dimanche 15 octobre 2017

Rokhaya Diallo : Dans une société réglée par la suprématie blanche, il n’y a bien que la condition des Blancs qui puisse si largement émouvoir

Voici l’histoire d’un modeste festival féministe qui a déclenché une tempête nationale. A l’origine
de la controverse, les réseaux proches du Front National, dont son trésorier Wallerand de
Saint-Just, exigent d’Anne Hidalgo maire de Paris, qu’elle agisse contre ce festival «interdit aux
Blancs».
Avec une précipitation déconcertante, la première magistrate proclame sa volonté d’interdire la
tenue d’un tel festival dans des locaux subventionnés par la Ville. L’antiracisme institutionnel, de
la LICRA à SOS Racisme en passant la DILCRAH, se mobilise contre ce qui est présenté comme
une insupportable injustice et s’attire les félicitations de l’extrême-droite.
Or, il s’agit de Nyansapo, un festival afroféministe organisé par le collectif Mwasi. Ouvert à
tous.tes, il prévoit aussi des ateliers réservés aux femmes noires et ce afin qu’elles puissent
échanger paisiblement sur leur condition spécifique.
La polémique s’est donc focalisée sur le sort des Blancs, alors que ni les personnes d’origine
maghrébine ou asiatique, ni même les hommes noirs ne seront conviés à ces réunions. Dans une
société réglée par la suprématie blanche, il n’y a bien que la condition des Blancs qui puisse si
largement émouvoir et réaliser une improbable coalition d’élus socialistes, de cadres du Front
National, de trolls néo-nazis et d’institutions gouvernementales.
Non-mixité subie ou choisie : Anne Hidalgo admet pourtant la non-mixité, par exemple quand il
s’est agi de présenter en 2014 aux mairies d’arrondissements vingt candidats blancs dans une
des villes les plus multiculturelles d’Europe… Il y existe une différence entre la ségrégation
subie et nourrie par le pouvoir et la non-mixité temporaire choisie par des personnes
vulnérables.
Contrairement aux discriminations qui gangrènent la société française et se traduisent dans des
exclusions quotidiennes et protéiformes dans l'espace public, les réunions non-mixtes du Festival
Nyansapo ne privent aucun autre groupe de l’accès à un bien ou à un service. Sans aucun sens de
la mesure, les détracteurs de Nyansapo, n’ont pas hésité à convoquer le sombre souvenir de
l’apartheid pour discréditer leur initiative. Comparaison parfaitement indécente puisqu’il
s’agissait d’une exclusion codifiée et perpétrée par l’Etat.
Les réunions afroféministes non mixtes n’ont en aucun cas vocation à proposer un projet de
société ségrégationniste définitif puisqu’elles s’inscrivent dans la temporalité d’un événement
ponctuel. Elles offrent à leurs participantes une échappatoire, une zone de respiration dans une
société oppressive.
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Une tradition française : La non-mixité n’est pas nouvelle en France. La mairie de Paris elle-même
ne voit aucun mal à subventionner «la Maison des femmes de Paris» qui réunit exclusivement des
femmes. Dans les années 1970, les féministes françaises, inspirées par les mouvements noirs
américains, s’approprient la non-mixité comme mode d’organisation politique.
C’est ainsi que l’on peut lire sous la plume Mouvement de libération des Femmes (MLF) (revue
Partisans 1970 : «Nous sommes arrivés à la nécessité de la non-mixité. Nous avons pris
conscience qu’à l’exemple de tous les groupes opprimés, c’était à nous de prendre en charge
notre propre libération.» C’est au sein de ces réunions que peuvent éclore les revendications
féministes qui aboutiront notamment à la légalisation de l’IVG.
De nombreux détracteurs se mobilisent alors contre ces militantes, allant parfois jusqu’à la
violence physique, mais comme le souligne sur Facebook la politologue Françoise Vergès, témoin
de l’époque «JAMAIS, une organisation antiraciste où des élus de gauche n'appelèrent à leur
interdiction en se tournant vers la loi. JAMAIS». Pour l’universitaire, la raison de l’actuelle
