Répartition
des lieux d’expression de l’islamophobie
On
a assisté, durant les dernières années, à une banalisation du
discours islamophobe. Du point de vue de l’analyse politique,
l’émergence du racisme et de l’intolérance sont identifiables
dès lors qu’elle est circonscrite à un espace politique donné,
souvent à l’extrême Droite. Un tel travail est rendu beaucoup
plus difficile dès lors que le préjudice que l’on s’attache à
analyser ne connaît pas de frontière politique et se retrouve, sous
des déclinaisons idéologiques différentes, au sein de nombreuses
familles politiques différentes mais ciblant la même communauté.
Le grand danger de l’islamophobie, dans sa forme idéologique, a
été sa nature consensuelle.
L’islamophobie
« de Droite » s’exprime autour de questions principalement
sécuritaires et identitaires, tandis que l’islamophobie « de
Gauche » dévoie des concepts tels que le féminisme, la laïcité
ou la liberté d’expression pour en faire des outils d’exclusion,
visant principalement les femmes musulmanes voilées, leur niant
ainsi le droit de participer à l’espace commun, tout en les
accusant du mal qui les frappe.
Cette
attitude hostile aux femmes musulmanes, jusque dans le déni de leur
condition de victime, témoigne d’un long et pernicieux processus
de déshumanisation.
Ainsi,
lors de plusieurs affaires islamophobes fortement médiatisées, il a
fallu gérer une opinion publique et une large partie des médias qui
s’exprimaient soit contre les victimes, soit en mettant en cause la
sincérité de leur témoignage.
Le
cas de la jeune Sirine (décembre 2012-avril 2013), exclue de son
collège pour avoir porté une jupe longue et un bandeau de quelques
centimètres, a été l’occasion pour la classe politique, dans son
immense majorité, de s’exprimer contre l’adolescente, mettant
ainsi en scène une république en danger jusque sur les bancs de
l’assemblée nationale, mise en risque par une enfant de 14 ans,
dont on omettait de dire qu’elle n’avait rien commis d’illégal
et qu’elle avait subi une mise en quarantaine, le harcèlement,
l’exclusion et la mise à l’index sans autre tort que d’avoir
été perçue comme musulmane.
Plutôt
que le système contre l’enfant, on a choisi de jouer le récit,
chargé politiquement,
de
la jeune intégriste contre la laïcité.
Plus
tard en juin 2013, les agressions islamophobes qui ont eu lieu à
Argenteuil ont concerné des femmes voilées, dont l’une a perdu
son bébé des suites de l’agression. L’essentiel du travail
médiatique qui s’ensuivit a pour nous consisté à répondre à
des journalistes dont une large proportion mettait en cause le
témoignage des victimes et les suspectait de ne plus être, dès
lors qu’elles portaient un foulard, des « femmes (civiles) comme
les autres ». Un travail similaire a dû être réalisé lors des
autres agressions de femmes voilées, à Trappes et ailleurs.
Ce
type de réaction spontanée de mise en cause ou de suspicion des
victimes démontre que la problématisation des musulman(e)s et leur
déshumanisation dans l’imaginaire collectif sont une réalité.
Le
simple port de signes visibles d’islamité est dès lors perçu
comme un acte de militance, désactivant l’empathie à laquelle
pourraient prétendre les victimes, rendues coupables du traitement
qui leur est fait.
Cette
évolution de l’opinion publique est mise en évidence par la
production de sondages systématiquement négatifs à propos
de la visibilité des musulmans ou de la pratique de l’islam.
Ces
sondages posent un double problème : Le premier est méthodologique,
puisque le « cadrage » des questions et les méthodes
d’échantillonnages induisent un certain type de réponses, en
postulant que la légitimité d’une partie des citoyens est
questionnable ou que l’exercice de leurs libertés fondamentales
peut être jugé comme discutable.
Le
second est systémique, car plus que l’opinion, ces sondages
mesurent la performance d’un discours politique et médiatique,
dans un environnement donné. Ces sondages sont dans une certaine
mesure performatifs, en ce qu’ils produisent les perceptions qu’ils
décrivent, renforçant ainsi le sentiment d’étrangeté que revêt
la pratique (et la visibilité) de l’islam.
