La
Société du Spectacle Partie 1
«On
ne peut opposer abstraitement le spectacle et l'activité sociale
effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé. Le spectacle
qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la
réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du
spectacle, et reprend en elle-même l'ordre spectaculaire en lui
donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente
des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son
passage dans l'opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le
spectacle est réel. Cette aliénation réciproque est l'essence et
le soutien de la société existante.
« Dans
le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.
Le
caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du
simple fait que ses moyens sont en même temps son but.
Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité
moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment
dans sa propre gloire.
La
première phase de la domination de l'économie sur la vie sociale
avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine
une évidente dégradation de l'être en avoir. La phase présente de
l'occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés
de l'économie conduit à un glissement généralisé de l'avoir au
paraître, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige
immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité
individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la
puissance sociale,façonnée par elle. En ceci seulement qu'elle
n'est pas, il lui est permis d'apparaître.
Le
spectacle est l'héritier de toute la faiblesse du projet
philosophique occidental qui fut une compréhension de l'activité,
dominé par les catégories du voir ; aussi bien qu'il se fonde sur
l'incessant déploiement de la rationalité technique précise qui
est issue de cette pensée. Il ne réalise pas la philosophie, il
philosophie la réalité. C'est la vie concrète de tous qui s'est
dégradée en univers spéculatif.
A
mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve
devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société
moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de
dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil.
Le
spectacle est le discourt ininterrompu que l'ordre présent tient sur
lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait du pouvoir
à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions d'existence.
L'apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations
spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et
entre classes : une seconde nature paraît dominer notre
environnement de ses lois fatales. Mais le spectacle n'est pas ce
produit nécessaire du développement technique regardé comme
développement naturel. La société du spectacle est au contraire la
forme qui choisit son propre contenu technique. Si le spectacle, pris
sous l'aspect restreint des « moyens de communication de masse »,
qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante, peut
paraître envahir la société comme une simple instrumentation,
celle-ci n'est en fait rien de neutre, mais l'instrumentation même
qui convient à son auto-mouvement total.
Si
les besoins sociaux de l'époque où se développent de telles
techniques ne peuvent trouver de satisfaction que par leur médiation,
si l'administration de cette société et tout contact entre les
hommes ne peuvent plus s'exercer que par l'intermédiaire de cette
puissance de communication instantanée, c'est parce que cette «
communication » est essentiellement unilatérale ; de sorte que sa
concentration revient à accumuler dans les mains de l'administration
du système existant les moyens qui lui permettent de poursuivre
cette administration déterminée. La scission généralisée du
spectacle est inséparable est inséparable de l'Etat moderne,
c'est-à-dire de la forme générale de la scission dans la société,
produit de la division du travail social et organe de la domination
de classe.
Avec
la séparation généralisée du travailleur et de son produit, se
perdent tout point de vue unitaire sur l'activité accomplie, toute
communication personnelle directe entre les producteurs. Suivant le
progrès de l'accumulation des produits séparés, et de la
concentration du processus productif, l'unité et la communication
deviennent l'attribut exclusif de la direction du système. La
réussite du système économique de la séparation est la
prolétarisation du monde.
L'aliénation
du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat
de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il
contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les
images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et
son propre désir. L'extériorité du spectacle par rapport à
l'homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus
à lui, mais à un autre qui les lui représentent. C'est pourquoi le
spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est
partout.
Le
spectacle dans la société correspond à une fabrication concrète
de l'aliénation. L'expansion économique est principalement
l'expansion de cette production industrielle précise. Ce qui croît
avec l'économie se mouvant pour elle-même ne peut être que
l'aliénation qui était justement dans son noyau originel.
La
domination de la marchandise s'est d'abord exercée d'une manière
occulte sur l'économie, qui elle-même, en tant que base matérielle
de la vie sociale, restait inaperçue et incomprise, comme le
familier qui n'est pas pour autant connu. Dans une société où la
marchandise concrète reste rare ou minoritaire, c'est la domination
apparente de l'argent qui se présente comme l'émissaire muni des
pleins pouvoirs qui parle au nom d'une puissance inconnue. Avec la
révolution industrielle, la division manufacturière du travail et
de la production massive pour le marché mondial, la marchandise
apparaît effectivement, comme une puissance qui vient réellement
occuper la vie sociale. C'est alors que se constitue l'économie
politique, comme science dominante et comme science de la domination.