bronca est claire: «C'est parce que ce sont des femmes noires qu'il y a cette réaction
d'organisation se disant antiraciste et d'une maire de gauche. Ce n'est pas la non mixité qui
dérange, c'est qu'elle soit pratiquée par des femmes noires».
Cette initiative a été vécue comme une attaque en règle de la centralité blanche si profondément
inscrite dans l’imaginaire collectif. En effet, lorsque l’on est dans une position socialement
dominante et centrale, lorsque sa couleur n’a jamais été un frein pour rien, il est difficilement
concevable de voir des personnes habituellement subalternes organiser des espaces où sa
présence n’est pas souhaitée.
La nécessité d’une parole désinhibée : Ces espaces sont nécessaires : il n’est pas difficile de
comprendre que des femmes victimes de violences sexuelles éprouvent le besoin de se réunir
entre femmes pour évoquer les sévices qu’elles ont subis. La présence d’hommes inhiberait une
expression libre sur des sujets ayant trait au corps des femmes. On partage plus facilement son
intimité avec des personnes dont on sait qu’elles ont partagé une expérience similaire. Entre
victimes d’une même exclusion, on se fait confiance, on sait, on n’a pas besoin d’argumenter pour
que l’autre comprenne, la fonction de la réunion est aussi de rassurer. Et puis parfois la colère et
le ressentiment doivent s’exprimer pour libérer l’esprit. Une colère qui peut être désordonnée,
et violente. Comment le manifester devant une personne blanche sans qu’elle ne se sente
personnellement attaquée? Pour l’éviter, il faudrait réfléchir, peser, choisir ses mots. Résultat:
alors que l’on est une victime de racisme qui éprouve le besoin urgent de «se lâcher sur son
vécu», on se trouve contraint de ménager les sentiments des dominants. Et on n’avance pas.
Les réunions entre personnes minorées racialement ne se fondent en aucune manière sur des
critères biologiques. C’est l’expérience de la négrophobie conjuguée au sexisme qui les unit dans
une même catégorie. Une catégorisation subie, dont elles souhaitent discuter des conséquences
entre elles, sans les bénéficiaires de cette catégorisation.
Et c’est fortes de cette expertise mise en commun que les minoré.e.s sont à même de réfléchir
aux stratégies qui leurs permettront de faire évoluer leur situation subalterne. «Nous pensons
être les mieux placées pour saisir les armes de notre émancipation» affirment ainsi les
féministes de Mwasi. Et l’histoire l’a montré à plusieurs reprises : les personnes directement
affectées par une exclusions sont les plus compétentes pour mener leur propre libération.
Comment une personne blanche peut-elle raisonnablement prétendre qu’elle «comprend» ce qu’on
vit alors qu’elle avance en étant allégée de ces pesanteurs?
Sur les réseaux sociaux, j’ai lu de nombreux commentaires offusqués de personnes blanches qui
ne supportaient pas l’idée que leur présence n’était –temporairement– pas nécessaire pour parler
d’antiracisme.
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Dans sa Réflexion sur la question juive en 1946, Jean-Paul Sartre dénonçait déjà cette tendance
des majoritaires à ne pas admettre la possible autonomie des minoré.e.s (des Juifs dans ce cas).
Dans son texte, le majoritaire paternaliste, qui prétend aider le minoritaire à lutter contre le
racisme, est incarné par le «démocrate». Celui-ci «a la crainte que le Juif acquière une
“conscience juive”» et nie «la réalité de la question juive, il veut “l‘enfourner dans le creuset
démocratique”». Une manière d’interdire au minoritaire de se penser comme tel et cherche à
l’inclure de force dans l’indifférenciation de l’universel, à l’assimiler. En résumé, quand
«l’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se
considérer comme Juif».
Je n’avais jamais vu autant de Blanc.he.s désireux.ses de participer à des réunions qui
concernent les femmes noires et revendiquer leur légitimité à «comprendre» les effets du
racisme.

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