Plus
qu’un indicateur d’intolérance ou d’hostilité, il s’agit
avant tout d’un indicateur de performance.
La
normalisation des idées d’extrême Droite a été telle qu’il a
fallu que Marine le Pen perde son immunité parlementaire suite aux
poursuites entamées par le CCIF à propos de l’assimilation des
prières de rue et autres pratiques religieuses musulmanes à
l’occupation nazie , pour qu’un signal fort soit envoyé à
l’ensemble de la classe politique : l’islamophobie n’est pas
une opinion. C’est un délit.
Il
doit désormais y avoir un prix politique et juridique à payer, pour
tous ceux qui incitent à la haine et à l’hostilité envers les
musulmans. L’évolution idéologique, médiatique et politique n’a
pas été uniquement dans le sens de l’aggravation. Les trois
dernières années ont vu un nombre grandissant de journalistes et de
personnalités politiques se saisir de la question de l’islamophobie
pour mieux comprendre et se positionner.
Plusieurs
média ont ainsi commencé à traiter du sujet, donnant lieu à des
reportages et à des articles de qualité inégale, mais initiant un
réel travail de questionnement au sein des rédactions. La
participation du CCIF à de nombreux débats télévisés ou
radiodiffusés a été l’occasion de confronter les idées reçues
et de faire un travail de pédagogie sur la question de
l’islamophobie. Nous avons également participé à plusieurs
formations pour des équipes de journalistes, afin d’avoir une
approche proactive sur le sujet, tout en leur donnant des outils de
compréhension pour mieux aborder les actes islamophobes.
Enfin,
il est à noter que de nombreux parlementaires ont apporté leur
soutien à certaines de nos initiatives contre l’islamophobie,
qu’il s’agisse de notre campagne de communication à l’échelon
national, ou de notre pétition contre une énième loi visant les
femmes voilées.
Ces
évolutions ont permis, sinon d’enrayer les formes politiques et
médiatiques de l’islamophobie, du moins de casser le consensus
affiché pendant longtemps sur ces questions.
Une
reconnaissance institutionnelle progressive
Les
dix premières années d’existence du CCIF ont été concentrées
sur l’aide aux victimes et la mise en évidence de l’islamophobie,
en tant que forme de racisme à part entière.
La
reconnaissance de cette forme de préjudice a été le fruit d’un
long travail, à la fois du monde associatif, mais également du
monde universitaire, afin qu’au fur et a mesure, la condition des
victimes soit reconnue et que le préjudice qui les vise soit
identifié et analysé pour ce qu’il est : de l’islamophobie.
Au
fil des années, la reconnaissance institutionnelle de l’islamophobie
s’est mise en oeuvre. D’abord dans l’espace réel des
mobilisations, au plus près des victimes, puis dans l’espace
académique, médiatique et politique, avant enfin d’être établie
et définie dans les institutions, nationales et internationales.
En
2013, le CCIF a été auditionné par la CNCDH à plusieurs reprises,
a mené des entretiens auprès des députés, des sénateurs
et des préfets, mais également auprès de l’Observatoire de la
laïcité, du Délégué interministériel à la lutte contre le
racisme et l’antisémitisme ainsi qu’au sein des ministères,
afin d’expliquer notre démarche, notre méthode et nos objectifs.
La majorité de ces entretiens a été positive et a permis de faire
avancer le travail de pédagogie et de mise en capacité.
Le
ministère de la ville a ainsi fait plusieurs déclarations dans ce
sens, le président de la République a également dénoncé les
actes antimusulmans, tandis que la CNCDH vient de rendre un rapport
important qui vient mettre en évidence l’islamophobie, tout en
précisant une définition d’usage intéressante. Ce sont des
avancées importantes qui restent à poursuivre.
