dimanche 17 septembre 2017

Rapport 2014 CCIF (collectif contre l'islamophobie en France)



Répartition des lieux d’expression de l’islamophobie

On a assisté, durant les dernières années, à une banalisation du discours islamophobe. Du point de vue de l’analyse politique, l’émergence du racisme et de l’intolérance sont identifiables dès lors qu’elle est circonscrite à un espace politique donné, souvent à l’extrême Droite. Un tel travail est rendu beaucoup plus difficile dès lors que le préjudice que l’on s’attache à analyser ne connaît pas de frontière politique et se retrouve, sous des déclinaisons idéologiques différentes, au sein de nombreuses familles politiques différentes mais ciblant la même communauté. Le grand danger de l’islamophobie, dans sa forme idéologique, a été sa nature consensuelle.

L’islamophobie « de Droite » s’exprime autour de questions principalement sécuritaires et identitaires, tandis que l’islamophobie « de Gauche » dévoie des concepts tels que le féminisme, la laïcité ou la liberté d’expression pour en faire des outils d’exclusion, visant principalement les femmes musulmanes voilées, leur niant ainsi le droit de participer à l’espace commun, tout en les accusant du mal qui les frappe.

Cette attitude hostile aux femmes musulmanes, jusque dans le déni de leur condition de victime, témoigne d’un long et pernicieux processus de déshumanisation.

Ainsi, lors de plusieurs affaires islamophobes fortement médiatisées, il a fallu gérer une opinion publique et une large partie des médias qui s’exprimaient soit contre les victimes, soit en mettant en cause la sincérité de leur témoignage.

Le cas de la jeune Sirine (décembre 2012-avril 2013), exclue de son collège pour avoir porté une jupe longue et un bandeau de quelques centimètres, a été l’occasion pour la classe politique, dans son immense majorité, de s’exprimer contre l’adolescente, mettant ainsi en scène une république en danger jusque sur les bancs de l’assemblée nationale, mise en risque par une enfant de 14 ans, dont on omettait de dire qu’elle n’avait rien commis d’illégal et qu’elle avait subi une mise en quarantaine, le harcèlement, l’exclusion et la mise à l’index sans autre tort que d’avoir été perçue comme musulmane.

Plutôt que le système contre l’enfant, on a choisi de jouer le récit, chargé politiquement,
de la jeune intégriste contre la laïcité.

Plus tard en juin 2013, les agressions islamophobes qui ont eu lieu à Argenteuil ont concerné des femmes voilées, dont l’une a perdu son bébé des suites de l’agression. L’essentiel du travail médiatique qui s’ensuivit a pour nous consisté à répondre à des journalistes dont une large proportion mettait en cause le témoignage des victimes et les suspectait de ne plus être, dès lors qu’elles portaient un foulard, des « femmes (civiles) comme les autres ». Un travail similaire a dû être réalisé lors des autres agressions de femmes voilées, à Trappes et ailleurs.

Ce type de réaction spontanée de mise en cause ou de suspicion des victimes démontre que la problématisation des musulman(e)s et leur déshumanisation dans l’imaginaire collectif sont une réalité.
Le simple port de signes visibles d’islamité est dès lors perçu comme un acte de militance, désactivant l’empathie à laquelle pourraient prétendre les victimes, rendues coupables du traitement qui leur est fait.

