samedi 31 juillet 2021

Lignes : collection dirigée par Michel Surya

 





N°62 : Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots.

Prendre au mot, prendre le pouvoir    par Guillaume Wagner

 

Séparé. Confisqué. Extérieur. Armé. Coercitif. Dissuasif. Contraignant. Telles devraient être les caractéristiques de notre compréhension commune et doxique du « pouvoir ». Par définition, il est ce qui nous échappe. Le Pouvoir, celui qui concentre tous les pouvoirs, celui de la Domination comme telle, fait de mille alliages et maillages fonctionnels nécessaires à son exercice : médiatiques, patronaux, administratifs, scolaires, religieux, policiers, judiciaires, militaires. Pouvoir d’Etat, sphère métaphysique de concentration de pouvoirs physiques de pressurisation constante sociale et politique. Le Pouvoir s’exerce. Sur tous ceux qui en sont exclus, dépourvus, dépendants. Les larbins justifieront cela par le pseudo nécessaire bulle de la spécialisation, de l’expertise : ceux qui peuvent sont ceux qui savent. Laissons donc parler toute la horde frénétique de ces experts mortifères dont l’unique fonction est de nous faire taire, en parlant à notre place et prétendument en notre nom : experts scientifiques, psychiatriques, économiques, politiques, etc. ; que nous regardons, passivement, sur nos écrans, débattre de nos ébats à nous, petites gens. Ou plutôt, nous sommes sommés de les regarder et nous peinons à nous voir nous-mêmes spectateurs de notre propre résignation dans le reflet de ces écrans à quoi l’on est censé appartenir. Le Pouvoir se détient quand il s’exerce. Et il s’exerce constamment. Chaque matin, le réveil nous siffle et nous contenons notre fureur de vivre dans les sourires forcés au travail. Car travailler n’est pas vivre. Car vivre n’est pas travailler. Viet et Travail s’affrontent. Macron ne veut pas laisser entendre que le travail serait quelque chose de pénible et veut supprimer la formulation juridique de « pénibilité du travail » dans le code du travail, en voulant supprimer le code du travail lui-même. Nous, c’est le travail que nous voulons supprimer, car chaque heure salariée est une heure perdue, volée, supprimée à notre vie. « Pénibilité du travail » : pléonasme, définition même de tripalium. Bien sûr qu’il ne veut pas en entendre parler, cela implique justement déjà trop la substance d’une critique du travail lui-même ! Le Pouvoir : celui de faire travailler les autres. Et de les faire travailler afin même de consolider ce Pouvoir qui fait travailler. Les autres, c’est nous tous, ceux qui n’ont aucun pouvoir. Au point de mendier l’oubli de notre impuissance par notre dévotion orgasmique à la marchandise : le fameux « pouvoir d’achat », symptôme de nos vies sans pouvoir. La certitude de ne pas mourir de faim en échange de celle de choisir son ennui, c’est-à-dire son oubli de soi, son oubli du monde. Le loisir est l’aliénation consumériste que nous avons légalement » le « pouvoir » de sélectionner et d’user. Sauf que ça ne marche pas toujours. Et que la certitude de ne pas mourir de faim n’est même plus garantie. Et puis, en attendant, dans toute cette joyeuse danse sordide, le monde en attendant, dans toute cette joyeuse danse sordide, le monde réel meurt. Il meurt de notre résignation à laisser le Pouvoir tuer encore et encore toute socialité, tout rapport vivant, toute tension à la communauté humaine autonome de tout Pouvoir.

C’est l’enjeu de notre temps, de notre siècle : prendre, reprendre le pouvoir. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Prendre de force un palais d’hiver ? Autrement dit, s’emparer par la force armée et militairement organisée au milieu de la meute populaire émeutière de l’appareil d’Etat dans ce qu’il a de métaphysique ? N’est-ce pas encore là faire trop d’honneur au Pouvoir ? Celui qui divise la société en dominants et dominés, en exploiteurs et exploités. Finalement, prendre le Pouvoir est l’annihiler pour ce qu’il est. Prendre le Pouvoir, c’est le tuer. Comment ? En reprenant pouvoir sur nos propres vies, c’est-à-dire sur nos conditions matérielles et donc sociales d’existence. Directement. Immédiatement. Totalement. Tel est l’enjeu de notre temps : briser les leviers métaphysiques de la séparation, de la confiscation, de l’extériorité, de la coercition, de la dissuasion, de la contrainte. En libérant notre fureur de vivre, en nous libérant du travail qui nous asservit et alimente le capital, cœur organique supra-physique du Pouvoir. Ainsi, si le pouvoir divise et isole les individus, la communauté sociale en action par elle-même est la socialité libérée à même d’élaborer toute société sans Pouvoir. L’immanence du pouvoir social contre tout Pouvoir transcendant, telle est la guerre planétaire en cours.

Refuser la prétendue fatalité de se contenter de ce que ce monde nous permet. En premier lieu, dépasser les lois de la nécessité (faim, habitat, habillement). Puis dépasser les lois de l’institution. Le tout dans un même élan. Une député (ou une ministre, qu’importe) rétorquait en pleine face, sans honte, sur un plateau T.V. à un gilet jaune au RSA : « Mais moi, je vois plus loin, j’ai la capacité de penser l’avenir de toute la société, et pas seulement à ma petite personne. » Ben oui, camarade, a-t-on envie de répondre, donne-moi aussi vingt mille euros par mois et j’aurais le temps, le loisir et la disposition de penser à l’avenir de mon propre privilège qui fait société. Le vrai pouvoir social est justement ce savoir que le Pouvoir ne connaitra jamais puisqu’il s’érige à son encontre : la solidarité » dans la peine et dans le pain partagés, la communauté de souffrance dans tel service ou tel atelier au boulot, la communauté des mêmes peurs du lendemain. Les gilets jaunes, comme tous les révoltés et insurgés de chaque siècle et de chaque continent, sont un exemple de cette communauté immédiate. Où le poids de la souffrance sociale devient le pouvoir de s’organiser politiquement dans la réciprocité. Alors, à l’opposé de la loi de la jungle du capitalisme qui n’a pour devise et réalité que la guerre de tous contre tous, un tel pouvoir renverse l’adage trompeur : ma liberté commence où commence celle d’autrui. En cela le pouvoir de l’auto-organisation sociale est une responsabilité collective dans chaque individu est garant dans son immanence, sa quotidienneté, sa singularité.

Que le geste soit sa propre parole : prenons le pouvoir.

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