Alors
que dans la phase primitive de l'accumulation capitaliste «
l'économie politique ne voit dans le prolétaire que l'ouvrier »,
qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa
force de travail, sans jamais le considérer « dans ses loisirs,
dans son humanité », cette position des idées de la classe
dominante se renverse aussitôt que le degré d'abondance atteint
dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration
de l'ouvrier. Cet ouvrier soudain lavé du mépris total qui lui est
clairement signifié par toutes les modalités d'organisation et
surveillance de la production, se retrouve chaque jour en dehors de
celle-ci apparemment traité comme un grande personne, avec une
politesse empressée, sous le déguisement du consommateur. Alors,
l'humanisme de la marchandise prend en charge « les loisirs et
l'humanité » du travailleur, tout simplement parce que l'économie
politique peut et doit maintenant dominer ces sphères en tant
qu'économie politique. Ainsi « le reniement achevé de l'homme » a
pris en charge la totalité de l'existence humaine.
« Le
spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à
l'occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la
marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que
l'on voit est son monde. La production économique moderne étend sa
dictature extensivement et intensivement. Dans les lieux les moins
industrialisés, son règne est déjà présent avec quelques
marchandises-vedettes et en tant que domination impérialiste par les
zones qui sont en tête dans le développement de la productivité.
Dans ces zones avancées, l'espace social est envahi par une
superposition continue de couches géologiques de marchandises. A ce
point de la « deuxième révolution industrielle », la consommation
aliénée devient pour les masses un devoir supplémentaire à la
production aliénée. C'est tout le travail vendu d'une société qui
devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se
poursuivre. Pour ce faire, il faut que cette marchandise totale
revienne fragmentairement à l'individu fragmentaire, absolument
séparé des forces productives opérant comme un ensemble. C'est
donc ici que la science spécialisée de la domination doit se
spécialiser à son tour : elle s'émiette en sociologie,
psychotechnique, cybernétique, sémiologie, etc., veillant à
l'autorégulation de tous les niveaux du processus ».
« La
conscience du désir et le désir de la conscience sont identiquement
ce projet qui, sous sa forme négative, veut l'abolition des classes,
c'est à dire la possession directe des travailleurs sur tous les
moments de leur activité. Son contraire est la société du
spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans un monde
qu'elle a créé ».
« La
satisfaction que la marchandise abondante ne peut plus donner dans
l'usage en vient à être recherchée dans la reconnaissance de sa
valeur en tant que marchandise : c'est l'usage de la marchandise se
suffisant à lui-même; et pour le consommateur l'effusion religieuse
envers la liberté souveraine de la marchandise. Des vagues
d'enthousiasme pour un produit donné, soutenu et relancé par tous
les moyens d'information, se propagent ainsi à grande allure. Un
style de vêtements surgit d'un film ; une revue lance des clubs, qui
lancent des panoplies diverses. Le gadget exprime ce fait que, dans
le moment où la masse des marchandises glisse vers l'aberration,
l'aberrant lui-même devient une marchandise spéciale. Dans les
porte-clés publicitaires, par exemple, non plus achetés mais dons
supplémentaires qui accompagnent des objets prestigieux vendus, ou
qui découlent par échange de leur propre sphère, on peut
reconnaître la manifestation d'un abandon mystique à la
transcendance de la marchandise. Celui qui collectionne les
porte-clés qui viennent d'être fabriqués pour être collectionnés
accumule les indulgences de la marchandise, un signe glorieux de sa
présence réelle parmi ses fidèles. L'homme réifié affiche la
preuve de son intimité avec la marchandise. Comme dans les
transports des convulsionnaires ou miraculés du vieux fétichisme
religieux, le fétichisme de la marchandise parvient à des moments
d'excitation fervente. Le seul usage qui s'exprime encore ici est
l'usage fondamental de la soumission. »
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