Cette évolution de l’opinion publique est mise en évidence par la production de sondages systématiquement négatifs à propos de la visibilité des musulmans ou de la pratique de l’islam.
Ces sondages posent un double problème : Le premier est méthodologique, puisque le « cadrage » des questions et les méthodes d’échantillonnages induisent un certain type de réponses, en postulant que la légitimité d’une partie des citoyens est questionnable ou que l’exercice de leurs libertés fondamentales peut être jugé comme discutable.
Le second est systémique, car plus que l’opinion, ces sondages mesurent la performance d’un discours politique et médiatique, dans un environnement donné. Ces sondages sont dans une certaine mesure performatifs, en ce qu’ils produisent les perceptions qu’ils décrivent, renforçant ainsi le sentiment d’étrangeté que revêt la pratique (et la visibilité) de l’islam.
Plus qu’un indicateur d’intolérance ou d’hostilité, il s’agit avant tout d’un indicateur de performance.
La normalisation des idées d’extrême Droite a été telle qu’il a fallu que Marine le Pen perde son immunité parlementaire suite aux poursuites entamées par le CCIF à propos de l’assimilation des prières de rue et autres pratiques religieuses musulmanes à l’occupation nazie , pour qu’un signal fort soit envoyé à l’ensemble de la classe politique : l’islamophobie n’est pas une opinion. C’est un délit.
Il doit désormais y avoir un prix politique et juridique à payer, pour tous ceux qui incitent à la haine et à l’hostilité envers les musulmans. L’évolution idéologique, médiatique et politique n’a pas été uniquement dans le sens de l’aggravation. Les trois dernières années ont vu un nombre grandissant de journalistes et de personnalités politiques se saisir de la question de l’islamophobie pour mieux comprendre et se positionner.
Plusieurs média ont ainsi commencé à traiter du sujet, donnant lieu à des reportages et à des articles de qualité inégale, mais initiant un réel travail de questionnement au sein des rédactions. La participation du CCIF à de nombreux débats télévisés ou radiodiffusés a été l’occasion de confronter les idées reçues et de faire un travail de pédagogie sur la question de l’islamophobie. Nous avons également participé à plusieurs formations pour des équipes de journalistes, afin d’avoir une approche proactive sur le sujet, tout en leur donnant des outils de compréhension pour mieux aborder les actes islamophobes.
Enfin, il est à noter que de nombreux parlementaires ont apporté leur soutien à certaines de nos initiatives contre l’islamophobie, qu’il s’agisse de notre campagne de communication à l’échelon national, ou de notre pétition contre une énième loi visant les femmes voilées.
Ces évolutions ont permis, sinon d’enrayer les formes politiques et médiatiques de l’islamophobie, du moins de casser le consensus affiché pendant longtemps sur ces questions.

Une reconnaissance institutionnelle progressive

Les dix premières années d’existence du CCIF ont été concentrées sur l’aide aux victimes et la mise en évidence de l’islamophobie, en tant que forme de racisme à part entière.

La reconnaissance de cette forme de préjudice a été le fruit d’un long travail, à la fois du monde associatif, mais également du monde universitaire, afin qu’au fur et a mesure, la condition des victimes soit reconnue et que le préjudice qui les vise soit identifié et analysé pour ce qu’il est : de l’islamophobie.

Au fil des années, la reconnaissance institutionnelle de l’islamophobie s’est mise en oeuvre. D’abord dans l’espace réel des mobilisations, au plus près des victimes, puis dans l’espace académique, médiatique et politique, avant enfin d’être établie et définie dans les institutions, nationales et internationales.

