La
Société du Spectacle Partie 3
« Les
deux seules classes qui correspondent effectivement à la théorie de
Marx, les deux classes pures vers lesquelles mène toute l'analyse
dans le Capital, la bourgeoisie et le prolétariat, sont également
les deux seules classes révolutionnaires de l'histoire, mais à des
conditions différentes : la révolution bourgeoise est faite : la
révolution prolétarienne est un projet, né sur la base de la
précédente révolution, mais en différant qualitativement. En
négligeant l'originalité du rôle historique de la bourgeoisie, on
masque l'originalité concrète de ce projet prolétarien qui ne peut
rien atteindre sinon en portant ses propres couleurs et en
connaissant «l'immensité de ses tâches». La bourgeoisie est venue
au pouvoir parce qu'elle est la classe de l'économie en
développement. Le prolétariat ne peut être lui-même le pouvoir
qu'en devenant la classe de la conscience. Le mûrissement des forces
productives ne peut garantir un tel pouvoir, même par le détour de
la dépossession accrue qu'il entraîne. La saisie jacobine de l'Etat
ne peut être son instrument. Aucune idéologie ne peut lui servir à
déguiser des buts partiels en buts généraux, car il ne peut
conserver aucune réalité partielle qui soit effectivement à lui. »
« Les
anarchistes, qui se distinguent explicitement de l'ensemble du
mouvement ouvrier par leur conviction idéologique, vont reproduire
entre eux cette séparation des compétences, en fournissant un
terrain favorable à la domination informelle, sur toute organisation
anarchiste, des propagandistes et défenseurs de leur propre
idéologie, spécialistes d'autant plus médiocres en règle générale
que leur activité intellectuelle se propose principalement la
répétition de quelques vérités définitives. Le respect
idéologique de l'unanimité dans la décision a favorisé plutôt
l'autorité incontrôlée, dans l'organisation même, de spécialistes
de la liberté ; et l'anarchisme révolutionnaire attend du peuple
libéré le même genre d'unanimité, obtenue par les mêmes moyens.
Par ailleurs, le refus de considérer l'opposition des conditions
entre une minorité groupée dans la lutte actuelle et la société
des individus libres, a nourri une permanente séparation des
anarchistes dans le moment de la décision commune, comme le montre
l'exemple d'une infinité d'insurrections anarchistes en Espagne,
limitées et écrasées sur un plan local »
« L'idéologie
révolutionnaire, la cohérence du séparé dont le léninisme
constitue le plus haut effort volontariste, détenant la gestion
d'une réalité qui la repousse, avec le stalinisme reviendra à sa
vérité dans l'incohérence. A ce moment l'idéologie n'est plus une
arme, mais une fin. Le mensonge qui n'est plus contredit devient
folie. La réalité aussi bien que le but sont dissous dans la
proclamation idéologique totalitaire : tout ce qu'elle dit est tout
ce qui est. C'est un primitivisme local du spectacle, dont le rôle
est cependant essentiel dans le développement du spectacle mondial.
L'idéologie qui se matérialise ici n'a pas transformé
économiquement le monde, comme le capitalisme parvenu au stade de
l'abondance ; elle a seulement transformé policièrement la
perception. »
« L'illusion
léniniste n'a plus d'autre base actuelle que dans les diverses
tendances trotskistes, où l'identification du projet prolétarien à
une organisation hiérarchique de l'idéologie survit
inébranlablement à l'expérience de tous ses résultats. La
distance qui sépare le trotskisme de la critique révolutionnaire de
la société présente permet aussi la distance respectueuse qu'il
observe à l'égard de positions qui étaient déjà quand elles
s'usèrent dans un combat réel. Trotsky est resté jusqu'en 1927
fondamentalement solidaire de la haute bureaucratie, tout en
cherchant à s'en emparer pour lui faire reprendre son action
réellement bolchevik à l'extérieur (on sait qu'à ce moment pour
aider à dissimuler le fameux «testament de Lénine», il alla
jusqu'à désavouer calomnieusement son partisan Max Eastman qui
l'avait divulgué). Trotsky a été condamné par sa perspective
fondamentale, parce qu'au moment où la bureaucratie se connaît
elle-même dans son résultat comme classe contre-révolutionnaire à
l'intérieur, elle doit choisir aussi d'être effectivement
contre-révolutionnaire à l'extéieur au nom de la révolution,
comme chez elle. La lutte ultérieure de Trotsky pour une V°
Internationale contient la même inconséquence. Il a refusé toute
sa vie de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d'une classe
séparée, parce qu'il était devenu pendant la deuxième révolution
russe le partisan inconditionnel de la forme bolchevik
d'organisation. Quand Luckàcs, en 1923, montrait dans cette forme la
médiation enfin trouvée entre la théorie et la pratique, où les
prolétaires cessent d'être «des spectateurs» des événements
survenus dans leur organisation, mais les ont consciemment choisis et
vécus, il décrivait comme mérites effectifs du parti bolchevik
tout ce que le parti bolchevik n'était pas. Lukàcs était encore, à
côté de son profond travail théorique, un idéologue, parlant au
nom du pouvoir le plus vulgairement extérieur au mouvement
prolétarien, en croyant et en faisant croire qu'il se trouvait
lui-même, avec sa personnalité totale, dans ce pouvoir comme dans
le sien propre. Alors que la suite manifestait de quelle manière ce
pouvoir désavoue et supprime ses valets, Lukàcs, se dévouant
lui-même sans fin, a fait voir avec une netteté caricaturale à
quoi il s'était exactement identifié : au contraire de lui-même,
et de ce qu'il avait soutenu dans Histoire et Conscience de classe.