A
ce jour, les sanctions prononcées dans les affaires d’islamophobie
demeurent mineures. Les discriminants et les agresseurs islamophobes
nourrissent ainsi un sentiment de relative impunité qui vient
alimenter et aggraver le passage à l’acte. Les pouvoirs publics
peinent à se remettre en question, alors même qu’une proportion
significative de discriminations a lieu dans des services publics, au
sein desquels un travail de pédagogie et de rappel de la loi
permettrait d’éviter bon nombre de litiges, causés par des
fonctionnaires souvent ignorants du droit et s’érigeant en
autorité : pour la seule année 2013, on compte ainsi plus d’une
vingtaine d’établissements (collèges et lycées) qui se sont
livrés à des interprétations abusives de la loi du 15 mars 2004,
en appliquant aux jeunes filles musulmanes une politique de
harcèlement quant à la longueur de leurs jupes ou la largeur de
leurs vêtements. Il a fallu systématiquement intervenir de manière
formelle pour faire un rappel à la loi et demander à ce que ces
traitements discriminatoires cessent. Un travail de médiation
similaire est opéré lorsque des mères voilées sont discriminées
dans le cadre de l’accompagnement des sorties scolaires. De la même
façon, certains guichets dans les mairies et services d’accueil
(assurance maladie, pôle emploi, etc.) outrepassent parfois leurs
prérogatives, ce qui crée des situations problématiques, comme par
exemple des refus de délivrance de documents ou des injonctions à
se dévoiler lors d’un mariage. L’essentiel de ces situations
pourrait être évité avec un travail de pédagogie interne à
l’administration.
Il
est non moins problématique que les premiers ministères concernés
par la question (ministère de l’éducation, ministère de
l’intérieur et ministère de la justice) demeurent totalement
silencieux sur ces violations des libertés les plus fondamentales,
s’autorisant même à des prises de position choquantes.
On
note par exemple la déclaration de Vincent Peillon à l’Assemblée
Nationale, le 27 mars 2013, s’exprimant contre la jeune Sirine et
justifiant son exclusion : « La communauté nationale tout entière
est réunie lorsqu’il faut aller en justice pour faire respecter
nos principes… j’ai demandé à ce que la procédure
disciplinaire soit engagée. »
On
relève également la prise de position de Manuel Valls, alors
ministre de l’intérieur, qui sortait de sa réserve lors du
prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire Baby
Loup (la cour avait jugé discriminatoire le licenciement de la
salariée avant que l’affaire ne soit rejugée par la Cour d’appel
de Paris, et sera à nouveau tranchée par la Cour de cassation le 16
juin 2014), s’autorisant à critiquer la décision des juges,
foulant ainsi aux pieds l’indépendance des pouvoirs et réclamant
une énième loi d’interdiction. C’est que, pour Monsieur Valls,
« le foulard est et demeure un combat essentiel pour la république
». (6 février 2013, Europe 1).
Aujourd’hui
devenu premier ministre, espérons que Manuel Valls aura plus à cœur
de résoudre les (vrais) problèmes de la France que de stigmatiser
les musulman(e) s, légitimant ainsi les discriminations dont ils
(mais surtout elles) sont la cible. Du côté du ministère de la
justice, le silence est assourdissant sur la question de
l’islamophobie, alors même que Madame Taubira réaffirme
régulièrement son engagement contre le racisme et pour le respect
des droits fondamentaux.
On
voit ainsi que la reconnaissance et la mise en oeuvre
institutionnelle de la lutte contre l’islamophobie est un processus
long et nécessaire, tributaire des polarisations et des rapports de
force politique du moment.
L’année
2013 restera celle de timides mais néanmoins réels progrès sur ce
plan.
Il
est enfin plus que jamais nécessaire de placer la question de
l’islamophobie au coeur des débats sur le racisme ou sur
les libertés fondamentales, en posant un regard critique sur les
lois liberticides qui ont été votées en 2004 et en 2010.
La
première a permis de stigmatiser les jeunes filles voilées en
conditionnant leur accès à l’éducation au retrait de leur
foulard, problématisant ainsi leur visibilité et légitimant leur
mise à l’index. La seconde a établi un régime d’exception sous
couvert de sécurité, tout en libérant le passage à l’acte
islamophobe. Il y a ici une triste forme d’exception française,
dans notre capacité à discriminer les femmes musulmanes tout en
leur expliquant que c’est pour leur bien.
Dans
les deux cas, ces lois n’ont pas atteint leur objectif affiché,
mais ont provoqué des dommages collatéraux gravissimes. C’est la
raison pour laquelle le CCIF a, depuis sa création, invariablement
demandé à ce que ces textes, que nous jugeons liberticides, soient
abrogés.
