dimanche 15 octobre 2017

Gail Dines et Julia Long: La résistance à la pornification des femmes ne relève en rien d’une « panique morale »

«La sexualisation» a été un sujet largement abordé ces dernières années, et avec elle, la
prémisse que les féministes qui s’opposent à l’objectivation sexuelle seraient à l’origine d’une
« panique morale ». Depuis que le sociologue Stanley Cohen a introduit l’expression en 1972, elle
a été utilisée comme un raccourci pour critiquer les conservateurs qui inventeraient un autre
«problème» dans le but de diaboliser un groupe défiant les normes morales traditionnelles.
Les féministes seraient donc apparemment des conservatrices fomentant une panique inutile au
sujet de la prolifération des images «sexualisée », alors que les médias contrôlés par l’industrie
qui produit ces images de masse seraient une force de changement progressiste injustement
diabolisée. Quel étrange retournement de situations.
Suggérer que des féministes s’opposant à la pornification de la société incitent à la panique
morale c’est confondre un mouvement politiquement progressiste avec la tentative de la droite
de contrôler les comportements sexuels. Bien sûr, nous pouvons identifier un tel volet
conservateur dans les débats actuels par exemple en Grande-Bretagne : les interventions des
gouvernements de droite incluent un appel à donner aux filles des leçons de pratiquer
l’abstinence et des attaques contre le droit à l’avortement. Par contre, les féministes qui
s’organisent face à la pornification ne font pas valoir que les images sexualisées des femmes
causent une quelconque déchéance morale, mais plutôt qu’elles perpétuent le mythe de la
disponibilité sexuelle inconditionnelle des femmes et leur état d’objet, compromettant ainsi leur
droit à l’autonomie sexuelle, à leur sécurité physique et à l’égalité économique et sociale. Le tort
fait aux femmes n’est pas un préjudice moral mais politique, et toute analyse doit être fondée
sur une critique du contrôle des entreprises faisant partie de notre paysage visuel.
La gauche a une longue tradition de lutte contre l’appropriation capitaliste des médias. De Karl
Marx à Antonio Gramsci en passant par Noam Chomsky, les penseurs de gauche ont compris que
les grands médias servent de machine de propagande des idées et des valeurs capitalistes. En
intégrant l’idéologie de l’élite, les médias ainsi contrôlés façonnent notre identité en tant que
travailleurs et consommateurs, vendant une image de succès et de bonheur liée à la
consommation de produits qui génère une richesse énorme pour l’élite. Les points de vue
différents sont au mieux marginalisés, au pire, ridiculisés.

Personne dans les cercles progressistes ne suggéreraient, ne serait-ce qu’un instant, que la
critique des grands médias est de l’ordre d’une panique morale. À notre connaissance, Chomsky
n’a jamais été appelé un «entrepreneur moral», mais celles d’entre nous qui s’organisent contre
les entreprises qui fonctionnent à l’imagerie sexiste sont régulièrement décriées comme créant
une panique morale.
L’image industrialisée de la féminité est devenue l’image dominante dans la société occidentale,
rejetant d’autres façons possibles d’être une femme. Les vêtements, les cosmétiques, les
régimes, les abonnements aux salles de gymnastique, les séances aux salons de coiffure,
d’épilation ou de manucure représentent beaucoup d’argent. Même en ces temps difficiles
économiquement, alors que les femmes sont celles qui éprouvent le plus de difficultés
financières, l’industrie cosmétique est en plein essor.
La haine de soi des femmes permet la croissance d’une importante industrie qui fait croitre un
système capitaliste mondial qui, ironiquement, dépend fortement de l’exploitation du travail des
femmes dans les pays en développement. Ajoutant l’insulte à l’injure, plusieurs de ces femmes
sous-payées dépensent une part significative de leur salaire pour des produits de blanchiment de
la peau qui promettent la mobilité sociale hors de la misère des sweatshops.
À l’ouest, la chirurgie esthétique est de plus en plus normalisée. L’année dernière au Royaume-
Uni, près de 9 500 femmes ont subi une chirurgie d’augmentation mammaire, et le nombre de
labioplasties a presque triplé en cinq ans. Un chirurgien plastique explique sur son site internet
que « la labioplastie peut faire disparaître les irrégularités des petites lèvres en fonction des
demandes de la cliente… avec la réduction des lèvres au laser, nous pouvons accomplir les désirs
de la femme ». Si ceci n’est pas une preuve que nous vivons dans une culture sexualisée, de quelle
autre preuve avons-nous besoin ?
Les coûts émotionnels reliés à la conformité aux images hypersexualisées sont énormes pour les
adolescentes et les jeunes femmes qui sont en plein processus de formation de leur identité
sexuelle et de genre. Nous construisons notre identité à travers des processus complexes
d’interaction avec la culture qui nous entoure. Aujourd’hui les images d’hypersexualisation
dominent. Vers quoi une jeune ado peut-elle se tourner si elle décide que Beyoncé, Miley Cyrus,
Lady Gaga, Rihanna ou Britney Spears ne sont pas pour elle ?
Une étude de l’American Psychological Association sur la sexualisation des filles a conclu qu’elle
« a des effets négatifs dans une variété de domaines, y compris le fonctionnement cognitif, la
santé physique et mentale, la sexualité, les attitudes et les croyances ». Certains de ces effets
comprennent les comportements sexuels à risque, les taux élevés de troubles de l’alimentation, la
dépression et une faible estime de soi, ainsi qu’une réduction de la performance scolaire. Bien
sûr, certaines filles résistent ; toutefois il y a de véritables sanctions sociales pour celles qui ne
se conforment pas à l’apparence féminine considérée acceptable.
Des militantes féministes présentaient cette fin de semaine une conférence sur la pornification
de la culture. Dans la foulée, des manifestations ont eu lieu en face du Club Playboy de Londres
et du concours de beauté Miss Monde, afin de mettre en évidence la relation entre les intérêts
des entreprises et l’objectivation des femmes. La lutte contre la limitation de plus en plus
étroite de l’image de la féminité est inextricablement liée à la lutte progressiste pour
l’appropriation démocratique et le contrôle des médias. Il s’agit d’une lutte politique. Les
féministes s’inquiètent à juste titre, mais nous ne sommes pas en panique. Nous nous organisons.

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