En 2013, le CCIF a été auditionné par la CNCDH à plusieurs reprises, a mené des entretiens auprès des députés, des sénateurs et des préfets, mais également auprès de l’Observatoire de la laïcité, du Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ainsi qu’au sein des ministères, afin d’expliquer notre démarche, notre méthode et nos objectifs. La majorité de ces entretiens a été positive et a permis de faire avancer le travail de pédagogie et de mise en capacité.
Le ministère de la ville a ainsi fait plusieurs déclarations dans ce sens, le président de la République a également dénoncé les actes antimusulmans, tandis que la CNCDH vient de rendre un rapport important qui vient mettre en évidence l’islamophobie, tout en précisant une définition d’usage intéressante. Ce sont des avancées importantes qui restent à poursuivre.
A ce jour, les sanctions prononcées dans les affaires d’islamophobie demeurent mineures. Les discriminants et les agresseurs islamophobes nourrissent ainsi un sentiment de relative impunité qui vient alimenter et aggraver le passage à l’acte. Les pouvoirs publics peinent à se remettre en question, alors même qu’une proportion significative de discriminations a lieu dans des services publics, au sein desquels un travail de pédagogie et de rappel de la loi permettrait d’éviter bon nombre de litiges, causés par des fonctionnaires souvent ignorants du droit et s’érigeant en autorité : pour la seule année 2013, on compte ainsi plus d’une vingtaine d’établissements (collèges et lycées) qui se sont livrés à des interprétations abusives de la loi du 15 mars 2004, en appliquant aux jeunes filles musulmanes une politique de harcèlement quant à la longueur de leurs jupes ou la largeur de leurs vêtements. Il a fallu systématiquement intervenir de manière formelle pour faire un rappel à la loi et demander à ce que ces traitements discriminatoires cessent. Un travail de médiation similaire est opéré lorsque des mères voilées sont discriminées dans le cadre de l’accompagnement des sorties scolaires. De la même façon, certains guichets dans les mairies et services d’accueil (assurance maladie, pôle emploi, etc.) outrepassent parfois leurs prérogatives, ce qui crée des situations problématiques, comme par exemple des refus de délivrance de documents ou des injonctions à se dévoiler lors d’un mariage. L’essentiel de ces situations pourrait être évité avec un travail de pédagogie interne à l’administration.
Il est non moins problématique que les premiers ministères concernés par la question (ministère de l’éducation, ministère de l’intérieur et ministère de la justice) demeurent totalement silencieux sur ces violations des libertés les plus fondamentales, s’autorisant même à des prises de position choquantes.
On note par exemple la déclaration de Vincent Peillon à l’Assemblée Nationale, le 27 mars 2013, s’exprimant contre la jeune Sirine et justifiant son exclusion : « La communauté nationale tout entière est réunie lorsqu’il faut aller en justice pour faire respecter nos principes… j’ai demandé à ce que la procédure disciplinaire soit engagée. »
On relève également la prise de position de Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, qui sortait de sa réserve lors du prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire Baby Loup (la cour avait jugé discriminatoire le licenciement de la salariée avant que l’affaire ne soit rejugée par la Cour d’appel de Paris, et sera à nouveau tranchée par la Cour de cassation le 16 juin 2014), s’autorisant à critiquer la décision des juges, foulant ainsi aux pieds l’indépendance des pouvoirs et réclamant une énième loi d’interdiction. C’est que, pour Monsieur Valls, « le foulard est et demeure un combat essentiel pour la république ». (6 février 2013, Europe 1).
Aujourd’hui devenu premier ministre, espérons que Manuel Valls aura plus à cœur de résoudre les (vrais) problèmes de la France que de stigmatiser les musulman(e) s, légitimant ainsi les discriminations dont ils (mais surtout elles) sont la cible. Du côté du ministère de la justice, le silence est assourdissant sur la question de l’islamophobie, alors même que Madame Taubira réaffirme régulièrement son engagement contre le racisme et pour le respect des droits fondamentaux.
On voit ainsi que la reconnaissance et la mise en oeuvre institutionnelle de la lutte contre l’islamophobie est un processus long et nécessaire, tributaire des polarisations et des rapports de force politique du moment.
L’année 2013 restera celle de timides mais néanmoins réels progrès sur ce plan.

Il est enfin plus que jamais nécessaire de placer la question de l’islamophobie au coeur des débats sur le racisme ou sur les libertés fondamentales, en posant un regard critique sur les lois liberticides qui ont été votées en 2004 et en 2010.
La première a permis de stigmatiser les jeunes filles voilées en conditionnant leur accès à l’éducation au retrait de leur foulard, problématisant ainsi leur visibilité et légitimant leur mise à l’index. La seconde a établi un régime d’exception sous couvert de sécurité, tout en libérant le passage à l’acte islamophobe. Il y a ici une triste forme d’exception française, dans notre capacité à discriminer les femmes musulmanes tout en leur expliquant que c’est pour leur bien.
Dans les deux cas, ces lois n’ont pas atteint leur objectif affiché, mais ont provoqué des dommages collatéraux gravissimes. C’est la raison pour laquelle le CCIF a, depuis sa création, invariablement demandé à ce que ces textes, que nous jugeons liberticides, soient abrogés.

Le travail international

Pour compléter le dispositif national du CCIF, nous avons dès 2004 développé une présence à l’international. Cette stratégie nous permet :

1 / d’être en lien avec des organisations issues de la société civile qui partagent notre constat et avec qui nous coopérons sur des actions précises,

2/ d’alerter les instances internationales sur la situation en France, alors même que notre pays promeut le strict respect des droits de l’homme partout dans le monde, tout en étant parfois incapable de les respecter sur son propre sol, qu’il s’agisse des migrants, des Rroms ou encore des musulmans.
Ce travail de veille aux responsabilités et au respect des libertés fondamentales est nécessaire pour rappeler à tous les états membres, au sein de l’Union Européenne comme au sein de l’ONU ou de l’OSCE, qu’ils doivent respecter strictement les traités ratifiés, notamment en matière de respect des droits humains.
La reconnaissance du travail du CCIF s’est traduite par l’octroi du statut spécial consultatif auprès de l’ONU à partir de 2011, mais également par la participation aux réunions de l’OSCE, en position d’expertise sur la question de l’islamophobie.
Un travail de coordination européenne a été entrepris cette année, dans le cadre du projet IMAN (Islamophobia Monitoring and Action Network), mené conjointement avec plusieurs ONGs issues de huit pays de l’UE. Ce projet inclut deux volets :
Le premier est la mise en commun de bonnes pratiques et la coopération dans la lutte contre l’islamophobie, en mutualisant nos efforts lorsque cela est possible (et utile) et en dressant un état des lieux sur l’islamophobie en Europe.
Le second est l’implémentation d’un système de suivi des victimes et de collecte des données concernant les actes islamophobes : IMANET. Ce système a fait l’objet d’un long processus de développement et de validation de sa méthodologie de compilation des données, afin de doter les huit pays d’un outil performant et efficace, leur permettant ainsi de produire des chiffres solides à destination des Etats, du monde universitaire et du grand public.
travaille actuellement à une étude majeure sur les discriminations en Europe, qui inclura un volet sur l’islamophobie.

Enfin, le CCIF a renforcé sa coopération avec l’Agence des Droits Fondamentaux (FRA), qui travaille actuellement à une étude majeure sur les discriminations en Europe, qui inclura un volet sur l’islamophobie.

Tournés vers l’avenir : des recommandations pour avancer

La dénonciation de l’islamophobie doit faire l’objet d’une déclaration et d’une reconnaissance solennelles, sans ambiguïtés, afin de donner un signal fort.

Le gouvernement doit définir une politique réaliste et claire contre le racisme, en incluant l’islamophobie dans les formes de préjudice traitées.

Des points de contacts et des équipes dédiées doivent être mises en place au sein des ministères principalement concernés (droits des femmes, éducation, intérieur, justice), afin de faciliter le travail de coordination.

Des formations au respect des libertés fondamentales doivent être assurées au sein des administrations où sont enregistrées les plus nombreuses discriminations.

Les partis politiques doivent organiser, en interne, un examen critique sur les questions d’islamophobie, afin de réellement se donner les moyens de déconstruire l’idéologie raciste qui progresse en France.

Le gouvernement doit démontrer un engagement sans faille dans les moyens mis en oeuvre pour arrêter et sanctionner de manière exemplaire les agresseurs et discriminants islamophobes.

Une commission parlementaire doit être mise en place pour faire un état des lieux de l’islamophobie et faire le bilan de l’impact des lois de 2004 et 2010.

Le gouvernement doit se doter d’un système de collecte des données de l’islamophobie plus fiable et plus complet.

Les média peuvent organiser des formations afin d’être mieux préparés au traitement des cas d’islamophobie et plus généralement dans leur traitement de l’islam et des musulmans.


Les programmes scolaires doivent tenir compte des recommandations faites par l’OSCE en matière de lutte contre le racisme, notamment sur l’islamophobie.

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