Le
travail international
Pour
compléter le dispositif national du CCIF, nous avons dès 2004
développé une présence à l’international. Cette stratégie nous
permet :
1
/ d’être en lien avec des organisations issues de la société
civile qui partagent notre constat et avec qui nous coopérons sur
des actions précises,
2/
d’alerter les instances internationales sur la situation en France,
alors même que notre pays promeut le strict respect des droits de
l’homme partout dans le monde, tout en étant parfois incapable de
les respecter sur son propre sol, qu’il s’agisse des migrants,
des Rroms ou encore des musulmans.
Ce
travail de veille aux responsabilités et au respect des libertés
fondamentales est nécessaire pour rappeler à tous les états
membres, au sein de l’Union Européenne comme au sein de l’ONU ou
de l’OSCE, qu’ils doivent respecter strictement les traités
ratifiés, notamment en matière de respect des droits humains.
La
reconnaissance du travail du CCIF s’est traduite par l’octroi du
statut spécial consultatif auprès de l’ONU à partir de 2011,
mais également par la participation aux réunions de l’OSCE, en
position d’expertise sur la question de l’islamophobie.
Un
travail de coordination européenne a été entrepris cette année,
dans le cadre du projet IMAN (Islamophobia Monitoring and Action
Network), mené conjointement avec plusieurs ONGs issues de huit pays
de l’UE. Ce projet inclut deux volets :
Le
premier est la mise en commun de bonnes pratiques et la coopération
dans la lutte contre l’islamophobie, en mutualisant nos efforts
lorsque cela est possible (et utile) et en dressant un état des
lieux sur l’islamophobie en Europe.
Le
second est l’implémentation d’un système de suivi des victimes
et de collecte des données concernant les actes islamophobes :
IMANET. Ce système a fait l’objet d’un long processus de
développement et de validation de sa méthodologie de compilation
des données, afin de doter les huit pays d’un outil performant et
efficace, leur permettant ainsi de produire des chiffres solides à
destination des Etats, du monde universitaire et du grand public.
travaille
actuellement à une étude majeure sur les discriminations en Europe,
qui inclura un volet sur l’islamophobie.
Enfin,
le CCIF a renforcé sa coopération avec l’Agence des Droits
Fondamentaux (FRA), qui travaille actuellement à une étude majeure
sur les discriminations en Europe, qui inclura un volet sur
l’islamophobie.
Tournés
vers l’avenir : des recommandations pour avancer
La
dénonciation de l’islamophobie doit faire l’objet d’une
déclaration et d’une reconnaissance solennelles, sans ambiguïtés,
afin de donner un signal fort.
Le
gouvernement doit définir une politique réaliste et claire contre
le racisme, en incluant l’islamophobie dans les formes de préjudice
traitées.
Des
points de contacts et des équipes dédiées doivent être mises en
place au sein des ministères principalement concernés (droits des
femmes, éducation, intérieur, justice), afin de faciliter le
travail de coordination.
Des
formations au respect des libertés fondamentales doivent être
assurées au sein des administrations où sont enregistrées les plus
nombreuses discriminations.
Les
partis politiques doivent organiser, en interne, un examen critique
sur les questions d’islamophobie, afin de réellement se donner les
moyens de déconstruire l’idéologie raciste qui progresse en
France.
Le
gouvernement doit démontrer un engagement sans faille dans les
moyens mis en oeuvre pour arrêter et sanctionner de manière
exemplaire les agresseurs et discriminants islamophobes.
Une
commission parlementaire doit être mise en place pour faire un état
des lieux de l’islamophobie et faire le bilan de l’impact des
lois de 2004 et 2010.
Le
gouvernement doit se doter d’un système de collecte des données
de l’islamophobie plus fiable et plus complet.
Les
média peuvent organiser des formations afin d’être mieux préparés
au traitement des cas d’islamophobie et plus généralement dans
leur traitement de l’islam et des musulmans.
Les
programmes scolaires doivent tenir compte des recommandations faites
par l’OSCE en matière de lutte contre le racisme, notamment sur
l’islamophobie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire