaincus se servent de l'exploitation des travailleurs pour se livrer bataille. C'est une lutte brutale, farouche, une curée, aucunement un moyen de sélection des plus aptes. Au point de vue où se situent les individualistes anarchistes, ils font de la concurrence un synonyme d'émulation, de stimulant. Se basant sur la connaissance de la nature humaine en général, de l'être humain, en particulier l'être humain tel qu'il est et non pas une créature de rêve ou une chimère livresque ils considèrent la concurrence comme un aiguillon destiné à maintenir en éveil constant la pensée et l'activité individuelles, trop ordinairement portées vers l'indolence ou le sommeil. Mais leur thèse de la concurrence se conçoit, bien entendu, étant inconnues ou abolies la domination de l'homme par l'homme, ou vice-versa. Par I' expression « liberté de concurrence », les individualistes anarchistes entendent donc la possibilité absolue d'affirmation ou de manifestation de l'individu, dans tous les domaines et dans toutes les circonstances ; autrement dit, la faculté pleine et entière pour tout être humain, associé ou isolé, dé présentation, de diffusion, d'expérimentation, de mise en pratique de toutes conceptions, méthodes de tous procédés visant ou poursuivant un but analogue ou différent ; ceci, sans avoir a redouter une réglementation ou intervention restrictive ou limitative quelconque s'exerçant au profit d'un État, d'un gouvernement, d'une administration, d'une unité humaine quelconque.
Dans la sphère économique, les individualistes entendent spécialement par « liberté de concurrence » la faculté pleine et entière pour le producteur, associé ou isolé, de déterminer, à son gré, son effort individuel ; c'est-à-dire de mettre en oeuvre toutes ses ressources d'ingéniosité et de savoir-faire, de faire appel à toutes ses capacités de création ou d'initiative personnelle sans avoir à se heurter à une réglementation qui limite ou restreigne la confection ou les conditions de sa production.
Les individualistes anarchistes revendiquent, pour le consommateur associé ou isolé, la faculté pleine et entière de comparaison, de choix, de refus, aussi bien en ce qui concerne les utilités de première nécessité qui lui sont offertes ou proposées, que les produits de qualité supérieure ou de confection raffinée. Tout cela sans être exposé à être limité, restreint par une réglementation ou une intervention d'aucun ordre, s'exerçant en faveur de qui que ce soit, institution ou personne. Les individualistes soutiennent cette thèse que toute entrave à cette faculté ou « liberté » a pour résultat d'accroître l'uniformité. Qui dit uniformité, dit stagnation, soit recul, régression, rétrogradation. Dans tout milieu d'où est exclue la concurrence : d'artisan en évolution vers l'artiste, le producteur rétrograde vers le manoeuvre, en involution lui-même vers l'automate d'appréciateur en évolution vers l'artiste, lui aussi, ou l'amateur, le consommateur involue vers l'absorbeur, le gobeur, le bâfreur.
Dans toutes les sphères de la pensée ou de l'activité humaine, l'absence de concurrence produit l'involution de l'oeuvre d'art ou du distinct vers le grossier ou le
grégaire, du différencié vers l'aggloméré, du conscient vers l'inconscient. La preuve évidente de la vérité de la thèse énoncée ci-dessus ne nous est-elle pas fournie par les résultats de la période que nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade actuel de l'évolution historique est remarquable. En effet, par l'existence d'une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir de la même façon d'un bout du monde à l'autre, de se loger en des habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le phénomène caractéristique du moment actuel, c'est une humanité en voie de penser d'une même manière sur tous les sujets, d'accepter une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les initiateurs deviendront une exception, une anormalité. La concentration de la production manufacturée entre les mains d'un petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série, la conscription et les armées permanentes font rétrograder l'unité humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à dictature.
Plus se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations sociales ou des États sur la gestion de la production et plus s'accélérera l'involution de l'ouvrier vers l'homme machine, de plus en plus incapable d'un travail autre que la conduite ou la surveillance d'un mécanisme automatique, produisant toujours la même pièce, la même parcelle d'objet.
Il n'y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où l'entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés, accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n'ont rien de commun avec le développement ou la sculpture de l'individualité humaine. L'« état de guerre » abaisse l'humain au degré de sous hommes, d'objet animé réquisitionnable à merci dans son être et dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou de protestation contre la situation qui lui est imposée.
C'est, comme on voit, tout le contraire de « l'état de concurrence ». L'exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a surpopulation, l'émulation est illusoire. Ce qui se passe actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un combat aveugle où la valeur éthique de l'individu et la perfection du produit passent à l'arrière-plan. Et ce sont fréquemment les mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein d'une médiocratie surabondante.
Ici encore, le dessein de l'individualiste anarchiste ressort avec toute clarté : le développement de l'unité humaine associée, ou isolée porté à son maximum, de l'unité humaine et non d'une élite de privilégiés d'une espèce ou d'une autre.
Voilà, pourquoi les individualistes ne séparent pas l'exercice de la concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune réserve, des occasions d'apprendre, de connaître, de se perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de culture, et le fermier propriétaire d'instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là.
Tout état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au moins à l'être individuel l'égalité au point de départ (et, dans certaines circonstances, le rétablissement de cette égalité en cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.
Sans la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée, originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la « dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et naturellement, vers l'uniformité, la stagnation, le conformisme.
E. ARMAND.

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