Lukàcs vérifie au mieux la règle fondamentale qui juge tous les
intellectuels de ce siècle : ce qu'ils respectent mesure exactement
leur propre réalité méprisable. Lénine n'avait cependant guère
flatté ce genre d'illusions sur son activité, lui qui convenait
qu'«un parti politique ne peut examiner ses membres pour voir s'il y
a des contradictions entre leur philosophie et le programme du
parti». Le parti réel dont Lukàcs avait présenté à contretemps
le portrait rêvé n'était cohérent que pour une tâche précise et
partielle : saisir le pouvoir dans l'Etat. »
« Cependant,
quand le prolétariat découvre que sa propre force extériorisée
concourt au renforcement permanent de la société capitaliste, non
plus seulement sous la forme de son travail, mais aussi sous la forme
des syndicats, des partis ou de la puissance étatique qu'il avait
constitués pour s'émanciper, il découvre aussi par l'expérience
historique concrète qu'il est la classe totalement ennemie de toute
extériorisation figée et de toute spécialisation du pouvoir. Il
porte la révolution qui ne peut rien laisser à l'extérieur
d'elle-même, l'exigence de la domination permanente du présent sur
le passé, et la critique totale de la séparation ; et c'est cela
dont il doit trouver la forme adéquate dans l'action. Aucune
amélioration quantitative de sa misère, aucune illusion
d'intégration hiérarchique, ne sont un remède durable à son
insatisfaction, car le prolétariat ne peut se reconnaître
véridiquement dans un tort particulier qu'il aurait subi ni donc
dans la séparation d'un tort particulier, ni d'un grand-nombre de
ses torts, mais seulement dans le tort absolu d'être rejeté en
marge de la vie. »
« «La
forme politique enfin découverte sous laquelle l'émancipation
économique du travail pouvait être réalisée» a pris dans ce
siècle une nette figure dans les Conseils ouvriers révolutionnaires,
concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d'exécution,
et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la
base et révocables à tout instant. Leur existence effective n'a
encore été qu'une brève ébauche, aussitôt combattue et vaincue
par différentes forces de défense de la société de classes, parmi
lesquelles il faut souvent compter leur propre fausse conscience.
Pannekock insistait justement sur le fait que le choix d'un pouvoir
des Conseils ouvriers «propose des problèmes» plutôt qu'il
n'apporte une solution. Mais ce pouvoir est précisément le lieu où
les problèmes de la révolution du prolétariat peuvent trouver leur
vraie solution. C'est le lieu où les conditions objectives de la
conscience historique sont réunies ; la réalisation de la
communication directe active, où finissent la spécialisation, la
hiérarchie et la séparation, où les conditions existantes ont été
transformées «en condition d'unité». Ici le sujet prolétarien
peut émerger de sa lutte contre la contemplation : sa conscience est
égale à l'organisation pratique qu'elle s'est donnée, car cette
conscience même est inséparable de l'intervention cohérente dans
l'histoire. »
« L'apparition
des Conseils fut la réalité la plus haute du mouvement prolétarien
dans le premier quart de siècle, réalité qui resta inaperçue ou
travestie parce qu'elle disparaissait avec le reste du mouvement que
l'ensemble de l'expérience historique d'alors démentait et
éliminait. Dans le nouveau moment de la critique prolétarienne, ce
résultat revint comme le seul point invaincu du mouvement vaincu. La
conscience historique qui sait qu'elle a en lui son seul milieu
d'existence peut le reconnaître maintenant, non plus à la
périphérie de ce qui reflue, mais au centre de ce qui monte. »
« L'organisation
révolutionnaire ne peut être que la critique unitaire de la
société, c'est-àdire une critique qui ne pactise avec aucune forme
de pouvoir séparé, en aucun point du monde, et une critique
prononcée globalement contre tous les aspects de la vie sociale
aliénée. Dans la lutte de l'organisation révolutionnaire contre la
société de classes, les armes ne sont pas autre chose que l'essence
des combattants mêmes : l'organisation révolutionnaire ne peut
reproduire en elle les conditions de scission et de hiérarchie qui
sont celles de la société dominante. Elle doit lutter en permanence
contre sa déformation dans le spectacle régnant. La seule limite de
la participation à la démocratie totale de l'organisation
révolutionnaire est la reconnaissance et l'auto appropriation
effective, par tous ses membres, de la cohérence de sa critique,
cohérence qui doit se prouver dans la théorie critique proprement
dite et dans la relation entre celle-ci et l'activité pratique. »
« Quand
la réalisation toujours plus poussée de l'aliénation capitaliste à
tous les niveaux, en rendant toujours plus difficile aux travailleurs
de reconnaître et de nommer leur propre misère, les place dans
l'alternative de refuser la totalité de leur misère, ou rien,
l'organisation révolutionnaire a dû apprendre qu'elle ne peut plus
combattre l'aliénation sous des formes aliénées. »
« La
théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie
révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est »
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