« Le
mouvement de banalisation qui, sous les diversions chatoyantes du
spectacle, domine mondialement la société moderne, la domine aussi
sur chacun des points où la consommation développée des
marchandises a multiplié en apparence les rôles et les objets à
choisir. Les survivances de la religion et de la famille - laquelle
reste la forme principale de l'héritage du pouvoir de classe -, et
donc de la répression morale qu'elles assurent, peuvent se combiner
comme une même chose avec l'affirmation redondante de la jouissance
de ce monde, ce monde n'étant justement produit qu'en tant que
pseudo-jouissance qui garde en elle la répression. A l'acceptation
béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose
la révolte purement spectaculaire : ceci traduit ce simple fait que
l'insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que
l'abondance économique s'est trouvée capable d'étendre sa
production jusqu'au traitement d'une telle matière première. »
« L'imposture
de la satisfaction doit se dénoncer d'elle-même en se remplaçant,
en suivant le changement des produits et celui des conditions
générales de la production. Ce qui a affirmé avec la plus parfaite
impudence sa propre excellence définitive change pourtant, dans le
spectacle diffus mais aussi dans le spectacle concentré, et c'est le
système seul qui doit continuer : Staline comme la marchandise
démodée sont dénoncés par ceux-là mêmes qui les ont imposés.
Chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l'aveu
de son mensonge précédent. Chaque écroulement d'une figure du
pouvoir totalitaire révèle la communauté illusoire qui
l'approuvait unanimement, et qui n'était qu'un agglomérat de
solitudes sans illusion ».
« Ce
que le spectacle donne comme perpétuel est fondé sur le changement,
et doit changer avec sa base. Le spectacle est absolument dogmatique
et en même temps ne peut aboutir réellement à aucun dogme solide.
Rien ne s'arrête pour lui ; c'est l'état qui lui est naturel et
toutefois le plus contraire à son inclination ».
« Les
deux seules classes qui correspondent effectivement à la théorie de
Marx, les deux classes pures vers lesquelles mène toute l'analyse
dans le Capital, la bourgeoisie et le prolétariat, sont
également les deux seules classes révolutionnaires de l'histoire,
mais à des conditions différentes : la révolution bourgeoise est
faite : la révolution prolétarienne est un projet, né sur la base
de la précédente révolution, mais en différant qualitativement.
En négligeant l'originalité du rôle historique de la
bourgeoisie, on masque l'originalité concrète de ce projet
prolétarien qui ne peut rien atteindre sinon en portant ses propres
couleurs et en connaissant «l'immensité de ses tâches». La
bourgeoisie est venue au pouvoir parce qu'elle est la classe de
l'économie en développement. Le prolétariat ne peut être lui-même
le pouvoir qu'en devenant la classe de la conscience. Le
mûrissement des forces productives ne peut garantir un tel pouvoir,
même par le détour de la dépossession accrue qu'il entraîne. La
saisie jacobine de l’État ne peut être son instrument. Aucune
idéologie ne peut lui servir à déguiser des buts partiels
en buts généraux, car il ne peut conserver aucune réalité
partielle qui soit effectivement à lui ».
« Les
premiers succès de la lutte de l'Internationale la menaient à
s'affranchir des influences confuses de l'idéologie dominante qui
subsistaient en elle. Mais la défaite et la répression qu'elle
rencontra bientôt firent passer au premier plan un conflit entre
deux conceptions de la révolution prolétarienne, qui toutes deux
contiennent une dimension autoritaire par laquelle
l'auto-émancipation consciente de la classe est abandonnée. En
effet, la querelle devenue irréconciliable entre les marxistes et
les bakouninistes était double, portant à la fois sur le pouvoir
dans la société révolutionnaire et sur l'organisation présente du
mouvement, et en passant de l'un à l'autre de ces aspects, les
positions des adversaires se renversent. Bakounine combattait
l'illusion d'une abolition des classes par l'usage autoritaire du
pouvoir étatique, prévoyant la reconstitution d'une classe
dominante bureaucratique et la dictature des plus savants, ou de ceux
qui seront réputés tels. Marx, qui croyait qu'un mûrissement
inséparable des contradictions économiques et de l'éducation
démocratique des ouvriers réduirait le rôle d'un Etat prolétarien
à une simple phase de législation de nouveaux rapports sociaux
s'imposant objectivement, dénonçait chez Bakounine et ses partisans
l'autoritarisme d'une élite conspirative qui s'était délibérément
placée au dessus de l'Internationale, et formait le dessein
extravagant d'imposer à la société la dictature irresponsable des
plus révolutionnaires, ou de ceux qui se seront eux-mêmes désignés
comme tels. Bakounine effectivement recrutait ses partisans sur une
telle perspective : «Pilotes invisibles au milieu de la tempête
populaire, nous devons la diriger, non par un pouvoir ostensible,
mais par la dictature collective de tous les alliés.
Dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et d'autant
plus puissante qu'elle n'aura aucune des apparences du pouvoir.»
Ainsi se sont opposées deux idéologies de la révolution ouvrière
contenant chacune une critique partiellement vraie, mais perdant
l'unité de la pensée de l'histoire, et s'instituant elles-mêmes en
autorités idéologiques. Des organisations puissantes, comme
la social-démocratie allemande et la Fédération Anarchiste
Ibérique, ont fidèlement servi l'une ou l'autre de ces idéologies
; et partout le résultat a été grandement différent de ce qui
était voulu ».
« Le
fait de regarder le but de la révolution prolétarienne comme
immédiatement présent constitue à la fois la grandeur et la
faiblesse de la lutte anarchiste réelle (car dans ses variantes
individualistes, les prétentions de l'anarchisme restent
dérisoires). De la pensée historique des luttes de classes
modernes, l'anarchisme collectiviste retient uniquement la
conclusion, et son exigence absolue de cette conclusion se traduit
également dans son mépris délibéré de la méthode. Ainsi sa
critique de la lutte politique est restée abstraite, tandis
que son choix de la lutte économique n'est lui même affirmé qu'en
fonction de l'illusion d'une solution définitive arrachée d'un seul
coup sur ce terrain, au jour de la grève générale ou de
l'insurrection. Les anarchistes ont à réaliser un idéal.
L'anarchisme est la négation encore idéologique de l’État et des
classes, c'est à dire des conditions sociales mêmes de l'idéologie
séparée. C'est l'idéologie de la pure liberté qui égalise
tout et qui écarte toute idée du mal historique.
Ce
point de vue de la fusion de toutes les exigences partielles a donné
à l'anarchisme le mérite de représenter le refus des conditions
existantes pour l'ensemble de la vie, et non autour d'une
spécialisation critique privilégiée ; mais cette fusion étant
considérée dans l'absolu, selon le caprice individuel, avant sa
réalisation effective, a condamné aussi l'anarchisme à une
incohérence trop aisément constatable. L'anarchisme n'a qu'à
redire, et remettre en jeu dans chaque lutte sa même simple
conclusion totale, parce que cette première conclusion était dès
l'origine identifiée à l'aboutissement intégral du mouvement.
Bakounine pouvait donc écrire en 1873, en quittant la Fédération
Jurassienne : «Dans les neufs dernières années on a développé au
sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour
sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je
défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est
plus aux idées, il est aux faits et aux actes». Sans doute, cette
conception conserve de la pensée historique du prolétariat cette
certitude que les idées doivent devenir pratiques, mais elle quitte
le terrain historique en supposant que les formes adéquates de ce
passage à la pratique sont déjà trouvées et ne varieront plus ».
« L'illusion
entretenue plus ou moins explicitement dans l'anarchisme authentique
est l'imminence permanente d'une révolution qui devra donner raison
à l'idéologie, et au mode d'organisation pratique dérivé de
l'idéologie, en s'accomplissant instantanément. L'anarchisme a
réellement conduit, en 1936, une révolution sociale et l'ébauche,
la plus avancée qui fut jamais, d'un pouvoir prolétarien. Dans
cette circonstance encore il faut noter, d'une part, que le signal
d'une insurrection générale avait été imposé par le
pronunciamiento de l'armée. D'autre part, dans la mesure où cette
révolution n'avait pas été achevée dans les premiers jours, du
fait de l'existence d'un pouvoir franquiste dans la moitié d'un
pays, appuyé fortement par l'étranger alors que le reste du
mouvement prolétarien international était déjà vaincu, et du fait
de la survivance de forces bourgeoises ou d'autres partis ouvriers
étatistes dans le camp de la République, le mouvement anarchiste
organisé s'est montré incapable d'étendre les demi-victoires de la
révolution, et même seulement de les défendre. Ses chefs reconnus
sont devenus ministres, et otages de l’État bourgeois qui
détruisait la révolution pour perdre la guerre civile ».
« L'idéologie
de l'organisation social-démocrate la mettait au pouvoir des
professeurs qui éduquaient la classe ouvrière, et la forme
d'organisation adoptée était la forme adéquate à cet
apprentissage passif. La participation des socialistes de la II°
Internationale aux luttes politiques et économiques était certes
concrète, mais profondément non critique. Elle était menée,
au nom de l'illusion révolutionnaire, selon une pratique
manifestement réformiste. Ainsi l'idéologie révolutionnaire
devait être brisée par le succès même de ceux qui la portaient.
La séparation des députés et des journalistes dans le mouvement
entraînait vers le mode de vie bourgeois ceux qui étaient recrutés
parmi les intellectuels bourgeois. La bureaucratie syndicale
constituait en courtiers de la force de travail, à vendre comme
marchandise à son juste prix, ceux mêmes qui étaient recrutés à
partir des luttes des ouvriers industriels, et extraits d'eux.
Pour
que leur activité à tous gardât quelque chose de révolutionnaire,
il eût fallu que le capitalisme se trouvât opportunément incapable
de supporter économiquement ce réformisme qu'il tolérait
politiquement dans leur agitation légaliste. C'est une telle
incompatibilité que leur science garantissait ; et que l'histoire
démentait à tout instant. Lénine n'a été, comme penseur
marxiste, que le kautskiste fidèle et conséquent, qui
appliquait l'idéologie révolutionnaire de ce «marxisme
orthodoxe» dans les conditions russes, conditions, qui ne
permettaient pas la pratique réformiste que la II° Internationale
menait en contrepartie. La direction extérieure du
prolétariat, agissant au moyen d'un parti clandestin discipliné,
soumis aux intellectuels qui sont devenus «révolutionnaires
professionnels», constitue ici une profession qui ne veut pactiser
avec aucune profession dirigeante de la société capitaliste (le
régime politique tsariste étant d'ailleurs incapable d'offrir une
telle ouverture dont la base est un stade avancé du pouvoir de la
bourgeoisie). Elle devient donc la profession de la direction
absolue de la société ».
« Le
même moment historique, où le bolchevisme a triomphé pour
lui-même en Russie, et où la social-démocratie a combattu
victorieusement pour le vieux monde, marque la naissance
achevée d'un ordre des choses qui est au coeur de la domination du
spectacle moderne : la représentation ouvrière s'est opposée
radicalement à la classe ».
« L'organisation
du prolétariat sur le modèle bolchevik, qui était né de
l'arriération russe et de la démission du mouvement ouvrier des
pays avancés devant la lutte révolutionnaire, rencontra aussi dans
l'arriération russe toutes les conditions qui portaient cette forme
d'organisation vers le renversement contre-révolutionnaire qu'elle
contenait inconsciemment dans son germe originel ; et la démission
réitérée la masse du mouvement ouvrier européen devant le Hic
Rhodus, hic salta de la période 1918- 1920, démission qui
incluait la destruction violente de sa minorité radicale, favorisa
le développement complet du processus et en laissa le résultat
mensonger s'affirmer devant le monde comme la seule solution
prolétarienne. La saisie du monopole étatique de la représentation
et de la défense du pouvoir des ouvriers, qui justifia le parti
bolchevik, le fit devenir ce qu'il était : le parti des
propriétaires du prolétariat, éliminant pour l'essentiel
les formes précédentes de propriété ».
« Toutes
les conditions de la liquidation du tsarisme envisagées dans le
débat théorique toujours insatisfaisant des diverses tendances de
la social-démocratie russe depuis vingt ans - faiblesse de la
bourgeoisie, poids de la majorité paysanne, rôle décisif d'un
prolétariat concentré et combatif mais extrêmement minoritaire
dans le pays - révélèrent enfin dans la pratique leurs solutions,
à travers une donnée qui n'était pas présente dans les hypothèses
: la bureaucratie révolutionnaire qui dirigeait le prolétariat, en
s'emparant de l’État, donna à la société nouvelle domination de
classe.
La
révolution strictement bourgeoise était impossible ; la «dictature
démocratique des ouvriers et des paysans» était vide de sens ; le
pouvoir prolétarien des soviets ne pouvait se maintenir à la fois
contre la classe des paysans propriétaires, la réaction blanche
nationale et internationale, et sa propre représentation
extériorisée et aliénée en parti ouvrier des maîtres absolus de
l'Etat, de l'économie, de l'expression, et bientôt de la pensée.
La théorie de la révolution permanente de Trotsky et Parvus, à
laquelle Lénine se rallia effectivement en avril 1917, était la
seule à devenir vraie pour les pays arriérés en regard du
développement social de la bourgeoisie, mais seulement après
l'introduction de ce facteur inconnu qu'était le pouvoir de la
classe de la bureaucratie. La concentration de la dictature entre les
mains de la représentation suprême de l'idéologie fut défendue
avec le plus de conséquence par Lénine, dans les nombreux
affrontements de la direction bolchevik. Lénine avait chaque fois
raison contre ses adversaires en ceci qu'il soutenait la solution
impliquée par les choix précédents du pouvoir absolu minoritaire :
la démocratie refusée étatiquement aux paysans devait
l'être aux ouvriers, ce qui menait à la refuser aux dirigeants
communistes des syndicats, et dans tout le parti, et finalement
jusqu'au sommet du parti hiérarchique. Au X° Congrès, au moment où
le soviet de Cronstadt était abattu par les armes et enterré sous
la calomnie, Lénine prononçait contre les bureaucrates gauchistes
organisés en «Opposition Ouvrière» cette conclusion dont Staline
allait étendre la logique jusqu'à une parfaite division du monde :
«Ici, ou là-bas avec un fusil, mais pas avec l'opposition... Nous
en avons assez de l'opposition.»
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